compte rendu intégral
Présidence de M. Charles Guené
vice-président
Secrétaires :
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx,
M. Alain Dufaut.
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Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
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Rôle des banques et acteurs financiers dans l’évasion des ressources financières
Débat sur les conclusions d'une commission d'enquête
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur les conclusions de la commission d’enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l’évasion des ressources financières en ses conséquences fiscales et sur les équilibres économiques ainsi que sur l’efficacité du dispositif législatif, juridique et administratif destiné à la combattre (Rapport n° 87)(demande de la commission d’enquête).
La parole est à M. le président de la commission d’enquête.
M. François Pillet, président de la commission d’enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l’évasion des ressources financières en ses conséquences fiscales et sur les équilibres économiques ainsi que sur l’efficacité du dispositif législatif, juridique et administratif destiné à la combattre. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite avant tout remercier la conférence des présidents d’avoir inscrit à l’ordre du jour du Sénat ce débat sur les conclusions de la commission d’enquête sur le rôle des acteurs financiers dans l’évasion des capitaux et sur les dispositifs destinés à combattre celle-ci.
J’ai eu l’honneur de présider cette commission durant la période que notre organisation institutionnelle concède aux commissions d’enquête pour mener leurs travaux, une période trop brève.
Mme Nathalie Goulet. C’est vrai !
M. François Pillet, président de la commission d’enquête. Je rappelle que cette commission est née d’une demande de nos collègues du groupe CRC, présentée dans le cadre des dispositions issues de la révision constitutionnelle de 2008 adoptée par la précédente majorité, sur l’initiative de l’ancien président de la République. Depuis 2008, nous mesurons, lors de chaque session parlementaire, les progrès de gouvernance rendus possibles par cet aspect de la révision.
Peut-être tout n’est-il pas parfait, et devrions-nous réfléchir à élargir les limites temporelles des commissions d’enquête, en particulier lorsqu’elles chevauchent des périodes de l’année peu propices à des investigations. Par ailleurs, les contraintes de temps sont proportionnelles à l’ampleur de l’objet des commissions d’enquête : sous ce rapport, je dois confesser que la nôtre aurait sans doute mérité des délais plus en rapport avec son propos.
Cette remarque faite, je tiens à saluer le travail de notre rapporteur, Éric Bocquet, dont la qualité a été l’une des principales raisons de l’adoption à l’unanimité du rapport de la commission d’enquête. Confronté à un sujet particulièrement difficile par son ampleur et par les aspects techniques pluridisciplinaires qu’il comporte, disposant en définitive de moyens très comptés, notre rapporteur a toujours évité de céder à la tentation à laquelle parfois on ne résiste pas dans ce domaine : la caricature à des fins plus ou moins populistes.
L’unanimité à laquelle nous sommes parvenus – et à laquelle avait également abouti une précédente commission d’enquête sur l’évasion fiscale internationale, présidée par Philippe Dominati, dont le rapporteur était déjà Éric Bocquet – me semble aussi traduire une sensibilité partagée : nous voyons comme première condition de la justice fiscale que les lois s’appliquent, et qu’elles s’appliquent à tous.
Vous concéderez certainement, monsieur le ministre, que le Sénat ne vous mesure pas les moyens de lutter contre la fraude fiscale. Je pense que vous admettrez pouvoir trouver dans le Sénat une assemblée certes exigeante sur l’efficacité réelle de vos projets et sur certains principes touchant aux libertés publiques, mais qui enrichit, par des propositions très nourries, l’action publique en matière de lutte contre la fraude.
Au demeurant, dans la période particulièrement trouble que nous avons traversée, je veux me souvenir que les travaux du Sénat sur les questions dont nous parlons, loin d’avoir été négligés, ont plutôt été comptés au crédit de nos institutions.
Le contrôle par les institutions parlementaires des pouvoirs, qu’il s’agisse de celui que vous représentez, monsieur le ministre, ou qu’ils relèvent d’autres pouvoirs, plus économiques, est une œuvre irremplaçable à laquelle, j’en suis sûr, les membres de la commission d’enquête ont eu le sentiment de contribuer.
Néanmoins, la multiplication des commissions d’enquête et des missions communes d’information sur la fraude fiscale et les moyens mis en œuvre pour la contenir est-elle complètement satisfaisante ? Il faudra prendre le temps d’une réflexion parlementaire sur nos modes d’organisation pour répondre à cette question. Des propositions ont été formulées qui visent à rendre plus régulier et plus collégial le contrôle dans ce domaine ; nous verrons bien.
