Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Charon.
M. Pierre Charon. Madame le président, madame le ministre, madame le rapporteur, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, la loi du 19 juillet 1881 constitue l’un des nombreux symboles de notre République. D’ailleurs, il ne viendrait à l’idée de personne d’en contester les bienfaits démocratiques. Ainsi, en ces temps où l’on se donne pour principe de dénoncer les lois « bavardes », les lois « fragiles », qui ne résistent pas à un changement de majorité, c’est avec beaucoup de respect et d’humilité que j’évoque un texte qui fait honneur à la nation et à ses représentants.
Nous pouvons être fiers de cette loi, non pas uniquement parce qu’elle constitue le socle fondateur de la liberté de la presse, mais aussi – et c’est un point non négligeable – parce qu’elle emporte la protection de l’ensemble des citoyens en définissant les responsabilités de la presse française.
En effet, cette loi, qui a fait basculer la réglementation de la presse du régime préventif au régime répressif, préserve la liberté d’expression de tous débordements tels que l’offense, l’atteinte à l’honneur, la diffamation, la discrimination raciale, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 1er juillet 1972, ou la discrimination sexuelle, depuis l’adoption de la loi du 4 octobre 2004.
C’est d’ailleurs de ces deux dernières incriminations qu’il est question dans le présent texte. En effet, cette proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale le 22 novembre 2011, vise à harmoniser les délais de prescription institués par la loi du 29 juillet 1881 pour la poursuite des propos racistes ou xénophobes, d’une part, et pour celle des propos discriminatoires à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap de la victime, d’autre part. Alors que la poursuite des propos racistes ou xénophobes est prescrite après une période d’un an, la poursuite de propos discriminatoires à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap de la victime n’était plus recevable après une période de trois mois.
C’est pourquoi il est opportun de proposer d’instaurer un délai de prescription commun d’un an pour les deux types d’infraction, afin de concilier le droit de chacun d’exprimer ses opinions librement et celui d’obtenir justice pour les victimes de propos injurieux ou diffamatoires.
Une telle harmonisation se justifie d’autant plus que les sanctions pénales sont équivalentes. Cette incohérence résulte, en fait, de la loi du 9 mars 2004, qui avait prévu la répression des délits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence commis à l’encontre de personnes à raison de leur sexe ou de leur orientation sexuelle, sans modifier l’article 65-3 du code pénal afin de procéder à l’alignement des délais de prescription avec ceux qui sont prévus en matière de lutte contre les discriminations raciales.
Par ailleurs, le choix d’un alignement sur le délai le plus long se justifie, quant à lui, par la difficulté d’identifier les auteurs d’infractions sur Internet, qui empêchait la justice d’agir à temps.
En effet, un délai inférieur ne donnerait pas aux autorités de police le temps nécessaire pour recueillir les éléments indispensables à la poursuite des délits visés par la loi de 1881, car le caractère transfrontalier et anonyme des sources rend parfois compliquée l’identification des auteurs, notamment sur Internet.
Telle est ici la question principale. Dans bien des cas, en effet, les contenus diffusés ne sont pas le fait de journalistes ou de professionnels de l’information, soumis au contrôle d’un directeur de la rédaction et encadrés par des règles de déontologie.
Je tiens à saluer les propos tenus par Mmes Benbassa et Goulet. J’accepterais bien volontiers de participer à la mission d’information ou à la commission d’enquête dont elles demandent la création, afin que nous puissions élaborer ensemble un dispositif permettant de réguler l’expression sur Internet. Imaginez ce qui se serait passé pendant la Seconde Guerre mondiale si Internet avait existé : le travail de la Gestapo aurait été facilité…
Enfin, l’examen de ce texte en commission aura permis de le coordonner avec la loi du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. Il est logique de procéder à cet aménagement, puisque nous avions pris soin de condamner les incitations aux crimes terroristes.
Ainsi, en adoptant cette proposition de loi, nous permettrons de préserver, au-delà du droit de la presse, ce qu’il y a de noble dans le métier de la presse : l’information et le débat.
C’est la raison pour laquelle le gouvernement que nous soutenions avait pris soin de ne pas donner un champ trop large pour les délits de discrimination portant sur le sexe ou l’orientation sexuelle, afin de ne pas viser toutes les distinctions opérées entre les personnes physiques, ce qui aurait ouvert la voie à de nombreuses revendications susceptibles de constituer une réelle entrave au débat public.
