M. le président. La parole est à M. le président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois.
M. David Assouline, président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai souhaité intervenir dans ce débat, en ma qualité de président de la commission pour le contrôle de l’application des lois, non pour revenir sur les points qui viennent d’être développés, mais pour présenter brièvement au Sénat les travaux que nous avons réalisés sur cette question. Dans ce rôle, je serai donc non pas lyrique, mais factuel.
Notons-le, c’est la première fois depuis la création de cette commission qu’un tel travail d’évaluation sert de base à notre débat en séance plénière.
Vous le savez, à la suite des événements meurtriers de Toulouse et de Montauban, le précédent gouvernement a déposé sur le bureau du Sénat, le 4 mai dernier, un projet de loi sur renforçant la prévention et la répression du terrorisme.
Ce texte est un cas d’école, si je puis dire. La création de la commission que j’ai l’honneur de présider doit précisément servir à éviter une telle méthode : un événement tragique et grave survient, et on y répond en cherchant à légiférer en trois semaines, sans même prendre le temps de faire le travail de contrôle et d’évaluation des dispositifs existants. Ces derniers sont pourtant multiples et complexes, et il serait bon de juger de leur efficacité au regard même de l’événement qui s’est produit.
Dans la perspective d’une modification urgente de la législation en vigueur, et en dépit de la suspension des travaux en séance publique durant la campagne électorale, nous avions décidé de travailler très rapidement pour proposer non seulement à nos collègues, mais aussi à nos concitoyens une évaluation aussi précise que possible des dispositifs existants et, le cas échéant, de leur application.
Le précédent gouvernement ayant annoncé son intention d’aller vite, notre commission se devait d’en faire autant. Nous nous sommes donc imposé des délais rapides en engageant aussitôt un cycle d’auditions, afin de recenser et de suivre l’évolution des textes successifs qui forment l’ossature de la législation antiterroriste depuis la loi fondatrice du 9 septembre 1986 et, si possible, d’identifier les forces et les faiblesses du dispositif en vigueur telles qu’elles ressortaient de l’avis des personnes auditionnées.
Dans le cadre de cette démarche, la commission a fait preuve de la plus grande transparence en associant à ses auditions, comme c’est tout à fait normal de le faire, les membres de la commission des lois qui souhaitaient y assister et en ouvrant ses travaux à la presse à chaque fois que c’était possible.
Dans un domaine aussi spécialisé, généralement méconnu par l’opinion publique et qui véhicule bien des fantasmes et des peurs, souvent justifiées, il me paraissait essentiel que nos concitoyens mesurent toutes les difficultés de la lutte contre le terrorisme et qu’ils saisissent plus concrètement la façon dont le législateur a tenté d’y répondre depuis vingt-cinq ans.
Nous avons ainsi entendu une dizaine des meilleurs spécialistes de la question du terrorisme, qu’il s’agisse d’universitaires ou de magistrats en poste, sans oublier le garde des sceaux de l’époque, Michel Mercier, présent aujourd'hui parmi nous et que je salue, ainsi que la présidente de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
Pour des raisons sur lesquelles il est inutile de revenir, nous n’avons pas été en mesure d’entendre les plus hauts responsables des services de renseignement, ce qui ne nous a pas permis d’achever notre programme d’auditions à la clôture de la dernière session ordinaire.
Le projet de loi étant devenu caduc avec le changement de majorité présidentielle, j’avais repoussé la publication de nos travaux jusqu’à ce que le Gouvernement nous fasse savoir qu’il était obligé de légiférer en la matière.
Il lui fallait d’abord…
M. Michel Mercier. Faire comme le précédent !
M. David Assouline, président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois. … permettre la reconduction d’une législation arrivant à son terme à la fin de 2012, et qui, comme nous l’a expliqué M. le ministre, est absolument nécessaire pour lutter contre le terrorisme.
