M. Gaëtan Gorce. Je vous remercie, madame la présidente, de rappeler ces responsabilités, qui furent pour moi très agréables à exercer, même si elles nous ont occupés, avec mes collègues, près d’un semestre entier.
Cette mission commune d’information a été constituée sur l’initiative de Catherine Morin-Desailly, avec l’aide active de plusieurs de nos collègues, parmi lesquels Michel Billout, André Gattolin et Jean Bizet, qui se sont mobilisés pour essayer de clarifier les enjeux d’une question qui était restée un peu trop en retrait du débat public ces dernières années.
Il a fallu qu’éclate l’affaire Snowden pour que l’on commence à mesurer les conséquences de l’évolution d’internet, des techniques de surveillance et du poids de certains monopoles. Il a aussi fallu que cet événement soit relayé par une volonté politique – c’est indispensable, et on la retrouve dans cet hémicycle. Ce point est d’importance, car c’est à nous qu’il revient aujourd’hui, en partenariat avec l’ensemble des acteurs, d’exprimer une orientation, une ligne autour de laquelle mobiliser tous ceux qui sont attachés à la démocratie, à l’évolution de ces technologies et à la liberté que représente internet. C’est d’autant plus important qu’internet n’est, hélas ! plus vraiment l’affaire de l’Europe depuis de nombreuses années, non pas que celle-ci n’ait pas joué un rôle considérable dans la conception du réseau ; au contraire, grâce à ces ingénieurs, elle a souvent été au premier plan. Je pense, par exemple, au rôle crucial joué par Louis Pouzin, que nous avons auditionné ; il est par ailleurs nivernais, ce qui constitue selon moi une qualité supplémentaire. (Sourires.)
Dans les années soixante-dix, nous étions, d’une certaine manière, maîtres des événements. Si les États-Unis ont repris la main sur l’ensemble du dispositif, ce n’est pas tant parce qu’ils ont fait preuve d’une compétence ou d’une inventivité supérieure, mais parce qu’ils ont su organiser une véritable stratégie autour d’objectifs. La faiblesse de l’Europe, en particulier de la France, tient au fait qu’elle n’a pas su se donner les moyens d’atteindre les ambitions qui sont naturellement les siennes, au regard des compétences et des savoir-faire qu’elle contrôle et maîtrise. Il s’agit donc aujourd’hui de savoir comment l’Europe peut, non pas reprendre la main, mais faire en sorte qu’internet redevienne ce qu’il était dans l’esprit de ses fondateurs, c’est-à-dire un système économique, social et technologique sur lequel chacun – d’abord les citoyens et les démocraties – ait un droit de regard. C’est le débat qui nous est proposé.
L’Europe a des atouts considérables pour y parvenir. Nous ne devons donc pas aborder les discussions qui s’amorcent avec le sentiment que nous sommes faibles, même si le rapport de force est évidemment en faveur de nos amis américains. Ces atouts sont d’abord liés au fait que le marché européen est indispensable aux grandes entreprises américaines en raison du pouvoir d’achat et du niveau d’éducation de ceux qui le composent. Les règles dont nous nous doterons auront par conséquent une influence importante sur l’activité de ces entreprises.
Abordons ces sujets avec la conscience de ce que nous sommes et des valeurs que nous défendons. À cet égard, la discussion qui s’engage sur le règlement européen est particulièrement utile puisqu’elle nous permettra, au-delà des points de vue exprimés par chaque gouvernement, de nous doter d’un système juridique susceptible d’influencer fortement le reste du monde et de modifier nos rapports avec les entreprises américaines. Il est donc souhaitable, et j’espère que vous nous en direz un mot, madame la secrétaire d’État, que la question du règlement européen – laquelle ne dépend pas seulement de nous – soit traitée rapidement et que ce texte soit adopté dans de brefs délais, car il sera tout à fait utile à la négociation qui s’engage sur d’autres sujets ; j’en citerai quelques-uns auxquels nous devons rester attentifs, et sur lesquels il sera nécessaire que le Gouvernement, profitant de ce débat, puisse nous informer.
