M. Charles Revet. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Patrick Courtois, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, les dernières élections municipales se sont déroulées, les 23 et 30 mars 2014, selon un mode de scrutin ayant connu de profondes modifications à la suite de l’adoption de la loi du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral.
Déjouant de nombreuses craintes, ces élections ont eu lieu sans connaître de dysfonctionnement majeur. À titre personnel, je n’hésiterai pas à dire que, pour sa partie concernant les élections municipales, la loi du 17 mai 2013 a même introduit plusieurs innovations bienvenues.
Le scrutin municipal a connu deux profondes modifications, qu’il faut rappeler pour que l’on comprenne bien dans quel contexte s’inscrit la discussion de cette proposition de loi.
D’une part, le seuil démographique à partir duquel l’élection a lieu au scrutin de liste à la représentation proportionnelle – et non au scrutin majoritaire plurinominal – a été abaissé de 3 500 à 1 000 habitants.
D’autre part, pour l’ensemble des candidats, dans toutes les communes, il est désormais obligatoire de déposer préalablement à l’élection une déclaration de candidature.
M. Pierre Jarlier. Ça, c’est bien !
M. Jean-Patrick Courtois, rapporteur. Cette dernière modification a eu des répercussions sur la collecte des données personnelles révélant l’appartenance politique des candidats et des élus. Cette question a suscité une vive émotion, dont les associations d’élus, au premier chef l’Association des maires ruraux de France et l’Association des maires de France, se sont fait l’écho. M. Jacques Pélissard, président de l’AMF, vous a d’ailleurs adressé un courrier sur ce sujet en mars dernier, monsieur le ministre.
La proposition de loi dont le Sénat est aujourd’hui saisi, déposée sur l’initiative de notre collègue Jean-Claude Carle, fait suite aux réactions qui se sont exprimées dans les communes comptant de 1 000 à 3 500 habitants lors du dépôt des candidatures, voici trois mois.
Jean-Claude Carle a parfaitement rappelé, dans son intervention, l’émoi, pour ne pas dire l’incompréhension, suscité par le fait que les services préfectoraux demandent aux candidats d’indiquer une nuance politique.
J’ai reçu une contribution écrite de l’Association des maires ruraux de France qui reproduit plusieurs témoignages spontanés ayant été adressés à cette association nationale. Certains élus y font état de leur « stupéfaction » devant les demandes de l’administration préfectorale, d’autres n’hésitent pas à considérer le comportement de l’administration comme « scandaleux, inadmissible, méprisable, révoltant ». Même si ces propos sont excessifs, ils révèlent un certain malaise, voire l’état d’esprit actuel des élus locaux.
Je vous livrerai maintenant le témoignage d’un candidat tête de liste qui considère tout simplement que, lorsqu’il a dû choisir, sur demande pressante de l’administration, une nuance politique pour sa liste, il a eu le sentiment de « trahir » ses colistiers, au regard des conditions dans lesquelles ils s’étaient tous engagés. Je n’ai nul besoin d’insister sur cet état des choses : nous avons tous été interpellés dans nos circonscriptions et vos services déconcentrés vous ont certainement fait remonter, monsieur le ministre, des appréciations du même ordre.
Pour éclairer le texte qui nous est soumis aujourd’hui, je rappellerai, comme je l’ai fait devant la commission, le droit actuel.
Les informations collectées à l’occasion des élections alimentent deux traitements de données gérés par le ministère de l’intérieur : l’un sur les candidats, l’autre sur les élus. Dans ce cadre, il convient de distinguer l’étiquette politique de la nuance politique.
En effet, le candidat choisit librement d’adopter ou non une étiquette politique ; son choix s’impose alors naturellement à l’administration. Un élu a d’ailleurs la faculté de modifier son étiquette politique au cours de son mandat, par exemple si son parti de rattachement disparaît ou s’il choisit d’adhérer à un autre parti.