Ce texte ne se limite pas à cela.
Tout d’abord, il vise non plus le seul métier de la presse, ou tout au moins la presse de métier, mais tous ceux qui souhaitent exprimer librement et ouvertement leur opinion et qui, de fait, doivent être soumis aux mêmes obligations que celles s’imposant aux professionnels.
Mme Nathalie Goulet. Nous n’y sommes pas encore !
M. Pierre Charon. Ensuite, il préserve le droit de chacun de voir respecter ses droits les plus essentiels, ceux qui font la grandeur de notre République.
Trop souvent, nous avons vu des individus porter atteinte au respect de la présomption d’innocence au seul motif que leur victime appartenait à une ethnie particulière ou à un sexe particulier ! Pourrions-nous tolérer aujourd’hui la résurgence de thèses prétendument scientifiques qui font le lit des comportements les plus répréhensibles, que nous avons payés autrefois au prix du sang et de la honte ? Certes non !
Ainsi, comme je le disais, cette loi est grande par le symbole qu’elle constitue, et aussi par la protection qu’elle apporte à nos droits les plus chers. C’est pourquoi je suis favorable à l’adoption du présent texte, qui vient en renforcer les bienfaits. Nos collègues de l’Assemblée nationale l’ont d’ailleurs adopté à l’unanimité des suffrages exprimés.
En guise de conclusion, je souhaite attirer votre attention, mes chers collègues, sur une question prioritaire de constitutionnalité qui a été transmise dernièrement par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel.
La haute juridiction judiciaire a en effet transmis, le 23 janvier dernier, une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881, qui dispose que le délai de prescription est porté à un an pour les délits évoqués précédemment.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Pierre Charon. Or les requérants ont estimé que la dérogation à la règle d’ordre public de la prescription trimestrielle prévue par la loi du 29 juillet 1881 portait notamment atteinte au principe d’égalité devant la justice.
Mme Nathalie Goulet. Absolument !
M. Pierre Charon. C’est pourquoi, et bien que nous n’ayons à l’heure actuelle aucune information sur les moyens des requérants, ni bien évidemment sur la position du Conseil constitutionnel, nous devons agir avec une certaine prudence, afin de ne pas fragiliser le dispositif de la loi sur la liberté de la presse, qui a allié, jusqu’à présent, efficacité et longévité. (Applaudissements.)
Mme Nathalie Goulet. Mais pas réparation !
Mme la présidente. La parole est à Mme Kalliopi Ango Ela.
Mme Kalliopi Ango Ela. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteur, mes chers collègues, le groupe écologiste se réjouit que l’examen de la présente proposition de loi ait enfin été inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Adopté à une forte majorité à l’Assemblée nationale, le 22 novembre 2011, ce texte est plus que jamais nécessaire.
Nous avions d’ailleurs, dès le printemps 2011, déposé à l’Assemblée nationale, puis au Sénat, une proposition de loi similaire, de nouveau déposée le mois dernier par le groupe écologiste. Nous estimons que l’allongement du délai de prescription à un an, s’agissant de la provocation à la discrimination, de la diffamation ou de l’injure à raison de l’origine ou de la religion, devrait également s’appliquer aux mêmes infractions lorsqu’elles sont à caractère sexiste, homophobe, transphobe, ou liées à un handicap.
Ce traitement différencié des victimes n’a pas lieu d’être ! En effet, ces diverses infractions sont soumises à un régime de peines identique, prévoyant de six mois à un an d’emprisonnement et de 22 500 à 44 500 euros d’amende.
Or la loi du 9 mars 2004, dite « Perben II », a porté ces délais de prescription à un an dans le seul cas où ces faits ont été commis à raison de l’origine ou de la religion. De ce fait, comme l’a fort justement rappelé notre rapporteur, le législateur a introduit une distorsion dans les délais de prescription pour des infractions de même nature. Cependant, rien ne justifie que ces actes se prescrivent toujours dans un délai de trois mois lorsqu’ils ont été commis contre des femmes, des gays, des lesbiennes, des bisexuels, des personnes transgenres ou des personnes handicapées.