Tout d’abord, s’agissant du safe harbor – l’accord passé, à la demande d’entreprises américaines, entre l’Union européenne et les États-Unis sur le transfert de données en direction des États-Unis –, sujet abordé par plusieurs orateurs, et notamment par Catherine Morin-Desailly, la négociation a été rouverte après l’affaire Snowden. Cet accord, qui date de 2000, reposait au fond sur une sorte de confiance réciproque qui, à l’évidence, a été trahie, au point d’ailleurs que le Parlement européen avait conseillé de suspendre les transferts de données, rappelant que nos autorités de contrôle pouvaient également prendre cette décision si elles le jugeaient utile. Nous ne sommes pas allés jusque-là ! Pour autant, nous devons veiller à ce que, dans le cadre de la négociation du safe harbor, nos principes soient mieux respectés. Par exemple, un citoyen européen dont les données ont été utilisées contre son gré aux États-Unis, ce qui va à l’encontre des règles fixées par l’Union européenne, doit pouvoir disposer des voies de recours adéquates, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Je ne sais pas, madame la secrétaire d’État, où en est la discussion sur le safe harbor, mais il serait très utile que vous nous l’indiquiez. On parle en effet beaucoup des autres négociations, mais assez peu de celle-ci, alors même que ses conséquences sont très importantes.
La seconde négociation qui a son importance dans cette affaire est celle menée sur le traité transatlantique de libre-échange, qui fera l’objet d’une séance de questions cribles cet après-midi au Sénat. Il est nécessaire de rappeler qu’il n’est pas souhaitable de confondre cette négociation avec celle, que je viens d’évoquer, relative au respect des règles sur la protection des données. Nous disons clairement dans le rapport que ces deux discussions doivent être distinctes. Néanmoins, la question des normes sera soulevée au cours de la négociation du traité transatlantique, ne serait-ce que sur certains aspects particuliers, comme l’internet des objets. L’enjeu est donc très important au regard de nos valeurs. Or je suis très inquiet de la façon dont les choses se passent, à la fois parce que nous ne disposons pas d’informations suffisantes – il semble à cet égard qu’une évolution se profile, notamment à la demande de la France ; tant mieux ! – et parce que l’organisation de cette négociation dénote nos faiblesses traditionnelles en face de négociateurs bien formés et intégrés.
Quand on interroge de grandes entreprises françaises qui ont des intérêts dans cette négociation, s’agissant notamment du numérique, celles-ci nous disent qu’elles ne sont pas associées de manière étroite à la discussion par les négociateurs européens. Les Américains, eux, ont mis en place des comités spécifiques au sein desquels sont discutés les enjeux ; de notre côté, nous ne l’avons pas fait, ce qui signifie que nous nous préparons à vivre une situation très délicate. Je tiens donc à exprimer mes craintes pour ce qui concerne l’aspect industriel de cette question, même si cette négociation comporte également des enjeux diplomatiques, économiques et sociaux et, bien sûr, d’image. La mission commune d’information a essayé de mettre le doigt sur ces différents sujets.
Je ne reviendrai pas sur les divers aspects abordés depuis le début de la présente discussion : la nécessité d’une stratégie industrielle européenne, que je viens d’évoquer en creux à propos du safe harbor ; la nécessité de se doter d’un cadre juridique solide et offensif, lequel nous permettra d’être bien campés sur nos appuis, comme on dit en sport, pour avancer ; la nécessité de réfléchir à une coopération renforcée entre les nations européennes sur un certain nombre de sujets. Je regrette, de ce point de vue, que les propositions du gouvernement allemand n’aient pas toujours été entendues et reprises du côté français, comme la constitution d’un cloud européen et la réflexion sur la mise en place d’un internet européen des sécurités qui doivent l’accompagner...
