Mlle Sophie Joissains. La loi française a reconnu deux génocides et il est équitable de les traiter de la même manière.
Serge Klarsfeld parle de défaite morale de la France au cas où ce texte ne serait pas adopté ; je pense qu’il a raison.
J’en viens au principe de légalité des délits et des peines. La proposition de loi définit clairement et précisément l’infraction, qui sera constituée lorsque seront réunies les conditions suivantes : la contestation ou minimisation outrancière du génocide par l’un des moyens visés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 définissant les déclarations publiques ; un ou plusieurs crimes de génocide définis à l’article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française.
Le renvoi à la définition du génocide tel que figurant dans le code pénal et à la reconnaissance par la loi est limpide. Les termes « contestation ou minimisation outrancière » ont pour origine un amendement de Jean-Luc Warsmann, qui a eu la volonté de protéger le travail de recherche de l’historien et ne paraissent pas pouvoir donner lieu à une interprétation incertaine.
Il est aussi fait grief à cette proposition de loi de ne pas respecter la liberté d’opinion et d’expression, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais cette liberté peut faire l’objet de limites et de restrictions destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi.
Le respect de la mémoire est un droit pour les victimes et leurs descendants, mais un devoir pour la République dont nous sommes citoyens.
L’article 17 de ladite convention interdit les abus de droit qui peuvent résulter d’une interprétation excessive d’autres de ses dispositions. Contester, minimiser de façon outrancière le crime de génocide relève bien d’un abus de droit. Cet abus doit être puni par la loi Gayssot et par la présente proposition de loi.
Je le répète, le génocide est un acte d’une telle gravité que cette restriction à la liberté d’expression paraît proportionnée aux objectifs poursuivis. La loi Gayssot tend à prévenir la résurgence d’un discours antisémite. Le texte que nous examinons aujourd’hui vise, lui, à prévenir l’influence en France du négationnisme d’État pratiqué aujourd’hui par la Turquie.
Notre collègue Valérie Boyer, rapporteur de la proposition de loi à l’Assemblée nationale, a subi insultes et menaces. Des sites internet haineux ont fleuri, diffusant des thèses négationnistes et racistes anti-arméniennes, anti-grecques, anti-kurdes. Je tiens les noms de ces sites à votre disposition, si vous le souhaitez.
Il faut savoir que la déchéance de la nationalité turque n’existant pas, nos ressortissants franco-turcs pourraient, s’ils retournaient en Turquie après avoir tenu en France des propos reconnaissant le génocide arménien, tomber sous le coup de l’article 301 du code pénal turc, qui punit de telles opinions, code pénal sur lequel Amnesty international et Reporters sans frontières se sont d’ailleurs beaucoup exprimés.
Il y a bien d’autres manifestations du phénomène négationniste en France, mais nous ne sommes pas là pour les énumérer toutes.
Le Conseil constitutionnel a érigé en principe fondamental l’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur. Le 21 juin 1995, la 1re chambre du tribunal de grande instance de Paris, dans une décision citée par le président Sueur, a condamné un historien, Bernard Lewis, pour avoir qualifié le génocide arménien de « version arménienne de l’histoire ».
