Mme la présidente. Mes chers collègues, je vous demande de vous en tenir strictement à votre temps de parole. Nous sommes en effet dans le cadre d’un espace réservé et nous devons terminer impérativement nos travaux à treize heures.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, un an après l’examen de la proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias, cette nouvelle initiative de notre collègue David Assouline nous permet de revenir sur le débat relatif à l’indépendance des médias et me donne l’occasion d’affirmer une fois encore l’attachement des sénateurs centristes à cette exigence constitutionnelle.
Le présent texte comporte, hélas, des réponses démagogiques et la situation de l’indépendance des rédactions y est dépeinte de manière caricaturale.
Je retiendrai le même qualificatif pour ce qui concerne l’exposé même des motifs de la proposition de loi qui dispose : « Aujourd’hui, avec le jeu des rachats et des fusions, les entreprises de presse passent sous le contrôle d’actionnaires, de groupes industriels ou financiers qui vivent des marchés publics et dont les intérêts économiques et politiques peuvent entrer en contradiction avec le souci d’informer librement et honnêtement. »
Soyons un peu rationnels et pragmatiques. Si la presse accomplit une mission d’intérêt public d’information, elle n’en reste pas une moins une entreprise qui vit aujourd’hui des difficultés avérées, alors que ce secteur est confronté à une concurrence très sévère, notamment internationale, de la part des médias gratuits et d’Internet, ainsi qu’à une érosion du lectorat.
Je le rappelle, c’est cela qui avait provoqué les États généraux de la presse. Il n’est pas illogique que ces entreprises s’appuient sur des actionnaires solides, y compris des groupes industriels. Il apparaît de toute manière que, en dépit des regroupements intervenus ces dernières années, la concentration demeure faible en France. Ce n’est pas moi qui le dis ; c’est le rapport Lancelot de 2005 !
Pour nous, centristes, qui sommes attachés à une éthique politique, ce qui était contestable dans l’affaire du rachat du journal Le Parisien, ce n’est pas tant le rachat du groupe par un industriel que le cumul par le propriétaire d’activités dans le domaine de l’information avec l’exercice d’un mandat politique national.
En outre, je ne trouve pas choquant qu’un même groupe détienne plusieurs titres, surtout dans la presse régionale, très peu rentable, où la mutualisation des rotatives et du papier relève du bon sens économique.
Le Crédit Mutuel a certes racheté les titres variés de presse quotidienne régionale au groupe EBRA. Pour autant, 80 % du contenu traite l’information locale, réelle, exacte. Les lignes éditoriales ne sont ni uniformes ni la voix du lobby bancaire, me semble-t-il !
Pour ce qui concerne la presse nationale, le paysage de la presse d’opinion ne me semble pas désert, d’autant que les nouvelles technologies – je pense à des sites Internet comme Mediapart ou Rue 89 – renforcent encore cette diversité, ce pluralisme, et permettent une totale liberté d’expression. Nous en avons d’ailleurs eu la preuve au cours de ces derniers mois.
Votre analyse de l’existant, monsieur Assouline, me laisse donc très sceptique. Je tiens à rappeler un élément, déjà souligné lors des États généraux de la presse. La loi met déjà à disposition des outils propres à préserver le pluralisme et l’indépendance de la presse, notamment l’interdiction faite à un groupe, d’une part, de dépasser le seuil de 30 % de la diffusion de la presse quotidienne d’information politique et générale et, d’autre part, de contrôler plus de deux des trois types suivants de médias : service national de télévision, service national de radio, quotidien à diffusion nationale.
En outre, la loi du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse impose de porter à la connaissance des lecteurs l’identité du propriétaire, le nom du directeur de la publication, ainsi que celui du responsable de la rédaction, et, le cas échéant, les opérations ayant pour effet de transférer la propriété ou l’exploitation de l’entreprise.
En revanche, je reconnais que la loi n’est pas bavarde sur les relations entre la sphère économique et la sphère rédactionnelle, notamment eu égard à l’autonomie des rédacteurs vis-à-vis de la direction et des propriétaires des titres de presse.
Mais, là encore, il faut voir comment les choses se passent réellement. Le journaliste qui postule à Libération ou à La Croix, pour ne citer que ces journaux, en connaît a priori les grandes lignes éditoriales. Au pire, si un revirement de ligne éditoriale avait lieu, il pourrait justement faire jouer la clause de conscience.
