M. Gérard Longuet. Très bien !
M. Roger Karoutchi. Ne mélangeons pas tout ! Bien sûr que, avec 1 400 000 morts pour la France et plus de 18 millions de morts en Europe, la Première Guerre mondiale a été une immense boucherie. Elle marquera d’ailleurs la fin de la domination européenne sur le monde. Songez à tous ces Français, à tous ces Allemands, à tous ces Autrichiens, à tous ces Italiens qui sont morts dans la haine. Mais Dieu est grand ! Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la construction européenne a permis de prévenir le retour d’un tel massacre.
Si la boucherie a été réelle, ne dites pas pour autant que l’armée et la République n’ont pas fait leur devoir en 1914 !
M. Guy Fischer. On n’a jamais dit ça !
M. Roger Karoutchi. Monsieur Fischer, je comprends qu’on réhabilite certains soldats. M. le secrétaire d’État a dit avec raison que, dans certains cas, il fallait le faire. Il a d’ailleurs procédé à des réhabilitations individuelles il y a un an. Lorsqu’un soldat a été exécuté pour des raisons absurdes ou pour des motifs infondés, même cent ans après, il faut en effet trouver une solution. Reste que vous ne pouvez pas le faire de manière collective, sinon, je le dis avec toute l’estime que j’ai pour vous, ce serait considérer qu’aucun soldat n’a eu de faiblesse.
Entendons-nous bien ! Si je dis cela, c’est pour répondre à l’une de nos collègues qui affirmait qu’il fallait redéfinir ce qu’était un héros. Pour ma part, je ne suis pas un héros, et je défie quiconque de prétendre que, en cas de conflit, il se conduirait comme un héros. Qui sait ce que nous aurions fait en nous retrouvant dans les tranchées ? Moi, je n’en sais rien, et personne ne le sait !
M. Roland Courteau. Exact !
M. Roger Karoutchi. En tout cas, vous ne pouvez pas reprocher à l’armée chargée de défendre la République d’avoir fait en sorte que le front tienne et que Paris ne soit pas occupé par les forces allemandes. On peut bien sûr après coup se demander si ce conflit était juste ou non, mais c’est un autre débat.
Je rappelle quand même que le gouvernement en place en 1914 était républicain, contrairement au gouvernement de Vichy. C’était la IIIe République ! Il tenait sa légitimité des élections. C’est ce gouvernement légitime qui a donné des instructions pour que le front tienne. Et nos soldats, nos très nombreux soldats – plus de 3 millions de Français –, pour l’essentiel, ont tenu, dans la boue, dans le froid, dans des conditions horribles.
Je le répète, je ne sais pas ce que vous ou moi aurions fait dans les tranchées,…
M. Alain Néri. Tout à fait !
M. Roger Karoutchi. … mais ce que je sais, c’est qu’une réhabilitation collective de tous les soldats fusillés pour l’exemple laisserait entendre que tout ce qui a été fait par les autorités militaires et civiles de l’époque est une erreur, une faute. Or cette condamnation rejaillirait sur tous nos chefs militaires et sur l’ensemble de la République.
Oui à des réhabilitations au cas par cas, comme il y en a déjà eues durant l’entre-deux-guerres, et comme il y en aura encore, j’en suis sûr ! Mais non à la réécriture de l’histoire ! Ne disons pas que la République s’est trompée pendant des années et ne laissons pas entendre aux chefs de nos armées, qui sont d’authentiques républicains, comme ceux qui commandaient à l’époque, qu’ils doivent défendre la République et s’attendre ensuite à être condamnés. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Michel Billout.