Permettez-moi de citer des extraits de la décision :
« Attendu que l’historien a, par principe, toute liberté pour exposer, selon ses vues personnelles, les faits, les actes et les attitudes […] s’il a ainsi toute latitude pour remettre en cause, selon son appréciation, les témoignages reçus ou les idées acquises, l’historien ne saurait cependant échapper à la règle commune liant l’exercice légitime d’une liberté à l’acceptation nécessaire d’une responsabilité […] l’historien engage sa responsabilité envers les personnes concernées lorsque, par dénaturation ou falsification, il présente comme véridiques des allégations manifestement erronées ou omet, par négligence grave, des événements ou opinions rencontrant l’adhésion de personnes assez qualifiées et éclairées pour que le souci d’une exacte information lui interdise de les passer sous silence. »
Jean-Luc Warsmann a introduit dans la présente proposition de loi les termes « minimisation outrancière » dans le but de protéger la communauté scientifique dans ses recherches. Je fais confiance aux tribunaux pour ne qualifier d’outrancier qu’un travail partial, dénué de sérieux ou au service d’une idéologie quelconque. L’historien a plus de droits dans le cadre de la liberté d’expression parce que sa responsabilité est plus grande.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, j’aborderai un dernier point : cette proposition de loi, contrairement à la précédente, est ancrée dans le dispositif de la loi sur la liberté de la presse et ne fait pas courir de risque d’inconstitutionnalité à la loi de 2001. En toute bonne foi et en toute sincérité, je ne pense pas qu’elle puisse être jugée inconstitutionnelle, car elle ne porte à la liberté d’expression qu’une atteinte limitée et justifiée dans une société démocratique.
De plus, il n’est pas du tout évident que le Conseil constitutionnel en soit saisi. Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé ne pas devoir transmettre au Conseil une question prioritaire de constitutionnalité relative à la loi Gayssot, considérant comme évident que le délit de révisionnisme ne portait pas « atteinte aux principes constitutionnels de liberté d’expression et d’opinion ».
Monsieur le ministre, mes chers collègues, le texte que nous voterons, je l’espère, aujourd'hui, est un texte juste, circonscrit à l’incrimination de génocide et, je le rappelle, au territoire français.
Le révisionnisme est un crime. Nous ne pouvons nous contenter de la loi civile. À cet égard, mes chers collègues, je vous demande de rejeter la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, ainsi que la motion tendant à opposer la question préalable, qui sera examinée après. Le renvoi en commission n’est pas nécessaire non plus, d’autant que le processus prendrait encore des années… (Applaudissements sur plusieurs travées de l'UMP. – MM. Hervé Marseille et Bernard Piras applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Patrick Ollier, ministre. Monsieur le président et rapporteur de la commission des lois, nous nous connaissons depuis longtemps, nous avons partagé de nombreux moments sur les bancs de l’Assemblée nationale et développé des rapports empreints à mon sens de respect et d’amitié. Je sais votre connaissance du droit, et c’est avec beaucoup d’humilité que je vais m’engager dans ce débat. Néanmoins, je ne peux accepter les arguments que vous avez avancés, parce qu’ils ne correspondent pas à l’objet du texte qui vous est présenté aujourd'hui. Je remercie d’ailleurs Mlle Joissains d’avoir, à l’instant, recadré notre discussion et indiqué où nous allons.
Certes, je comprends que, dans le cadre des fonctions qui sont aujourd'hui les vôtres, vous ayez tenu à vous inscrire dans la ligne d’une argumentation conforme aux travaux passés de votre commission et dans le respect des positions défendues par certains de vos collègues ou anciens collègues ; je pense notamment à M. Badinter, auquel vous faites souvent référence.
Je souhaite également profiter de cette intervention pour répondre aux quinze intervenants qui se sont exprimés lors de la discussion générale. Vous comprendrez donc que mon intervention soit un peu longue.
Monsieur le président-rapporteur, vous avez jugé opportun de consacrer une part importante de votre rapport aux lois mémorielles. Or, je le répète, la proposition de loi qui est examinée aujourd'hui n’est pas un texte de cette nature. Permettez-moi de reprendre une partie de la définition des lois mémorielles que vous citez dans votre rapport : « [Celles-ci], au-delà des différences de leur contenu, semblent procéder d’une même volonté : "dire" l’histoire, voire la qualifier, en recourant à des concepts juridiques contemporains […] ».
Mesdames, messieurs les sénateurs, la présente proposition de loi (M. le ministre brandit le document), qui ne comporte que deux articles et tient en quatorze lignes, ne traite que de sujets pénaux. Comment pouvez-vous dire qu’elle refait l’Histoire et la qualifie en recourant à des concepts juridiques contemporains ?