De plus, la plupart des entreprises de presse ont déjà des instruments de médiation, différents selon chaque titre. Il peut s’agir d’une charte déontologique – je rappelle que vingt-trois titres de presse quotidienne régionale en disposent –, de médiateurs ou d’un vade-mecum sur les règles et usages dans la pratique journalistique. Bien entendu, ces outils peuvent être complétés, comme notre collègue rapporteur Jean-Pierre Leleux l’a suggéré tout à l’heure.
Je rappelle que la Commission de l’information a décidé la mise en place d’un observatoire de la déontologie, preuve que la proposition de loi est superfétatoire sur ce sujet.
En somme, l’indépendance des rédactions n’est pas, me semble-t-il, aussi menacée qu’on veut nous le faire croire. Je ne crois d’ailleurs pas plus que les solutions proposées soient adéquates et applicables.
Premièrement, en réponse à la prétendue « défiance généralisée entre les journalistes et leurs employeurs », la proposition de loi confère aux équipes rédactionnelles ou aux associations de journalistes des prérogatives exorbitantes, comme le droit de veto à l’édito.
Proposer un tel droit à l’équipe rédactionnelle est aberrant et, surtout, contreproductif ! Une telle mesure découragerait définitivement tout créateur ou repreneur d’un titre de presse ou alourdirait considérablement la procédure de nomination d’un directeur de la rédaction, comme ce fut le cas pour le journal Le Monde. Que l’entrepreneur décide de sa ligne éditoriale, cela paraît normal ! D’ailleurs, soyons lucides, conserver une ligne éditoriale est encore le meilleur moyen de s’attacher son lectorat.
M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. Évidemment !
Mme Catherine Morin-Desailly. Deuxièmement, vous n’avez peut-être pas pris conscience, monsieur Assouline, que l’institution d’une société de rédacteurs ferait disparaître la distance entre le journaliste et le manager, distance qui permettait justement de faire jouer la clause de conscience. Pour nous, il s’agit là d’une erreur grossière !
Troisièmement, vous mélangez les aspects sociaux et déontologiques, en donnant à la société de rédacteurs des prérogatives de représentants du personnel. Mais les rédacteurs sont attachés à un titre, alors que les représentants du personnel le sont à l’ensemble de l’entreprise, donc à plusieurs titres de presse.
Bref, cette proposition de loi nous semble idéaliste sur le fond et inadaptée sur la forme.
En effet, étant donné l’extrême diversité des supports médiatiques et des situations dans les rédactions en France aujourd'hui, je pense qu’il appartient avant tout aux partenaires sociaux de régler ces relations d’entreprise, par la négociation d’une charte déontologique de la branche ou d’une charte rédactionnelle propre à la publication.
Je tiens, par ailleurs, à souligner que, s’il s’agit de veiller à la déontologie dans ce milieu, il faudrait aussi être attentif à son respect par certains journalistes, heureusement fort peu nombreux, qui pratiquent l’acharnement, ne vérifient pas toujours leurs sources et confondent scoop et information. Là encore, ce point avait été soulevé lors des États généraux de la presse. C’est une question, monsieur Assouline, que l’on pourrait traiter avant de chercher à phagocyter les relations au sein des entreprises de presse, ce qui – M. le ministre l’a expliqué – conduirait seulement à une impasse, et ce sous couvert de démocratie.
Au vu de ces différents éléments, vous aurez bien compris que le groupe de l’Union centriste se prononcera contre la présente proposition de loi. (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Christine Blandin.
Mme Marie-Christine Blandin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir débattre d’un texte sur l’indépendance des médias, alors que se joue dans l’Union européenne une tout autre partition
Commission de contrôle des médias composée de membres du parti du chef d’État en place, droit de perquisition des rédactions par ce « conseil des médias », qui peut également obliger les journalistes à dévoiler leurs sources, obligation de fournir une information qui n’offense personne... bien heureusement, nous ne sommes pas en Hongrie !
Mais si la France échappe à ces dispositions dignes d’un autre temps, c’est qu’elle a su se protéger grâce à de nombreux textes fondateurs pour la liberté de la presse depuis 1881 et évoluer avec l’Histoire, par exemple avec la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. La proposition de loi de notre collègue David Assouline fait partie de ces textes nourris de l’observation de situations nouvelles ; ce sont des garde-fous, gages de plus d’indépendance et d’éthique dans un milieu colonisé par les grands groupes.