Il devait ensuite répondre à des besoins législatifs d’ores et déjà envisagés par le précédent gouvernement, mais ne posant pas de difficultés particulières, ainsi que nous l’a confirmé M. le rapporteur.
En la matière, il n’y a de place ni pour les conflits ni pour les postures idéologiques. Seule compte l’efficacité dans une lutte qui doit tous nous rassembler.
Dans ces circonstances nouvelles, ma première préoccupation a été de mettre ce travail à la disposition de la commission des lois.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le rappeler, le rôle de la commission pour le contrôle de l’application des lois est non pas de s’immiscer dans le travail législatif incombant à la commission saisie au fond, mais simplement de lui fournir un état des lieux aussi précis que possible de la législation en vigueur et de la réalité de son application. C’est ce que nous avons fait. J’espère que le Gouvernement aura pu prendre connaissance de notre rapport lorsqu’il achevait de préparer le projet de loi ; en tout cas, je sais que notre rapporteur l’a lu.
De ce travail émerge un triple constat normatif.
Premièrement, le cadre législatif actuel a été jugé satisfaisant dans l’ensemble. Lors de son audition, M. Marc Trévidic a souligné que la loi française nous donnait tous les pouvoirs nécessaires et qu’il ne paraissait pas sain de la modifier pour réagir à un fait divers. M. François Heisbourg a indiqué pour sa part : « Nous disposons d’un arsenal juridique très impressionnant que beaucoup de pays nous envient... Il n’est pas sûr que nous ayons besoin d’autre chose que de quelques adaptations ». Tel est l’objet du présent texte.
Deuxièmement, l’application de cette législation peut soulever quelques difficultés, mais celles-ci sont plus d’ordre pratique et organisationnel que juridique. À la lumière de ces faits, M. François Heisbourg a ainsi souligné : « La DCRI n’étant pas elle-même une direction générale, elle dépend de la DGPN, qui vit une relative diète du fait de la révision générale des politiques publiques. De surcroît, la DCRI est une institution jeune et la fusion, initiée il y a quatre ans, de la DST et des renseignements généraux hors préfecture de police, deux services à la culture très différente, n’est pas encore complètement achevée ». Ces difficultés ne relèvent effectivement pas de la loi, mais bien de la mise en pratique de ses orientations.
Troisièmement, le terrorisme en 2012 n’est plus le même qu’en 1986. Il n’a cessé d’évoluer. Dans la dernière décennie, la révolution de l’internet a entraîné une accélération de ces évolutions, ce qui oblige le législateur à s’adapter, comme cela nous est proposé aujourd'hui.
Le mode opératoire a également évolué. M. Samir Amghar nous a fait part d’un constat dont la véracité paraît éclatante à la lumière de l’affaire Merah et des récentes arrestations : « Aux attentats à la bombe des années 1990 et aux attentats-suicides des années 2000 ont en effet succédé les agressions individuelles affranchies du groupe et de son leader charismatique, à l’aide d’armes de poing ».
Tous les intervenants ont mis l’accent sur le rôle majeur joué aujourd’hui par internet. M. Marc Trévidic nous a ainsi confié : « Depuis 2003 environ est apparu l’usage d’internet pour la propagande et le recrutement : c’est là désormais que tout se passe ».
Au moment où s’engage notre débat en séance publique, je tiens simplement à faire part d’une interrogation qui, au fond, a toujours plus ou moins sous-tendu le témoignage de toutes les personnes auditionnées par notre commission : face à une menace qui vise à affecter profondément l’ordre social, comment concilier l’efficacité de la réponse pénale sans porter, dans le même temps, une atteinte excessive aux libertés fondamentales ?
L’inventaire que nous avons réalisé montre bien le caractère particulièrement délicat de cet exercice de conciliation entre deux objectifs aussi difficilement compatibles.