Parallèlement à l’étiquette politique, l’administration attribue une nuance politique aux candidats puis aux élus, en fonction d’une nomenclature fixée par le ministère de l’intérieur et présentée au candidat lors du dépôt de candidature. Pour cela, elle se fonde sur plusieurs éléments que M. le ministre ne manquera pas de préciser. En tout état de cause, il n’existe pas de nuance « sans étiquette », mais seulement une rubrique « autres ». Cette rubrique forme une mosaïque impressionnante, qui regroupe, par exemple, les partis anti-fiscalistes – sympathiques au demeurant –, les partis religieux, les partis socioprofessionnels, les partis régionalistes, le parti pirate, et même le parti d’en rire !
L’exposé des motifs de la proposition de loi l’explique particulièrement bien : « il y a une différence fondamentale entre la plupart des listes des petites communes qui se définissent “sans étiquette” […] et des listes “divers” », car « les premières n’ont pas de sensibilité politique revendiquée », tandis que « les secondes en ont une, même si elle est marginale, voire originale pour certaines d’entre elles ». La commission des lois a totalement souscrit à ce constat.
Quelles sont les différentes situations possibles ?
Tout d’abord, dans les communes de moins de 1 000 habitants, les candidats ne font pas l’objet d’un « nuançage » et, parmi les élus, seul le maire se voit attribuer une nuance politique.
Pour les autres communes, un mandataire dépose la déclaration de candidature, assortie éventuellement d’une étiquette politique. L’administration opère ensuite son « nuançage politique » à partir des déclarations et des indices qu’elle peut recueillir. Les candidats découvrent alors, parfois dans la presse, la nuance politique qui leur a été attribuée. Cette nuance politique reste conservée au sein du fichier géré par le ministère de l’intérieur.
Cette situation crée des incompréhensions, voire des divisions internes à une même liste, quand des candidats découvrent qu’ils ont été affublés d’une nuance politique dans laquelle ils ne se retrouvent absolument pas. Tel est le cas, évidemment, des listes d’union communale que nous avons tous rencontrées dans nos départements, rassemblant des candidats de toutes tendances politiques, qui parfois ne connaissent même pas les préférences politiques de leurs colistiers. Dans les communes comptant entre 1 000 et 3 500 habitants, de tels cas sont légion.
Mme Marie-Thérèse Bruguière. Exactement !
M. Charles Revet. Tout à fait !
M. Jean-Patrick Courtois, rapporteur. Je me fonde, pour dire cela, sur les statistiques que le ministère de l’intérieur a bien voulu me transmettre : lors des dernières élections municipales, dans 41 % des communes de 1 000 à 3 500 habitants et dans 46 % des communes de 1 000 à 2 000 habitants, une seule liste se présentait, ce qui indique très souvent qu’il s’agit d’une liste transpartisane.
La commission des lois a donc estimé que cette proposition de loi était fondée pour deux raisons.
La première raison tient au respect du choix politique des candidats et des élus : je le dis, une nuance politique ne doit pas être imposée à des candidats dans les communes de moins de 3 500 habitants, car la constitution de listes à l’échelon local n’obéit pas forcément aux règles du jeu politique national. Si le candidat ne choisit pas d’étiquette politique, il doit rester « sans étiquette », y compris lors de l’attribution par l’administration d’une nuance politique.
La seconde raison est qu’il existe une marge d’erreur trop importante lorsque les services préfectoraux attribuent des nuances politiques aux listes et aux candidats dans les communes de 1 000 à 3 500 habitants. Je ne m’appesantirai pas sur des exemples concrets, mais les informations qui permettront, notamment au ministre de l’intérieur, d’indiquer des tendances nationales le soir du scrutin doivent reposer sur des bases solides. Or des nuances politiques attribuées parfois « au jugé » risquent de fausser l’exercice, car, je le répète, certaines listes peuvent abusivement être considérées comme « divers gauche » ou « divers droite ». Je me permets de souligner que le travail de « nuançage », avant 2013, ne portait pas sur les communes de moins de 3 500 habitants, ce qui ne créait aucun problème au ministère de l’intérieur pour dégager des tendances nationales.
Pour toutes ces raisons, la commission des lois a approuvé cette proposition de loi, sous réserve de l’adoption de deux amendements de forme que je lui ai proposés.
