M. le président. La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je commencerai par remercier le groupe RDSE d’avoir pris l’initiative d’un débat sur ce sujet si important et sensible.
De prime abord, il pourrait paraître anachronique de lier internet, ce nouveau monde du XXIe siècle, et la loi du 29 juillet 1881, qui date d’une époque où la révolution économique et sociétale, c’était la Révolution industrielle.
Pourtant, à l’ère de la révolution numérique, la loi du 29 juillet 1881 demeure, me semble-t-il, le pilier auquel nous pouvons nous adosser quand nous voulons traiter de la liberté d’expression et de ses limites. En effet, il faut le rappeler, si la liberté d’expression est un droit absolu, elle n’en demeure pas moins, comme toute liberté, relative et encadrée. Le « tout est permis » d’Ivan Karamazov est toujours fatal à l’humanité.
Ainsi, la loi sur la liberté de la presse a traversé le turbulent « siècle des excès », s’ajustant aux évolutions du secteur, comme aux mutations de la société. Sa cohérence, sa clarté, son équilibre en font, je le pense, un repère toujours important, à l’heure où les valeurs démocratiques et nos convictions profondes quant au progrès social et civilisationnel sont quotidiennement en butte à des actes et à des discours de haine.
M. Roland Courteau. Très bien !
Mme Sylvie Robert. L’appel au meurtre sur la Toile, au nom d’une divergence d’opinions, ou même la destruction du patrimoine culturel universel en plein désert irakien constituent malheureusement notre quotidien. Face à ce déferlement de violence et de haine sur le web, je le dis nettement : tout n’est pas permis !
M. Roland Courteau. Exactement !
Mme Sylvie Robert. Toutefois, dans ce climat parfois délétère, il faut se garder de répliquer à l’extrémisme par des mesures extrêmes et rapides. La maturité démocratique d’un État s’estime à l’aune de sa capacité à répondre avec sang-froid, réflexion, pondération et retenue.
C’est pourquoi, par exemple, la future loi relative au renseignement devra maintenir un certain équilibre entre efficacité opérationnelle et sauvegarde des libertés fondamentales.
Au lieu de « détricoter » la loi de 1881, il convient, me semble-t-il, de la préserver, peut-être de le renforcer, mais, surtout, de l’adapter à internet.
En effet, en un sens, internet et la loi sur la liberté de la presse sont inextricablement unis par l’esprit libertaire qui les caractérise. Ils sont avant tout des instruments au service de l’un des « droits les plus précieux de l’homme », en l’occurrence la « libre communication des pensées et des opinions », affirmée à l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Cependant, en lien avec les « solitudes interactives », les pseudonymes qui masquent les véritables identités, les écrans qui s’interposent comme des barrières protectrices, le sentiment d’impunité croît dans l’espace du web, ce qui favorise la prolifération de discours nauséabonds, tant sur les forums que sur les réseaux sociaux.
Dans ce contexte, il serait peut-être opportun de réfléchir précisément à la notion d’ordre public numérique, afin que l’espace internet ne soit plus synonyme d’impunité pour les individus, tout en étant évidemment régi par des considérations englobant l’ensemble des droits fondamentaux.
Par-delà la belle loi sur la liberté de la presse, le dispositif du II de l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, obligeant les acteurs d’internet à coopérer avec les autorités judiciaires et administratives pour permettre l’identification de personnes ayant contribué à la création de contenus illicites, doit, à terme, s’imposer aux grandes entreprises américaines qui hébergent des discours de haine sur leurs sites et qui revendiquent l’extranéité juridique, eu égard au lieu de domiciliation de leur siège social. Le dialogue avec ces hébergeurs, entrepris par le ministre de l’intérieur, est une première étape vers la régulation de l’espace internet.
Pour autant, l’arsenal répressif ne sera jamais suffisant. Il faut s’attaquer aux racines des maux et donc toujours s’attacher à l’éducation. En matière de numérique, la réflexion interministérielle doit continuer à prospérer. À mon sens, il serait bénéfique que le plan numérique, qui verra le jour d’ici à 2016, comprenne un volet relatif à la formation des élèves à l’utilisation d’internet afin de leur apprendre à appréhender cet espace, à exploiter ses ressources et les informations qu’il contient. L’objectif est qu’ils s’approprient ce formidable outil, tout en ayant conscience de la responsabilité citoyenne qui est la leur quand ils participent à l’« expression publique généralisée ». Les mots ont un sens, et toutes les opinions ne se valent pas ; l’expression de certaines d’entre elles constitue même un délit. Internet n’est pas une zone de non-droit.