M. Jean-Michel Baylet. Les sujets pénaux font toujours référence à quelque chose !
M. Patrick Ollier, ministre. Monsieur Baylet, je m’en tiens simplement à la rédaction et au fond de ce texte, à ce qu’il signifie sur le plan du droit. C’est une proposition de loi pénale, qui permet de combler un vide juridique existant dans notre droit pénal.
Monsieur le président-rapporteur, vous reprenez donc à votre compte, et je vous en remercie, la définition qui démontre qu’aujourd'hui nous ne sommes pas devant une proposition de loi mémorielle.
À l’évidence, il s’agit bien d’un texte d’harmonisation pénale, et uniquement de cela. Il ne qualifie pas des faits historiques, mais ne fait que pénaliser la négation de la loi. À cet égard, cher Roger Karoutchi, vous avez parfaitement raison : il n’y a pas et il ne doit pas y avoir de hiérarchie entre les génocides. Lorsqu’une loi reconnaît un génocide, elle doit avoir la même portée juridique qu’une autre loi identique qui reconnaît un autre génocide. Ne commençons pas à comparer les massacres ou à vouloir établir une hiérarchie dans l’horreur.
Madame Benbassa, je vous ai écoutée avec respect et attention. Vous avez longuement rappelé l’histoire du génocide arménien et de l’Empire ottoman. Or, vous aussi, vous vous trompez de débat. Nous sommes réunis ici non pas pour refaire l’histoire de la Turquie ou de l’Arménie, mais pour créer une infraction générale de négationnisme : cette proposition de loi vise justement à protéger les descendants des victimes de tous les génocides de la négation de ces crimes !
Monsieur Placé, vous avez à votre tour fait un plaidoyer contre les lois mémorielles. Vous avez probablement raison, mais, ne souhaitant pas entrer dans ce débat, je ne prendrai pas position. Je vous le répète, tel n’est pas l’objet de la discussion d’aujourd'hui, quand bien même vous avez fait montre d’un certain talent pour essayer de nous le faire croire.
Madame Pasquet, vous avez stigmatisé une démarche prétendument électoraliste. Cela aurait pu être le cas si la proposition de loi visait un fait historique particulier et faisait référence à une communauté humaine précise. Mais ce n’est pas le cas : je ne cesserai de le répéter, il s’agit d’un texte de portée générale, qui vise à créer une incrimination générique de négationnisme, non une infraction pénale communautariste.
Monsieur Mézard, vous avez relevé que le Gouvernement avait exprimé une position de sagesse à l’Assemblée nationale.
M. Jacques Mézard. Je n’ai jamais dit cela !
M. Patrick Ollier, ministre. Convaincu par les éléments exposés lors du débat et conforté par le vote de l’Assemblée nationale, le Gouvernement est effectivement aujourd’hui favorable à ce texte. Contrairement à ce que vous dites, il n’a pas changé d’avis.
M. Jacques Mézard. Je ne l’ai jamais dit !
M. Patrick Ollier, ministre. Sur le fait qu’il aurait une position différente que celle qu’il avait adoptée à l’égard du texte examiné le 4 mai dernier, je vous répondrai que ce n’était pas le même texte. La présente proposition de loi ne vise pas uniquement le génocide arménien !
Le texte présenté à l’époque par M. Lagauche n’était pas suffisamment précis, alors que celui qui nous est présenté aujourd’hui renvoie expressément à la définition du génocide prévue à l’article 211-1 du code pénal. Je vous remercie, Monsieur Kaltenbach, de l’avoir rappelé et de soutenir l'argumentation du Gouvernement, car c’est justement ce point précis qui permet de consolider juridiquement le texte eu égard aux principes de légalité des délits et des peines.