Ce texte, qui a vocation à s’appliquer sur l’ensemble du territoire national, introduit en fait deux règles claires.
Tout d’abord, pour toute élection, un candidat ou un élu pourra choisir son étiquette politique, ce qui correspond au droit actuel.
Ensuite, s’agissant de la nuance politique, deux situations sont distinguées : pour l’élection municipale dans les communes de moins de 3 500 habitants, aucune nuance politique ne sera attribuée si le candidat ou l’élu n’a pas lui-même fait connaître son étiquette politique ; pour les autres communes et les autres élections, le droit actuel demeurera en vigueur.
Sur l’initiative de notre collègue Isabelle Lajoux, qui a participé aux auditions que j’ai conduites, la commission des lois a précisé la teneur des informations qui devraient être délivrées par l’administration lors des dépôts de candidature : premièrement, la liste des nuances politiques utilisée par le ministère de l’intérieur pour l’élection concernée, ce qui consacre une pratique actuelle, imposée par la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés ; deuxièmement, le rappel du droit d’accès et de rectification dont les candidats disposent pour ce traitement de données dans le cadre de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
Ces précisions sont bienvenues et rappellent utilement que la loi du 6 janvier 1978 offre un réel droit de rectification dans les conditions de droit commun.
En conclusion, je ne vous cacherai pas que la commission s’est interrogée sur le caractère réglementaire de ce texte ; l’auteur de la proposition de loi lui-même s’est posé cette question et, dans l’exposé des motifs, il admet le caractère réglementaire des dispositions qu’il nous présente. Je crois cependant que ce texte a le mérite de poser un cadre clair pour l’attribution des étiquettes et des nuances politiques. Il est de nature à lever nombre d’inquiétudes et à provoquer le débat. Sa discussion nous fournit l’occasion d’interpeller le Gouvernement pour qu’il réponde aux questions que nous soulevons au nom des élus locaux.
Monsieur le ministre, pour ma part, je ne vous poserai en définitive qu’une seule question : le Gouvernement envisage-t-il a minima de « toiletter » le décret du 5 juillet 2001 ayant créé le « fichier des élus et des candidats aux élections au suffrage universel », afin que les règles soient plus accessibles et mieux connues par nos concitoyens ? Cela permettrait, je pense, de lever plusieurs ambiguïtés et donc, de fait, plusieurs inquiétudes.
Sous le bénéfice de ces observations, mes chers collègues, la commission des lois vous invite à approuver en l’état la proposition de loi qu’elle a elle-même adoptée. (Applaudissements sur les travées de l’UMP, de l’UDI-UC, du groupe écologiste et du groupe socialiste.)
M. Bernard Saugey. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je pourrais dire en préambule que, pour un Normand, l’esprit de nuance est une seconde nature… (Sourires.) Je pense que Philippe Bas, René Garrec et Jean-Claude Lenoir ne me contrediraient pas.
M. Charles Revet. Moi non plus !
M. Jean-Claude Lenoir. Vive la Normandie réunifiée ! (Nouveaux sourires.)
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Cela étant, je n’entends pas faire diversion, car je souhaite que la discussion sur ce sujet important soit la plus riche et la plus approfondie possible. Je suis très heureux d’être présent parmi vous cet après-midi pour l’examen de la proposition de loi de M. Jean-Claude Carle, dont je sais qu’elle a fait l’objet de l’approbation unanime des membres de la commission des lois la semaine passée.
Ce texte, déposé le 14 mars 2014, relaie de nombreuses plaintes de candidats et des critiques parfois assez vives de la part d’associations d’élus, dont j’ai été très largement saisi à l’occasion des élections municipales.
En ma qualité de ministre de l’intérieur, responsable de l’organisation des élections, je suis, comme vous, très attaché à la démocratie locale, et plus particulièrement au pouvoir des maires. J’ai été très sensible aux diverses oppositions qu’a pu susciter le système de nuançage introduit à l’occasion du renouvellement municipal de 2014 et je cherche, moi aussi, à arrêter un dispositif qui permette de répondre aux préoccupations qui se sont exprimées.