M. Michel Billout. Quelles sont la signification et la vocation des commémorations organisées cette année à l’occasion du centenaire de la Grande Guerre et du soixante-dixième anniversaire de la libération du territoire ? Monsieur le secrétaire d’État, vous livrez des éléments de réponse dans la brochure de présentation éditée par vos services : « Cette année représente une occasion unique pour nos concitoyens de redécouvrir leur passé commun, de rendre hommage à nos morts, victimes civiles et combattants de la liberté, de célébrer enfin le temps de la victoire de la République et de ses valeurs. »
La redécouverte de ce passé commun et l’hommage rendu aux morts de la Première Guerre mondiale s’inscrivent dans ce cadre général. Ces commémorations, pour qu’elles prennent tout leur sens et qu’elles rencontrent l’adhésion de nos concitoyens, doivent reposer sur une connaissance des événements qui les resitue dans leur contexte et dans toutes leurs dimensions : avec leur gloire et leur lumière, mais aussi avec leurs zones d’ombre.
On peut penser que tout a été dit depuis longtemps sur le premier conflit mondial, sur ses causes, sur ses conséquences économiques et sociales dévastatrices et, bien entendu, sur la tragédie humaine. Le terme de « boucherie » a souvent été employé, terme qu’on pourrait appliquer à bien des conflits, mais celui-ci a été particulièrement effroyable.
Dire qu’on ne peut pas réécrire l’histoire aujourd’hui me semble un peu réducteur. Les travaux portant sur notre histoire récente ou plus lointaine s’enrichissent chaque jour. Je pense que, sans être forcément professeurs d’histoire, nous pouvons tous le reconnaître.
Certains aspects de ce conflit sont complexes et très sensibles. Ils sont encore controversés et peuvent donner lieu à polémique. Tel est le cas de la question des soldats français condamnés à mort et exécutés. Ainsi, il a été officiellement annoncé que, au cours des commémorations de la Première Guerre mondiale, ce sujet ferait l’objet de débats publics.
La proposition de loi qui est soumise à notre examen par le groupe communiste républicain et citoyen, sur l’initiative de mon ami Guy Fischer, s’inscrit précisément dans ce contexte et traite d’une question sur laquelle il reste sans doute encore beaucoup à dire. J’ajouterais que, depuis les années 1920, de nombreuses associations militent en faveur d’une réhabilitation de ces hommes.
Évitons d’emblée toute arrière-pensée polémique et politicienne et considérons que, aussi longtemps après les faits, ceux-ci peuvent être appréhendés de façon apaisée, avec comme seul objectif de rassembler nos compatriotes autour d’une mémoire commune. Peu connue du grand public, cette question est douloureuse pour les familles de fusillés, mais elle est aussi très délicate d’un point de vue symbolique et politique, en ce qu’elle touche à l’honneur des combattants, au patriotisme, à nos armées.
De quelle façon revenir sur le cas des quelque 740 soldats français fusillés entre 1914 et 1918, dont 600 pour des motifs strictement militaires, après avoir été condamnés par la justice militaire pour désertion, mutinerie, refus d’obéissance, espionnage ou même crime de droit commun ? Faut-il vraiment les réhabiliter aujourd’hui au sens juridique du terme de façon indistincte ? Sinon, comment procéder pour ceux qui auraient fait l’objet d’une injustice manifeste ?
Je comprends tout à fait qu’une procédure de réhabilitation collective soit hasardeuse et risquée. En effet, des individus fusillés pour crime de droit commun ou espionnage pourraient en bénéficier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des historiens et certaines associations, comme la Ligue des droits de l’homme, sont plutôt favorables à des réhabilitations au cas par cas.
Cette procédure, plus sûre, aurait l’avantage de ne concerner que les soldats victimes de condamnations manifestement contestables.
À cet égard, contrairement à certaines idées reçues, ce sujet n’a jamais été tabou, et il serait faux de dire que la République n’a rien fait. Une quarantaine de soldats, fusillés au mépris du droit de l’époque, ont été judiciairement et individuellement réhabilités par la Cour de cassation dans l’entre-deux-guerres, certains dès janvier 1921.