M. Roland Courteau. Très bien !
Mme Marie-Christine Blandin. Monsieur le ministre, votre intervention donne un peu quitus à l’état des lieux. Pourtant, émanant de la majorité ou de l’opposition, les textes évoqués actualisent la démocratie et ne peuvent pas être balayés d’un revers de main.
Le rapporteur, lors des travaux en commission, soupçonnait la présente proposition de loi d’être « corporatiste ». Faut-il vous rappeler, mes chers collègues, que vous avez choisi l’autre camp lors de l’examen de la loi HADOPI et approuvé le sous-amendement Kert tendant à modifier, au profit des patrons de presse, le code du travail et à dénaturer l’usage de la propriété intellectuelle ?
M. Roland Courteau. Eh oui !
Mme Marie-Christine Blandin. Ce sous-amendement visait à livrer inconditionnellement tous les écrits d’un journaliste et les images qu’il détient à l’ensemble des titres et supports du même groupe ! C’était la remise en cause du statut du journaliste de 1935 !
Dans nos régions, les rachats de titres de presse aboutissent à des concentrations.
On a évoqué le Crédit Mutuel, qui a pris le contrôle de L’Est Républicain, devenant ainsi le premier groupe de presse quotidienne régionale de France, des Ardennes aux Alpes. Le Courrier Picard est tombé dans l’escarcelle du groupe Rossel, qui édite Le Soir, La Voix du Nord et gère Nord Éclair, La Meuse, bref seize quotidiens, une trentaine d’hebdomadaires et une demi-douzaine de mensuels.
Ces concentrations sont, dit-on, justifiées par une mutualisation des moyens : direction, ressources humaines, impression. Au passage, cela fait des chômeurs en plus.
M. Roland Courteau. Oui !
Mme Marie-Christine Blandin. Ces concentrations laissent au journaliste la liberté d’exercer la clause de conscience, nous dit M. le rapporteur. Fort bien ! Mais, en termes crus, cela signifie : « Si cela ne te plaît pas, tu prends tes affaires et tu t’en vas ! » C’est comme à l’usine au XIXe siècle ! (Marques d’approbation sur les travées du groupe socialiste.)
La fusion entre L’Est Républicain et La Liberté de l’Est, ces titres devenant Vosges Matin, a fait tomber le lectorat de 50 000 exemplaires quotidiens en 2007 à 43 000. Les rachats nient la sociologie des lecteurs qui peut être différente entre deux départements, entre la ville et la campagne ou simplement d’un style à l’autre. Dans le présent cas de figure, aucun nouveau projet éditorial n’a été proposé pour faire revenir les lecteurs déçus, et les journalistes ont été tenus à l’écart de la réflexion.
La proposition de loi que nous examinons permet de garantir l’autonomie des rédactions face aux actionnaires et, pour le citoyen, la transparence.
L’article 2 vise l’inscription dans l’ours du nom des actionnaires détenant plus de 10 % du capital. Or le rapporteur objecte que cette disposition serait inscrite dans la proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit. Nous considérons, pour notre part, que cette règle a toute sa place dans le texte que nous vous soumettons, mes chers collègues, et nous préférons tenir que courir. En effet, la proposition de loi précitée fait actuellement l’objet de la navette, et l’Assemblée nationale sait très bien gommer les acquis du Sénat. On nous assurait hier que la directive sur les œuvres orphelines était « imminente » ; un moyen commode pour élaguer une proposition de loi. Nous avons plus confiance dans la déontologie des journalistes que dans celle des actionnaires et de ceux qui les servent, qui confondent souvent informations et intérêts de leurs annonceurs.
La période est difficile pour la presse, qui a besoin de soutien. Au cours d’une réunion du syndicat national des journalistes, le SNJ, dans laquelle j’ai représenté le président de la commission de la culture Jacques Legendre en raison d’un retard des horaires du colloque, les journalistes se sont félicités de l’article 34 de la Constitution, qui place « le pluralisme et l’indépendance des médias » dans le domaine de la loi. Néanmoins, ils s’interrogent sur l’application réelle de ces dispositions en période de concentration des médias. Ils ont exprimé également d’une part, leur satisfaction à l’égard des dispositions relatives à la protection des sources, mais, d’autre part, leur inquiétude au vu des dérogations possibles et des graves incidents ayant suivi l’application de ces mesures.
Les rédactions ont besoin de gages ; elles sont tiraillées entre leur déontologie et les demandes des actionnaires. C’est pour cela qu’il revient au législateur de tout mettre en œuvre pour garantir la qualité de l’information dans une démocratie. Un article sur la crise bancaire sera-t-il traité de façon indépendante si l’un des actionnaires est une banque ?