Je souhaiterais néanmoins porter à votre connaissance plusieurs éléments de réflexion, afin de bien préciser la signification des concepts, par souci de clarté.
Je voudrais tout d’abord rappeler la distinction entre « étiquette politique » et « nuançage ».
L’étiquette politique relève d’un choix libre des candidats, signifié sur leur déclaration de candidature. Ils peuvent d’ailleurs préférer ne pas en choisir et se déclarer « sans étiquette ».
Le nuançage, en revanche, relève du seul ministère de l’intérieur qui, en fonction des sensibilités des candidats et de leurs déclarations, leur attribue une nuance, ne correspondant pas nécessairement à l’étiquette déclarée. Assurée par les préfectures, l’attribution d’une nuance politique a pour objet exclusif de permettre d’analyser finement les résultats des élections.
Ensuite, je voudrais revenir sur la genèse de l’extension de ce nuançage aux communes de plus de 1 000 habitants, sujet qui nous occupe plus particulièrement aujourd’hui.
Avant les élections municipales et communautaires de mars 2014, le décret du 30 août 2001 permettait au ministère de l’intérieur de procéder au nuançage politique des candidats aux élections municipales exclusivement – j’insiste sur ce point – dans les communes de 3 500 habitants et plus. Le seuil pour la mise en œuvre du nuançage correspond donc à celui à partir duquel s’applique le scrutin proportionnel : ce n’est pas un seuil discrétionnaire.
La loi du 17 mai 2013 ayant abaissé à 1 000 habitants le seuil d’application du scrutin de liste aux élections municipales, le ministère de l’intérieur, assez logiquement, a demandé à la CNIL l’autorisation d’étendre le nuançage aux candidats dans les communes de 1 000 à 3 499 habitants.
Tel est le sens de la délibération du 19 décembre 2013 de la CNIL, qui complète le décret de 2001, et tel est, si je vous ai bien compris, l’objet de votre mécontentement.
Je dois à la vérité de dire que plusieurs préfectures m’ont alerté sur les objections de certains candidats estimant que l’électeur pourrait être trompé par une nuance qu’ils jugeaient en contradiction avec la réalité et le sens de leur candidature, ainsi que sur les nombreuses demandes de rectification de nuance déposées par de tels candidats.
Je comprends les critiques dont ce dispositif fait l’objet, cependant je ne crois pas que la remise en cause pure et simple du nuançage pour les communes de 1 000 à 3 499 habitants soit la bonne réponse à apporter.
En l’état, la proposition de loi pose d’abord un problème de droit : en aménageant le nuançage dans les communes de moins de 3 500 habitants par voie législative, elle vise à modifier des règles qui relèvent d’une délibération de la Commission nationale de l’informatique et des libertés et se trouve ainsi en contradiction avec la hiérarchie des normes.
En outre, la distinction entre communes de 3 500 habitants et plus et communes de moins de 3 500 habitants avait un sens avant la loi du 17 mai 2013, puisqu’elle se fondait, comme je l’ai rappelé, sur le seuil d’application du scrutin de liste.
Le scrutin de liste existant désormais pour toutes les communes de plus de 1 000 habitants, la proposition de loi, qui vise à permettre aux candidats, dans les seules communes de 1 000 à 3 499 habitants, de refuser tout nuançage me semble donc de nature à remettre en cause le principe d’égalité.
Enfin, il me semble justifié et légitime de conserver la pratique du nuançage.
L’argument selon lequel il n’y aurait pas de débat politique dans les petites communes est très largement contredit par la réalité : la vie démocratique y est extrêmement riche, comme en témoigne le fait que 60 % des 6 784 communes de 1 000 à 3 499 habitants ont été le théâtre d’un affrontement démocratique entre au moins deux listes. Nous pouvons d’ailleurs nous en réjouir, car cela est bon pour la démocratie.
Cependant, pour éviter que le nuançage ne donne lieu à de nouvelles polémiques, il me semble qu’il faut le cantonner à son objet d’analyse politique, en faisant en sorte qu’il n’interfère pas avec le débat public. Autrement dit, je pense que la bonne solution pour répondre à votre préoccupation, monsieur Carle, est de faire en sorte que cet élément d’analyse du scrutin, dont nous avons besoin, ne vienne pas contrarier le déroulement de la campagne en créant des ambiguïtés entre le candidat et les électeurs.