Enfin, que l’on me permette de souligner l’importance de la responsabilité éthique et déontologique de certains journalistes, que nous rappelle le traitement par certaines chaînes de télévision des événements récents.
Madame la secrétaire d’État, peut-être faudrait-il distinguer entre ce qui relève de la liberté d’expression des individus et ce qui relève de celle des médias ? Quoi qu’il en soit, on perçoit une fois encore, mes chers collègues, que, dans tout débat de société, les réponses sont affaire d’équilibre et de positionnement du curseur. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. François Bonhomme.
M. François Bonhomme. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est sans doute une des lois les plus connues de notre République, et pas seulement parce qu’elle est inscrite sur certains murs pour rappeler qu’il est interdit d’afficher sur la voie publique. Elle est aussi l’une des plus symboliques, puisqu’elle touche aux libertés et aux responsabilités de la presse française, imposant un cadre légal à toute publication.
On pourrait évoquer, comme cela a été fait par de précédents orateurs, les nouveaux enjeux de cette liberté d’expression.
L’enjeu législatif est d’autant plus important que tout encadrement de la liberté d’expression est suspecté de porter atteinte aux libertés fondamentales de l’homme. En tant que législateur, nous devons faire preuve de la plus grande prudence et n’intervenir dans ce domaine que d’une main tremblante.
En préambule, il est important de réaffirmer que la France s’honore d’être le pays de la liberté d’expression. C’est un principe absolu, très normalement consacré par plusieurs de nos textes fondamentaux, à commercer par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la Convention européenne des droits de l’homme.
Bien sûr, un premier débat porte sur les exceptions au principe de la liberté d’expression, envisagées comme autant de limites à celle-ci.
La loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme est venue sanctionner plus durement l’apologie du terrorisme, mais l’usage d’internet bouleverse nécessairement notre façon d’affirmer notre attachement à la liberté d’expression sur le web.
Chaque intervenant dans ce débat a présenté internet comme un « formidable outil de communication », favorisant les échanges et rapprochant les individus, voire les peuples. Néanmoins, il me semble que l’outil internet recèle une ambivalence fondamentale, qui bouleverse notre conception des choses. Cela ne relève pas véritablement d’une modification législative, mais plutôt d’une dimension ontologique.
L’idée même de « régulation du numérique » est selon moi trompeuse. Il faut dire que nous sommes tous victimes d’une certaine illusion face à internet. Un philosophe bien inspiré parlait d’« inquiétante extase », devant la fascination exercée par internet sur les esprits qui se piquent de modernité. Prenons l’exemple des cinq sites faisant l’apologie du terrorisme qui ont été bloqués. Bien sûr, cette mesure était nécessaire, mais il y a une forme d’illusion, voire d’hubris, à croire que l’on peut contrôler la Toile. Certains experts estiment que ces nouvelles mesures pourraient même être contreproductives, en incitant les acteurs concernés à passer à la clandestinité et à des technologies plus difficiles à surveiller. Le blocage peut être contourné puisqu’il est techniquement facile de reconfigurer sa connexion à l’internet.
Plus largement, l’illusion dont je parlais tout à l’heure s’agissant d’internet est précisément de croire qu’il ne s’agit que d’un outil. Internet transforme insidieusement notre rapport au monde, par la substitution du virtuel au réel, la soumission à ses caprices et à ses humeurs, parfois les plus volatils, la réduction du temps de présence. Internet fait de nous des usagers compulsifs, comme en témoigne notre rapport à l’information ; c’est l’ordre du bon plaisir, qui ne rencontre aucun frein, c’est aussi l’arasement de toute hiérarchie des valeurs et des œuvres. En effet, ne nous y trompons pas : comme cela a été souligné, internet contribue à l’émergence d’une société horizontale.
Je suis heureux, madame la secrétaire d’État, de votre présence parmi nous aujourd'hui, mais je me demande si la ministre de la culture, eu égard au mouvement de disparition des notions d’auteur et d’œuvre, et la ministre de l’éducation nationale, compte tenu de l’affaiblissement de l’école et de l’autorité des professeurs, n’auraient pas dû également participer à ce débat. Car internet produit des effets considérables, qui affaiblissent l’idée même de médiation et d’autorité.
Cela vaut, on l’a dit, pour les journalistes. Hier, ils étaient des médiateurs qui analysaient les faits. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus des « modérateurs » au sein des réseaux sociaux,…
Mme Françoise Laborde. Non !