M. Roland Courteau. Bonne question !
Mme Marie-Christine Blandin. Un article critique sur les agro-carburants passera-t-il sous le pilotage de Bolloré, qui a fait fortune avec ses plantations de palmiers à huile en Afrique ?
M. Claude Bérit-Débat. Eh oui !
Mme Marie-Christine Blandin. Et comment expliquer une telle promotion de la voiture électrique dans tous ses titres ? Ce ne sont pourtant pas ses journalistes qui fabriquent les batteries de deuxième génération ! Ce serait plus clair pour le lecteur de savoir qui édite Direct Soir !
Mes chers collègues, nous vous demandons, certes, de faire preuve d’un peu d’audace : confier aux salariés une part de stratégie de l’entreprise. Le feriez-vous pour la charcuterie ? Certes, non. Mais nous ne parlons pas de saucisson ! (Sourires sur les travées du groupe socialiste.) Nous parlons de culture, nous parlons d’information, miroir de la démocratie. Cela mérite véritablement une autre attention.
Monsieur le ministre, vous affirmez que le patron de presse étant responsable devant la loi, lui seul peut décider de la ligne éditoriale. Je pourrais souscrire à vos propos si Sartre était encore à la tête d’un grand quotidien ; mais aujourd'hui, c’est Rothschild ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Plancade.
M. Jean-Pierre Plancade. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui une proposition de loi intéressante, qui vise à renforcer l’indépendance des rédactions. Ce texte est inspiré par la question de la concentration dans le secteur des médias, concentration jugée parfois excessive dans la mesure où elle pourrait constituer une menace directe au nécessaire pluralisme des médias. Force est de constater que ce fait est avéré !
Si l’on peut craindre à juste titre que la concentration des médias ne conduise, pour faire simple, à la pensée unique, des textes anti-concentration pour lutter contre ces pratiques existent déjà, comme l’a d’ailleurs rappelé David Assouline. Cependant, notre collègue estime, peut-être à juste titre, que ces textes sont insuffisants. Mais il n’en demeure pas moins que l’on ne lutte pas contre la concentration des médias en créant un corps spécial, une équipe rédactionnelle à laquelle on donne un statut juridique collectif. Il s’agit là de deux choses bien différentes !
Pour lutter contre la concentration de la presse, si les mesures juridiques existantes sont insuffisantes, il faut en proposer de nouvelles. C’est, me semble-t-il, la logique la plus élémentaire !
Certes, la présente proposition de loi comporte des dispositions intéressantes, que j’approuve. Je pense, notamment, à celle qui est relative à la transparence des actionnaires.
Mais ce qui me choque le plus, c’est la création du corps spécial que je viens d’évoquer. Après avoir lu le complet et excellent rapport de Jean-Pierre Leleux et entendu M. le ministre, David Assouline et ceux qui m’ont précédé à cette tribune, je me suis dit que le mieux était parfois l’ennemi du bien. Nous aboutissons à ce paradoxe au nom de la démocratie, du pluralisme et du respect de toutes les indépendances. Monsieur le ministre, je partage votre analyse et vous m’avez enlevé les mots de la bouche : on ne corsète pas la démocratie !
Je ne reviendrai pas sur les explications techniques pertinentes qui viennent d’être exposées par les différents orateurs mieux que je ne l’aurais fait moi-même.
En réalité, c’est une conception de la démocratie différente qui est en jeu. Certains, au nombre desquels sont manifestement les auteurs de la proposition de loi, estiment que l’on peut corseter, verrouiller, statufier, encadrer par des règles la démocratie. D’autres pensent qu’elle est une fleur fragile, qui doit être entretenue, à laquelle il convient de dispenser des soins quotidiens, qu’elle se réalise dans le mouvement et non dans l’isolement ou dans le cloisonnement, qu’elle s’épanouit dans le dialogue. Or qui peut affirmer dans cette enceinte qu’il n’y a pas de culture du dialogue dans les entreprises de presse ? Certainement pas les journalistes de ces entreprises, car le dialogue y a lieu du matin au soir et du soir au matin ! Qu’est la démocratie sinon le dialogue construit, le rapport de force, lorsque les différentes parties ne sont pas d’accord ? Quoi qu’il en soit, ce n’est surtout pas un statut qui fige, fixe et corsète. Le monde avance, le monde évolue, et la démocratie doit s’adapter à ce mouvement.