Toutefois, la solution de la réhabilitation au cas par cas serait aléatoire et pratiquement impossible à mettre en œuvre, car, comme l’a écrit l’historien Antoine Prost dans un rapport qu’il vous a remis, monsieur le secrétaire d’État : « Refaire des procès cent ans après les faits n’a guère de sens : les témoins sont tous morts, et les pièces des dossiers ne permettent presque jamais de conclure [...]. Dans 20 % des cas, les dossiers ont même été perdus ».
Néanmoins, si nous écartons cette hypothèse, la question posée par la nécessité de donner une juste place à ces hommes et à ces événements dans la mémoire collective reste entière.
Je pense qu’il n’est pas trop tard pour surmonter ces difficultés et qu’il serait juste de faire un geste officiel et symbolique pour que le souvenir de ces hommes soit reconnu par la nation. Certes, leur place au Musée de l’Armée en l’Hôtel national des Invalides est une avancée, mais celle-ci est, à mes yeux, nettement insuffisante, d’autant que, avec le recul, la signification que l’on peut donner à ces faits a beaucoup évolué.
Michelle Demessine l’a noté dans son rapport, en 1998, lors d’une commémoration sur le plateau de Craonne, Lionel Jospin, alors Premier ministre, avait souhaité dans son discours que ces hommes « réintègrent notre mémoire collective nationale ». Dix ans plus tard, à Verdun, Nicolas Sarkozy prononçait une déclaration allant dans le même sens.
Il faut aujourd’hui prendre en compte les progrès de l’historiographie, qui intègre ces actes dans un contexte beaucoup plus vaste, où l’indiscipline et le refus de la guerre procédaient de convictions qui sont respectables.
Ces citoyens sous l’uniforme estimaient, lucidement sans doute, que ces combats n’avaient pas pour unique raison la défense de la patrie. Je pense, pour ma part, qu’ils furent victimes, comme les autres combattants, d’une guerre qui ne fut pas celle du droit, mais celle du déchaînement des nationalismes, d’une guerre pour la défense d’intérêts qui n’étaient pas les leurs, ainsi que d’un commandement, il faut aussi le dire, défaillant.
M. Éric Bocquet. Très bien !
M. Michel Billout. Ces hommes furent également victimes de procédures judiciaires militaires iniques.
C’est donc pour cet ensemble de raisons, et parce qu’il est de nature à rassembler et à apaiser les esprits, que le groupe communiste républicain et citoyen votera pour l’amendement à la proposition de loi de notre collègue Guy Fischer.
Son adoption constituerait un geste fort de notre assemblée, qui conforterait la reconnaissance officielle réalisée par le pouvoir exécutif ces dernières années, ainsi que par de très nombreuses collectivités. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Néri.
M. Alain Néri. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteur, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord saluer l’initiative de Guy Fischer, parfaitement relayée par notre rapporteur.
En cette année symbolique de commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, il est important que la nation se rassemble pour se souvenir. La guerre de 1914-1918 fut un drame horrible, un conflit atroce.
Je partage évidemment les propos de Roger Karoutchi : toute guerre est inhumaine et, parce qu’il en est ainsi, toute guerre doit nous interpeller.
Mme Annie David. Absolument !
M. Alain Néri. Concernant le dossier qui nous réunit aujourd’hui, le cas des fusillés pour l’exemple a été un drame individuel, mais aussi collectif,…
Mme Annie David. Eh oui !
M. Alain Néri. … qui a frappé le monde avec une violence extraordinaire : plus de 8 millions de morts au total, dont 8 millions de soldats mobilisés en France, et 1,3 million de morts sur une population de 40 millions d’habitants.
Dès le premier jour de la guerre, on comptait 17 000 morts parmi les soldats, qui n’en étaient peut-être pas tout à fait, car, quelques jours auparavant, ils travaillaient encore dans leurs ateliers ou dans leurs usines.
Mme Annie David. Ou dans leurs fermes !
M. Alain Néri. Ils sont tombés dans un univers effroyable, un déluge de feu, de fer, de sang.
Il est évidemment difficile, hors de ce contexte, d’être en mesure de porter un jugement, et bien audacieux celui qui peut dire comment il aurait réagi dans une telle tourmente !