M. François Bonhomme. … tant les citoyens, connectés sans relâche, sont soumis à un flux permanent d’informations.
Madame la secrétaire d’État, je vous ai entendue évoquer à la télévision, voilà quelques jours, la « République numérique ». Cette formule constitue peut-être un oxymore. En effet, pour illustrer votre propos, vous avez parlé du plan numérique pour l’école. Aujourd'hui, tout est numérique : c’est notre nouveau totem ! Quel élu d’ailleurs ne se glorifie pas d’offrir des tablettes numériques aux collèges, comme si c’était la solution miracle pour remédier à l’affaiblissement de l’école ? Puis vous avez ajouté que cela implique que le professeur ne soit plus le « sachant », l’élève l’« apprenant ». Il y aurait déjà beaucoup à dire sur l’utilisation de la « novlangue » administrative de l’éducation nationale, qui substitue au terme « professeur » ce nouveau barbarisme de « sachant », et le terme « apprenant » au beau mot « élève ». Cela en dit long sur ce mouvement de déliquescence et vers l’horizontalité qui n’épargne pas même l’école…
En fait, madame la secrétaire d’État, votre propos est significatif de l’affaiblissement par internet, à l’œuvre de manière insidieuse, de toute forme de verticalité, affectant en premier lieu les différentes institutions de la République, à commencer par l’école et ses professeurs, la presse en général, pas seulement écrite, et ses journalistes. Même le médecin, dont le diagnostic est aujourd'hui mis en doute par les patients, qui accordent de plus en plus d’autorité aux sites médicaux, est touché.
Dès lors, madame la secrétaire d’État, je n’ai qu’une requête, pour ne pas dire une supplique, à vous adresser : ne cédez pas à cette illusion du « tout connecté » et de la « République numérique » ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, chargée du numérique. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d’avoir inscrit ce sujet à l’ordre du jour des travaux de votre assemblée. Je remercie en particulier Jacques Mézard d’avoir posé les termes du débat.
À titre liminaire, je vous prie excuser Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, et Mme Fleur Pellerin, ministre de la culture et de la communication, qui auraient souhaité être présentes aujourd'hui. Je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions, sans doute influencée par mon passé de juriste. Quoi qu’il en soit, beaucoup de ces questions n’ont pas encore fait l’objet d’un arbitrage.
La loi sur la liberté de la presse est une grande loi, mais elle doit être modernisée. Au demeurant, il existe d’autres outils que cette loi pour protéger nos concitoyens et préserver la liberté d’expression sur internet.
La liberté d’expression figure parmi les grandes victoires de la Révolution française. Elle est le socle de nos démocraties modernes et figure à l’article XI de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
La liberté de la presse a, quant à elle, dû attendre un siècle de plus pour être reconnue et consacrée par une loi, en 1881. Tout comme la liberté d’expression, la liberté de la presse est loin d’être absolue. Le législateur de 1881 a cherché un point d’équilibre entre le principe de la liberté d’expression et la répression des abus dans l’exercice de cette liberté ; à mon sens, cette recherche d’équilibre vaut pour toutes les grandes lois,
Une société démocratique ne peut condamner pénalement l’usage de la parole sans dresser de solides garanties contre la censure. C’est bien là l’esprit de la loi de 1881, qui soumet la procédure à des conditions qui la rendent à la fois complexe et protectrice des personnes poursuivies : délais de prescription courts, encadrement des conditions de saisine du tribunal, exclusion de la procédure de comparution immédiate.
Par ailleurs, la loi de 1881 exige d’aborder la question de la liberté de la presse et de la répression de ses abus avec toutes les garanties que peuvent offrir les règles de procédure pénale. L’infraction de presse, par exemple, doit être interprétée strictement, les débats sont oraux, les témoins sont auditionnés. En outre, la primauté est donnée aux droits de la défense.
La loi de 1881 a donné lieu à plus de cent vingt ans de jurisprudence. En d’autres termes, c’est un texte qui a fait ses preuves dans la pratique. Comme d’autres grandes lois républicaines – même si le parallèle n’est pas évident, je pense à la loi sur la laïcité –, c’est un texte qui a su s’adapter.
En 2015, qu’en est-il de cette loi ?
