Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Laurent Fabius, ministre. J'imagine que, sur ce sujet, nous partageons à peu près tous la même vision des choses : il faut aller vers la coexistence de deux États. La situation actuelle n'est favorable ni aux Palestiniens, qui n’ont pas justice, ni à Israël, qui ne bénéficie pas d’une sécurité absolue. À cet égard, la situation dans certains pays et l’attitude même du gouvernement israélien, qui poursuit et amplifie la politique de colonisation, rendent plus difficile la recherche de la paix et d’une solution à deux États. (Mme Michelle Demessine acquiesce.)
Le développement durable est un autre sujet sur lequel vous auriez pu vous attarder davantage. Tout à l'heure, l'un d'entre vous a récapitulé les grands défis qui sont devant nous. Pour ma part, j’en vois six, qui concernent non seulement la France, mais l'ensemble du monde nouveau : le défi économique, le défi démographique, le défi du rayonnement culturel et éducatif, le défi sécuritaire, le défi démocratique et le défi écologique.
Le développement durable n'est pas simplement un slogan, c'est un objectif, une ambition, une nécessité. Vous le savez, la France va prendre une grande initiative : elle est candidate pour accueillir la grande conférence sur le climat de 2015. L’enjeu est considérable, puisque les conférences précédentes se sont soldées par des échecs. Là aussi, il faudra que la France et l'Europe avancent.
Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez également peu abordé la question de la francophonie et du rayonnement culturel et éducatif. Cela étant, je sais que nous partageons le même sentiment : on ne peut séparer cette question de celle du dynamisme économique et de la puissance d'influence de la France ; elles sont liées.
Enfin, il a été très peu question d’Europe. Or, beaucoup de nos choix, en matière de politique étrangère, sont liés à ceux que fera ou ne fera pas l'Europe. Nous aurons d’autres débats sur ce sujet. Je dirai simplement aujourd’hui que la politique du Gouvernement et du Président de la République entend promouvoir résolument une Europe réorientée et différenciée, dont les pays de la zone euro forment le cœur battant et qui puisse aller plus loin, sur la base du volontariat, dans les domaines de la défense ou de l'énergie, par exemple.
Je répondrai maintenant aux questions soulevées par les différents intervenants.
Monsieur Pozzo di Borgo, vous avez insisté sur l'aspect économique. Je suis tout à fait d'accord avec vous. La puissance de la France tient certes à de nombreux facteurs, mais elle sera en péril si notre pays continue à s’affaiblir sur le plan économique. Si notre compétitivité et d'autres éléments déterminants de notre économie s’érodent encore à l’avenir, un jour viendra où, pour employer un épouvantable jargon sociologique, beaucoup pourront nous demander « d’où nous parlons ». Je n’identifie pas tout à fait le poids et le rôle, mais, sans poids, il n'y a pas de rôle ! C’est l'une des grandes questions qui se posent à la fois à l'Europe et à la France.
M. le président Carrère a, comme à l’habitude, soulevé des questions très pertinentes. Je répondrai plus particulièrement aux propos qu’il a tenus sur la défense. Bien sûr, nous connaissons les contraintes budgétaires et les difficultés de toutes sortes auxquelles la France doit faire face. Ces difficultés tiennent non pas à l’Europe, comme on l’entend souvent dire – celle-ci ne fait que les formaliser –, mais au fait que, malheureusement, la France est extrêmement endettée et que la question de son indépendance est posée : il faut réagir, et puisque l'on ne peut pas le faire en augmentant indéfiniment les impôts, nous devons investir résolument dans tous les domaines et réaliser des économies de fonctionnement. Il le faut pour assurer notre indépendance nationale et l’avenir de nos enfants.
En matière de défense, l’opération au Mali montre que nous avons des choix à faire ; elle révèle à la fois nos forces et nos faiblesses.
Si nous pouvons intervenir dans l’Adrar des Ifoghas, c’est parce que les Américains mettent à notre disposition un drone sophistiqué, dont nous ne possédons pas l’équivalent.
Si nous avons pu acheminer sur le terrain, souvent en un temps record, des troupes françaises et africaines en nombre suffisant et leurs matériels, c’est parce que des avions de transport, ainsi que des avions ravitailleurs, ont été mis à notre disposition.