Les textes adoptés par le Parlement depuis 1986 ont doté notre pays d’un arsenal législatif, certes de plus en plus large, mais qui ne porte pas fondamentalement atteinte aux libertés fondamentales, car il est appliqué sous le contrôle de l’autorité judiciaire, que la Constitution rend garante de la liberté individuelle. Le témoignage de M. Olivier Christen nous l’a confirmé : « Tout le dispositif antiterroriste français, s’il repose sur plusieurs intervenants, fonctionne autour d’un pivot central qui est le dispositif judiciaire ». Ce point est particulièrement important pour nous qui légiférons sur des événements aussi délicats.
Pour dire les choses plus simplement, le dispositif français de lutte antiterroriste est une législation exceptionnelle, mais pas une législation d’exception.
Sans préjuger la teneur définitive du texte qui sortira de nos travaux, je suis fier que la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois ait pu mettre cette donnée fondamentale en évidence et qu’elle ait ainsi apporté sa contribution à un débat dont chacun mesure, non seulement l’importance, mais aussi la difficulté. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, comme vous le savez, le présent projet de loi succède – ou se substitue – à un autre, déposé le 4 mai 2012 par Michel Mercier, alors ministre de la justice, à la suite des tueries de Toulouse et de Montauban.
Ce projet de loi est soumis à l’examen, en procédure accélérée, de notre assemblée, cette fois par la volonté du gouvernement de gauche actuel, dans le contexte créé par l’affaire Merah et alourdi par un nouveau cycle d’événements heureusement moins tragiques, quoique profondément inquiétants, avec les récentes arrestations des membres d’une cellule terroriste, dans le sillage de l’enquête menée à la suite d’une attaque à la grenade lancée dans une épicerie juive de Sarcelles, le 19 septembre dernier.
Je ne referai pas ici l’historique détaillé de la loi du 23 janvier 2006, dont les articles 3, 6 et 9 ont été prorogés, en 2008, jusqu’à la fin de la présente année civile. En tout état de cause, c’est dans un climat tendu que le Sénat a engagé l’examen du présent projet de loi, qui en est un nouvel avatar.
Comme me l’imposent ce contexte de stress social ainsi que mon attachement à certains principes intangibles, je me dois de souligner mon rejet de toute forme de terrorisme aveugle et ma haine des fossoyeurs de toute civilisation humaine auxquels nous devons faire face. Aussi, avant de développer toute considération relative aux éventuelles dérives auxquelles pourraient conduire certains articles du projet de loi, et pour éviter toute espèce de suspicion, je me permettrai de me placer sous l’aile protectrice d’un maître en éloquence, mon excellent collègue et ami Jean-Pierre Sueur,… (Exclamations ironiques sur les travées de l'UMP et de l'UCR.)
M. Jean-Jacques Hyest. Je crains le pire !
Mme Esther Benbassa. … dont le dévouement aux intérêts de la nation n’est plus à démontrer. (Applaudissements sur quelques travées du groupe écologiste et du groupe socialiste.)
Quand on vient, comme moi, d’arriver au Sénat, ce n’est pas là une prudence superflue. (Sourires.)
Ainsi s’exprimait Jean-Pierre Sueur, en décembre 2005, lors de l’examen de la future loi de 2006 : « […] la lutte contre le terrorisme nécessite le concours de tous les élus de la République, qui ne doivent pas ménager leur soutien au gouvernement, quel qu’il soit, car nous devons lutter de toutes nos forces contre ce qui est la négation de la civilisation et de la démocratie. » Il ajoutait, d’un même élan : « La question qui nous est posée est de savoir dans quelles conditions il est légitime de prendre les mesures exceptionnelles qu’appelle nécessairement la lutte contre le terrorisme. Nous pensons que, parce que ces mesures sont nécessairement exceptionnelles, les conditions dans lesquelles elles doivent être prises appellent une attention toute particulière. »
Personne ne saurait redire à la sagesse de ces mots, fixés sur la toile du Sénat. Moi, moins que personne ! Si nous devons mener la lutte contre le fléau dont nous parlons aujourd’hui, nous ne devons pourtant pas le faire à n’importe quel prix, et surtout pas en cédant sans réfléchir à la pression de l’événement. En mai dernier, M. Sarkozy, par l’intermédiaire de son ministre de la justice, réagissait à l’affaire Merah.