C’est bien, en effet, du débat public, ouvert, démocratique, que relève la discussion autour de l’appartenance politique, réelle ou proclamée, des candidats. Il ne revient pas à l’État – et a fortiori au ministre de l’intérieur – d’arbitrer ce débat. Aussi, je propose que ce soient les étiquettes déclarées par les candidats – et seulement celles-ci – qui soient désormais publiées pendant la campagne électorale, les nuances ne l’étant elles qu’après la promulgation du résultat des élections, à des fins d’analyse du scrutin.
Ce que je vous propose donc, c’est un esprit, des institutions et une pratique.
L’esprit, c’est celui de votre proposition de loi, monsieur Carle. Je souhaite le conserver, parce qu’il me semble de nature à répondre à des critiques légitimes.
Les institutions, ce sont les pratiques de nuançage utiles que le ministère de l’intérieur souhaite maintenir pour toutes les communes où s’applique le scrutin de liste.
La pratique, c’est celle que je vous propose de mettre en œuvre dès après l’adoption du présent texte, consistant à rendre le nuançage public uniquement après la fin des opérations de vote, de manière que celles-ci ne soient pas troublées. Tel est le sens de l’amendement que j’ai déposé dans un esprit constructif au nom du Gouvernement et qui vise à atteindre plusieurs objectifs : d’abord, supprimer toute référence au seuil de 3 500 habitants, pour éviter toute différence de traitement entre les communes élisant leur conseil municipal au scrutin de liste, une telle différence de traitement ne se justifiant pas et posant un problème de principe ; ensuite, prévoir que les candidats mentionnent dans leur déclaration de candidature leur étiquette politique dans des termes qu’ils définissent librement, en pouvant, bien entendu, au moment du scrutin, se déclarer librement sans étiquette sans que cette déclaration se trouve contrariée à aucun moment du scrutin. Le dispositif du nuançage politique des candidats demeurerait inchangé, mais la publicité de ce dernier serait rendue interdite avant la fin des opérations de vote.
Mesdames, messieurs les sénateurs, Mona Ozouf montre, dans un essai sur Jules Ferry, que la grande œuvre de celui-ci a été, bien plus encore que les lois scolaires, l’avènement de la démocratie à l’échelon local, notamment avec la loi du 28 mars 1882 instaurant l’élection des maires pour toutes les communes et la loi du 5 avril 1884 relative à l’organisation des pouvoirs municipaux : la mairie fut constituée comme un modèle réduit de la République parlementaire. Je sais que vous souhaitez inscrire votre démarche dans le respect de cet équilibre, cher à Jules Ferry, entre un État fort, garant de l’unité, et une riche vie communale, garante de la complexité.
Vous avez, pour atteindre cet objectif, mon plein et entier soutien. Je tiens à remercier le sénateur Jean-Claude Carle du dépôt de cette proposition de loi, le rapporteur de sa contribution très utile et le président de la commission des lois, qui a su orchestrer ce débat.
Les propositions faites par le Gouvernement prennent intégralement en compte la préoccupation formulée par M. Carle ; notre discussion d’aujourd'hui doit permettre d’aboutir à un bon compromis. En tout cas, le Gouvernement aborde ce débat dans un état d’esprit ouvert. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées de l’UMP. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Jarlier.
M. Pierre Jarlier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi est la bienvenue aux yeux des sénateurs de l’UDI-UC, car, dans un contexte de crise de confiance entre la population et nos institutions, l’élu local reste le garant du bon fonctionnement de notre démocratie de proximité. Il doit donc pouvoir s’engager librement et sans « étiquetage » particulier, s’il le souhaite, ce qui n’est plus vraiment le cas depuis l’entrée en vigueur des lois organique et ordinaire du 17 mai 2013.