M. Gérard Longuet. C’est bien vrai !
M. Roger Karoutchi. Tout à fait !
M. Alain Néri. Je connais l’engagement de Guy Fischer et j’y suis sensible, car nous avons souvent travaillé ensemble sur ces dossiers de mémoire, de défense des valeurs humaines, et en particulier du monde combattant.
Néanmoins, à mon sens, toute réhabilitation collective risquerait d’être injuste, parce que des dossiers auraient disparu et que, de ce fait, certains seraient oubliés et d’autres réhabilités à tort.
Un soldat fusillé, c’est avant tout un drame personnel,…
M. Gérard Longuet. Ça, c’est bien vrai ! (Sourires sur les travées de l'UMP.)
M. Alain Néri. … mais c’est aussi une tragédie pour sa famille et pour la patrie.
Dans ces conditions, je suis très sensible au fait que le Premier ministre Lionel Jospin ait le premier ouvert la voie sur un dossier difficile. Je le rappelle, lorsqu’il s’est exprimé à Craonne, que n’a-t-on entendu ! Des critiques vives, parfois violentes, voire plus encore !
Puis, Nicolas Sarkozy s’est inscrit dans les pas de Lionel Jospin, à Douaumont. Un an après, il a redit, au pied de l’Arc de triomphe, que les fusillés pour l’exemple méritaient que leur situation soit réexaminée et prise en compte par la nation.
Enfin, le Président de la République, François Hollande, vient de déclarer qu’il fallait vraiment agir. Sa proposition, reprise et rappelée aujourd’hui par M. le secrétaire d’État, n’emporte aucun mépris ni aucune dévalorisation du présent texte de Guy Fischer, relayé par Mme la rapporteur et nos amis du groupe CRC.
La proposition de M. le secrétaire d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire est peut-être plus forte encore, car elle requiert que la nation se souvienne collectivement de cette tragédie, qui, si elle est individuelle, a aussi eu des conséquences pour l’ensemble des Français.
Monsieur le secrétaire d’État, vous nous affirmez que, le 11 novembre prochain, sera inaugurée la salle des fusillés pour l’exemple, et pas n’importe où : au Musée de l’Armée, en l’Hôtel national des Invalides. Cela signifie que la nation tout entière rappellera, dans un lieu hautement symbolique, ce drame collectif composé de tragédies individuelles et que, à ce moment-là, elle rendra leur dignité aux fusillés pour l’exemple, lors d’un rassemblement, et non lors d’un déchirement.
Monsieur le secrétaire d’État, je suis entièrement à vos côtés et soutiens votre initiative. Puisqu’elle est très forte, j’espère qu’elle obtiendra l’adhésion et l’appui de l’ensemble de la représentation nationale. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées de l’UMP.)
Si j’adhère totalement à votre proposition, c’est parce que, comme l’avait proposé le Président de la République, vous avez mis en œuvre la numérisation des dossiers individuels, laquelle nous permettra d’étudier individuellement les cas visés.
Je suis tout à fait d’accord avec vous, il faut continuer cette numérisation. Toutefois, je me permettrai une suggestion à ce propos : nous devons utiliser cette numérisation non pour le plaisir, mais avec la volonté de nous engager fortement en faveur de la reconnaissance et de la mémoire de ces soldats. Au travers de cette initiative, il s’agit de redonner à ces fusillés leur dignité, mais aussi de leur rendre justice et droit.
Je propose donc que ces dossiers numérisés puissent être utilisés par ceux qui souhaitaient demander une réhabilitation, et pas n’importe comment, c’est-à-dire après réflexion, avec sérieux et rigueur.
En outre, puisqu’il s’agit de rétablir quelqu’un dans ses droits, je suggère que ces dossiers permettent éventuellement de saisir le Défenseur des droits, par une procédure équivalente à celle que suivent nos concitoyens pour saisir le médiateur : ainsi, le maire d’une commune, alerté par la famille ou certains citoyens, saisirait un parlementaire, qui saisirait à son tour le Défenseur des droits.