M. Jean Bizet. Exactement !
M. Gaëtan Gorce. Nos partenaires allemands ont fait leurs propositions de manière peut-être un peu rapide et précipitée, du fait de l’émotion liée à la découverte des écoutes dont avait été notamment victime la Chancelière, mais il y a là des axes de coopération sur lesquels nous devons avancer.
Lorsque nous nous sommes rendus en Allemagne, nous avons entendu des points de vue parfois différents, voire contradictoires, mais ils traduisaient tous, en tout cas de la part de la Chancellerie, la volonté de trouver une base commune d’action, laquelle nous permettrait d’agir avec plus de force et d’impact.
J’achèverai ce rapide tour d’horizon de cette question, laquelle a été très largement défrichée et explicitée par les précédents intervenants, en insistant sur deux points.
Le premier n’est pas d’ordre seulement formel. Je veux en effet redire le plaisir qui a été le mien d’animer les travaux de la mission commune d’information, souligner la qualité des interventions que nous avons entendues et rappeler les opportunités qui nous ont été offertes, lors de nos déplacements, de rencontrer des acteurs importants de ce domaine afin de mieux en comprendre les enjeux. Nous en avons retiré la certitude, y compris aux États-Unis lors de nos rencontres avec des représentants de l’industrie américaine, que notre volonté de défendre des règles de protection de la vie privée est entendue par un certain nombre d’entreprises, lesquelles souhaitent que ces règles soient clairement fixées. Nous devons en effet avoir conscience que les intérêts d’Amazon et de Google ne sont pas ceux de l’ensemble de l’industrie et du secteur des services américains. Il est donc nécessaire que nous poursuivions cette discussion au sein de cet hémicycle, comme nous le faisons au travers de la proposition de résolution.
Il nous faudrait également créer, comme l’a dit Mme Garriaud-Maylam – je crois que le rapporteur partage également cette idée et qu’une proposition de résolution sera déposée en ce sens –, sinon une commission, du moins une délégation qui puisse travailler sur tous ces sujets, afin que nous en ayons une vision transversale, tant les questions de souveraineté, de protection des droits des personnes, ainsi que les enjeux industriels et technologiques sont mêlés. Cette vision globale nous évitera de commettre des erreurs ou de nous tromper de perspective lorsque nous serons amenés à débattre et à légiférer.
Le second point renvoie d’une certaine manière au débat que nous avons eu au Sénat, la semaine dernière, sur la lutte contre le terrorisme et l’intervention des juges en vue de contrôler les éventuels blocages d’accès à des sites internet.
Nous sommes en permanence perturbés lors de nos discussions par l’idée que nous nous faisons d’internet, laquelle correspond effectivement au message de ses fondateurs : un espace de liberté fondé sur le partage et la gratuité. Ce message serait censé perdurer, en théorie sans doute...
L’idée selon laquelle la Toile serait un espace permettant de promouvoir de telles valeurs, nous devons y rester attachés, même si elles ne sont plus vraiment d’actualité. Ceux qui ont repris la main dans ce domaine cherchent au contraire à exploiter nos données personnelles avec avidité, comme en témoignent les agissements de certaines entreprises. Cela doit nous inciter à écarter toute naïveté.
Nous ne sommes plus dans une situation où il suffirait de laisser aller les choses. Il convient au contraire que la volonté politique, s’appuyant sur des valeurs de démocratie, reprenne la main. Nous ne devons pas avoir d’état d’âme ou de doute sur la nécessité d’introduire dans le débat public ces sujets, qui étaient jusqu’à présent réservés à des initiés, pour ne pas dire à des « supporters ». Nous devons nous en saisir, mais pas avec le souci de transformer internet en un champ de bataille clos entre les États ou d’en revenir à un État qui imposerait des règles ou construirait des lignes Maginot.