Monsieur le ministre, il ne faudrait pas que nous donnions le sentiment de simplement réagir à l’affaire de Sarcelles et de relancer un mécanisme déjà utilisé, hier, pour rassurer les Français. Certes, ce souci de « rassurer » est, en lui-même, légitime. Veillons néanmoins à éviter l’impression que nous ne faisons que produire une disposition d’affichage.
Si votre projet de loi reprend certaines mesures qui figuraient déjà dans celui de M. Mercier, il en réduit toutefois le contenu à trois volets, le dépouillant d’un certain nombre de dispositions. Il n’en reprend pas moins les articles 3, 6 et 9 de la loi de 2006, présentée par M. Sarkozy lui-même, alors locataire – comme vous aujourd’hui – de la place Beauvau.
Or la question que peut – et sans doute doit – se poser tout citoyen est la suivante : pourquoi les dispositions votées en 2006, prorogées en 2008, n’ont-elles pas suffi à nous protéger d’un Mohammed Merah, pourtant connu par les services de police ? De même, pourquoi les terroristes présumés de la cellule de Torcy – douze arrêtés, dont cinq libérés après une longue garde à vue – n’ont-ils été repérés qu’après leur lancer de grenade à Sarcelles, acte qui, en d’autres circonstances, aurait pu se révéler beaucoup plus meurtrier qu’il ne l’a été ?
Les mesures de 2006 nous avaient été présentées comme expérimentales, et non comme définitives. Après qu’il y a eu mort d’hommes et d’enfants, est-il utile de multiplier des dispositions dont l’efficacité ne semble pas démontrée et qui s’ajoutent à l’arsenal déjà existant de dispositions de lutte contre le terrorisme ?
En ce qui le concerne, le groupe écologiste demande, d’une part, que la prorogation soit limitée à décembre 2014, au lieu de décembre 2015, et, d’autre part, qu’un rapport d’évaluation détaillé soit dressé avant toute nouvelle prorogation. Un rapport de ce type, élaboré par les députés Éric Diard et Julien Dray – ce dernier est socialiste, me semble-t-il ! – et rendu à la veille de la prorogation de 2008, ne concluait-il pas qu’il ne fallait pas, « sous le coup d’une sorte de fatalisme juridique, et sous la pression d’hypothétiques menaces, considérer que les dispositions temporaires de [la loi de 2006] (celles des articles 3, 6 et 9) doivent être prolongées, ou plus encore être définitivement entérinées » ?
Tant que l’on ne s’attaquera pas aux causes profondes de l’émergence d’un terrorisme désormais endogène et aux racines de l’engagement de certains jeunes de nos quartiers – y compris de récents convertis à l’islam – dans les rangs d’un islamisme destructeur, tant que l’on continuera à clamer les principes d’une laïcité toute théorique sans vouloir prendre la mesure exacte des formes contemporaines de retour au religieux, tant que l’on ne se donnera pas les moyens d’inventer des solutions pratiques, et non de pur principe, à l’école, en prison ou dans la vie de tous les jours, tant que l’on ne développera pas à nouveau, dans les zones sensibles, une police de proximité, auxiliaire indispensable pour cerner à temps et pour prévenir le basculement de certains de la délinquance dans une forme de radicalité religieuse pouvant mener au terrorisme, tant que l’on fermera les yeux sur le grippage de notre ascenseur social et sur l’abandon de nos quartiers populaires, on pourra promulguer toutes les lois que l’on voudra, sans jamais être assurés qu’elles suffisent à nous protéger, sur le long terme, des phénomènes qui nous préoccupent aujourd’hui.
Mme Éliane Assassi. Très bien !