Le Gouvernement apporte son soutien à la proposition de loi parce qu’elle ne vise qu’à traiter de la même façon les génocides reconnus par la loi. Cette position est transversale, transcourants ou transgroupes, dirais-je ; elle en appelle à la conviction de chacun, ce qui explique que les opinions soient partagées.
Monsieur le président-rapporteur, je le répète, ce texte ne vise aucunement à revenir sur un débat tranché par la loi voilà dix ans pour le génocide arménien et vingt ans s’agissant de la Shoah et du génocide juif. Ce sont les lois de la République. Il nous revient de les appliquer de la même manière. L’une l’est au travers des dispositions du code pénal, pas l’autre. À nous de faire en sorte qu’elles le soient toutes les deux : ce n’est que de cela qu’il s’agit aujourd'hui.
Vous avez exposé des arguments d’une grande portée intellectuelle. On peut toujours faire de longues tirades, se replonger dans l’histoire, évoquer des faits pour en appeler à l’émotion de chacun et faire croire que le Sénat est sur le point de commettre un acte irresponsable. Mais ce n’est pas conforme à la réalité, monsieur Sueur.
N’utilisez pas une argumentation qui n’a strictement rien à voir avec le dispositif proposé, restez-en au droit et aux deux articles de la proposition de loi, et seulement à ceux-là.
M. Jean-Louis Carrère. Ce n’est pas le rapporteur de la commission des lois qui fait dans l’émotionnel, c’est vous, monsieur le ministre ! M. Sueur, lui, fait dans le juridique !
M. Patrick Ollier, ministre. Monsieur le président-rapporteur, vous avez rappelé que la commission des lois avait longtemps débattu du champ de l’article 34 de la Constitution. Je pourrais comprendre de telles interrogations s’il s’agissait d’une loi mémorielle. En définitive, toute l'argumentation développée par ceux qui s’opposent à cette proposition de loi est de nous ramener à un débat qui n’est pas le bon. Il est pénible – je le dis notamment à Mme Goulet – d’entendre systématiquement parler d’autre chose que du contenu même de ce texte.
Mesdames, messieurs les sénateurs, n’y a-t-il pas de mission plus noble pour le Parlement que de définir les crimes et les délits ? Nous sommes ici au cœur de la mission du législateur, au sens de l’article 34 de la Constitution : définir les comportements qui doivent être réprimés par la loi pénale.
Je ne peux donc pas recevoir des arguments qui expliquent que le présent texte n’est pas constitutionnel. (M. Jacques Mézard conteste.)
Mais oui, monsieur Mézard, relisez-le !
M. Jacques Mézard. Je l’ai dans les mains !
M. Patrick Ollier, ministre. Dans ses deux articles, ses quatorze lignes, on ne parle que de droit pénal, pas d’histoire, pas de loi mémorielle.
Il n’y a par ailleurs aucune atteinte au principe de légalité des délits, sur lequel vous vous êtes longuement exprimé, monsieur le président-rapporteur, et vous avez raison de vous en préoccuper. Les contours de l’infraction sont clairement définis par la loi : ils résultent à la fois de la nouvelle proposition de loi, qui pénalise la négation d’un génocide reconnu par la loi, et des lois précédemment adoptées, lesquelles proclament la reconnaissance du génocide juif et du génocide arménien de 1915.
Ce qui est interdit, c’est donc le fait de soutenir que ces génocides n’ont pas existé ou de les minimiser de façon outrancière. J’insiste sur ces deux derniers termes, parce que j’ai entendu tout à l’heure évoquée la situation des chercheurs, des intellectuels en général ; j’y reviendrai.
Certains objectent qu’il aurait fallu se limiter à sanctionner le négationnisme de génocides reconnus par une juridiction pénale internationale. Pourquoi pas ? Mais que faire pour les génocides dont les auteurs sont tous aujourd’hui décédés ? Lorsque les faits sont anciens, la justice pénale ne peut plus passer, puisqu’elle juge les hommes et non l’Histoire.