Dans le même temps, si nous avons pu agir de manière aussi efficace, c’est parce que nous avions des troupes pré-positionnées, en Afrique notamment.
En tout état de cause, étant donné les contraintes budgétaires qui s’imposent à nous, tout ne peut pas être prioritaire. Vous aurez ce débat, dont le président Carrère a exposé les termes de façon très pertinente.
Madame Demessine, vous vous êtes interrogée sur la situation au Mali, en vous déclarant favorable à la transformation de la base juridique actuelle de notre intervention en opération de maintien de la paix. C’est précisément ce que nous souhaitons faire.
Je relève toutefois un point de désaccord entre nous. Vous avez indiqué, à propos de notre intervention au Mali, que nous agissions pour protéger nos intérêts économiques dans ce pays. Or, si nous avons des intérêts économiques au Niger, pays qui est l’une de nos principales sources d’approvisionnement en uranium, nous n’en avons pas au Mali. Je voulais le signaler, pour répondre à une antienne souvent reprise.
Mme Goulet, comme d’ailleurs M. Lorgeoux, est intervenue sur la question turque et sur le soutien à l’Azerbaïdjan. Je lui confirme que la France, qui co-préside le groupe de Minsk, maintient une position forte, conforme aux principes de Madrid. Nos relations avec ce pays très important qu’est la Turquie se sont beaucoup améliorées ces derniers mois, même s’il subsiste encore quelques points de discussion. J’ai récemment annoncé à mon homologue turc, M. Davutoglu, que, sans préjuger de l’avenir, qui comme chacun sait n’appartient qu’à Dieu – quand on y croit ! (Sourires.) –, nous étions d’accord pour ouvrir le chapitre régional, à savoir le chapitre 22. Nos amis Turcs souhaitent que beaucoup d’autres soient également ouverts ; nous n’en sommes pas encore là, mais il nous a semblé que cette initiative était utile. D’autres sujets devront bien entendu être débattus, pour aboutir à un apaisement ou à une clarification. Nous pensons que l’Europe et la France doivent entretenir de bonnes relations avec cette puissance d’avenir qu’est la Turquie. C’est dans cet esprit que nous avons pris cette position.
M. Baylet a notamment parlé du Mali, de l’Iran et de la Syrie ; j’y reviendrai.
Mme Aïchi est intervenue essentiellement sur le Mali, l’Afghanistan, l’Égypte et la Tunisie, faisant ainsi un petit tour du monde. Le Premier ministre du Mali, M. Sissoko, que je viens de rencontrer, m’a confirmé les dates de l’élection présidentielle. Je lui ai dit à quel point il était important que l’on s’en tienne à ces dates, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai.
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Absolument !
M. Laurent Fabius, ministre. M. Larcher s’est livré à une analyse extrêmement pertinente, en tant que co-président, au côté de Jean-Pierre Chevènement, du groupe de travail sur le Sahel. Les questions qu’il a soulevées rejoignent d’ailleurs ce que j’ai pu dire à propos des conclusions à tirer d’autres interventions pour éviter la répétition de toute une série d’erreurs ayant pu être commises sur d’autres théâtres.
Mme Durrieu a parlé des printemps arabes et posé des questions redoutables : l’Islam et la démocratie sont-ils compatibles ? La loi s’imposera-t-elle à la religion ? Ne voulant pas vous retenir toute la nuit, mesdames, messieurs les sénateurs, je ne me risquerai pas à essayer d’y répondre. En tout cas, vous avez raison de souligner, madame Durrieu, que nous devons être attentifs à la terminologie que nous employons. En effet, notre ambassadeur dans un pays du Golfe m’a alerté sur la traduction souvent très surprenante donnée par la chaîne Al-Arabiya de certains de nos propos. Ainsi, lorsque nous parlons des « islamistes », cette chaîne traduit ce mot par « musulmans » et en vient à faire dire au Président de la République ou à tel ministre français que notre pays intervient au Mali pour lutter contre les groupes musulmans… Ce n’est évidemment pas du tout ce que nous avons à l’esprit, mais nous devons donc faire très attention à notre vocabulaire. Il en va de même pour le terme « djihad » : quand nous parlons de « djihadistes », il ne s’agit généralement pas de formuler un compliment, mais, pour un musulman, le djihad ne désigne pas nécessairement une position extrémiste ; c’est avant tout une recherche pour aller au bout de soi-même. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Président de la République, le Premier ministre, mon collègue Jean-Yves Le Drian et moi-même parlons désormais de groupes terroristes ou narco-terroristes lorsque nous évoquons les groupes auxquels nous faisons face.
