M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Pas toujours !
M. Jean-Pierre Sueur. Je vis depuis quarante ans dans un quartier d’Orléans – justement, vous y viendrez demain, monsieur le ministre – où il y a soixante-douze nationalités : je mesure les chances, et je n’ignore aucun des problèmes.
Vous connaissez les limites des dispositifs « compétences et talents », mais voyez ceux que vous proposez pour accompagner la « carte bleue ».
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Elle n’existe pas encore !
M. Jean-Pierre Sueur. Il est à craindre que ces dispositifs, que la presse d’hier et d’aujourd'hui expliquait, n’attirent que peu de ces personnes que l’on voudrait attirer, surtout si l’on compare avec ce qui se passe en Grande-Bretagne et en Allemagne !
J’en viens, puisque c’est l’objet de la motion, au rapport du texte à la Constitution.
Je vais reprendre certains des arguments qui ont été employés par notre collègue Sandrine Mazetier à l’Assemblée nationale, en précisant que, sur le plan de l’inconstitutionnalité, les choses ne sont pas encore jouées, et cela pour une raison simple : l’objet du débat parlementaire est précisément d’examiner de près un projet de loi et peut-être certains amendements seront adoptés qui réduiront les sources d’inconstitutionnalité. J’en accepte en tout cas le présage.
Je commencerai par les conditions de la privation de liberté.
Vous connaissez l’article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. »
Les articles 6 à 12 du projet de loi créent des zones d’attente que vous dites temporaires, mais rien n’est moins sûr.
Le séjour en zone d’attente, même temporaire, est un régime privatif de liberté, comme l’a expressément et explicitement considéré le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 février 1992 : « […] le pouvoir de maintenir durablement un étranger en zone de transit, sans réserver la possibilité pour l'autorité judiciaire d'intervenir dans les meilleurs délais […] est […] contraire à la Constitution ».
Le présent projet de loi respecte-t-il ces exigences ? Nous ne le pensons pas et nous aurons l’occasion de nous en expliquer.
L’article 37 du projet de loi, dont on a beaucoup parlé, prévoit l’allongement du délai de la saisine du juge des libertés et de la détention.
Vous avez vous-même cité le Conseil constitutionnel : « La liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible ». Le projet de loi assure-t-il le respect de cette condition ? Vous savez bien que non.
Je citerai encore – mais est-ce nécessaire ? – l’article 5 de la convention européenne des droits de l’homme : « Toute personne arrêtée ou détenue […] doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. »
Or, avec le dispositif proposé dans le projet de loi, une personne pourra être reconduite à la frontière avant même que le juge des libertés et de la détention ait pu se prononcer !
La commission des lois avait d’ailleurs voté contre cette disposition du projet de loi.
Entre parenthèses, monsieur le ministre, comme moi, vous n’ignorez pas – les gazettes nous ont informés – ce qui s’est passé ensuite : il semble qu’une fois encore – nous sommes quelque peu habitués –, sans doute lors d’un petit déjeuner, des décisions aient été prises dans un château de la rive droite, décisions qui se sont illico concrétisées par l’arrivée, devant la commission des lois, d’un amendement de M. Longuet que celui-ci nous a présenté ès qualités, en tant que président du groupe UMP !
Monsieur le ministre, tout cela manque un peu de tact, de souplesse,…
M. Guy Fischer. De finesse !
M. Jean-Pierre Sueur. … de subtilité, mais toujours est-il que la commission des lois a retoqué cet amendement du président du groupe UMP et j’espère que notre assemblée sera fidèle – nous en avons parlé, madame Troendle – à celle-ci.
Cela supprimera, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, une source d’inconstitutionnalité dans le texte.
Je pourrais encore citer d’autres références, mais je n’en aurai pas le temps, ce qui m’amène d’ailleurs, monsieur le président, à observer que, si l’on faisait le décompte des temps de parole, en intégrant, bien entendu, celui du Gouvernement, entre le temps dont auront disposé dans ce débat les orateurs de la majorité et ceux de l’opposition, on constaterait un très grand écart. (M. Charles Revet s’exclame.)
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Nous vous connaissons, vous allez vous rattraper. Vous avez d’ailleurs commencé !
M. Jean-Pierre Sueur. Nous aurons en effet l’occasion de nous rattraper, j’en conviens, monsieur le président Hyest.
Je m’en tiendrai donc à signaler que vous réduisez les droits de la défense et le pouvoir d’appréciation des juges avec les articles 8, 12, 42 et 43 du projet de loi. Ces articles créent en effet un système spécifique inacceptable de purge des nullités qui donnera place à l’arbitraire.
J’insiste sur le fait que la notion de grief « substantiel », qui figure à l’article 39 du projet de loi – « Une irrégularité n’entraîne la mainlevée de la mesure de placement que si elle présente un caractère substantiel » – ouvre aussi la porte à l’arbitraire. Qu’est-ce que ce « caractère substantiel » ? Dans notre pays, il y a des irrégularités, des délits, des violations de la loi, mais il n’y a pas de délits « substantiels » ou « insubstantiels ».