Les délais de prescription des délits commis par voie de presse relèvent d’un régime dérogatoire au droit commun. Cela s’explique par une volonté légitime de protéger la liberté de la presse et d’assurer le respect des droits des médias. Néanmoins, l’exception introduite en 2004 pour la poursuite des propos injurieux, discriminants et diffamants à caractère raciste et xénophobe doit impérativement s’appliquer aux infractions de même nature à caractère sexiste, homophobe, transphobe ou handiphobe. Ne discriminons pas entre les personnes discriminées : il y va d’une application stricte du principe d’égalité et de la protection des droits des victimes.
Les évolutions techniques, l’essor d’Internet et des réseaux sociaux complexifient l’identification des auteurs de tels actes, dont les victimes, ainsi que les associations de défense de leurs droits, ne peuvent, bien souvent, pas intenter une action judiciaire dans un délai aussi court. Il est donc nécessaire d’harmoniser par le haut les délais de prescription, afin que toutes les victimes disposent d’un délai d’une année pour ester en justice.
Dans son excellent rapport, notre collègue Esther Benbassa relève d’ailleurs l’absence de condamnations pénales définitives, entre 2003 et 2011, concernant les infractions de provocation à la discrimination et les actes de diffamation à raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, ou encore du handicap.
Ces mêmes agissements ont en revanche donné lieu, en 2006, à quatre-vingt-douze condamnations définitives en matière de provocation à la discrimination raciale ou religieuse. On n’en avait dénombré que vingt-six en 2003, avant l’entrée en vigueur de la loi Perben II. L’exploitation de ces données, issues du casier judicaire national, permet de penser que l’allongement du délai de prescription à un an a rendu possible une telle évolution.
Les chiffres relatifs aux injures publiques sont tout aussi significatifs. En 2008, par exemple, 467 condamnations définitives sanctionnant des faits d’injures racistes ou à raison de la religion ont été prononcées, contre seulement deux pour des injures sexistes et LGBT-phobes et deux pour des injures à raison du handicap.
Une homogénéisation des délais de prescription est donc nécessaire, car des victimes se trouvant dans des situations comparables devraient pouvoir bénéficier du même droit effectif à la justice.
Cette proposition de loi, outre qu’elle vise à supprimer une différence de traitement injustifiée, permettra également, je l’espère, de renforcer la sécurité juridique, en particulier au regard des infractions commises sur Internet.
À cet égard, j’ai été fort sensible aux messages que m’ont adressés des personnes en situation de handicap à la suite du dépôt de la proposition de loi écologiste. Ces personnes m’indiquaient avoir constaté la circulation sur la « toile » de propos haineux, d’une particulière cruauté à leur encontre. Certaines d’entre elles avaient été directement victimes de telles atrocités via des réseaux sociaux ; d’autres faisaient référence à des commentaires et injures diffusés, en particulier, à l’occasion des Jeux paralympiques.
Voter le texte qui nous occupe aujourd’hui sera donc une façon de témoigner notre soutien à toutes les victimes de ces infractions.
En cette matière, les femmes ne sont malheureusement pas en reste ! Il n’est nul besoin de faire des recherches sur Internet pour s’en convaincre : les comportements sexistes se manifestent sous nos yeux… J’en veux pour preuve les remarques inadmissibles formulées par certains, dans cet hémicycle, lors des débats sur la parité dans les listes de candidats aux élections locales, ou l’attitude inacceptable de certains députés, dont la ministre du logement, coupable d’avoir osé mettre une robe, a eu à pâtir. Ce n’est là qu’un échantillon d’un sexisme décomplexé et arrogant !
De même, la discussion, à l’Assemblée nationale, du projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe suscite des dérives et des propos intolérables.
L’association SOS Homophobie note d’ailleurs, dans son rapport de 2008 consacré à la lesbophobie, que les femmes homosexuelles sont à la fois victimes de sexisme et d’homophobie.
Enfin, il me semble important de saluer, au détour de l’examen de la présente proposition de loi, le programme d’action gouvernemental contre les violences et les discriminations commises à raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, dont la responsabilité vous a été confiée, madame la ministre.
Il faut à l’évidence également appliquer un délai de prescription d’une année aux actes de provocation à la discrimination, à ceux de diffamation et aux injures publiques à raison de l’identité de genre. En effet, la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel a introduit dans notre droit la notion d’« identité sexuelle ». Le VI de son article 4 a modifié la loi du 29 juillet 1881, sur laquelle porte également la présente proposition de loi. Ce dernier texte concerne donc aussi la poursuite des injures et diffamations transphobes et celle de la provocation à la discrimination envers les personnes « trans ». Un amendement déposé par Mme la rapporteur est d’ailleurs venu modifier l’intitulé de la proposition de loi, en y intégrant une mention de l’« identité sexuelle », conformément à la loi de 2012 précitée.