Beaucoup d’entre nous peuvent, me semble-t-il, se retrouver dans les propos qu’a tenus M. Boutant sur l’Algérie. Il est vrai que, pour des raisons historiques, nos relations avec ce pays ont longtemps été délicates, mais je constate une évolution très positive ces derniers temps, tant avec les autorités qu’avec la population. Je m’en réjouis, eu égard à la proximité de nos deux peuples. Cela peut s’expliquer par l’effet du temps, mais aussi par des événements dramatiques, comme celui d’In Amenas. En l’occurrence, les autorités françaises ont pris, me semble-t-il, la position qui convenait. Les Algériens ont souffert peut-être plus qu’aucun autre peuple du terrorisme, puisque celui-ci a fait, dans les années quatre-vingt-dix, environ 150 000 victimes parmi eux. Ils voient bien, surtout après l’épisode d’Ansar Eddine, à qui ils avaient cru pouvoir faire confiance mais qui a finalement voulu marcher sur Bamako, que les groupes terroristes ne peuvent pas être différenciés.
Nous avons donc pu établir une coopération pleine et entière avec les autorités algériennes, ce qui est évidemment très important, au-delà des conflits actuels, pour envisager l’avenir du Maghreb et de l’Afrique.
M. Guerriau a posé une série de questions sur le Mali et la Libye. Comme il le sait sans doute, à la demande des autorités libyennes, en particulier du président de l’assemblée nationale et du Premier ministre, qui sont des personnalités tout à fait remarquables, nous avons tenu, la semaine dernière, une réunion de deux jours sur la sécurité dans leur pays. De nombreux ministres libyens y ont participé, malgré la difficulté des temps, et nous avons saisi cette occasion pour les mettre en contact avec des ministres français et de nombreux responsables d’affaires.
Une ambassadrice, Mme Malika Berak, a été nommée pour suivre les questions libyennes au quotidien, car j’ai senti que cela répondait à un besoin. Elle m’a transmis son compte rendu des entretiens bilatéraux et des rencontres qui ont eu lieu avec les responsables d’entreprises. Mon cabinet pourra vous le communiquer si vous le souhaitez, mesdames, messieurs les sénateurs. Les choses progressent, mais un suivi au jour le jour est nécessaire. La Libye est un pays ami, qui dispose de ressources potentielles considérables et s’apparente à certains égards, sur le plan économique, aux pays du Golfe. La volonté de travailler ensemble est partagée.
M. Couderc, changeant de continent, a consacré son propos à la Corée du Nord et à la sécurité nucléaire. Il est vrai que ce qui vient de se passer en Corée du Nord est d’une importance considérable. Ce pays, dont la population est affamée, a été capable de mettre sur orbite un missile balistique avec une très grande précision, au dire des techniciens. Surtout, il a fait exploser l’autre jour un élément miniaturisé dont la puissance, selon les experts, se situe tout de même entre 25 % et 100 % de celle de la bombe d’Hiroshima. On ne sait pas exactement quel matériau a été utilisé, car il est impossible de l’identifier quelques heures après l’explosion. Toutefois, s’il s’agit effectivement du matériau que nous redoutons, cela place alors la menace coréenne à un très haut niveau. J’ai reçu plusieurs appels téléphoniques à ce sujet, dont l’un, très alarmiste, de mon homologue japonais. Les Chinois, qui peuvent avoir une influence décisive dans cette affaire, ont condamné cet essai et convoqué l’ambassadeur de Corée du Nord à Pékin. Nous sommes en train de travailler, au Conseil de sécurité des Nations unies, sur les termes d’une résolution. Ce n’est pas une affaire que l’on peut prendre à la légère. Les spécialistes nous expliquent que ce lancement est intervenu à un moment très particulier, alors que le président Obama prêtait serment et que les nouvelles autorités chinoises s’installaient. La réalité, c’est que nous sommes en présence d’un régime qui possède désormais à la fois des lanceurs et la technique nucléaire. C’est à l’évidence une situation extrêmement dangereuse.