Avec internet, l’élan démocratique peut s’amplifier, trouver une caisse de résonance mondiale. Les nouvelles technologies n’ont-elles pas vu émerger la participation, non pas virtuelle, mais bien réelle, des citoyens à la vie de la cité, à travers des milliers de contributions écrites sur des blogs, sur les réseaux sociaux, les forums de discussion, les sites de notation et de recommandation.
Internet et les réseaux sociaux changent la donne du monde dans lequel nous vivons, souvent pour le meilleur, il ne faut pas l’oublier, car internet est un véritable outil d’émancipation. Les révolutions du printemps arabe n’auraient jamais eu lieu sans les réseaux sociaux.
M. Jacques Mézard. C’est vrai !
M. Pierre-Yves Collombat. Mais avec quel résultat !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Aujourd’hui, grâce au numérique, chacun peut se former et apprendre avec une facilité sans pareille dans l’histoire de l’humanité. On l’oublie parfois, mais on n’a jamais autant lu et écrit qu’à notre époque !
M. François Bonhomme. Ça reste à voir !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. L’accès au savoir s’est démocratisé.
Cependant, internet peut être aussi l’outil du pire, comme nous l’avons vu tout récemment dans notre pays.
M. Roland Courteau. Eh oui !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. L’avènement du pire doit-il sonner le glas de la loi de 1881 ?
Jusqu’à présent, des réponses assez tranchées avaient permis la sanction des propos haineux, car internet n’est pas une zone de non-droit. Même si les cas demeurent assez peu nombreux, je citerai quelques exemples : condamnation à 10 000 euros d’amende du responsable d’un blog sur lequel des commentaires racistes ont été publiés ; condamnation à quarante heures de travaux d’intérêt général et à 300 euros d’amende de deux jeunes qui avaient créé une page Facebook appelant à l’euthanasie d’un jeune handicapé ; condamnation à 1000 euros d’amende d’une personne qui avait créé, au nom de quelqu’un d’autre, une fausse page Viadeo contenant des propos diffamatoires.
Mais alors, pourquoi un sentiment d’impunité subsiste-t-il ? Pourquoi a-t-on parfois l’impression, aujourd'hui, que tout peut être dit et écrit sur les réseaux sociaux et que les victimes, à moins de se lancer dans des combats judiciaires longs et onéreux, n’obtiendront pas justice ?
Il est clair que, à l’heure du numérique, la loi de 1881 mérite d’être réformée.
Au-delà du travail législatif, le Gouvernement prépare un plan de lutte contre le racisme qui abordera en partie ce sujet.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme, autorité administrative indépendante, vient aussi de me remettre un avis sur les discours de la haine sur internet. Dans cet avis, la CNCDH considère qu’un certain nombre de dispositions procédurales incluses dans la loi de 1881 sont aujourd’hui manifestement en décalage avec l’expression publique sur internet et elle recommande des améliorations.
J’en mentionnerai quelques-unes, qui ont particulièrement retenu mon attention et feront l’objet d’un travail interministériel.
Il faut d’abord préciser et actualiser les notions d’espace public et d’espace privé sur le web.
Il paraît également nécessaire d’envisager la numérisation des procédures. Les assignations, les significations, les dépôts de plainte peuvent et doivent se faire en ligne. Il faut simplifier et faciliter les procédures de référé par la création d’un référé numérique. Aujourd’hui, grâce aux outils numériques, la justice peut être accessible à tous, plus rapide et plus efficace.
Il conviendrait aussi de prévoir un droit de réponse effectif sur internet au profit des associations antiracistes.
Il faut par ailleurs énoncer dans la loi le pouvoir du juge d’ordonner la suspension d’un compte utilisateur, et non pas d’un simple message, car cela permet aujourd’hui à des auteurs de propos très outrageants, extrêmes, dont le message a été annulé, de le republier le lendemain.
Je souhaiterais que nous engagions une réflexion sur l’augmentation pertinente et l’harmonisation des délais de prescription.
Enfin, la possibilité d’engager la responsabilité pénale des personnes morales en dehors des seuls organes de presse doit être envisagée.
Ces propositions sont à l’étude ; je tiens à ce qu’elles soient expertisées pour que je puisse, en accord avec le ministère de la culture et la Chancellerie, retenir celles qui nous semblent apporter des solutions satisfaisantes et, le cas échéant, les inclure dans le projet de loi numérique actuellement en préparation.
Pour l’heure, la Chancellerie relève deux blocages majeurs engendrés par l’application de la loi de 1881 dans la sphère numérique.