Mme Esther Benbassa. Le projet de loi que nous examinons concourt certainement à la lutte contre le terrorisme. Mais il doit aussi respecter les libertés individuelles, qui sont le socle même de notre démocratie.
Sans chercher à provoquer une vaine polémique, je dois pourtant rappeler que la gauche s’était opposée en 2006 et en 2008 aux dispositions des articles 3, 6 et 9, dont le présent projet de loi demande, dans son article 1er, la prorogation jusqu’à la fin de l’année 2015. Elle les jugeait alors liberticides. Elle avait également dénoncé, dans la loi de 2006, un texte qui, loin de s’en tenir à la prévention et à la répression du terrorisme, contenait des mesures visant à lutter contre la délinquance ordinaire et l’immigration irrégulière et à élargir les possibilités de contrôle aux frontières.
Hormis l’émotion provoquée par l’affaire Merah et les récentes arrestations, on ne voit pas ce qui, seulement quatre ans plus tard, devrait fondamentalement modifier cette position. Ce n’est pas nous, écologistes, qui ferons un procès en inconstance à nos amis socialistes. (Exclamations ironiques sur les travées de l'UMP.) Ainsi le veulent, sans doute, la politique et la raison d’État.
Nous ne présenterons pas non plus d’amendement visant à supprimer l’article 1er, car, dans le contexte actuel, un tel amendement pourrait être interprété comme décalé.
En revanche, nous demanderons la réduction de la durée de prorogation au 31 décembre 2014.
Les articles 3 et 4 du projet de loi que nous examinons ont trait aux droits des étrangers et touchent au code régissant leur entrée et leur séjour. Ils modifient l’article L. 522-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, en assouplissant la procédure devant la commission par l’ajout d’un alinéa. Si la commission n’a pas émis d’avis sur l’expulsion dans un délai d’un mois, celui-ci est alors réputé rendu. Malgré l’amendement du rapporteur, ce dispositif vise à pallier les carences d’une commission qui statue, en général, dans des délais bien supérieurs à un mois, empêchant ainsi l’administration de se prononcer et rendant difficile la mise en œuvre des mesures d’expulsion. En fait, il contourne les garanties entourant les procédures d’expulsion. Ainsi, l’administration pourra statuer librement s’il y a carence de la commission.
Monsieur le ministre, pourquoi une telle précipitation ? J’en suis sûre, votre intention ne peut être simplement de pouvoir expulser des étrangers avec plus de facilité. Pourquoi, dès lors, donner tant de liberté à l’administration ?
On sait que la gauche a toujours eu à cœur de renforcer les prérogatives de la commission, et que c’est la droite qui les a limitées.
M. Michel Mercier. Oh !
Mme Esther Benbassa. Cela se vérifie jusque dans le rapport rédigé par les collaborateurs du groupe socialiste du Sénat…
Autres temps, autres mœurs, dirons-nous ! Nous, sénateurs et sénatrices du groupe écologiste, nous plaçant dans la tradition de cette même gauche, aujourd’hui majoritaire, à laquelle nous appartenons, nous déposerons un amendement supprimant la possibilité pour l’administration de statuer en cas de carence de la commission d’expulsion, renforçant ainsi les prérogatives de cette dernière. Ainsi remplirons-nous notre rôle de mémoire politique des socialistes, dans une continuité à la fois libre et profondément soucieuse des droits de l’homme et de la femme.
Pour conclure, je dirai que notre vote final dépendra du sort que notre auguste assemblée réservera à nos amendements. S’ils sont rejetés, nous choisirons l’abstention. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste.)
Mme Dominique Gillot. Des menaces ? (Sourires.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, la déclaration que le ministre de l’intérieur a faite cet après-midi dans cet hémicycle ne peut que rencontrer l’adhésion de toute la représentation nationale ; c’est en tout cas ce que j’espère.
M. Michel Delebarre. Très bien !
M. Jean-Jacques Hyest. Néanmoins, je souhaite revenir un instant sur la contradiction dont nous sommes témoins, et que ma collègue Esther Benbassa vient d’illustrer.