Comment ne pas rappeler ici l’atmosphère particulière dans laquelle les travaux de notre commission d’enquête se sont déroulés ? Ces derniers ont en effet été marqués par des affaires successives, dont certaines ont été judiciarisées, mais aussi par des initiatives tous azimuts.
Au niveau international, le G8 et le G20 se sont réunis, tandis que, au niveau national, une série de textes ont été adoptés : la loi de séparation et de régulation des activités bancaires, qui comporte plusieurs dispositifs intéressant l’évasion des capitaux, la loi relative à la transparence de la vie publique, qui touche au problème des conflits d’intérêts, et, bien entendu, la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.
Ces initiatives prolongent le mouvement lancé en d’autres temps, au cœur de la crise financière, pendant laquelle la France a porté très haut les exigences de restauration de l’ordre public financier international. Elles s’inscrivent dans le sillage d’une mobilisation qui, à l’instigation du précédent président de la République, a vu notre pays se donner de nouvelles armes de lutte contre la fraude fiscale et entraîner ses partenaires dans un effort inédit pour combattre l’évasion fiscale internationale.
Nous devons donc nous féliciter d’une forme de continuité, à laquelle les observations de notre commission d’enquête dans son domaine d’étude invitent à donner de plus amples prolongements.
Évasion des capitaux et finance : mieux connaître pour mieux combattre : tel est le titre de notre rapport. C’est aussi l’axe principal des dispositions législatives que nous avons adoptées au cours des derniers mois.
Nous avons fondé notre réflexion et nos propositions sur les leçons de la crise financière. Celle-ci a révélé le potentiel d’opacité de la finance et de ses réseaux et mis en évidence les défis que représente la connaissance fine d’organismes gigantesques, trop gros pour faire faillite mais aussi trop gros pour être maîtrisés. La crise a aussi inspiré le sentiment que les superviseurs et les contrôleurs éprouvent d’immenses difficultés pour réunir les informations nécessaires à leurs missions et pour leur réserver toujours le traitement nécessaire.
Nos propositions visent à réduire l’asymétrie d’information entre les acteurs financiers et les organismes publics. Plus globalement, elles tendent à permettre aux administrations de surmonter leurs handicaps face à des réseaux internationaux pour le moins agiles. Dans ce domaine, la confiance dans l’action publique doit gagner du terrain, ce qui est aussi un gage d’efficacité.
À cet égard, permettez-moi de faire état de quelques sujets d’inquiétude.
En premier lieu, la continuité des majorités dans l’action contre la fraude fiscale, que j’ai signalée il y a quelques instants, n’est pas entière. Je dirai même qu’une forme de rupture s’est produite en 2012, lors du changement de majorité. Aujourd’hui, en effet, en même temps que notre pays soutient la convergence internationale dans la lutte contre l’évasion fiscale, la singularité s’accentue d’une France « saisie », selon le mot du ministre des finances lui-même, d’un ras-le-bol fiscal dont l’une des issues, redoutable, peut être la fuite des activités et donc des capitaux.
Mes chers collègues, craignons de voir ce que nous pourrions gagner contre l’évasion fiscale perdu dans la fuite des capitaux ! Et œuvrons à apparier notre politique fiscale aux progrès, aussi nécessaires que malheureusement hasardeux, de l’harmonisation fiscale, notamment dans une Europe de plus en plus éclatée de ce point de vue.
Soyons aussi tout à fait convaincus que la lutte contre l’évasion des capitaux doit être prise en charge par l’Europe, qui ne peut laisser le champ libre aux États-Unis dans ce domaine. En effet, si l’Europe n’assume pas ses responsabilités, la formidable concurrence que suscite l’attraction des capitaux risque de se dénouer à ses dépens, donc aux nôtres.
Parmi les événements intervenus au cours de notre commission d’enquête figure la publication de la circulaire dite Cazeneuve, dont vous nous donnerez certainement, monsieur le ministre, quelques éléments de bilan. Dans la droite ligne des principes que je viens d’énoncer, et tout en étant conscients des difficultés, nous avons suggéré que les modalités des régularisations fiscales puissent être réétudiées si elles s’accompagnaient d’une condition de rapatriement des fonds dissimulés à l’étranger.