Ces sujets mettent en jeu une certaine idée de la société et de l’homme. La société, au travers de ses représentants, doit donc pouvoir s’exprimer et, lorsque c’est nécessaire, fixer un cadre. C’est ce que nous demandons s’agissant de l’ICANN et ce que nous souhaitons voir se réaliser dans d’autres domaines. C’est ce que nous pourrons faire dans les prochaines années si la prise de conscience qui s’est amorcée prend toute sa dimension. Pour ma part, au vu de l’intérêt que suscitent ces débats, je suis optimiste. (Applaudissements.)
M. Jean Bizet. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, chargée du numérique. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de commencer par remercier M. Gattolin d’avoir évoqué la tuerie qui a eu lieu hier à Ottawa. Au nom du Gouvernement, j’adresse mes condoléances à la famille du soldat tué. Le Président de la République aura l’occasion de s’entretenir des suites de cette affaire lors de son déplacement officiel au Canada dans quelques jours.
Madame Morin-Desailly, je vous remercie du rapport d’information que vous avez rendu, et je tiens à saluer la qualité et le sérieux du travail des membres de la mission commune d’information. Ce travail parlementaire est très utile au Gouvernement. Sachez qu’à Berlin, où j’étais voilà quelques jours, j’ai rencontré les parlementaires allemands membres de la nouvelle commission parlementaire « Agenda numérique » et j’ai cité les travaux menés par le Sénat français. Je le fais également avec d’autres de mes interlocuteurs lors de discussions relatives à des enjeux d’ordre commercial ou privé.
Je partage très largement les constats dressés dans ce rapport d’information et, tout d’abord, son postulat de base. Oui, nous avons péché par naïveté vis-à-vis des grands acteurs de l’internet et, probablement, des stratégies que le gouvernement américain a déployées dans les dix dernières années, avec l’avènement d’un internet de grande ampleur ! Cette erreur a fait prendre du retard à l’Europe par rapport aux États-Unis et à la Chine. De ce point de vue, la France n’a pas été en reste, et cela n’a pas commencé avec la signature d’un accord avec Google sur la presse. Non, cette naïveté s’est exprimée avec beaucoup de force au moment du premier G8 en 2011, où nous avons déroulé le tapis rouge aux géants de l’internet, sans nous poser la question du rôle que pouvait jouer notre pays dans cette nouvelle configuration internationale. Toujours est-il que nous sommes plus lucides aujourd’hui. Le temps de la reconquête et de la contre-offensive est venu.
Beaucoup l’ont souligné, la France ne peut pas être seule dans ce combat. C’est la raison pour laquelle le Gouvernement cherche activement à convaincre ses partenaires européens de la nécessité d’agir ensemble à l’échelle européenne.
Cela a également été rappelé, les outils opérationnels en matière de droit de la concurrence en vigueur à l’échelon européen ont été beaucoup trop concentrés sur la levée des barrières au sein de l’Union européenne. Il a manqué une véritable stratégie industrielle qui puisse prendre en compte les avantages et les inconvénients des acteurs nationaux et européens. Là aussi, il est largement temps de réagir.
La France, au même titre que l’Europe, se caractérise par un socle très solide de valeurs concernant sa vision d’internet. Celles-ci ont sans doute été trop peu mises en avant politiquement dans les débats, si bien que, contrairement à d’autres gouvernements, nous n’envisageons pas suffisamment à l’échelon européen internet comme un outil de géopolitique et de soft power.
Enfin, nous nous heurtons à une difficulté récurrente qui est propre à notre continent, celle d’unir les entreprises, les pouvoirs publics et la société civile dans un message commun. Il est facile de tirer sur le gouvernement français ou sur les institutions européennes. Le contraste est assez frappant avec les tactiques menées par les acteurs américains, chinois ou japonais, par exemple lorsqu’il s’agit de défendre certaines valeurs à l’échelle internationale.