Mes chers collègues, ceux d’entre nous qui ont derrière eux une longue carrière de parlementaire peuvent en témoigner : il faut toujours faire attention à ce que l’on dit, car le passé peut nous rattraper ! (Sourires.)
Monsieur le ministre, si l’on se réfère, notamment, à la position des sénateurs socialistes et communistes – à l’époque, nous ne bénéficiions pas de l’existence d’un groupe écologiste – sur la loi de 2006 relative à la lutte contre le terrorisme, je me réjouis que l’appréciation ait changé et que l’on reconnaisse enfin l’utilité des mesures que vous qualifiiez encore en mars dernier de « précipitées ». Mais vous étiez alors dans un autre rôle…
Je ne vous reprocherai pas de recourir à la procédure accélérée, qui est parfois utile. En l’espèce, on sait très bien qu’il faut décider, avant le 31 décembre prochain, de la prolongation – en fait, obligatoire – de la loi de 2006. C’est le motif pour lequel la commission des lois a unanimement refusé de ratifier l’ordonnance du 12 mars 2012 : le travail de l’administration et de tous ceux qui contribuent à l’œuvre de codification est toujours parfait, mais l’expérience passée nous prouve que le Parlement, s’il veut que sa ratification ait un sens, a intérêt à vérifier de très près la cohérence de ce travail.
Vous nous confirmez aujourd’hui que les textes précédents étaient utiles et de bon sens, et vous en proposez d’autres. Pourtant, notre collègue François Rebsamen, président du groupe socialiste, dénonçait, en mars dernier, un projet de loi « mal préparé, mal ficelé, sans évaluation préalable de la fiabilité et de l’efficacité de son contenu ». Or le texte qui nous est présenté aujourd’hui reprend une partie des mesures alors annoncées par Nicolas Sarkozy et contenues dans le projet de loi déposé par son garde des sceaux.
Vous avez annoncé le dépôt de ce projet de loi le 15 septembre, juste après la manifestation devant l’ambassade des États-Unis à Paris. Je ne permettrai pas de juger la méthode du gouvernement actuel, dont les membres reprochaient au gouvernement de l’époque de « réagir à une émotion collective » ! Je ne vous dirai donc pas que cette annonce fait suite à une émotion collective propagée par des médias de masse. Je ne dirai même pas que vous souhaitez envoyer un message à l’opinion française et affirmer votre présence sur le front de la lutte contre le terrorisme.
M. François Fortassin. Qu’allez-vous nous dire, alors ?
M. Jean-Jacques Hyest. Comme vous, je considère la menace terroriste comme particulièrement préoccupante. En reprenant à votre compte le fond d’un projet de loi présenté par un autre gouvernement dit « de droite », pourtant combattu pendant les nombreuses semaines qu’a duré la campagne pour l’élection présidentielle – pas par vous, monsieur le ministre, mais par beaucoup de vos amis –, vous devez bien imaginer que les Français pourront s’interroger sur ce changement complet de position. Ce n’est d’ailleurs pas le seul cas, si l’on se reporte au débat de la semaine dernière sur le pacte européen de stabilité…
M. François Rebsamen. Comparaison n’est pas raison !
M. Jean-Jacques Mirassou. Ce n’est pas le même dossier !
M. Jean-Jacques Hyest. Certes, mais cela prouve que, quand on est responsable, on peut changer d’avis !
Après l’affaire Merah, je me souviens que, lorsque Nicolas Sarkozy avait envisagé une loi prévoyant une surveillance des connexions sur internet, on avait critiqué un « populisme pénal » ! Encore un grand mot…
Pour rafraîchir notre mémoire collective, je souhaiterais revenir un instant sur le texte courageux que Michel Mercier, alors garde des sceaux, avait présenté et qui ne remettait pas en cause la législation en vigueur, mais l’améliorait.