M. Roger Karoutchi. Heureusement !
M. Patrick Ollier, ministre. C’est pourquoi le texte en discussion aujourd’hui est nécessaire pour compléter notre dispositif légal.
Cela me permet de répondre également sur le grief d’atteinte à la séparation des pouvoirs et sur l’empiètement du pouvoir législatif sur l’autorité judiciaire, points que vous avez longuement développés, monsieur le président-rapporteur.
D'une part, il n’y a aucune atteinte de cette nature possible puisque, malheureusement, je viens de le dire, les juges n’ont jamais condamné les auteurs de ce génocide et qu’ils ne pourront jamais le faire.
D'autre part, même s’il existait un risque de contrariété entre une décision de justice et la loi, cela ne constituerait pas nécessairement un grief d’inconstitutionnalité.
Je sais que des personnes connaissant parfaitement nos textes constitutionnels nous expliquent savamment, dans des articles ou des interventions, que ce texte est inconstitutionnel.
M. Bernard Piras. L’inverse est vrai !
M. Patrick Ollier, ministre. Mais j’en entends d’autres, connaissant tout aussi bien la Constitution et les textes constitutionnels, nous dire le contraire.
M. Bernard Piras. Exactement !
M. Patrick Ollier, ministre. Que je sache, depuis dix ans que cette loi a été votée, personne ne l’a déférée au Conseil constitutionnel !
M. Nicolas Alfonsi. On ne le pouvait pas !
M. Patrick Ollier, ministre. Mais bonté divine – si je puis me permettre cette expression –, mesdames, messieurs les sénateurs, pourquoi l’avoir votée ici,…
M. Bernard Piras. À une très large majorité !
M. Patrick Ollier, ministre. … si elle était inconstitutionnelle ? (Mlle Sophie Joissains applaudit.)
Dans cet hémicycle, d’une manière unanime, les sénatrices et sénateurs ont toutes et tous voté en 2001 ce texte sur le génocide arménien.
Mlle Sophie Joissains. Bravo !
M. Jean-Vincent Placé. Pas moi, j’étais trop jeune !
M. Jean-Louis Carrère. Le Sénat a beaucoup changé depuis 2001 !
M. Jean-Michel Baylet. Ce n’était pas le même texte !
M. Patrick Ollier, ministre. Je parle de la loi mémorielle de 2001, et seulement de celle-là, car vous vous y référez tous !
M. Jean-Louis Carrère. Ce que l’on n’a pas fait en 2001, on peut le faire en 2011 !
M. Nicolas Alfonsi. Cette loi n’avait aucune portée !
M. Patrick Ollier, ministre. Alors qu’elle a été votée à la quasi-unanimité et que personne ne l’a déférée au Conseil constitutionnel, aujourd'hui, vous venez plaider qu’un texte d’application de cette loi, car il ne s’agit que de cela, serait inconstitutionnel ! Je ne peux accepter un tel argument, même si je peux comprendre, monsieur Carrère, que vous ne soyez pas d’accord avec moi.
Si l’intérêt général le justifie, comme c’est selon moi le cas ici, la loi peut mettre en cause les décisions des juges. C’est vrai de toutes les lois d’amnistie : non seulement ces dernières interdisent les poursuites, mais elles font cesser les poursuites en cours et disparaître les condamnations passées. En outre, le plus souvent, elles permettent de sanctionner ceux qui rappellent ces condamnations passées. Or les lois d’amnistie sont constitutionnelles !
La présente proposition de loi, qui vise à pénaliser la négation des génocides reconnus par la loi, constitue une sorte d’« amnistie à l’envers », et elle est conforme, tout autant que les lois d’amnistie, à la Constitution.
Le raisonnement que je soutiens est, me semble-t-il, tout aussi fondé que celui de mes contradicteurs lorsqu’ils tentent de prouver, par voie de presse, que j’ai tort.