Je pointerai encore la question de la notification des droits à l’article 38 du projet de loi : « Le juge tient compte des circonstances particulières liées notamment au placement en rétention simultané d’un nombre important d’étrangers pour l’appréciation des délais relatifs à la notification de la décision, à l’information des droits et à leur prise d’effet. »
De même, la brièveté des délais de recours prévus par la procédure d’urgence conforte l’arbitraire.
Au sujet de la déchéance de la nationalité, je ne reviendrai pas sur le caractère odieux, inacceptable et insupportable des crimes que vous citez, monsieur le ministre, qu’il s’agisse du meurtre d’un policier, d’un gendarme ou d’un magistrat. Nous sommes tous d’accord sur ce point.
Cela est aussi inacceptable, aussi insupportable et aussi odieux s’il est le fait d’un Français d’origine ou non. La France, qui est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, assure l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine, de race ou de religion. C’est cela qu’il faut dire tout simplement.
Il ne faut pas non plus créer des apatrides. Retirer la nationalité à quelqu’un qui n’a pas d’autre nationalité est contraire à la position du Conseil constitutionnel.
Je pourrais aussi parler du droit d’asile : de la réduction de l’aide juridictionnelle par rapport au droit d’asile qui n’est pas justifiée, des procédures prioritaires d’expulsion à quarante-huit heures avant même que l’intéressé ait pu faire valoir ses droits à demander le droit d’asile et des zones d’attente où l’OFPRA est absent.
Je pourrais continuer, mais je vais essayer, monsieur le président, de respecter le temps qui m’a été imparti.
Monsieur le ministre, je reviendrai sur cette parole que vous avez eue, un peu bizarrement, à deux ou trois reprises.
Vous avez dit : « Ce texte n’est pas une cathédrale ». Nous ne demandons pas à un texte de loi qu’il soit une cathédrale ! Peut-être sentez-vous que nous aurions dit, de toute façon, que les cathédrales précédentes n’ont pas tenu debout, qu’elles n’ont pas eu l’effet requis, sinon par la force du verbe, où vous excellez, je vous l’accorde volontiers.
Ce sont de petites chapelles, pourrait-on penser. Je ne suis pas sûr que ces petites chapelles soient illuminées par « l’obscure clarté qui tombe des étoiles », dont parlait Corneille.
Il s’agit plutôt de petits cachots souterrains, souvenirs de la maison des morts, selon M. Richard Yung, des entrelacs tortueux.
Monsieur le président de la commission des lois, je ne peux m’empêcher de songer à tous ceux qui se tournent vers nous, vers la France fraternelle, vers la France qui a des lois et qui veut qu’elles soient appliquées et qui pense qu’il faut une législation sur l’entrée des étrangers,…
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Eh oui !
M. Jean-Pierre Sueur. … mais qui vont errer dans le dédale des zones d’attente, des centres de rétention et des tribunaux forains, installés de manière temporaire, dit-on, juste à côté des centres de rétention,…
M. Guy Fischer. Eh oui !
M. Jean-Pierre Sueur. … de telle manière que cette justice foraine soit partout, dans les locaux techniques, dans les sous-sols, dans les combles, dans les vestibules et les vestiaires. Il y aura partout des tribunaux qui jugeront vite, si toutefois il est possible d’accéder à un juge !
Monsieur le ministre, c’est une certaine idée de la France. Vous ne serez pas étonné que nous en partagions une autre. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. François-Noël Buffet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité ont développé deux séries d’arguments, à l’appui de leur demande.
Certaines des dispositions du projet de loi seraient contraires au principe d’égalité consacré à l’article 1er de la Constitution, parce qu’elles créeraient une différence de traitement entre étrangers et nationaux, ainsi qu’entre Français, selon la façon dont ils ont acquis ou reçu la nationalité française.
Il convient d’abord de rappeler que le principe d’égalité n’interdit pas de traiter différemment des personnes placées dans des situations différentes. Or, les ressortissants étrangers et les Français ne sont pas placés dans une situation identique au regard du droit au séjour.
Par ailleurs, le texte ne remet pas en cause la règle posée à l’article 22 du code civil, aux termes duquel « La personne qui a acquis la nationalité française jouit de tous les droits et est tenue à toutes les obligations attachées à la qualité de Français, à dater du jour de cette acquisition. »
La seule exception apportée à cette règle est celle qui est contenue dans la procédure de déchéance de la nationalité. Le Conseil constitutionnel a cependant jugé cette exception conforme à la Constitution, compte tenu de la gravité des motifs susceptibles de la justifier et des garanties dont elle était entourée. La commission des lois du Sénat s’est d’ailleurs attachée à renforcer encore ces garanties.