Mesdames, messieurs les sénateurs, maintenant qu’il est établi que vos observations sont largement partagées, je tiens à vous expliquer comment le Gouvernement agit. Car, oui, le Gouvernement agit, et même très activement, à l’échelon européen ! Je dirais même que la France est désormais perçue comme l’État qui porte le plus haut la voix dans les enjeux sur la gouvernance de l’internet au sens large.
Vous avez envisagé la problématique de manière large, puisque vous avez évoqué la concurrence, la fiscalité, les données personnelles, la politique d’attractivité en matière d’écosystème numérique, la politique industrielle et culturelle. Cela tranche totalement – c’est une avancée notable – avec la vision plus classique, qui s’attachait à parler d’infrastructures, de télécommunications ou du strict secteur culturel. Cette position est l’exact reflet de l’approche ambitieuse que défend le Gouvernement.
En matière de fiscalité – je sais que c’est une préoccupation des parlementaires et, en ce sens, mesdames, messieurs les sénateurs, vous vous faites l’écho des préoccupations de nos concitoyens –, la France mène le combat pour rétablir l’équité, qui a été détournée par des mécanismes que permet l’économie numérique : redevances immatérielles, absence d’établissement stable, optimisation fiscale au moyen de sandwiches divers et variés...
Vous savez sans doute que l’OCDE a publié au mois de septembre dernier un premier rapport d’étape de son groupe de travail sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, dit « BEPS ». Ce document, qui compte plusieurs centaines de pages, montre à quel point les questions sont complexes. L’objectif est de réviser les règles internationales en la matière. Les travaux avancent, sans doute trop lentement, et la France maintient une position très ferme dans ces négociations. Notre pays se fait également entendre dans les instances internationales, tel le G20. Ce sera prochainement le cas en Australie où le sujet de la fiscalité et de la lutte contre l’optimisation fiscale sera au cœur des discussions.
La France a des contentieux avec plusieurs grandes plateformes numériques, comme Google ou Amazon. Leur issue est regardée de très près en Europe. En effet, une brèche juridique qui s’ouvrirait en France pourrait sans doute inverser le rapport de force qui s’est établi jusqu’à présent à l’avantage des géants de l’internet.
M. Philippe Marini. Très bien !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Il est clair que, sur le sujet de la fiscalité, les intérêts des États-Unis et de la France divergent.
Madame Garriaud-Maylam, vous avez évoqué mon agenda. Sachez que le Wall Street Journal a cité tout récemment les propos que j’avais tenus à l’égard des pratiques fiscales de Google, les dénonçant comme « outraging » – « révoltantes » – au regard du montant de l’impôt payé en France.
Sur les données personnelles, la France a aussi porté un message ambitieux et pragmatique dans la discussion européenne qui est en cours. Je me réjouis de constater que les négociations portant sur le règlement communautaire concernant les données personnelles ont repris et avancent plus vite qu’auparavant. Le sujet, qui a été évoqué dans le cadre des auditions des commissaires en charge de ce dossier, est inscrit comme une priorité dans la lettre de mission du président de la Commission européenne. Nous avons obtenu satisfaction sur le thème de la loi applicable, et nous continuons à travailler sur le mécanisme d’un guichet unique.
Je partage l’analyse des risques qui figure dans le rapport d’information du Sénat concernant le safe harbor, qu’il est urgent de réformer en profondeur. Si, sur cette question, nous ne parvenions pas à un accord avec les États-Unis, j’espère que l’Europe n’hésitera pas à imposer ses règles, y compris aux entreprises extra-européennes, quitte à dénoncer cet accord. C’est en tout cas une option qui n’est pas exclue.
M. André Gattolin. Très bien !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez raison de demander aux gouvernements d’être vigilants au sujet de la question des données dans le cadre des négociations sur le traité transatlantique. Le rapport du Conseil national du numérique montre bien qu’il s’agit d’un enjeu stratégique. Les négociateurs français, à l’échelon européen, en sont pleinement conscients.