M. Roger s’est exprimé, en des termes que chacun peut faire siens, sur les industries de défense et le rôle de la France. Toutefois, je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui sur l’OTAN. Pour ma part, je me sens très proche de la position d’Hubert Védrine quant aux conséquences de la réintégration de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN. Vous savez que, à l’instar de la formation politique à laquelle j’appartiens, je n’y étais pas favorable. Mais, après en avoir tiré le bilan, nous estimons aujourd’hui que la question d’une sortie de l’OTAN n’est pas du tout d’actualité. Le président Sarkozy avait invoqué deux arguments en faveur de cette réintégration : elle devait nous permettre, d’une part, d’occuper une position beaucoup plus forte au sein de l’OTAN, et, d’autre part, de développer une défense européenne. Sur ce second point, nous attendons encore, mais nous sommes partisans de la construction d’une défense européenne, qui n’est pas contradictoire avec l’existence de l’OTAN.
Sur ce sujet, les mentalités sont peut-être – j’insiste sur ce « peut-être » – en train d’évoluer. En effet, de nombreux pays européens, notamment ceux dits « de l’Est », s’en sont longtemps remis au parapluie américain, sans doute en partie par un antisoviétisme devenu un « anti-russisme ». Cependant, ils constatent que les États-Unis, qui s’intéressent de plus en plus à l’Asie et au Pacifique et connaissent eux aussi des problèmes budgétaires, ne sont pas nécessairement prêts à consacrer des sommes considérables pour assurer la défense des pays d’Europe. Il peut être tentant, pour les Américains, de dire à la première puissance économique et commerciale du monde qu’est l’Europe qu’il lui revient de faire les investissements nécessaires à cette fin. En outre, les événements en cours au Mali montrent aux Européens quelles sont à la fois les nécessités et les apories.
Même si le processus peut être lent, je sens donc se dessiner une certaine évolution. On a parlé, de manière un peu négligente, de « Weimar » ou de « Weimar plus », mais on s’aperçoit qu’il y a place pour la mutualisation de certaines démarches. Les Français, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, les Polonais – je laisse de côté le cas spécifique des Britanniques – ne vont pas décider, le cas échéant, de construire des avions ravitailleurs, des avions transporteurs ou des drones chacun de leur côté !
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Cela n’aurait pas de sens !
M. Laurent Fabius, ministre. De tels processus de mutualisation seraient positifs non seulement au regard de notre idée de l’Europe, mais aussi pour l’industrie de défense européenne, qui est largement une industrie française. C’est dans cet esprit-là que nous souhaitons travailler.
M. Beaumont a fait une communication passionnante sur la « maritimisation » et la nouvelle carte des océans. Je suis pleinement d’accord avec ses propos et me tiens à sa disposition pour en parler plus longuement s’il le souhaite.
M. Berthou a évoqué la diplomatie économique ; j’y reviendrai dans quelques instants.
Je confirme à M. del Picchia que je mets sur pied le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie, le CAPS. Jusqu’à présent, il existait un Centre d’analyses et de prévision. Ce dernier organisme est très utile et la qualité de son personnel n’est pas en cause, mais la réflexion doit servir notre stratégie et ne pas demeurer dans l’abstraction. À l’instar de M. del Picchia, je pense que plus l’horizon est incertain, plus l’anticipation stratégique est nécessaire.
Enfin, M. Lorgeoux a consacré son propos à la Turquie ; je pense lui avoir déjà répondu.
Je consacrerai la fin de mon intervention aux trois sujets que j’ai annoncés en préambule.
La diplomatie économique, tout d’abord, n’est pas un gadget. Il s’agit d’un choix absolument décisif pour préparer les années qui viennent.