Madame le garde des sceaux, je suis très heureux de saluer aujourd’hui votre présence dans cet hémicycle, parce que je craignais que, comme par le passé, les textes sur le terrorisme soient rédigés uniquement par le ministère de l’intérieur. (Exclamations sur les travées du groupe socialiste.)
Mme Dominique Gillot. Il y a eu un changement !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. C’est sûr !
M. Jean-Jacques Hyest. J’ai l’honnêteté de vous le dire ! En fait, il y a toujours eu une collaboration entre la Chancellerie et le ministère de l’intérieur. En effet, lorsqu’il est question de droit pénal, il vaut mieux que la Chancellerie soit consultée.
Le texte présenté par Michel Mercier comprenait quatre nouvelles mesures : donner des moyens supplémentaires aux magistrats et aux enquêteurs, notamment en matière de perquisition, d’écoutes ou d’infiltration ; pénaliser la consultation habituelle et sans motif légitime des sites internet qui incitent au terrorisme – nous en reparlerons tout à l’heure ; pénaliser ceux qui se rendent dans des camps d’entraînement à des fins terroristes – tel peut être l’objet de certaines dispositions du présent projet de loi ; appliquer une décision-cadre européenne instaurant un délit d’instigation d’actes de terrorisme.
Je souhaitais procéder à ce rappel afin que nous ayons conscience, tout comme nos concitoyens, des similitudes et des différences de nos motivations.
En 1986 – j’étais alors jeune député –, l’une des premières lois que nous avons adoptée sous la législature interrompue en 1988 répondait déjà à de réelles menaces terroristes, après la vague d’attentats des années soixante-dix. Depuis cette date, la France a pris conscience du caractère spécifique de cette menace et a perpétuellement adapté sa législation en fonction des évolutions des modes opératoires et de l’émergence des nouvelles menaces. Vous avez parfaitement décrit ce processus, monsieur le ministre.
Nous avons toujours veillé à maintenir un équilibre constant entre l’attribution à la puissance publique de prérogatives renforcées, nécessaires à la sécurité collective, et la préservation des libertés publiques. D’ailleurs, le rapport de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, dont je peux simplement regretter qu’il ait été publié dans l’urgence et présente donc un caractère forcément provisoire et insuffisant, établit un triple constat intéressant, en précisant que le cadre législatif actuel est dans l’ensemble satisfaisant – ceux qui ont voté successivement toutes ces lois sont heureux de l’apprendre ! –, même si son application rencontre quelques difficultés d’ordre pratique mais aussi juridique, et je pense notamment à l’article 6 de la loi de 2006. Il préconise donc des évolutions législatives du fait, notamment, de l’évolution des méthodes et moyens employés par les terroristes. Je crois que nous sommes tous d’accord sur ce dernier point.
J’en viens aux différences qui persistent entre nous et que révèle ce texte.
Comme l’a rappelé un spécialiste reconnu, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, lors des auditions sur l’état de notre législation, « l’adaptation passe notamment par une plus grande attention accordée à l’internet ». Il doit donc être possible d’autoriser la recherche sur internet des connexions en lien avec le terrorisme, mais il semble également nécessaire de créer un délit de consultation de certains sites, sur le modèle de ce qui existe déjà à l’article 227-23 du code pénal.
Nous souhaitons aussi réprimer la propagation et l’apologie d’idéologies extrémistes que constituent la provocation aux actes de terrorisme et l’apologie de ces actes, en créant un délit figurant non plus dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse, mais dans le code pénal. Il s’agit d’un débat récurrent ! Les travaux de ce matin, en commission des lois, permettront peut-être d’aboutir à un consensus sur cette question. En effet, les délits prévus par la loi de 1881 sont soumis à un délai de prescription de trois mois : peut-on prévoir un délai de prescription plus long dans cette loi et, surtout, peut-on procéder à une détention provisoire ? C’est pourquoi nous avions envisagé la création d’un délit particulier.