M. Jean-Michel Baylet. Ce n’est pas convaincant !
M. Patrick Ollier, ministre. J’ai bien compris que votre groupe avait déposé une motion tendant à opposer la question préalable, monsieur Baylet, mais vous me permettrez de ne pas partager votre point de vue. (Sourires.)
Par ailleurs, monsieur le président de la commission des lois, ce texte ne porte en aucune façon atteinte à la liberté de la recherche.
Mesdames, messieurs les sénateurs – j’allais dire « mes chers collègues », tant je me sens encore parlementaire…
M. Jean-Louis Carrère. Ça reviendra ! (Sourires.)
M. Patrick Ollier, ministre. Vous lisez dans les boules de cristal, monsieur Carrère ? (Nouveaux sourires.)
Mesdames, messieurs les sénateurs, ne vous engagez pas dans ce débat ! Comme l’a rappelé Mme Goulet, le travail de recherche historique est légitime et nécessaire, et il faut l’encourager. Monsieur Mézard, je puis vous affirmer très clairement que ces travaux de recherche pourront se poursuivre. Les nouvelles dispositions ne visent aucunement à les interdire : il s’agit seulement de sanctionner la négation de l’existence même ou la minimisation outrancière des génocides reconnus par la loi. Or, par définition, un travail scientifique n’est pas outrancier.
Il faut juger ce texte pour ce qu’il dit, et non pour ce qu’on veut lui faire dire ! Or c’est bien le caractère outrancier de propos ou d’écrits qui est visé. Cette notion renforce la définition du négationnisme et permet de le distinguer nettement du travail légitime de l’historien. Personne ne veut empêcher les scientifiques et les historiens de poursuivre leurs recherches !
M. Christian Cointat. Très bien !
M. Patrick Ollier, ministre. La minimisation outrancière est une forme de caricature qui consiste à déclarer, par exemple, que le génocide de 1915 n’aurait fait que 200 victimes. La notion de caractère outrancier n’interdit pas, en revanche, de mener un travail d’historien sur le déroulement des faits et le nombre des victimes.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le nécessaire travail de mémoire et de recherche ne doit pas nous empêcher de légiférer en vue de sanctionner la négation d’un fait historique reconnu.
M. Jean-Claude Gaudin. Très bien !
M. Patrick Ollier, ministre. Vous avez aussi prétendu, monsieur le président de la commission des lois, que ce texte constituait une atteinte à la liberté d’opinion et d’expression prévue par la Constitution et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que M. Mézard a également évoquée.
La liberté d’opinion n’est évidemment pas ici en cause puisque seule l’expression publique de la négation des génocides reconnus par la loi sera sanctionnée. Le débat ne peut donc porter que sur la liberté d’expression, que ce texte limite en effet, mais comme la limite également la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 en définissant une série de délits ! La question est de savoir si cette limitation est justifiée ou excessive.
Je le rappelle, tant nos règles constitutionnelles que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme reconnaissent que la liberté d’expression peut connaître des limites.
L’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui a été invoqué tout à l'heure, proclame la liberté d’expression, mais tout en disposant que les citoyens doivent répondre des abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. C’est bien le cadre dans lequel nous nous situons ! Vous ne pouvez donc pas nous opposer cet argument de l’atteinte à la liberté d’expression et d’opinion.
Pour ce qui est de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, son article 10 protège la liberté d’expression tout en reconnaissant qu’elle peut faire l’objet de limites. Quant à l’article 17, M. Kaltenbach l’a justement rappelé, il vise à interdire les abus de droit pouvant résulter d’une interprétation excessive d’autres dispositions de la convention.
Puisqu’on m’a opposé des arguments de droit, pour y répondre, mon devoir est de me placer également, en tant que représentant du Gouvernement, sur le terrain du droit.