Le Quai d’Orsay s’occupe de toutes les questions internationales, et notamment des crises, à l’exclusion de la crise économique. À mon arrivée à la tête de ce ministère, j’ai trouvé cette situation assez paradoxale, vu la prégnance des problématiques économiques. Que l’on me comprenne bien : je ne prétends pas que les ambassadeurs m’aient attendu pour s’occuper d’économie. Ils le font déjà, et très bien au dire des grandes entreprises. Cependant, il s’agit d’afficher expressément cet objectif.
Le ministère de l’économie et celui du commerce extérieur mènent bien sûr une action très importante, mais il se trouve que nous disposons du deuxième réseau diplomatique au monde, fort de 15 000 personnes. Au regard de l’ampleur du déficit de notre commerce extérieur, de l’ordre de 68 milliards d’euros, de notre situation difficile en matière de compétitivité et des problèmes que rencontrent nos moyennes entreprises pour exporter, nous devons prendre des initiatives, allant de la simple instruction donnée à tous les ambassadeurs de se fixer un objectif en termes économiques à la création, au Quai d’Orsay, d’une direction chargée de suivre l’élaboration des normes internationales, qui est lourde de conséquences pour les entreprises françaises. Nous devons également mettre en place une interface avec les PME et les organisations économiques. Des personnalités, dont M. Raffarin, que je salue, ont accepté d’assumer une part de la relation bilatérale, en particulier sur le plan économique, avec certains pays : je pense à l’Algérie, à la Russie pour Jean-Pierre Chevènement, au Mexique pour Philippe Faure, au Japon pour Louis Schweitzer, qui fut à l’origine de l’alliance entre Renault et Nissan.
Tout cela est modeste, me direz-vous, mais c’est l’addition de choses modestes qui peut permettre de débloquer des situations. Il faut que cent fleurs jaillissent. Un certain nombre d’ambassadeurs de grande qualité n’étant pas affectés, j’ai proposé aux présidents de région de les placer à leurs côtés, afin qu’ils mettent leur connaissance des réseaux diplomatiques au service des PME exportatrices.
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Très bien !
M. Laurent Fabius, ministre. Ces initiatives ne produiront peut-être pas toutes des résultats, mais la situation de notre économie nous impose d’orienter davantage notre appareil diplomatique vers l’économie.
Dans cette perspective, il nous faut aussi ajuster notre réseau diplomatique en fonction des réalités du XXIe siècle, en renforçant sa présence en Chine, en Inde, en Indonésie, là où se bâtit le futur. Les contraintes budgétaires ne nous permettant pas de créer de nombreux emplois, cela doit peut-être nous conduire à être un peu moins présents dans des postes réputés prestigieux, mais où nous n’avons pas besoin d’être représentés par des centaines de personnes. Il importe de s’adapter dans la concertation au monde de demain, au monde nouveau. La Chine compte 1,3 milliard d’habitants, la population de l’Inde dépassera bientôt ce chiffre. Dans vingt ans, 143 villes chinoises regrouperont plus de 1 million d’habitants : nous avons à promouvoir notre savoir-faire en matière d’urbanisation.
En ce qui concerne le Mali, il faut prendre en compte trois volets inséparables : la sécurité, la dimension politique et le développement. Si nous ne travaillons pas de concert sur ces trois volets, nous n’arriverons à aucun résultat.
S’agissant de l’aspect sécuritaire, nous avons, avec les Maliens et les autres troupes africaines, reconquis des villes, souvent dans des conditions extrêmement périlleuses. Au fur et à mesure que progresse la sécurisation de ces villes, les Français doivent être remplacés par des Maliens et des Africains : nous n’avons pas vocation à rester éternellement au Mali. Après avoir fait ce que nous avons à faire, selon des objectifs précis, nous réduirons notre présence, comme je l’ai encore expliqué cet après-midi au Premier ministre du Mali, M. Cissoko. Bien évidemment, nous n’allons pas laisser tomber nos amis Maliens, dont on a vu l’accueil qu’ils ont réservé à François Hollande, mais il doit être bien clair que, une fois le Mali rétabli dans son intégrité, nous n’assurerons pas une présence permanente.
Il appartiendra à l’armée malienne, dont la formation sera assurée, y compris sur le plan moral afin de prévenir les exactions, par 500 personnes mises à disposition par l’Europe, de prendre le relais avec les troupes africaines, celles-ci étant d’ores et déjà plus nombreuses sur le terrain que les nôtres.