En second lieu, je désire insister sur les défis que le législateur doit relever dans le domaine dont nous parlons.
Les différents textes que nous avons examinés en 2013 ont été associés à un événement à la suite duquel certains ministres ont changé de fonctions. Or les lois préparées dans l’urgence, dans un mouvement de réaction, sont bien souvent dangereuses – la décision du Conseil constitutionnel rendue publique hier le confirme d’une certaine façon. En tout cas, elles témoignent rarement d’une vision suffisamment complète pour embrasser l’ensemble des enjeux d’une politique publique.
Lorsqu’il s’agit d’un phénomène naturellement difficile à appréhender et qui ne cesse d’échapper au législateur, ce qui est le cas de l’évasion des capitaux, il faudrait, à plus forte raison, prendre le temps de s’interroger très soigneusement avant de légiférer.
Nous devons être conscients qu’une certaine indétermination subsiste sur ce qui relève d’une gestion normale de l’impôt par les contribuables et ce qui constitue une forme d’auto-exemption faisant violence à nos lois fiscales.
Dans ce domaine, la tentation existe de légiférer ponctuellement, en adoptant des dispositifs ad hoc. J’ai le sentiment que, en ces temps de débat sur la réforme fiscale, nous devrions commencer par nous interroger sur le sens même de nos grands impôts et sur l’adéquation entre leurs logiques et les textes en vigueur.
Il nous faut également tirer les leçons de l’application de certains dispositifs antifraude adoptés ces dernières années, qui ratissent trop large. En particulier, il conviendrait de limiter les déductions d’intérêts, dont la portée s’est peu à peu amoindrie sous l’effet des nécessités.
De même, les dispositifs visant à pénaliser les paradis fiscaux et les structures opaques, que chacun approuve, doivent, pour être efficaces, être réellement mis en œuvre – la décision prise hier par le Conseil constitutionnel ne peut que renforcer cette observation.
Enfin, je m’interroge sur l’adoption de dispositions floues qui peuvent réduire la sécurité juridique des agents économiques, mais aussi de l’administration, s’agissant notamment de la réforme de l’abus de droit.
Tant une clarification de notre doctrine fiscale qu’une amélioration de notre gestion publique des impôts seront, pour l’avenir, des objectifs prioritaires.
En troisième lieu, monsieur le ministre, il me faut souligner les attentes déçues de ceux qui comptaient sur l’engagement, pris par votre majorité auprès du monde judiciaire, de faire sauter ce que l’on appelle le « verrou de Bercy ». (Mme Nathalie Goulet s’exclame.) Ce problème a été soulevé à plusieurs reprises lors de nos auditions, et sans doute une majorité des membres de la commission d’enquête estimaient-ils que des avancées décisives devraient intervenir à cet égard.
Seulement, il nous fallait tenir compte des votes intervenus. Aussi nous sommes-nous contentés d’émettre le souhait que cette importante question puisse faire l’objet d’un plus ample informé, comme l’on dit dans les parquets. De fait, ce débat ne peut que revenir sur le devant de la scène à mesure que la consolidation de normes internationales progressera.
La judiciarisation de l’action des services de contrôle fiscal a certainement ses limites juridiques au regard de la cohérence d’ensemble de l’action publique ; souvenez-vous, mes chers collègues, de tous nos débats à l’occasion de l’examen du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.
Cependant, nous sommes d’ores et déjà beaucoup plus exigeants sur d’autres points, comme la nécessité de donner aux services judiciaires les moyens de leur action et de faire une application rigoureuse de l’article 40 du code de procédure pénale. Mes chers collègues, j’insiste sur ce dernier objectif : en vérité, il est toujours aventureux que les pouvoirs constitués ne s’attachent pas à faire respecter les lois qu’ils adoptent !
Mieux connaître, pour mieux la combattre, la soustraction des capitaux aux nécessités reconnues de l’intérêt public : c’est un programme dont nous aurons à connaître dans les prochaines années, compte tenu des calendriers d’action convenus entre les États et des progrès considérables qui restent à accomplir pour assurer la conformité de la finance à ces nécessités.
Je forme le vœu que, à l’avenir comme dans le passé le plus proche, le Sénat ne se décourage pas d’entreprendre tous les efforts nécessaires et qu’il sache se réunir autour d’objectifs qui transcendent nos clivages ! (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.