Il s’agit d’une première étape, franchie l’été dernier. Il me semble cependant qu’une telle notion ne permet pas de recouvrir la réalité et la diversité de toutes les situations. J’ai donc souhaité, avec les membres du groupe écologiste, déposer sur le texte adopté en commission des amendements tendant à substituer la notion d’« identité de genre » à celle d’« identité sexuelle ». Je les présenterai tout à l’heure.
Il n’en demeure pas moins que le groupe écologiste est extrêmement favorable à la proposition de loi n° 325, qu’il votera sans hésitation ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Madame la présidente, madame la ministre, madame la rapporteur, mes chers collègues, la loi sur la liberté de la presse, dès l’origine, en 1881, faisait de la diffamation raciste un délit pénal. Ce dispositif a été élargi, en 1972, par le biais de l’incrimination des propos discriminatoires, injurieux ou incitant à la haine, fondés sur l’origine, l’appartenance ethnique, nationale, raciale ou religieuse. Pourtant, la tenue de tels propos à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap n’a été qualifiée de délit qu’en 2004.
Toutefois, les délais de prescription des délits de cette nature n’étaient pas harmonisés. Il subsistait une différence en matière de délai pour engager l’action pénale : ce délai était fixé à trois mois pour les personnes victimes de propos discriminatoires à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap, et à un an pour celles ayant été l’objet de propos à caractère raciste ou xénophobe.
Cette différence de traitement a conduit à la transmission au Conseil constitutionnel, par la Cour de cassation, d’une question prioritaire de constitutionnalité pour atteinte au principe d’égalité des délits et des peines.
En adoptant aujourd’hui cette proposition de loi, nous mettrons fin, si j’ose dire, à une discrimination dans la lutte contre les discriminations. Nous harmoniserons les délais de prescription, en tenant compte des évolutions techniques : le passage d’une presse écrite, dont l’impact est immédiat et éphémère, à une publication sur Internet, qui est quasiment indélébile et peut continuer longtemps à se propager.
La prescription des délits commis par voie de presse repose sur un régime dérogatoire ayant pour finalité de protéger la liberté de la presse. C’est la raison pour laquelle des délais de prescription très courts, bien plus courts que pour les autres délits, furent fixés en 1881.
Mais, à l’époque, à moins qu’il ne soit réédité par son auteur, le délit était – excusez la trivialité du mot ! – « consommé » en quelques jours. Avec les publications électroniques, le délit se répète automatiquement et en permanence. Il peut être constaté et se propager longtemps après avoir été commis.
Cette situation a motivé la démarche, engagée en 2004, d’allongement des délais de prescription. Toutefois, rien ne justifiait qu’elle ne concerne que certains types de propos discriminatoires ou incitant à la haine ; tel fut pourtant le cas.
Notre commission des lois en a convenu : trois mois est un délai de prescription trop court pour une infraction commise sur Internet. Ce qui vaut pour les propos racistes et antisémites aurait dû aussi, bien évidemment, valoir pour les propos sexistes, homophobes et handiphobes.
Or, c’est d’abord sur Internet que l’on trouve ce type de propos, car la presse professionnelle a une déontologie et des habitudes qui permettent de limiter sérieusement, pour ne pas dire totalement, les éventuelles dérives.
Mme Nathalie Goulet. Ah non, pas totalement !
M. Jean-Yves Leconte. Internet, outil formidable au service de la liberté d’expression, donne évidemment une dimension nouvelle aux phénomènes de diffamation, d’injure et de provocation à la discrimination : les auteurs potentiels sont plus nombreux, la diffusion large d’un message prend peu de temps, la trace est indélébile et l’auteur perd le contrôle de ses propos, des effets de ses écrits et de leur diffusion.
Trois mois était un délai beaucoup trop court pour lancer une action contre des sites ou des blogs où se tiennent des propos à caractère discriminatoire ; un an donnera une bien plus grande marge de manœuvre pour poursuivre leurs auteurs.