La recherche des groupes terroristes et de leurs chefs fait bien sûr partie de ce volet sécuritaire : nous faisons le maximum, dans la discrétion, pour essayer de récupérer les otages français détenus dans cette région. Ces opérations, très difficiles, font appel à des techniques bien spécifiques, sur lesquelles je ne m’étendrai pas.
Madame Demessine, nous avons l’intention de transformer la base juridique de notre intervention au Mali, comme vous le souhaitez. Actuellement, cette intervention se fonde sur la résolution 2085 des Nations unies, prise au mois de décembre dernier et présentant certaines limites, s’agissant, par exemple, du champ d’action géographique de la MISMA. En plein accord avec les autorités maliennes – le président Dioncounda Traoré a d’ailleurs écrit à M. Ban Ki-moon en ce sens –, nous demandons une transformation de la base juridique de notre intervention en une opération de maintien de la paix, ce qui donnera un cadre durable à notre action, sécurisera juridiquement les choses et, ce qui n’est pas négligeable, permettra la prise en charge par l’Organisation des Nations unies du financement, jusqu’à présent largement assumé par la France et un certain nombre de pays voisins. Cette nouvelle base juridique, sans bouleverser les modalités de commandement, permettra de poursuivre les opérations de maintien de la paix au Mali, la France continuant bien sûr à remplir son rôle.
Cette démarche est sur le point d’être engagée. Nous ne prévoyons pas de grandes difficultés, car les autres pays membres du Conseil de sécurité approuvent cette orientation, mais il s’agira d’un changement important. Comme le rappelait tout à l'heure l’un d’entre vous, nous sommes allés au Mali dans un but précis, selon un délai précis. Nous avons tiré la leçon des interventions en Somalie ou en Afghanistan. C’est pourquoi le Président de la République, Jean-Yves Le Drian et moi-même avons pu dire, ce qui a un peu surpris, que si tout se passe comme prévu, nous devrions pouvoir commencer à réduire la présence de nos forces à partir du mois de mars. Il n’est pas du tout question de partir du jour au lendemain, nous allons faire notre travail jusqu’au bout, mais il ne faut pas donner le sentiment que notre présence est appelée à devenir permanente.
L’aspect politique est fondamental. Bien sûr, il faut rétablir la sécurité et l’intégrité du territoire malien, mais le dialogue est nécessaire. À cet égard, je vous informe que M. Sissoko m’a confirmé l’installation avant la fin du mois de la commission du dialogue.
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Très bien !
M. Laurent Fabius, ministre. Nous y tenons beaucoup. En outre, l’élection présidentielle est programmée pour le mois de juillet. Le Premier ministre Sissoko m’a assuré qu’il ferait le maximum pour que les choses se passent comme prévu. Je lui ai indiqué que cela était essentiel à nos yeux. En effet, à cause de la saison des pluies, les électeurs risquent de ne pas pouvoir accéder aux bureaux de vote si l’élection est organisée avec retard. De plus, si le gouvernement et le président actuellement en place sont bien sûr légitimes, ils sont de transition et ne peuvent se représenter. Une nouvelle équipe, avec laquelle nous devrons travailler, arrivera donc au pouvoir.
Par ailleurs, nous avons beaucoup insisté sur le fait qu’il fallait veiller à empêcher les exactions. Sur ce point, le Premier ministre Sissoko m’a assuré que des enquêtes seront diligentées – des représentants des Nations unies sont d’ailleurs arrivés hier à Bamako – et que les soldats maliens mis en cause ne bénéficieraient pas de l’impunité.
Les difficultés, notamment avec certaines populations du Nord, doivent être traitées par le dialogue, fondé sur deux principes intangibles : le respect de l’intégrité du Mali et l’exclusion des groupes terroristes. Tel est le cahier des charges.
En ce qui concerne le développement, des actions ont déjà été engagées et d’autres vont l’être, notamment par l’Europe. Au mois de mai sera organisée à Bruxelles une conférence internationale des donateurs, coprésidée par les autorités européennes et la France, afin d’assurer au Mali, et au-delà à l’ensemble du Sahel, les moyens du développement, en tirant là aussi les leçons de l’expérience.