Le second grief d’inconstitutionnalité développé par les auteurs de la motion tient au non-respect des dispositions de l’article 66 de notre Constitution et aux privations de liberté imposées aux étrangers maintenus en zone d’attente ou en rétention administrative.
Sur ce point également, il convient de rappeler que l’intervention du juge judiciaire est toujours prévue. La question est celle du moment de son intervention. Initialement, le texte prévoyait un délai de cinq jours afin de mieux articuler les procédures judiciaires et administratives. La commission est revenue au délai de quarante-huit heures. Une discussion s’ouvrira sans doute sur le délai le plus pertinent, sachant que le Conseil constitutionnel a censuré un délai de sept jours.
Pour l’ensemble de ces raisons, la commission des lois du Sénat a émis un avis défavorable sur cette motion.
M. le président. La parole est à M. Alain Anziani, pour explication de vote.
M. Alain Anziani. M. Jean-Pierre Sueur a tout dit dans sa remarquable intervention. Je me contenterai d’abonder ses propos.
J’ai entendu deux types de discours.
D’une part, celui de M. le ministre, qui se voulait, d’une certaine façon, tempéré et presque technique, nous expliquant qu’il faut respecter une règle européenne. J’ai d’ailleurs entendu M. Dominati, éclairé par ces propos, affirmer qu’il avait compris que ce texte était justifié par la nécessité de mettre notre législation en conformité avec le droit européen. Bien sûr, nous ne partageons pas cette vision.
Tempéré dans sa forme, ce discours était néanmoins vigoureux sur le fond, parfois même avec quelques dérapages ! Nous avons ainsi appris que, nous autres, nous ne comprenions rien, que nous ne voulions rien changer et que nous étions même peut-être favorables à tous les trafics, en un mot que nous étions « hors sol » !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. C’est vrai !
M. Alain Anziani. D’autre part, nous avons entendu le discours de M. Jean-Pierre Sueur, qui n’a pas parlé de conformité avec le droit européen mais qui a posé une question forte : celle de la conformité avec notre droit constitutionnel.
Nous n’avons toujours pas de réponse à cette question et, nous le savons, l’incertitude est partagée sur toutes les travées.
Monsieur le ministre, je vous pose, à mon tour, une question aussi simple et de portée constitutionnelle : un immigré a-t-il autant de droits fondamentaux qu’un Français ?
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Non, il ne les a pas tous ! Il n’a pas le droit de vote !
M. Alain Anziani. J’entends par « droits fondamentaux », le droit à la liberté et à la dignité.
On va sans doute me rétorquer : « La question n’est pas là ! Pour qui nous prenez-vous ? » Nous vous prenons pour les auteurs de ce texte et pour ses défenseurs !
Comme l’a dit M. Jean-Pierre Sueur, ce texte comporte une difficulté constitutionnelle considérable, qui le dépasse largement et hypothèque son contenu ainsi que la vision que vous avez développée.
Cette difficulté est la suivante : dans les zones de transit, la rétention ne dépendra pas d’une décision judiciaire. C’est très grave ! Cela a trait à un principe fondamental de notre Constitution, inscrit à son article 66, premier alinéa, et selon lequel nul ne peut être détenu arbitrairement. Le second alinéa de cet article précise que c’est au juge, gardien des libertés, d’établir le caractère arbitraire ou non d’une mesure.
En manquant à ce grand principe, vous êtes hors Constitution !
Vous prétextez un souci d’efficacité et de pragmatisme, face à un contentieux de masse que vous ne pouvez pas épuiser. Il s’agit d’un raisonnement bureaucratique, selon lequel, face à la masse envahissante, il faut des procédures spécifiques !
Monsieur le ministre, c’est une question fondamentale ! Je ne dis pas que telle est votre intention, mais je vous mets en garde : chaque fois que l’on recourt à ce type de raisonnement bureaucratique qui nie les principes de notre Constitution et de la liberté reconnue à chacun on s’aventure sur un terrain glissant et liberticide.
C’est la raison pour laquelle nous soutiendrons bien sûr la motion qui a été présentée par M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 492, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité et dont l’adoption aurait pour effet d’entraîner le rejet du projet de loi.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe UMP.
Je rappelle que la commission et le Gouvernement ont émis un avis défavorable.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 146 :
Nombre de votants | 339 |
Nombre de suffrages exprimés | 339 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 170 |
Pour l’adoption | 152 |
Contre | 187 |
Le Sénat n'a pas adopté.
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.
9
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au jeudi 3 février 2011 :
À neuf heures trente :
1. Suite du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité (n° 27, 2010-2011).
Rapport de M. François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale (n° 239, 2010-2011).
Texte de la commission (n° 240, 2010-2011).
À quinze heures, le soir et la nuit :
2. Questions d’actualité au Gouvernement.
3. Suite de l’ordre du jour du matin.
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à minuit.)
Le Directeur du Compte rendu intégral
FRANÇOISE WIART