Statuant sur la conformité d’une condamnation prononcée sur le fondement de la loi Gayssot, la Cour de Strasbourg a jugé, dans un arrêt du 24 juin 2003, qu’il « existe une catégorie de faits historiques clairement établis [...] dont la négation ou la révision se verrait soustraite par l’article 17 [sur l’abus de droit] à la protection de l’article 10 ». La Cour considère ainsi clairement qu’il serait abusif d’utiliser la convention pour obtenir le droit de nier l’existence d’un génocide établi par l’histoire. Même si la décision de 2003 faisait référence à l’Holocauste, son application peut indéniablement être transposée à la négation d’autres génocides, tel le génocide arménien, s’ils constituent également un fait clairement établi.
Du reste, l’exposé des motifs de la motion présentée par M. Sueur – vous le voyez, je reprends vos arguments mêmes, monsieur le président de la commission des lois – montre que la pénalisation du négationnisme résultant de la proposition de loi n’est pas constitutionnellement ou conventionnellement injustifiée. Il précise en effet que « le négationnisme constitue une atteinte odieuse à la mémoire des disparus et à la dignité des victimes ». Dans ce cas, monsieur Sueur, comment pouvez-vous prétendre qu’il ne faut pas le sanctionner ?
M. Jean-Louis Carrère. Parce qu’il n’est pas démago !
M. Patrick Ollier, ministre. Si des propos niant l’existence du génocide arménien constituent bien une atteinte odieuse à la dignité des victimes de génocides, en quoi serait-il excessif de les pénaliser ? La loi de 1881 pénalise bien les propos diffamatoires ou injurieux, qui peuvent être bien moins odieux que des propos négationnistes !
Nous ne pouvons ignorer que, comme l’a rappelé M. Carvounas, des actes de négationnisme ayant trait au génocide arménien ont été commis dans notre pays, même s’ils ont été peu nombreux.
M. Jean-Michel Baylet. Nous ne pouvons surtout ignorer qu’on est à trois mois des élections !
M. Patrick Ollier, ministre. La protection de la dignité des victimes n’autorise-t-elle pas une sanction pénale ? Ainsi, depuis la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, dite « loi Guigou », l’article 35 quater de la loi de 1881 sur la liberté de la presse réprime, notamment, la diffusion d’images d’une infraction portant gravement atteinte à la dignité de la victime.
Pourquoi refuser cette protection pénale au nom de la liberté d’expression, qui n’est pas absolue, alors même que le Sénat a adopté la semaine dernière, à la quasi-unanimité, la pénalisation des injures et diffamations envers les anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie ? Vous vous contredisez ! La disposition relative aux harkis que vous avez votée constitue bien, elle aussi, une limite à la liberté d’expression, tout aussi justifiée que celle qui interdirait la négation du génocide arménien.
Vous avez enfin argué, monsieur le président Sueur, du risque de voir la loi de 2001 déclarée, par ricochet, contraire à la Constitution, par le biais d’une question préalable de constitutionnalité déposée à l’occasion de poursuites pénales.
M. Gaëtan Gorce. Faites venir le garde des sceaux !
M. Patrick Ollier, ministre. Vous ne parviendrez pas à me déstabiliser, monsieur Gorce ! Vous avez tenté vainement de le faire durant des années à l’Assemblée nationale. Ne recommencez pas au Sénat ! (Sourires.)
Cet argument, monsieur Sueur, me paraît infondé pour trois raisons.
Tout d’abord, le Gouvernement considère que les nouvelles dispositions ne sont pas contraires à la Constitution, et ceux qui prétendent qu’elles le sont n’ont pas apporté la moindre preuve.
Ensuite, s’il est vrai que la loi de 2001 est déclarative, et de ce fait constitutionnellement fragile, la présente proposition de loi la consolide en lui donnant un effet juridique, c’est-à-dire en la rendant normative. De ce fait, ces deux textes sont conformes à l’article 34 de la Constitution, qui dispose que la loi fixe les règles concernant la détermination des délits.
Je viens simplement de démontrer, monsieur Sueur, que votre raisonnement n’est pas conforme à la lecture de la Constitution.