L’adoption d’une telle mesure serait une preuve de sérieux et de responsabilité de la part de nos concitoyens et de la représentation nationale. Ensemble, nous répondrions au souhait de Guy Fischer qu’il a exprimé au travers de sa proposition de loi : une réhabilitation collective par la nation rassemblée, afin de rendre justice, dignité et honneur aux fusillés pour l’exemple.
Sans vouloir mésestimer le texte qui nous est soumis, je trouve ma suggestion beaucoup plus forte et favorable à la reconnaissance de ceux qui ont vécu une tragédie individuelle au cœur d’un drame collectif.
C’est la raison pour laquelle, au nom du groupe socialiste, nous ne voterons pas cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées de l’UMP.)
M. Guy Fischer. C’est regrettable !
Mme la présidente. Mes chers collègues, monsieur le secrétaire d'État, comme vous le savez, le temps de notre débat est contraint. Je vous appelle donc à la plus grande concision.
La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Kader Arif, secrétaire d'État auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants et de la mémoire. Madame la présidente, madame la rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, j’apprécie le ton apaisé et mesuré de l’ensemble des intervenants. Je souhaite néanmoins vous faire part de quelques éléments qui ont alimenté ma réflexion.
Premièrement, depuis que je suis aux responsabilités, s’il y a une chose que j’essaie d’éviter, eu égard à ce qu’a exprimé le Président de la République le 7 novembre dernier, c’est la mémoire perdue. Or nous avons tous, les uns et les autres, une mémoire sélective.
Cette question des fusillés pour l’exemple se situe au cœur de notre histoire. Toutefois, il en est d’autres. Qui a pensé aux 900 tirailleurs sénégalais morts au camp du Courneau ?
M. Roger Karoutchi. C’est vrai !
M. Kader Arif, secrétaire d'État. Qui aurait pensé à ces soldats placés dans ce camp « d’hivernage » et oubliés dans notre histoire collective par l’ensemble des exécutifs et des groupes politiques, si ces événements n’avaient été relevés par des élus locaux appartenant à nos familles politiques ?
M. Roger Karoutchi. Tout à fait !
M. Kader Arif, secrétaire d'État. J’ai été, et je le dis sans aucune prétention, le premier responsable gouvernemental à me déplacer à la cérémonie qui est organisée au mois d’août au camp du Courneau à la mémoire de ces 900 soldats.
Qui a pensé aux dissidents antillais pour le deuxième conflit mondial : 4 000 à 5 000 hommes qui quittèrent la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, passant pour certains par les États-Unis dans des conditions dramatiques et rejoignant la France libre en Afrique du Nord, après des milliers de kilomètres de mers et d’océans traversés ?
Qui a pensé à la rafle de l’Opéra à Marseille, où même les préfets n’avaient pas le droit de se déplacer pour représenter la République, du fait des décisions de la police de Vichy, que la France se refusait à regarder en face ? S’il y a bien une chose sur laquelle nous pouvons tomber d’accord, et c’est le travail que j’essaie d’accomplir avec vous, c’est éviter que certaines mémoires en soient perdues. Je tiens à le souligner de nouveau.
Deuxièmement, la vérité des chiffres est là : nous sommes passés de 150 soldats fusillés à plus de 900. Si j’ai agi ainsi, c’est pour ne pas cacher l’horreur du premier conflit mondial et la réalité des fusillés pour l’exemple.
La guerre est une horreur, chacun l’a dit, et nous pourrions le répéter sans cesse, avec ressentiment et émotion. Toutefois, je veux aussi rendre hommage, sans tomber dans un quelconque héroïsme outrancier, à nos jeunes soldats, aujourd’hui engagés sur plusieurs théâtres d’opération extérieure, parfois par des températures de plus de cinquante ou cinquante-cinq degrés. Eux aussi se battent au nom de la République française ! Eux aussi subissent l’horreur de la guerre, mais, aujourd’hui comme hier, la République fait, en les mobilisant, le choix de défendre ses intérêts. (M. Roger Karoutchi acquiesce.)