Le développement doit porter sur les besoins de base de la population : l’électricité, l’eau, les transports… Le représentant que j’ai dernièrement envoyé à Kidal pour discuter avec les autorités locales a été frappé par l’absolu dénuement de la population. Il faut donc que les services publics soient rétablis, tout comme le drapeau malien ! C’est ainsi que pourra réussir l’intervention au Mali.
J’évoquerai enfin la situation dramatique en Syrie, reflétée par une espèce de comptabilité macabre : selon John Kerry, on dénombrerait près de 100 000 morts. Les réfugiés se comptent en centaines de milliers, sinon en millions : la seule Jordanie, qui n’est pas un grand pays, en accueille environ 600 000. Au mois d’août dernier, j’ai visité le camp de Zaatari, situé en plein désert ; il hébergeait alors 15 000 personnes, contre plus de 100 000 aujourd’hui. Imaginez leurs conditions de vie, avec le froid qui sévit en cette période !
La situation est terrible pour la Syrie, mais aussi pour la Jordanie, le Liban, qui risque d’être déstabilisé, la Turquie et l’Irak. Il faut que cela cesse !
La bonne solution, c’est le départ de Bachar El-Assad, on le sait bien. La France a été la première à miser sur la coalition nationale syrienne, dont le président, M. Al-Khatib, est un homme remarquable. Ses dirigeants soutiennent des principes qui nous agréent, en particulier le respect des droits de toutes les communautés, à commencer par celle des Alaouites. Si les droits de ces derniers étaient niés, l’ensemble de l’armée s’insurgerait. On aurait alors un schéma à l’irakienne : après le départ du raïs, le chaos règnerait pendant une décennie. Toute la difficulté est d’obtenir le départ de Bachar El-Assad sans que s’installe un vide institutionnel.
Nous soutenons donc M. Al-Khatib, mais la situation est compliquée, en raison de l’existence d’une certaine diversité au sein de sa coalition, d’une part, et de la question des armements, d’autre part. De l’autre côté, des armes arrivent d’Iran ou de Russie : le rapport de force est inégal, même si certains pays que je ne nommerai pas fournissent des armements à la coalition. Imaginez la situation de ces combattants presque dépourvus de moyens, soumis à des bombardements ! Pour autant, si on lève l’embargo sur les armes, il faut être sûr de leurs destinataires, afin qu’elles ne se retournent pas ensuite contre nous, comme ce fut le cas en Libye…
Dernièrement, M. Al-Khatib a fait preuve d’un esprit d’ouverture que je tiens à saluer : s’il refuse de discuter avec Bachar El-Assad, il accepterait de dialoguer avec un certain nombre de représentants du régime qui n’ont pas de sang sur les mains. Cette proposition responsable et très courageuse constitue déjà une évolution considérable.
Nous discutons avec les Russes et les Américains. Allons-nous réussir à nouer le fil d’un tel dialogue ? Le médiateur de l’ONU, M. Brahimi, partage la même position. Nous espérons que les choses vont pouvoir avancer en ce sens. À défaut, on risque d’assister à une escalade du nombre des victimes et à une victoire des extrémistes absolus, d’Aqmi ou d’autres mouvances. Contrairement à ce que disent les Russes, il s’agit d’une affaire non pas locale, mais internationale. Elle nous concerne tous.
Mesdames, messieurs les sénateurs, veuillez m’excuser d’avoir été beaucoup plus long que je ne le souhaitais. Exerçant depuis maintenant neuf mois mes fonctions, après huit tours du monde, j’ai la conviction que la France est une puissance d’influence, qu’elle est entendue, attendue, écoutée lorsqu’elle s’exprime. Son influence se fonde sur toute une série d’éléments disparates : son siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, son armement conventionnel et nucléaire, sa puissance économique, son rayonnement culturel, les principes de la Révolution française, son histoire, son action internationale pour les autres, au service de la régulation internationale, de la paix, de la démocratie.
Je suis heureux de constater que vous êtes nombreux à vous rassembler autour de la politique étrangère de la France. J’ai toujours plaisir à venir au Sénat, où prévalent l’élévation de pensée et l’esprit de rassemblement. (Applaudissements.)