Les statistiques du ministère de la justice ont d’ailleurs confirmé de manière frappante la nécessité d’allonger les délais. En effet, entre 2005 et 2010, une seule condamnation a été prononcée sur le motif de « provocation à la haine ou à la violence à raison de l’orientation sexuelle par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique ». Cela prouve que les recours n’aboutissent pas, les plaintes étant classées sans suite du fait de l’expiration du délai de prescription. Il convient d’être particulièrement vigilants sur ce point, compte tenu de la nature des débats qui mobilisent aujourd’hui la société française.
Cette proposition de loi, initialement déposée par Catherine Quéré et Jean-Marc Ayrault et adoptée par l’Assemblée nationale, recueille le soutien d’une large majorité, en raison du souci d’harmoniser la lutte contre les discriminations qui la sous-tend.
Son examen offre en outre l’occasion d’engager une réflexion plus large sur la relation entre l’État, la puissance publique, le législateur, d’une part, et Internet, d’autre part. Ce dernier remet-il en cause le rôle des premiers ? Comment la puissance publique doit-elle s’adapter pour mieux jouer le sien face aux avancées techniques qui changent les moyens de communication entre les hommes ? Ces questions sont d’autant plus cruciales que les fournisseurs d’accès à Internet et de matériels en savent aujourd’hui plus que les États eux-mêmes sur chacun d’entre nous. Quelle régulation d’Internet faut-il mettre en place ? Quelle loi doit s’appliquer, et comment la rendre crédible, dès lors que la « toile » se joue des frontières ?
L’État, le législateur doit protéger la personne, sa sécurité, son intégrité : c’est là son rôle premier, le fondement de sa légitimité. Comment peut-il y parvenir, s’agissant d’actes commis sur un réseau qui se veut un espace de totale liberté, un réseau qui est vecteur d’ouverture, d’idées, d’expériences, un réseau qui est un briseur de chaînes, parvenant en quelques semaines à faire se soulever un peuple alors qu’il fallait auparavant des années de structuration souterraine d’une opposition avant que puisse éclater une révolution ?
Comment faire en sorte que les dangers issus de cet espace de liberté et d’échange n’entraînent pas, n’entraînent jamais, une violation permanente de l’intimité, du cheminement de la pensée et des actes, de la correspondance privée ?
Poser le principe que les adresses IP doivent être protégées à l’instar des données personnelles est essentiel. Comment bien identifier les responsables des actes délictueux et la nature de leur responsabilité quand l’appropriation de ces données par les opérateurs de réseaux sociaux et les fournisseurs de services n’est pas toujours maîtrisée ni connue des utilisateurs ? Comment justifier un contrôle sur la « toile » sans excuser les limitations de son usage et les censures qu’imposent de nombreux États totalitaires ?
La position adoptée au Conseil des droits de l’homme de l’ONU par la Tunisie, lors du vote du 5 juillet 2012 sur la résolution relative à la liberté d’expression sur Internet, est significative à cet égard. Le texte adopté affirme que l’exercice des droits qui s’appliquent hors ligne, en particulier la liberté d’expression, doit aussi être protégé en ligne, quel que soit le média et sans tenir compte des frontières. La résolution appelle encore tous les États à promouvoir et à faciliter l’accès à Internet, ainsi que la coopération internationale pour favoriser le développement des médias et des communications dans tous les pays. Or le représentant tunisien, Moncef Baati, a rappelé, à cette occasion, le rôle crucial joué par Internet dans la mobilisation ayant conduit, l’an passé, à la « révolution » dans son pays, fer de lance du « printemps arabe ».
Cette liberté sur la « toile » est une garantie contre le politiquement correct, la dictature s’exerçant sur la pensée, la vénération des « vaches sacrées ». (Mme Nathalie Goulet s’exclame.) C’est un levier pour la libération de la pensée et de la connaissance. Comme l’indique la Cour européenne des droits de l’homme dans l’un de ses arrêts, « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de société démocratique ».
Mme Nathalie Goulet. On verra quand ça vous arrivera !
M. Jean-Yves Leconte. La régulation de l’expression sur Internet peut-elle s’institutionnaliser, alors que le principe même qui régit le web, c’est l’autorégulation, la responsabilisation des internautes ? Sous tous les aspects, le web oblige à l’apprentissage, à la sensibilisation, au respect d’une déontologie. Il en va de même sur le plan technique, car c’est la condition du bon fonctionnement du réseau. Sur le plan éthique, les choses sont beaucoup plus compliquées.
Mme Esther Benbassa, rapporteur. Oui !