Le premier a trait à la requalification des faits. Si un plaignant, lorsqu’il porte plainte, a mal qualifié les faits – s’il parle, par exemple, de « diffamation » au lieu d’ « injures » –, le tribunal ne pourra pas requalifier les faits et l’action en justice ne pourra pas prospérer.
Le second blocage identifié par la Chancellerie est lié à la trop grande complexité de la procédure de saisine des tribunaux. Le réquisitoire à fin d’information et la citation directe du plaignant sont soumis à des règles trop strictes ; ainsi, il faut que le plaignant non seulement qualifie correctement les faits, mais encore mentionne dans sa plainte le numéro des articles de loi et même des alinéas applicables aux faits qui le concernent. La violation d’une seule de ces obligations procédurales est sanctionnée par la nullité.
En réalité, très peu de poursuites pénales sont engagées à la suite de signalements. Ceux-ci sont d’abord le fait des utilisateurs eux-mêmes, ensuite des plateformes numériques, puis de PHAROS – plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements –, qui traite les signalements, les transmet éventuellement au procureur de la République, lequel ne dispose aujourd’hui ni de l’information ni des moyens nécessaires pour traiter un contentieux de masse. Et le problème est bien là ; il suffit de voir ce qui s’est passé au lendemain des attentats qui ont profondément heurté notre pays : des dizaines de milliers de signalements étaient transmis chaque jour à la plateforme PHAROS, alors que les officiers de police chargés de les traiter ne sont guère qu’une petite quinzaine.
On le sait, l’expression publique généralisée à l’heure d’internet n’est plus filtrée exclusivement en amont par des médias professionnels responsabilisés et soumis à un encadrement déontologique. D’ailleurs, M. Assouline et M. Abate ont à juste titre insisté sur la protection des journalistes et sur la question des lanceurs d’alerte.
Vous l’aurez compris, je considère qu’il est temps de réformer cette grande loi de 1881, sans pour autant remettre en cause son esprit et son équilibre. Il s’agit finalement de la moderniser, de la « numériser ». J’ai d’ailleurs le sentiment que c’est la préoccupation des orateurs qui se sont exprimés cet après-midi ; je pense en particulier à M. Joyandet.
J’ai apprécié la formulation juridique qui a été avancée par Mme Benbassa et Mme Robert quant à un ordre public numérique. Effectivement, la question de l’ordre public, cet ensemble de lois applicables au-delà du socle juridique classique, pourrait inclure une dimension numérique. On peut citer, outre la nécessité de combattre les propos racistes et antisémites, l’importance de la lutte au quotidien contre les expressions homophobes, très présentes, trop présentes, sur internet et sur les réseaux sociaux.
M. David Assouline. Et les expressions sexistes !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Mais cette loi de 1881 n’est pas et ne doit pas être le seul moyen de lutter contre les discours de haine sur internet. Il existe d’autres recours et d’autres outils.
J’ai eu de nombreux échanges avec les représentants des plateformes numériques, les modérateurs privés, les policiers de PHAROS, les magistrats. Si nous arrivons à peu près à trouver un mode de coopération avec les géants de l’internet, il n’en demeure pas moins que certaines plateformes ne répondent pas ou ne répondent que très peu aux sollicitations des enquêteurs. Je pense à Twitter, par exemple, qui peut mettre, en dehors des cas hautement sensibles politiquement, jusqu’à huit mois pour répondre aux sollicitations d’enquêteurs de police français concernant des données de connexion en cas d’injure raciste sur internet. Je pense également à ces policiers qui sont contraints de faire leur requête en anglais auprès des plateformes américaines dont le siège se situe aux États-Unis.
Beaucoup d’entreprises continuent à se réfugier derrière leur loi nationale pour ne pas intervenir de manière proactive. Elles appliquent ainsi les critères de la loi américaine, invoquant le premier amendement à propos du racisme exprimé, mais, paradoxalement, interdisent la publication d’un tableau comme L’Origine du monde de Courbet au motif qu’il heurte certaines sensibilités… (M. Pierre-Yves Collombat s’exclame.)
C’est pourquoi – et M. Robert Hue l’a souligné – il faut certainement réformer l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, afin d’imposer notre loi territoriale à tout opérateur étranger qui s’adresse à un public français. Il ne faut pas le faire uniquement sous l’angle jurisprudentiel, sous l’angle de la sanction des clauses abusives en droit de la consommation. Il ne s’agit pas pour autant, comme M. Mézard l’a fort bien dit, de privatiser la justice française ; il s’agit bien de responsabiliser l’ensemble des acteurs concernés.