Troisièmement, je tiens à vous le dire, je suis très sensible à ces questions de réhabilitation. Pour preuve, je n’ai pas hésité à agir au sujet du soldat Chapelant.
En l’occurrence, vous demandez une reconnaissance symbolique et morale. Mais songez à ce qui va être fait au sein du Musée de l’armée ! Alain Néri l’a rappelé, ce n’est pas un endroit neutre. Nous n’allons pas camoufler ce passé dans je ne sais quel lieu, à Paris ou en province, pour occulter la destinée de ces fusillés. Nous le plaçons au cœur de l’histoire de nos armées. Ce musée est ouvert au grand public, aux jeunes comme aux moins jeunes. La salle qui y sera dédiée aux fusillés permettra donc bel et bien cette reconnaissance morale et symbolique.
De même, Alain Néri a eu raison de l’évoquer, la numérisation permettra de faire remonter les différents dossiers et d’entrer dans les détails de chaque cas précis, grâce à ces documents.
Je le répète, je suis opposé à une réhabilitation collective, parce que la mention « Mort pour la France » a un sens, auquel je ne dérogerai pas. Je n’en suis pas moins prêt à examiner les situations individuelles, comme je l’ai fait pour le soldat Chapelant, en m’appuyant sur le conseil scientifique qui a été mis en place et en consultant les archives existantes.
S'agissant de la mise en place d’une procédure de saisine, je suis prêt à y réfléchir, et un groupe de travail parlementaire pourrait être créé sur cette question. Cette saisine pourrait concerner, plutôt que le Défenseur des droits, le secrétaire d’État aux anciens combattants, au terme du processus. Il faut y réfléchir. L’enjeu est d’obtenir les dossiers de la part des mairies concernées, pour qu’ils puissent être étudiés. Ce faisant, des soldats pourront être réhabilités au cas par cas, avec, éventuellement, la mention « Mort pour la France ».
Telles sont les réflexions que je voulais formuler devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs. Il ne s’agit pas de conclure ce débat, qui est toujours ouvert devant nous. Néanmoins, par sagesse et par respect pour notre histoire et pour l’ensemble de nos morts, je considère que la solution que j’ai proposée est la meilleure. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du RDSE.)
Mme la présidente. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion de l’article unique de la proposition de loi initiale.
proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918
Article unique
Les « fusillés pour l'exemple » de la Première Guerre mondiale font l'objet d'une réhabilitation générale et collective et, en conséquence, la Nation exprime officiellement sa demande de pardon à leurs familles et à la population du pays tout entier. Leurs noms sont portés sur les monuments aux morts de la guerre de 14-18 et la mention « mort pour la France » leur est accordée.
Mme la présidente. La parole est à Mme Delphine Bataille, sur l'article.
Mme Delphine Bataille. La réhabilitation des fusillés pour l’exemple – nos débats de ce matin l’illustrent clairement – est une question bien plus sensible et complexe qu’il n’y paraît.
Le sort de ces soldats a fait un retour en force dans la mémoire collective, notamment au travers de films retraçant leur histoire dramatique. Pensons à King and country de Joseph Losey, dont le titre français est d’ailleurs Pour l’Exemple.
Les Français sont aujourd’hui majoritairement favorables à une telle réhabilitation. Néanmoins, sur les plans juridique et historique, la réhabilitation est avant tout un acte consistant à annuler des peines prononcées et des jugements rendus par les tribunaux militaires. Elle renvoie donc au fonctionnement de la justice en temps de guerre.
Dès le début des hostilités, des conseils de guerre spéciaux ont été chargés de juger de manière expéditive des soldats accusés de désertion, de refus d’obéissance et d’abandon de poste en présence de l’ennemi. La préoccupation essentielle était alors de prévenir la contagion au sein des troupes et de préserver l’autorité des officiers. L’intérêt de la discipline primait clairement sur celui de l’individu.