Enfin, il est important pour nous que la décision-cadre européenne de novembre 2008 relative à la lutte contre le terrorisme soit transposée dans notre droit. En effet, cette décision exige de réprimer comme un acte de terrorisme le chantage en vue de commettre des actes de terrorisme, ce qui pourrait être fait en ajoutant à la liste de l’article 421-1 du code pénal le chantage dans la liste des infractions constituant un acte de terrorisme, lorsqu’elles sont commises dans le cadre d’une entreprise terroriste – même si l’on nous dit que la définition du chantage dans notre code pénal correspond plus au cas de l’extorsion. Monsieur le ministre, cette question vous sera à nouveau posée dans le cadre de la discussion des amendements.
À titre personnel enfin, je souhaiterais vous faire part de mes interrogations – mais je crois qu’elles sont partagées par les membres de la commission qui connaissent un peu ces questions – quant à la prorogation, à l’article 1er du projet de loi, des dispositions déjà prorogées de la loi du 23 janvier 2006. Je ne parle pas de l’article 3 ni de l’article 9 de cette loi, mais de son article 6, relatif aux interceptions de sécurité.
Monsieur le ministre, j’ai des raisons de connaître un peu le sujet, puisque je siège à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, qui contrôle indirectement, a posteriori, les interceptions prévues dans ce cadre. Je pense qu’il faut aboutir à une unification des procédures applicables aux interceptions de sécurité, et j’espère qu’un consensus existe sur ce point.
La loi de 1991 correspondait à un stade de développement technique : la géolocalisation n’existait pas encore et internet pratiquement pas. Il faut que nous adaptions notre législation en veillant à maintenir un équilibre entre l’efficacité des interceptions et l’effectivité de leur contrôle : si chacun applique un dispositif particulier, je crains les dérapages. La loi de 1991 a représenté un progrès considérable, après de nombreuses affaires – nous savons tous pourquoi elle a été adoptée ! – et a permis aux services concernés de retrouver une crédibilité. Depuis cette date, nous avons parfois entendu évoquer des affaires, notamment de « fadettes », mais il s’agissait le plus souvent d’écoutes judiciaires et non d’écoutes administratives.
Nous aurions donc intérêt, puisque ce dispositif a bien fonctionné, à revenir à un dispositif d’autorisation interministériel, sous le contrôle du Premier ministre, tel qu’il existait depuis 1991. Quand nos collègues étrangers nous interrogent sur notre dispositif, ils reconnaissent qu’il figure parmi les plus perfectionnés, les plus stables et les plus sécurisés, tout en garantissant l’exercice des libertés publiques.
Nous aurons sûrement l’occasion de rediscuter de cette question. Je dois avouer que, si j’ai déposé un amendement qui paraît identique à celui qu’a évoqué Mme Benbassa, il ne s’inspire absolument pas de la même philosophie !
Malgré un consensus quasi général, monsieur le ministre, et la nécessité impérieuse de légiférer, au plus vite, mais surtout au mieux pour que les services de l’État puissent accomplir leurs missions, j’émettrais le regret que ce texte ait été rédigé a minima – mais nous aurons peut-être l’occasion de l’améliorer. Pour autant, je peux vous assurer que nous assumons pleinement le soutien à cette loi, voulue et écrite, en partie, par notre majorité, et reprise à son compte par le gouvernement actuel.
Le plus paradoxal n’est pas que la loi de 2006, que vous avez combattue, soit désormais considérée comme pertinente et efficace, mais que vous nous invitiez à renforcer notre législation antiterroriste. Puisque c’est nécessaire, nous vous soutiendrons, et vous proposerons de ne pas vous arrêter en si bon chemin, compte tenu de la persistance inquiétante de la menace terroriste dans notre pays. J’espère donc que l’ensemble du Sénat votera le projet de loi.
Pour terminer, monsieur le président de la commission des lois, j’avais envie de vous citer, mais puisque Mme Benbassa l’a très bien fait, je m’en abstiendrai ! (Sourires et applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UCR.)