M. Jean-Yves Leconte. Il faudrait que chaque utilisateur prenne conscience que la liberté de s’exprimer n’inclut pas celle de diffamer. Il y va du respect de l’autre, mais aussi de la crédibilité du réseau.
Notre rapporteur, Esther Benbassa, a exprimé un faible pour le premier amendement de la Constitution américaine, qui ne pose pas de limite à la liberté d’expression, principe entré dans les mœurs américaines par le jeu de l’éducation et des habitudes : « La pédagogie qui l’a accompagné a permis d’encadrer une liberté en principe totale. En France néanmoins, où la menace de la sanction est brandie dès les premières années de l’enfance, il semble difficile de s’en remettre à une telle mesure. »
C’est la raison pour laquelle nous voterons ce texte, qui s’inscrit dans notre continuité juridique et répond à une nécessité à la fois technique, juridique et morale.
Toutefois, la nature même d’Internet, de ses potentialités, mais également de ses risques, doit nous amener à réfléchir sur l’intérêt de l’approche américaine, beaucoup plus pédagogique que la nôtre et qui requiert éducation et expérience. Il faut faire confiance à la capacité de chacun de confirmer cette célèbre parole de Marat : « La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire. Quand il est permis de tout dire, la vérité parle d’elle-même et son triomphe est assuré. »
C’est sur cette citation, madame Goulet, que je comptais terminer mon intervention, mais je tiens auparavant à saluer votre témoignage. Je suis convaincu que le Sénat, à l’occasion d’une réflexion sur les moyens de faire respecter la dignité de chacun sur Internet, parviendra à faire converger les préoccupations qui se sont exprimées cet après-midi.
Mme Nathalie Goulet. Inch’Allah !
Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la ministre, je voudrais tout d’abord vous remercier d’avoir placé votre action sous le signe de la lutte contre la discrimination. Ainsi, ce matin, avec Mme Pau-Langevin, vous êtes allée à la rencontre de lycéens pour aborder avec eux la question de la lutte contre le sexisme en milieu scolaire. Cet après-midi, dans le droit fil des préoccupations qui sont les vôtres, vous avez parlé avec talent de la nécessité de lutter contre toutes les discriminations. En effet, rien ne justifie qu’il existe des discriminations entre les discriminations : toutes les atteintes à la dignité humaine sont intolérables et doivent donc être considérées par la loi de la même manière.
Cela étant, comme l’a souligné Mme Goulet, nous ne devons toucher à la loi de 1881 que d’une main tremblante,…
Mme Nathalie Goulet. … mais ferme !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. … mais sûre.
Je pense souvent à cette tirade célèbre magnifiant la liberté de la presse que Beaumarchais place dans la bouche de Figaro : « pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs ». (Sourires.)
Nous allons donc toucher à la loi de 1881 parce que cela est absolument nécessaire. À cet égard, je tiens à saluer les propos éclairants que vous avez tenus, madame Benbassa, sur l’injure. En effet, on ne parle pas seulement pour communiquer ; il y a des mots qui sont des actes. Cela renvoie à tout un courant de la philosophie qui a mis l’accent sur le caractère performatif de certains énoncés. On peut évoquer Quand dire c’est faire, de John Langshaw Austin, Les mots et les choses, de Michel Foucault. Plus près de nous, John Searle et Oswald Ducrot ont eux aussi mis en évidence l’importance des actes de langage. Le langage peut devenir acte de haine, de violence : il y a en effet des mots qui tuent…
J’ajouterai un dernier mot, sous l’autorité de Jean-Pierre Michel, qui est un grand spécialiste de ces questions, comme de beaucoup d’autres d’ailleurs. (Nouveaux sourires.)
Comme l’ont souligné MM. Mohamed Soilihi, Leconte et Collin, ainsi que Mme Goulet, il nous faut mener une réflexion sur la régulation d’Internet, mais en gardant à l’esprit qu’il ne peut y avoir, sur ce sujet, de conception réaliste autre qu’internationale. À cet égard, l’Europe peut peser au niveau international. Certes, il est impensable qu’Internet soit un espace exempt du droit, qu’il s’agisse de la diffamation, du droit d’auteur, de la propriété intellectuelle, ou tout simplement de l’honnêteté, mais il faut des règles qui s’imposent partout.
Bien sûr, je suis tout à fait d’accord pour que nous engagions au Sénat, via la constitution d’une commission d’enquête ou d’une mission d’information, une réflexion approfondie sur la question.