À cet effet, il est urgent d’ouvrir un dialogue permanent avec les plateformes étrangères, en vue d’établir des règles communes et acceptées de tous ; il faut créer un espace de dialogue en France, et non pas dans la Silicon Valley.
Oui, madame Morin-Desailly, les grandes plateformes doivent être plus collaboratives : elles doivent faciliter à la fois le retrait des propos et l’action de la police et de la justice en France.
Il nous faut aussi renforcer les moyens nécessaires à la mise en œuvre d’une politique ambitieuse : il faut plus de personnes, plus d’équipements et des dispositifs de signalement plus simples. Vous l’imaginez bien, la productivité humaine nécessaire au traitement des signalements actuels par PHAROS a ses limites !
C’est avec détermination que le Gouvernement lutte contre le sentiment d’impunité qui a trop souvent cours et qu’éprouvent ceux qui vont jusqu’à faire l’apologie du terrorisme.
L’objectif de lutte contre la diffusion de ce type de propos est triple : il s’agit, bien sûr, d’assurer la sécurité publique et la sanction des atteintes à la dignité humaine, de lutter contre l’autoradicalisation et la mise en lien par les réseaux, mais aussi de lutter directement contre les mouvements fondamentalistes.
La communication est à la fois l’arme et la composante première du terrorisme, qui se différencie des autres formes de criminalité en ce qu’il recherche la publicité pour se légitimer, qu’il utilise des vecteurs de propagande, d’apologie et de provocation qui sont systématisés, qui font partie intégrante de la stratégie de l’État islamique ou d’Al-Qaïda.
La loi sur le terrorisme permet ainsi de recourir aux moyens spéciaux d’enquête de l’antiterrorisme et de mettre fin à une situation qui n’était pas normale. La France était en effet le seul pays de l’Union européenne où la répression de la provocation aux actes de terrorisme relevait encore de la loi sur la presse. Vous avez eu raison, monsieur Charon, de souligner l’action du Gouvernement en ce domaine.
S’agissant de l’application de la loi sur le terrorisme, lorsque nous aurons le recul nécessaire, nous devrons déterminer si elle est correctement appliquée. Cela signifie qu’il faut l’appliquer sans céder aux passions, qu’il s’agisse de la fermeture administrative de sites internet ou de la répression par l’emprisonnement de ceux qui tiennent des propos d’apologie du terrorisme.
Plus largement, gardons à l’esprit que faire disparaître et sanctionner un propos sur internet, ce n’est qu’un premier pas. Pour ne pas se contenter d’intervenir a posteriori, il faut inventer une citoyenneté numérique. C’est bien par l’éducation et la pédagogie que nous empêcherons, en amont, la propagation de propos racistes et antisémites. Nos enfants ne doivent pas être des consommateurs passifs qui ne savent pas « digérer » l’information qui vient à eux ; au contraire, dans cet environnement numérique, ils doivent devenir des citoyens lucides et critiques.
C'est d’ailleurs tout le sens des mesures annoncées par la ministre de l’éducation nationale, qui s’est associée avec la ministre de la culture pour proposer des modifications appelées à être intégrées dans les programmes en vigueur à compter de la rentrée de septembre 2016. Au-delà du déploiement des réseaux, de l’équipement en outils adaptés et de la formation des enseignants, le numérique à l’école doit aussi passer par l’éducation au numérique.
Enfin, dernier élément pour lutter contre les discours de haine, il faut produire des contre-discours. Ces initiatives doivent venir de la société civile. L’identification par le mouvement Anonymous des comptes Twitter de Daech en est une. Il se trouve que, dans ce qui était ma circonscription – l’Europe du nord –, l’élaboration des politiques de construction de contre-discours en ligne avec la société civile fait partie des stratégies des gouvernements nationaux. J’aimerais que l’ensemble des citoyens se saisissent de ces enjeux.
Internet est un outil formidable d’information, d’expression et d’émancipation, mais ce n’est qu’un outil. Chacun d’entre nous doit apprendre à l’utiliser. Le Gouvernement doit aussi empêcher que cet outil soit perverti, dévoyé, sabordé. La lutte contre les propos illicites sur internet doit devenir l’affaire de tous, dans le respect des libertés fondamentales.
Vous l’aurez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, dans ce domaine, il faut certes légiférer d’une main tremblante, mais notre main doit ensuite être ferme dans l’application des décisions prises. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – Mme Cécile Cukierman applaudit également.)