En mars dernier, les électeurs de toutes les communes de plus de 1 000 habitants ont élu leurs conseillers municipaux selon le mode de scrutin proportionnel. Dans de nombreuses communes, ces évolutions répondaient à une attente forte des élus, qui souhaitaient la mise en place d’une majorité claire à l’issue d’une campagne dans laquelle le projet électoral primerait sur les considérations personnelles.
Mais un autre changement induit, à caractère réglementaire, auquel nous ne nous attendions pas, a suscité un réel malaise : les candidats dans les communes de 1 000 à 3 499 habitants ont dû, pour la première fois et à leur plus grand étonnement, remplir une liste d’informations partisanes destinées à constituer un « fichier des élus ».
Concrètement, les candidats peuvent attribuer à leur liste une « étiquette », c’est-à-dire désigner leur formation politique. Cette étiquette, si elle est librement indiquée, doit cependant être choisie au sein d’une nomenclature fixée par le ministère de l’intérieur.
Dans le même temps, la préfecture a, elle, l’impératif d’affecter une « nuance » aux candidats, soit, pour être plus clair, de les rattacher à un courant de pensée politique.
Cette nuance est attribuée de manière discrétionnaire par les services de la préfecture, sur la base d’un faisceau d’indices, ce qui est profondément choquant et entraîne des erreurs manifestes pouvant susciter l’incompréhension, pour ne pas dire plus, comme l’a indiqué tout à l’heure le rapporteur.
La nomenclature de l’administration est exhaustive. Parmi les choix possibles figure, outre les partis traditionnels, la mention « divers », regroupant par défaut les autres sensibilités politiques : partis anti-fiscalistes, religieux, socioprofessionnels, régionalistes, pour ne citer que ces exemples. En revanche, la nuance « sans étiquette », pourtant tout à fait légitime, ne figure nulle part, alors même que de nombreux candidats ne se reconnaissent dans aucune des sensibilités que j’évoquais, car ils sont avant tout animés par une volonté d’agir au service de leur territoire. Cette position se conçoit d’autant mieux, il faut bien le reconnaître, que les partis politiques ne bénéficient pas à l’heure actuelle d’une très bonne image dans l’opinion, c’est le moins que l’on puisse dire ! Tous les sondages d’opinion le démontrent : une cote de confiance inférieure à 10 %, c’est tout de même faible…
Ce fichier des élus n’est pas une nouveauté. Il existait déjà pour les communes de 3 500 habitants et plus et suscite, depuis l’origine, des incompréhensions.
Les élections de mars 2014, avec l’élargissement du champ du mode de scrutin proportionnel aux communes de 1 000 habitants et plus, ont permis de souligner nettement les dysfonctionnements liés à la constitution de ce fichier.
De nombreuses voix se sont élevées, notamment dans les communes rurales, pour dénoncer une situation qui, d’une certaine façon, nuit à la libre expression de l’action publique, et les associations nationales d’élus se sont largement mobilisées.
Deux problèmes se posent clairement : celui des « étiquettes » et « nuances » répertoriées ; celui du caractère arbitraire des « nuances » attribuées par l’administration aux candidats.
S’agissant des notions d’étiquette et de nuance, elles ont peu de sens pour les 6 659 communes désormais elles aussi concernées par le fichier des élus. En effet, beaucoup de candidats de petites communes forment des listes fédérant des sensibilités politiques extrêmement diverses. Ces personnes s’engagent et se rassemblent dans l’optique d’œuvrer pour le bien commun de leur village ou de leur ville et de ses habitants. Les listes sont constituées majoritairement sans considérations politiques et, le plus souvent, une liste d’entente se forme au-delà des clivages partisans pour présenter une candidature unique. Jean-Patrick Courtois l’a très bien rappelé : lors du scrutin de mars 2014, cela a été le cas dans 41 % des communes de 1 000 à 3 499 habitants et dans près de 50 % des communes de 1 000 à 2 000 habitants. La proportion est sans doute beaucoup plus importante encore dans les communes de moins de 1 000 habitants.
Ces listes ne peuvent donc être classées sous la rubrique « divers », un tel classement supposant en effet une revendication politique, celle-ci étant difficile à répertorier au regard de l’échiquier politique traditionnel.