Les militaires qui jugeaient n’étaient pas des spécialistes du droit, mais intervenaient dans un cadre légal pour des délits précis. C’est pendant cette période, à savoir les premiers mois de la guerre, que l’on compte le plus grand nombre de fusillés pour l’exemple. Vous l’avez indiqué il y a quelques instants, monsieur le secrétaire d’État, au total, ce sont près de 900 soldats qui sont considérés comme tels.
Dans les années qui ont suivi la Grande Guerre, des demandes de réhabilitation ont émané des familles, soutenues par des associations et notamment par des groupements d’anciens combattants. Une quarantaine de soldats ont ainsi été rétablis dans leur honneur immédiatement après les faits.
Néanmoins, la réhabilitation implique une procédure juridique très complexe, car elle suppose de réviser des procès. Les dossiers ont été traités au cas par cas, et ils ont exigé beaucoup d’acharnement de la part des familles.
Certains combats pour reconquérir l’honneur d’un soldat fusillé pour l’exemple, comme celui de Blanche Maupas, ont marqué les esprits. Cette affaire des caporaux de Souain a d’ailleurs inspiré – de nombreux orateurs l’ont rappelé – Les Sentiers de la gloire à Stanley Kubrick. Souvenons-nous que ce film a été censuré pendant près de vingt ans en France, avant sa première diffusion en 1975, au motif qu’il montrait la cruauté de l’armée française envers ses soldats.
Passé une période de raréfaction des demandes de réhabilitation, avec la Seconde Guerre mondiale et les années qui l’ont suivie, l’irruption plus récente de ce sujet dans l’espace public, au travers de nombreux documentaires, a fini par populariser l’image de ces soldats innocents et martyrs.
Beaucoup l’ont dit : en novembre 1998, à Craonne, Lionel Jospin a prononcé des mots qui ont marqué un tournant dans l’histoire, en parlant des soldats condamnés à la suite des mutineries du Chemin des Dames comme des fusillés pour l’exemple. Il a appelé à leur complet retour dans la mémoire nationale.
Outre la complexité même de la notion de « réhabilitation collective », qui impose de juger de nouveau des faits historiques, les historiens estiment que les cas les plus graves ont déjà été traités. Ils ajoutent qu’il reste difficile de distinguer ceux qui ont été jugés arbitrairement parmi les centaines de fusillés pour l’exemple, d’autant que, aujourd’hui, je l’indique à mon tour, quelque 25 % des archives ont disparu.
Par ailleurs, certaines associations sont farouchement opposées au fait d’associer le nom de condamnés de droit commun à la mention « Mort pour la France ».
Cela étant, il n’est pas envisageable, aujourd’hui, de ne rien faire, même si la réhabilitation au cas par cas est encore plus difficile, cent ans après la Grande Guerre. C’est pourquoi, lors du lancement du centenaire en novembre dernier, le Président de la République, dans un esprit de réconciliation, a demandé que soit accordée aux fusillés une place au Musée de l’armée des Invalides et que les dossiers de guerre soient numérisés et consultables en ligne.
Monsieur le secrétaire d’État, vous venez d’évoquer ce chantier. Dans cet esprit, vous avez d’ailleurs sollicité un rapport sur cette question sensible et controversée, en vue de disposer d’un état des lieux complet, dans la perspective de réhabilitations individuelles. Vous êtes, comme nous, animé par le souci de ne pas trahir l’histoire. (M. le secrétaire d’État acquiesce.)
Notre volonté commune est de rendre hommage aux oubliés, pour que tous réintègrent la mémoire nationale dans le respect de l’histoire. Aussi, nous considérons que votre position est une solution de sagesse et qu’elle sera soutenue par le plus grand nombre. (Mme Gisèle Printz et M. Alain Néri applaudissent.)