Vous avez évoqué les problèmes de concurrence, en particulier le contentieux qui oppose Google à la Commission européenne. L’abus de position dominante de ce moteur de recherche lui permettrait de gagner d’importantes parts de marché. Sur ce sujet, vous savez sans doute que l’ancien ministre de l’économie français et son homologue allemand ont fait des déclarations communes, afin de dissuader le commissaire européen Almunia d’accepter des propositions d’engagement de Google. Il semble que leur prise de position ait été efficace,…
M. Philippe Marini. Oui !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. … puisque, pour la première fois, voilà quelques semaines, le commissaire Almunia a exprimé des hésitations quant à l’issue à donner à ce contentieux.
La nouvelle commissaire européenne, Mme Vestager, a naturellement été saisie de cette question. Je m’entretiendrai prochainement avec elle, après ma rencontre avec des responsables allemands du secteur privé, notamment ceux du groupe Axel Pringer, très engagé dans ce domaine.
La France demande que la question de la régulation des plateformes numériques soit inscrite à l’ordre du jour des travaux du Conseil européen, notamment du prochain Conseil « Transports, télécommunications et énergie » qui se tiendra le 27 novembre à Bruxelles. Il s’agit là d’une demande constante que nous lions à d’autres négociations en cours, notamment celles qui concernent le marché unique des télécommunications. Nous souhaitons avancer de manière constructive sur certains sujets, en particulier pour faire reconnaître la neutralité du net dans le droit européen. Cette avancée doit aller de pair avec la priorité donnée à la régulation des plateformes dans l’agenda européen.
J’en viens à un sujet qui n’a pas été abordé, si ce n’est peut-être par Mme Garriaud-Maylam, la directive sur la sécurité des réseaux et des systèmes d’information, dite « directive SRI ». Sur ce sujet, la France a une vision forte, considérant qu’il faut inclure les grands services de l’internet dans ce que l’on dénomme « les infrastructures vitales » de notre économie, au même titre que les centrales d’énergie ou les réseaux d’eau ou de télécommunications. Le Gouvernement négocie pour que cette possibilité soit laissée aux États membres de l’Union européenne dans le texte de la directive qui est en cours de négociation et qui devrait aboutir assez rapidement.
Il a beaucoup été question de réglementation. Il va de soi que, pour rétablir l’équité dans le rapport de force, il faut aussi faire émerger en France et en Europe des acteurs économiques puissants. C’est tout l’enjeu de l’action du Gouvernement en matière économique, action qui est très soutenue par les écosystèmes numériques. C’est pourquoi nous avons créé un label unique, un emblème fédérateur, la French tech. Dans quelques jours, j’annoncerai le nom des premières métropoles qui seront labellisées et qui serviront de tête de réseau à l’ensemble des territoires français, pour que nos écosystèmes numériques soient attractifs à l’échelon international. Nous parlons donc d’une voix unie sur ce sujet, et l’inauguration par la pose de la première pierre numérique de la Halle Freyssinet hier aidera à porter le message d’une économie numérique française forte dans cette compétition internationale.
Nous travaillons sur la question du financement. Le rôle de la Banque publique d’investissement est absolument fondamental pour la phase d’amorçage des start-up. L’enjeu économique consiste désormais à faire croître nos entreprises sur le sol français et en Europe afin qu’elles y créent des emplois. Le scale up – pardon pour l’emploi de ce terme anglais –, le changement d’échelle doit se faire ici plutôt qu’aux États-Unis, où elles partent aujourd’hui s’installer faute de financement en France. C’est la raison pour laquelle nous prenons une série de dispositions pour assouplir et vitaliser le marché du capital investissement en France. Nous encourageons l’État, les collectivités locales, les hôpitaux publics à ouvrir leurs achats aux entreprises innovantes. C’est un potentiel qui est encore sous-utilisé, ce qui explique en partie la faiblesse des acteurs économiques français par rapport aux Américains.