C'est la raison pour laquelle, monsieur le ministre, mes chers collègues, la quasi-unanimité des membres du RDSE – l’un d’entre eux ayant une opinion différente – ne soutiendront pas le présent texte.
Mme la présidente. La parole est à M. Ivan Renar.
M. Ivan Renar. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, avec Internet, les médias sont confrontés à des bouleversements d’une ampleur inégalée depuis l’invention de l’imprimerie. La presse écrite est particulièrement fragilisée. Les journaux en ligne ont eux-mêmes du mal à trouver un modèle économiquement viable, comme l’illustre le dépôt de bilan de Bakchich.
La crise financière et sociale accentue les effets de cette mutation numérique, en particulier pour la profession de journaliste et de photographe : précarisation accélérée du métier, baisse des rémunérations, recours croissant aux pigistes et aux contrats à durée déterminée, conditions de travail dégradées. À la pression économique s’ajoute l’intimidation : multiplication des mises en examen, des convocations et perquisitions, violations de la protection des sources, censures, limogeages de journalistes ou d’humoristes politiquement incorrects, espionnage, nomination et révocation par le chef de l’État des dirigeants de l’audiovisuel public… La séparation des pouvoirs est sérieusement mise à mal !
Ces pressions inacceptables et la tentation permanente de l’exécutif de contrôler l’ensemble des médias constituent de graves entraves au travail d’investigation comme au droit à l’information de nos concitoyens. L’association Reporters sans frontières n’a d’ailleurs pas manqué de réagir en rétrogradant la France à la quarante-quatrième place de son classement relatif à la liberté d’informer.
Cette situation est indigne du pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il est donc urgent d’agir et de renforcer la liberté de la presse, qui passe non seulement par des obligations accrues de transparence de l’actionnariat, mais aussi par l’indépendance des rédactions, d’autant que le phénomène de concentration des médias ne fait que s’accentuer.
Au prétexte que nos entreprises de presse seraient de taille insuffisante, le Gouvernement se refuse à renforcer la législation en matière de concentration. Nous assistons, cependant, à l’émergence de groupes de télécommunications puissants et à l’avènement d’un nouveau monopole extravagant avec Google, qui pille allègrement les contenus informationnels produits par d’autres.
Aucun citoyen éclairé ne peut tolérer l’uniformisation, l’aseptisation de l’information et la connivence malsaine qui deviennent inévitables lorsque les médias appartiennent à une poignée de groupes qui dictent ce qu’on doit dire et montrer.
WikiLeaks a révélé que l’ambassade des États-Unis considère que « le secteur privé des médias en France […] continue d’être dominé par un petit nombre de conglomérats, et l’ensemble des médias français sont davantage régulés et soumis aux pressions politiques et commerciales que leurs homologues américains. »
Comment s’étonner, alors, du regain de défiance de nos concitoyens à l’égard des médias ? L’institution de sociétés de rédacteurs, l’élaboration de chartes de déontologie sont tout à l’honneur de la profession, qui a à cœur de prendre des engagements éthiques à l’égard du public. Néanmoins, les codes d’éthique reposent essentiellement sur les devoirs des journalistes, alors que leurs droits n’ont jamais été autant bafoués. D’où l’importance de légiférer pour renforcer ces derniers, afin de promouvoir une véritable parole crédible et fiable.
Les médias, dans leur diversité, sont des outils extrêmement prégnants dans la vie citoyenne et intellectuelle de notre pays. Or, selon Éric Verhaeghe, bien au fait des usages du MEDEF qu’il vient de quitter, « tous les grands quotidiens français sont la propriété d’une élite qui a besoin des organes légitimes pour diffuser son opinion et travailler jour après jour les esprits afin de les convaincre de la fatalité de l’ordre qu’elle impose à tous. Par cette propagation idéologique extrêmement organisée, l’homme de la rue est ainsi encadré pour ne plus décoder son environnement social autrement que par le prisme des intérêts aristocratiques ». Aucun démocrate convaincu ne peut accepter le risque que les idées ne soient plus véhiculées que par une seule voix, celle du plus fort, ou que les journalistes cèdent la place à d’inoffensifs « passeurs de micro », qui ne poseront pas de questions gênantes !
On ne soulignera jamais assez la noblesse du métier de journaliste dont l’exercice continue à être particulièrement dangereux, comme en atteste la mort violente du photographe Lucas Mebrouk Dolega, qui couvrait les événements en Tunisie, sans oublier Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, otages depuis plus d’un an en Afghanistan.