En revanche, la mention « sans étiquette » traduit le caractère apolitique et non partisan de la liste conduite. Autrement dit, et pour reprendre les propos de notre rapporteur, les listes « sans étiquette » « n’ont pas de sensibilité politique revendiquée ».
Bien souvent – de plus en plus souvent, dirais-je –, ce n’est pas l’appartenance à un parti qui suscite la confiance des électeurs lors des scrutins locaux. Bien au contraire, c’est la qualité de l’engagement, la présence sur le terrain et la volonté d’agir pour le mieux-vivre ensemble, pour le territoire, au-delà de toute considération partisane, qui sont récompensées par les citoyens.
La reconnaissance de cette capacité de rassemblement des forces vives par la création d’une catégorie « sans étiquette » participerait donc, à sa mesure, à la rénovation de notre démocratie locale. Elle répondrait en effet à une réelle attente des électeurs et à un mouvement croissant, éloigné des clivages partisans. Tel est le sens de la notion du « sans étiquette » qu’introduit cette proposition de loi.
Le second problème soulevé lors des élections de mars dernier a trait à l’obligation faite aux préfets d’attribuer des nuances aux candidats dans les communes de moins de 3 500 habitants dès lors que ces derniers n’en revendiquent pas une eux-mêmes.
De fait, les listes dites « d’intérêt général » sont très difficiles à classer. Cette attribution autoritaire d’une nuance politique, fondée sur un faisceau d’indices – la déclaration du candidat et son éventuelle « renommée » sur le terrain–, est assortie d’une importante marge d’erreur. J’en veux pour preuve les réclamations formulées par de nombreux maires qui se sont vu attribuer des « nuances » sans aucun lien avec la réalité de leur engagement, citoyen et politique.
À cet égard, cette proposition de loi, qui vise aussi à supprimer l’obligation faite à l’administration d’attribuer une « nuance » pour les candidats dans les communes de moins de 3 500 habitants, va dans le bon sens.
Comme pour les étiquettes, chaque candidat doit pouvoir décider librement quelle « nuance » lui correspond : qu’elle puisse lui être attribuée arbitrairement par l’administration est, pour le moins, mal vécu par les intéressés. Mais attention : a contrario, cette nuance, lorsqu’elle est revendiquée par le candidat, doit aussi être cohérente avec la réalité ; le préfet doit y être attentif, pour éviter toute manipulation de l’opinion. Ce sujet est donc plus complexe qu’il y paraît.
Malheureusement, en février dernier, le ministère de l’intérieur a décidé de ne pas prendre en compte les remarques de l’Association des maires de France et de l’Association des maires ruraux de France sur la création de la catégorie « sans étiquette », qui relevait pourtant du bon sens.
Ce refus de reconnaître la distinction évidente entre une liste classée « divers » et une liste « sans étiquette » pour les communes de 1 000 à 3 499 habitants nous oblige aujourd’hui, ici au Sénat, malgré le caractère réglementaire d’un tel sujet, à nous saisir de cette question sensible qui ne saurait rester sans réponse.
La réalité, sur le terrain, ce n’est pas l’étiquette politique ; la réalité, sur le terrain, c’est l’engagement pour la République d’hommes et de femmes qui, bien souvent, ne se préoccupent pas de savoir si leur vision et l’ambition qu’ils ont pour leur territoire sont de droite, de gauche ou de toute autre tendance. C’est bien dans ces conditions que se constituent des équipes unies, dont la seule préoccupation est d’agir efficacement pour la commune. J’ajoute que c’est ce qu’attendent nos concitoyens.
Nous voterons donc, telle qu’elle nous a été présentée par le rapporteur, cette proposition de loi qui s’inscrit dans la lignée du combat que nous menons depuis des années en faveur de l’avènement d’une démocratie rénovée, loin de tout clivage dogmatique. Mes chers collègues, le parti de la très grande majorité des élus, c’est d’abord leur territoire ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE et du groupe socialiste.)
(M. Jean-Claude Carle remplace M. Charles Guené au fauteuil de la présidence.)