Vous connaissez tous les dispositifs existants concernant la recherche et le développement en France. Ils sont inégalés à l’échelon européen et expliquent pour beaucoup la force de nos écosystèmes numériques.
En ce qui concerne la gouvernance de l’internet par le biais des instances techniques, notamment de l’ICANN – c’est un sujet qui peut sembler complexe à nos concitoyens, mais qui n’est pas si ésotérique qu’il y paraît –, les choses avancent très vite. D’ailleurs, certains débats ont déjà été tranchés. Ainsi, l’Europe ne défend pas un modèle intergouvernemental, mais un système multipartite. Simplement, elle considère – ce point a été bien souligné dans le rapport parlementaire – que ce système doit être ouvert, transparent, véritablement international et non pas laissé aux mains de certains acteurs.
Je rappelle que, aujourd'hui, à l’ICANN, 80 % des entreprises composant la business constituency, le groupe représentant les entreprises, sont non seulement américaines, mais aussi issues du secteur de l’internet. C’est pourquoi il est difficile aux entreprises venant d’autres secteurs économiques, notamment non technologiques – je pense à la viticulture –, de se faire représenter et de défendre leurs intérêts au sein de telles instances techniques. Dans le groupe sur la transition IANA, par exemple, onze des trente membres sont américains.
J’ai défendu avec beaucoup de force ; vous le savez, la question de la délégation des noms de domaine en « .vin » et « .wine » au sein des instances de l’ICANN. Quelques jours après ma nomination, je me suis rendue au Brésil pour le sommet NETmundial, où la France a défendu une position en étant quelque peu isolée au départ. Nous avons plaidé en faveur d’un modèle alternatif de gouvernance de l’internet, véritablement ouvert à tous, en particulier aux pays en voie de développement. Peu à peu, la France a été entendue, à commencer par l’Europe puisque, en l’espace de six mois, la présidence italienne de l’Union a décidé de faire de cette question la priorité de son mandat. Lors du Conseil informel des ministres chargés des communications électroniques qui s’est tenu à Milan il y a quelques semaines, nous sommes parvenus à une déclaration commune très consensuelle, au point que l’ICANN et le gouvernement américain s’en inquiètent. Les États européens ont compris qu’il fallait s’exprimer d’une même voix sur le sujet.
J’ai mesuré l’opacité du système de délégation des noms de domaine lorsque je me suis rendue à Londres, il y a quelques mois, à la réunion du GAC, le Governmental Advisory Committee, c'est-à-dire le comité consultatif gouvernemental, de l’ICANN, où j’ai négocié au milieu de la nuit la délégation « .vin » avec la délégation américaine. J’ai alors compris à quel point la règle du rough consensus, d’un consensus qui se voudrait unanime, est en réalité un droit de veto octroyé au gouvernement américain et à ses partenaires, lesquels sont toujours les mêmes sur ces questions.
M. Bernard Lalande. Eh oui !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. L’ICANN a ouvert un agenda de réformes, ce qui est heureux : il existe une réelle volonté de se moderniser et d’obéir à des standards juridiques internationaux plus conformes à nos exigences de droit. Seulement, il ne faut pas que les États européens et les autres zones géographiques qui les rejoignent – l’Afrique, l’Asie, les grands pays émergents – se laissent enfermer dans un débat sur une réforme se limitant à celle de l’ICANN par l’ICANN ! C’est la raison pour laquelle la France demande qu’une conférence sur internet soit organisée l’année prochaine, notamment dans le cadre des dix ans du Sommet mondial sur la société de l’information, lesquels seront célébrés à l’ONU à la fin de 2015.