Une entreprise de presse n’est pas une entreprise comme une autre. La liberté d’expression et d’information, le pluralisme constituent bien un baromètre crucial de bonne santé des démocraties. C’est pourquoi ces valeurs sont au cœur même de la Constitution, comme cela a été rappelé.
Avec la baisse du lectorat et l’érosion des recettes publicitaires, plusieurs titres ont dû faire appel à des capitaux pour se renflouer. Raison de plus pour protéger l’indépendance des rédactions à l’égard de ceux qui possèdent les médias, pour mieux équilibrer les rapports entre les journalistes et les actionnaires. Monsieur le ministre, cette nouvelle garantie ne sera pas un repoussoir pour les investisseurs désireux de servir la presse et non de s’en servir.
S’il est vrai que la presse a plus que jamais besoin de financements solides et pérennes, il s’avère indispensable de ne pas réduire les aides publiques, comme le préconise le rapport Cardoso. Si cette option se confirmait, il est évident que seuls survivraient les médias liés aux forces de l’argent. Certes, il est indispensable d’améliorer le dispositif de soutien à la presse et de corriger certaines de ses incohérences. Mais celui-ci doit prioritairement être orienté vers les journaux à faibles ressources publicitaires, car l’intervention de l’État demeure très insuffisamment ciblée sur les titres qui en ont le plus besoin et qui concourent à l’exercice de la démocratie, en s’adressant au lecteur citoyen plutôt qu’au consommateur. Une modulation des aides prenant en compte le degré de concentration des titres serait juste et salutaire.
Je suis également partisan du maintien du statut actuel de l’AFP, qui a fait la preuve de son efficacité en assurant son indépendance, source de sa crédibilité internationale.
Il s’agit de renouer avec la lettre et l’esprit visionnaire du programme du Conseil national de la Résistance, qui avait pris la précaution de libérer l’information de la toute-puissance des monopoles économiques en la soustrayant à une pensée ou à une idéologie unique. C’est d’autant plus nécessaire que la crise structurelle des médias, renforcée par la crise conjoncturelle qui touche l’ensemble de l’économie, conduit à de nouvelles restructurations et concentrations. Ainsi, Marie-Christine Blandin y a fait allusion à juste titre, de prises de contrôle en rachat, le Crédit Mutuel, avec dix quotidiens, est devenu le plus puissant groupe de la presse quotidienne régionale. Dans le Nord, il ne subsiste plus que deux quotidiens régionaux, alors qu’il en existait autrefois cinq. Le pluralisme est réellement en danger.
Dans ce contexte, il est inquiétant de constater que l’Europe, obnubilée par le seul marché et la concurrence, ne défend guère avec ardeur l’information libre et non faussée. Ainsi, quand un pays de l’Union européenne se permet d’adopter une loi liberticide, bâillonnant la presse et plaçant les médias sous haute surveillance, son dirigeant a-t-il beau jeu de déclarer qu’il ne modifiera sa loi que si d’autres États membres en font autant ! L’Europe, la France en particulier, héritière de la philosophie des Lumières, se doit d’être exemplaire en matière de libertés.
Alors que l’on assiste à la poussée de la xénophobie et des populismes, il est vital pour le devenir de l’Europe et de ses valeurs humanistes de respecter et de faire respecter la Charte des droits fondamentaux sur la liberté d’expression et d’information. On le sait, le recul de ces libertés et du pluralisme sont le ferment sur lequel croissent les extrémismes. La défense de la liberté d’expression et de communication reste un combat qui ne doit souffrir aucune exception si l’on ne veut pas que l’Histoire se répète tragiquement.
L’espoir vient aussi des nouvelles technologies. Les réseaux sociaux jouent désormais un rôle déterminant dans l’émancipation des peuples, comme l’a montré la Révolution de jasmin. Or le projet de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure renforce la surveillance et la censure sur Internet. Il est particulièrement grave de chercher à brider la toile, qui contribue désormais, de façon décisive, à la dissémination des idées et à la vitalité de la démocratie. L’essentiel des pratiques d’information se fera demain sur Internet et sur les supports mobiles. Le Web est le meilleur moyen de rajeunir l’audience.
Affirmer l’indépendance des rédactions ne peut que donner un nouvel élan à la presse de notre pays, qui en a bien besoin. Même si la présente proposition de loi est loin de lever l’ensemble des entraves à la liberté des médias, elle va dans le bon sens, et les membres du groupe CRC-SPG la voteront. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)