Vous l’aurez compris, sur ce sujet, les choses avancent vite et plutôt bien. Il y a six mois, la suspension de la délégation « .vin » n’était pas possible et nos viticulteurs se préparaient à se heurter directement à des pratiques qui leur auraient beaucoup nui. Aujourd'hui, de facto, la délégation a été suspendue puisque les fédérations viticoles non seulement françaises, mais aussi américaines, car nous avons été rejoints par plus de 2 000 viticulteurs américains partout aux États-Unis, négocient avec la société délégataire une liste d’indications géographiques qui pourra être annexée au contrat de délégation et obligera toutes les compagnies traitantes à respecter ces indications.
Madame Morin-Desailly, vous avez regretté l’absence de diplomatie numérique du Gouvernement. Sur ce point, je ne partage pas votre analyse. La diplomatie, notamment d’influence, par le biais des outils numériques est une priorité du gouvernement français. Nos diplomates sont désormais très présents sur les réseaux sociaux, car ils ont mesuré l’importance d’établir un dialogue direct entre l’État français et la société civile, y compris l’opinion publique internationale. De plus, nous avons lancé un projet appelé « Diplomatie », qui intègre en open source, c'est-à-dire avec des logiciels libres, une gestion électronique des documents.
Cette année, notamment à ma demande, la France a rejoint l’OGP, l’Open Government Partnership, une organisation internationale informelle qui promeut des qualités comme la transparence, l’open data, l’utilisation des données publiques par les gouvernements et la lutte contre la corruption. C’est une enceinte dans laquelle il est possible de défendre les valeurs françaises, et nous jouons complètement le jeu de la diplomatie d’influence.
Enfin, j’exprime le souhait que les principes élaborés au NETmundial, qui ont été partagés par l’ensemble des acteurs présents, non seulement par les gouvernements, mais aussi par les représentants de la société civile et du monde des affaires, soient un jour inscrits dans un traité international. C’est la raison pour laquelle la France plaide pour que la déclaration du NETmundial soit intégrée dans un document européen, pour commencer. Je rappelle quelques-uns de ces principes : la liberté d’expression, la liberté d’association, la liberté d’information, le droit au respect de la vie privée, l’accessibilité, l’architecture ouverte d’internet, une gouvernance qui soit multipartite, ouverte, transparente, redevable, un système qui soit inclusif, équitable et qui promeuve des standards ouverts.
Vous avez raison de vous référer à des philosophes, car c’est effectivement un débat d’ordre philosophique et éthique qui se joue ici. Je constate d’ailleurs qu’aux États-Unis des intérêts capitalistes rejoignent paradoxalement une vision qui se veut souvent libertarienne et transhumaniste. Ces positionnements se retrouvent donc dans la défense d’intérêts économiques. La France doit promouvoir ses valeurs dans ce débat. Je dis d’ailleurs aux Anglo-Saxons pour mieux me faire comprendre que nous sommes une Digital Republic. Nous sommes une République numérique et nos principes de liberté, d’égalité et de fraternité doivent être réaffirmés sous forme numérique. C’est en ce sens que je m’exprimerai la semaine prochaine lors des journées du Wall Street Journal puisqu’il m’a été demandé de traiter de la question de l’impérialisme américain en matière d’internet.
Je terminerai par l’enjeu qui est sans doute le plus fondamental, à savoir celui de nos enfants, de l’école et de la formation. Pour que les natifs d’internet – nous n’en sommes que les migrants – soient autonomes et indépendants dans l’environnement numérique d’aujourd'hui, qui le sera plus encore demain, il est important de les former aux outils numériques et de leur apprendre à s’y retrouver. C’est l’ambition que promeut au plus haut sommet de l’État le Président de la République. Nous travaillons à l’élaboration d’un grand plan numérique pour l’école française. Là aussi, le Gouvernement sera en avance et fera office de pilote pour préparer nos enfants à la révolution numérique. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe écologiste, du RDSE, de l'UDI-UC et de l'UMP.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur les conclusions du rapport de la mission commune d’information sur le nouveau rôle et la nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet.