M. le président. La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo.
M. Yves Pozzo di Borgo. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à la veille du sommet de Stockholm, la ratification du traité de Lisbonne par la République tchèque, dernier État membre à ne pas avoir encore ratifié ce texte, permettrait à l’Europe de sortir de l’ornière institutionnelle. Ce serait là un événement capital, même si l’opinion publique de notre pays n’en est pas réellement consciente.
Une dynamique vertueuse en entraînant une autre, ne pourrait-on pas imaginer que la sortie de la crise institutionnelle annonce également la sortie de la crise économique ? En ce domaine, les États agissent ; mais le font-ils de manière coordonnée ? L’absence de coopération forte entre les États membres de la zone euro, notamment entre la France et l’Allemagne, constitue un risque pour l’euro lui-même. Des politiques économiques différentes conduisent à des options stratégiques de sortie de crise elles aussi différentes : outre-Rhin, on diminue les prélèvements obligatoires quand, en France, après le plan de relance, l’accompagnement vers la reprise se fera par le lancement d’un grand emprunt.
En matière de finances publiques, n’assiste-t-on pas à un décrochage entre l’Allemagne et la France ? Au cours des années 2010-2011, l’Allemagne, malgré la baisse de sa pression fiscale, devrait en effet connaître un déficit par rapport à son PIB deux fois inférieur à celui de la France. À cet égard, monsieur le secrétaire d’État, je vous précise que, à la suite du débat que nous avons eu sur cette question en commission des affaires européennes, j’ai fait vérifier ces chiffres, lesquels m’ont été confirmés par plusieurs économistes.
Alors que les États membres se sont coordonnés pour faire face au choc de la crise dans l’urgence, ils ont accru leur déficit à la demande des institutions financières, dont le Fonds monétaire international. C’est ainsi que vingt des vingt-sept États membres de l’Union sont sous le coup d’une procédure pour déficit excessif de la Commission européenne. Une stratégie commune s’impose donc pour trouver des voies de retour à l’équilibre. À cet égard, nous attendons beaucoup du Conseil européen de Stockholm et des suivants.
Plus globalement, au-delà de l’immédiateté conjoncturelle, le règlement de la question institutionnelle place plus que jamais l’Europe à la croisée des chemins et face à ses responsabilités. Autrement dit, pour reprendre les termes du Président de la République, l’Union voudra-t-elle faire ou subir le XXIe siècle ? Cette question va se poser immédiatement après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, entrée en vigueur que nous espérons.
M. Jacques Blanc vous a déjà posé la question, monsieur le secrétaire d’État : de quel président de l’Union voudrons-nous ? Voudrons-nous d’un simple arbitre ou, au contraire, d’un animateur susceptible d’entraîner l’Europe, comme Jacques Delors en son temps et comme Nicolas Sarkozy plus récemment ? Avec un leadership volontariste, l’Union peut parler d’une voix audible sur l’affaire géorgienne. Sans une telle volonté, c’est la cacophonie. L’action européenne manque alors de crédibilité.
J’ai assisté jeudi dernier à une conférence européenne sur l’architecture de la sécurité européenne. À cette occasion, j’ai constaté que le regard que les Russes portent sur la sécurité européenne est surréaliste. Lorsque j’ai demandé si, à l’instar du conseil OTAN-Russie, on pouvait envisager un conseil Union européenne-Russie – on peut rêver ! –, j’ai eu l’impression de faire figure de Martien. Il est important de s’intéresser au regard que les Russes portent sur la sécurité européenne.
Des questions se posent également concernant le futur Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune. Quel sera son rôle ? Quel sera le contenu du service européen d’action extérieure ?
Le fond de la question est qu’il ne peut y avoir de politique étrangère sans politique de défense. De même qu’elle a permis de relancer l’Europe institutionnelle, la dynamique de la politique française a redonné un coup de fouet à la défense européenne. Le retour de notre pays dans le commandement intégré de l’OTAN rend à nos plaidoyers en faveur de la défense européenne des accents de sincérité. C’est à la suite de cette inflexion qu’a été lancé le processus de Corfou, dont nous espérons qu’il aboutira à des résultats concrets.
Nous voulons une Europe de la défense pour trois raisons.
Premièrement, seule une véritable défense européenne nous permettra de ne pas durablement décrocher en matière militaire face aux États-Unis, dont le budget de la défense s’élève à 680 milliards de dollars, contre 220 milliards d’euros pour le budget européen. À la suite de la crise, le découplage transatlantique s’est cruellement accentué. Il faut l’enrayer.
Deuxièmement, l’Europe de la défense est aussi utile parce que nous avons su développer une approche originale et efficace de la gestion de crise au travers d’une coordination entre chaînes civiles et militaires. Je citerai deux exemples : la Bosnie-Herzégovine et l’opération Atalanta anti-pirates, dont vous avez souhaité faire comprendre l’importance à tous les ambassadeurs européens en les emmenant au large des côtes somaliennes, monsieur le secrétaire d’État. Dans ces deux cas, les actions civiles et militaires européennes ont été menées de concert, ce qui constitue une petite révolution.
Troisièmement – cette raison découle des deux premières –, notre défense, loin d’être faite pour affaiblir l’OTAN, en serait parfaitement complémentaire si elle se faisait une spécialité de la gestion de crise.
Où en sommes-nous en matière de défense européenne ? Comme l’a observé le général Bentégeat, l’Europe a récemment progressé en termes de capacités militaires et de conduite des opérations. Aujourd’hui, nous disposons de cinq quartiers généraux opérationnels. En revanche, la défense européenne n’a pas été dotée des moyens de progresser en matière de capacité. En attendant que la question des rapports entre défense européenne et OTAN soit complètement réglée, la mise en place d’un centre de commandement permanent civilo-militaire pourrait permettre à la défense européenne de faire un grand pas en avant.
Monsieur le secrétaire d’État, notre pays est-il favorable à l’intégration de la défense dans le portefeuille du Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune afin que nous puissions bâtir l’architecture de sécurité européenne si indispensable à notre existence et à notre crédibilité internationale ?
La question de la puissance européenne ne se résume pas à celle de la défense. Il ne peut y avoir de puissance sans croissance structurelle. Défense et sécurité, croissance et compétitivité, énergie et climat : tels sont les grands défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. C’est en prenant du recul que l’interdépendance de ces questions apparaît de la façon la plus flagrante.
Pour terminer, je vous propose de prendre de la hauteur, au sens propre du terme, et d’aborder la question de l’Europe de manière un peu originale, mais ô combien fondamentale.
Que nous dit l’Europe vue du ciel, plus précisément vue de l’espace ?
Même si le dossier spatial n’est pas explicitement à l’ordre du jour du prochain Conseil européen, il doit être évoqué ici parce qu’il condense tous les enjeux susmentionnés.
L’espace est devenu un enjeu économique vital pour nous. Face au dumping social de géants comme la Chine, l’Inde ou l’Amérique latine, l’Europe ne maintiendra son rang qu’en misant sur les nouvelles technologies, créatrices de richesses. À cet égard, je ne citerai que l’exemple de la société britannique Avanti, dont la valeur a été multipliée par dix en très peu de temps. La recherche spatiale est devenue essentielle pour le développement des industries de pointe. Des freins céramiques des voitures aux robots pour les opérations du cœur, pas moins de 600 produits issus de la recherche spatiale sont aujourd’hui les moteurs de notre compétitivité.
L’espace est également un enjeu de défense, avec le système d’alerte avancée européen SPIRALE, le démonstrateur satellite Essaim, les précurseurs du renseignement d’origine électromagnétique, ou ROEM.
C’est enfin un enjeu vital en termes de développement durable. C’est en effet grâce à l’espace que nous maîtriserons mieux – c’est Jean-Jacques Dordain, directeur général de l’Agence spatiale européenne, qui me l’a dit hier à Londres, où nous assistions ensemble à une conférence sur l’espace – les énergies renouvelables et que nous serons à même de les exploiter efficacement.
Ce que les spécialistes appellent « la gestion de la grille de puissance » par le biais de l’espace et des énergies renouvelables – l’énergie éolienne et l’énergie solaire – est un élément fondamental de l’indépendance énergétique de l’Europe. Les marges de progression dans ce domaine sont paraît-il considérables. La météorologie est spatiale. Il est donc indispensable de progresser en la matière.
Or, qui prend la mesure de ce qui se joue au-dessus de nos têtes ? Le budget de l’Agence spatiale européenne s’élève à 4,5 milliards de dollars quand celui de la NASA atteint 17 milliards de dollars. Les chercheurs des deux agences se situent pourtant au même niveau de compétitivité. Ainsi, pour l’exploitation robotique de la planète Mars, pour ne citer que cet exemple, nous sommes à égalité avec les Américains.
Au-delà de la simple question budgétaire – 3 milliards supplémentaires ont été demandés pour la politique spatiale –, le politique semble absent de ce débat, ce que déplorent les chercheurs. Il n’existe pas aujourd’hui d’arène politique où traiter de cette question, notamment de la nécessité de développer l’exploration spatiale. Les techniciens, privés d’impulsion politique, se retrouvent seuls à débattre entre eux. D’autres que nous prendront les décisions si nous ne le faisons pas.
Monsieur le secrétaire d’État, la France ne pourrait-elle pas faire un effort pour que, à l’avenir, le dossier spatial soit régulièrement inscrit à l’ordre du jour des conseils européens ? (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Roland Ries.
M. Roland Ries. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la discussion que nous engageons aujourd’hui est censée concourir à l’élaboration de la position française en vue du prochain Conseil européen qui se tiendra à la fin de cette semaine.
Le Conseil abordera bien évidemment la situation économique de l’Union, mais il examinera également deux autres points essentiels de mon point de vue : d’une part, la préparation de la mise en œuvre du traité de Lisbonne et, d’autre part, la position commune à adopter lors de la Conférence internationale de Copenhague sur la lutte contre le changement climatique.
Ce sont ces deux points que je développerai dans mon intervention, afin d’éclairer le Gouvernement sur la position du groupe socialiste que j’ai l’honneur de représenter aujourd’hui.
C’est un fait, mes chers collègues, l’Union européenne fonctionne au ralenti depuis plusieurs mois. La nouvelle organisation institutionnelle tarde à se mettre en place et le projet européen souffre d’une désaffection citoyenne croissante, comme en témoigne le taux d’abstention – supérieur à 55 % – lors des dernières élections européennes. L’Europe de la dérégulation et de la sécurité a plusieurs longueurs d’avance sur l’Europe des droits sociaux et des libertés. Par ailleurs, l’Europe a toutes les peines du monde à s’imposer sur la scène internationale, faute d’une vision commune. L’Union européenne se doit donc de relever deux défis : la mise en œuvre du traité de Lisbonne et une prise de position en matière de lutte contre le changement climatique.
En ce qui concerne la nouvelle organisation institutionnelle, tout laisse présager une entrée en vigueur prochaine du traité de Lisbonne. L’Irlande et la Pologne ont en effet ratifié ce traité au début du mois d’octobre, et le président tchèque Václav Klaus a laissé entendre la semaine dernière qu’il le signerait prochainement. Il s’agirait là d’un événement dont on ne pourrait bien évidemment que se réjouir.
Néanmoins, cette étape nécessaire, dont nous espérons qu’elle pourra maintenant être rapidement franchie, après une gestation bien laborieuse, ne signifie pas, loin s’en faut, la fin de tous les problèmes. Les États membres de l’Union auront encore, entre autres difficultés, à définir le rôle et les pouvoirs réels du président du Conseil européen, du Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune et, bien sûr, du président de la Commission. La répartition des responsabilités entre les uns et les autres devra être soigneusement précisée afin d’éviter les redondances, ainsi que d’éventuelles contradictions.
Il s’agira surtout, mes chers collègues, d’établir les nouvelles priorités politiques du projet européen. Cette redéfinition pourrait trouver une traduction concrète dans la nouvelle distribution des portefeuilles des commissaires. Pour remettre à l’honneur la dimension sociale de l’Europe, le groupe socialiste suggère la création d’un poste de commissaire européen spécifiquement chargé des services publics. Il devient en effet urgent de montrer par des actes et des symboles forts que l’Union n’est pas uniquement une Europe de la concurrence et de la dérégulation des marchés.
Dans un autre registre, il serait tout aussi opportun qu’un commissaire ne soit pas en charge à la fois de l’immigration et de la sécurité. Il est en effet pour le moins désolant de voire la question de l’immigration réduite à la seule dimension sécuritaire. Pour illustrer mon propos, permettez-moi de citer ici l’exemple de l’accord en cours de négociation entre l’Europe et la Libye, qui vise, pour l’essentiel, à instituer le renvoi vers la Libye de ses ressortissants ou des migrants qui ont tenté de pénétrer illégalement en Europe en transitant par ce pays. L’Union européenne tend donc à se défausser de sa responsabilité en sous-traitant à d’autres la gestion de l’immigration illégale, oubliant même de prendre en compte la légitimité du droit d’asile. De mon point de vue, le problème ne se réglera pas ainsi.
L’Europe doit sortir de la logique purement défensive dans laquelle elle s’est enfermée. Elle doit arrêter de se penser en forteresse assiégée. Elle doit au contraire s’accepter comme terre d’immigration, plus particulièrement comme terre d’accueil des réfugiés. Il me semble donc qu’une véritable politique en matière d’intégration et de protection des demandeurs d’asile doit être courageusement menée par la prochaine commission.
L’autre défi que le Conseil européen devra relever, mes chers collègues, est la définition d’une position claire sur le changement climatique en vue des négociations internationales qui auront lieu à Copenhague au mois de décembre. Compte tenu de l’enlisement de ce dossier depuis plusieurs mois, on peut dire que la tâche est rude. À six semaines de cette conférence, la position de l’Europe est en effet bien floue.
En décembre dernier, l’Europe a souhaité jouer un rôle de premier plan en votant le paquet « énergie-climat ». Mais de nombreux blocages sont survenus ces derniers mois sur cette question, et notre déception est aujourd’hui à la mesure des ambitions passées.
Certes, me direz-vous, l’Europe avance pas à pas concernant les objectifs à atteindre en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre à long terme. Il est prévu une réduction d’au moins 80 % des émissions à l’horizon 2050 par rapport au niveau de 1990 pour le groupe des pays industrialisés. Cette décision a enfin été prise le 21 octobre par le conseil des ministres de l’environnement de l’Union. Cet objectif est désormais conforme aux recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le GIEC. Nous ne pouvons donc que nous satisfaire de cette avancée.
Cependant, dans le détail, le dispositif manque de cohérence. L’Europe en est encore à penser la question de manière arithmétique, en évoquant la réduction des émissions d’ici à 2020 de 10 % dans le secteur des transports aériens et de 20 % dans le secteur maritime par rapport à 2005, là où il conviendrait plutôt de raisonner globalement, en articulant les questions environnementales aux questions sociales et économiques.
S’il est évidemment positif de fixer des objectifs chiffrés, ceux-ci ne sauraient être déconnectés des réalités sociales internes aux nations qui composent l’Union européenne et encore moins des déséquilibres de développement au niveau international.
Chacun le sait, les pays pauvres sont déjà, et seront dans un avenir proche, les premières victimes du changement climatique. Copenhague devra donc prendre en compte l’enjeu fondamental du soutien aux économies les plus fragiles de la planète. La lutte contre le changement climatique ne peut qu’aller de pair avec la lutte contre la pauvreté, comme l’a d’ailleurs souligné la Banque mondiale dans son dernier rapport. S’il est louable de fixer des objectifs de réduction à long terme des émissions de gaz à effets de serre, encore faut-il apporter en complément le soutien financier et technique suffisant aux pays en voie de développement, afin de les aider à prendre part à la lutte mondiale contre le réchauffement climatique. Nous ne sommes pas tous sur le même plan. Il faut, me semble-t-il, le reconnaître si nous voulons avancer en la matière.
Or, que constatons-nous ? Les États membres de l’Union ne parviennent pas à s’accorder sur la contribution financière à apporter aux pays en voie de développement. Ils se refusent à avancer parce que la seule question, assez égoïste, qui les préoccupe en réalité est celle de la répartition de la charge financière entre les uns et les autres.
Pour ma part, je pense que l’Europe doit prendre ses responsabilités. Et quelle meilleure manière d’affirmer son leadership que de proposer une assistance financière et technique significative aux pays en voie de développement ? D’autant que le président des États-Unis n’est toujours pas en mesure aujourd’hui d’afficher une position claire et chiffrée en vue des négociations internationales de Copenhague, ses propositions n’ayant pas reçu à ce jour l’aval du Congrès.
Par conséquent, l’Union européenne a une occasion et peut-être une chance historique d’être la locomotive de ces négociations. À mon sens, il est de son rôle d’établir les conditions adéquates pour que le sommet de Copenhague ne se résume pas à une déclaration de bonnes intentions, mais aboutisse, au contraire, à un accord général sur le fond.
Or, à l’heure où je vous parle, certains dirigeants de l’Union européenne, y compris le Président de la République française, brandissent déjà la menace de surtaxer aux frontières de l’Europe les produits importés des pays peu regardants aux émissions de dioxyde de carbone, ou CO2, en cas d’échec du sommet de Copenhague.
Si un tel projet peut apparaître comme un recours dans les années à venir, il faut dans l’immédiat trouver une méthode moins comminatoire pour parvenir à un accord international à Copenhague.
De ce point de vue, l’Europe a, je le répète, une lourde responsabilité. Pour être entendue, il faut d’abord qu’elle parle d’une seule voix et qu’elle prenne l’initiative de lancer les négociations mondiales avec le souci de l’équilibre des efforts à fournir par les différents acteurs. C’est bien aux pays développés qu’il revient de faire preuve de la générosité suffisante pour sortir les négociations de l’impasse dans laquelle elles risquent de s’enliser. Et c’est à cette condition que l’Europe pourra jouer le rôle qui lui revient dans la nouvelle gouvernance mondiale.
Monsieur le secrétaire d’État, de notre point de vue, c’est ce message que la France doit exprimer à l’occasion du Conseil européen. Et c’est ce même message qu’elle doit délivrer au reste du monde sur ces questions si sensibles pour l’avenir de notre planète. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement.
M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je souhaite intervenir sur deux des six points que le Conseil européen des 29 et 30 octobre a inscrits à son ordre du jour : la mise en place du service diplomatique commun après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et les suites données au G 20.
Évoquons d’abord les problèmes institutionnels liés à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, après que les hérétiques auront tous abjuré leur coupable refus du dogme. Les « non » français et hollandais ont été contournés par un vote au Parlement, faisant bon marché de la volonté populaire et frappant le traité de Lisbonne d’un soupçon d’illégitimité qui le suivra toujours comme un défaut de naissance. En outre, rien n’a été négligé pour convaincre les Irlandais de retourner leur vote. La démocratie européenne est comme le crocodile : cet animal marche, mais seulement en avant ; la marche arrière lui est inconnue. (Sourires.)
M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Il n’y a pas que le crocodile !
M. Jean-Pierre Chevènement. Le traité de Lisbonne entrant vaille que vaille en vigueur, c’est donc maintenant que les difficultés vont commencer.
Première question, comment s’effectuera la mise en place d’un service diplomatique commun, sous l’autorité d’un haut représentant, lequel n’a pas encore été désigné, pas plus que le futur « président stable » du Conseil européen ?
On discerne d’ores et déjà les conflits de compétences à venir entre ces deux personnalités, d’abord entre elles, et ensuite avec le président de la Commission européenne. Ce dernier entend préserver les compétences qu’il a acquises, comme le commerce, la politique de voisinage ou l’élargissement. Quant au « président stable », il devra conquérir ses pouvoirs, que les textes ne lui donnent pas. Comment le Président de la République entend-il accommoder ce qui est un véritable millefeuille ? Comment pourrait-il imposer une « présidence forte » dès lors que ni l’Allemagne ni le Royaume n’en veulent ? Plutôt qu’un homme politique de second ordre, comme je l’entends dire parfois, pourquoi ne pas opter pour un grand intellectuel, par exemple Umberto Eco ? (M. Yvon Collin sourit.)
M. Yves Pozzo di Borgo. Ne vous moquez pas d’un grand écrivain !
M. Jean-Pierre Chevènement. Et si nous recherchons un Français mondialement connu, je n’en vois qu’un : Zinedine Zidane ! (Sourires.)
Mais revenons au service européen pour l’action extérieure. Le traité de Lisbonne précise que ses compétences « n’affecteront pas la base juridique existante, les responsabilités ni les compétences de chaque État membre en ce qui concerne l’élaboration et la conduite de sa politique étrangère, son service diplomatique national, ses relations avec les pays tiers et sa participation à des organisations internationales, y compris l’appartenance d’un État membre au Conseil de sécurité des Nations unies ».
À la bonne heure ! Nous voilà rassurés. Il m’arrive de lire, par exemple dans la publication d’un think tank comme l’Institut Montaigne, fondation d’Axa, que nous pourrions mettre notre siège permanent du Conseil de sécurité en commun avec l’Allemagne ! J’espère que vous ne l’avez jamais envisagé, monsieur le secrétaire d’État. (M. le secrétaire d’État fait un signe de dénégation.) En tout cas, ce n’est pas conforme aux textes.
Cela dit, que pourra bien faire le service commun pour l’action extérieure ? On s’oriente vers la multiplication de services, de desks, géographiques ou thématiques, qui feront double emploi avec les services des directions générales de la Commission et avec ceux des départements du secrétariat général du Conseil. Le service diplomatique commun passera une notable partie de son temps à « consulter » à la fois le Conseil, la Commission, les États membres et, bien sûr, le Parlement comme le suggère le rapport de M. Elmar Brok. Une cellule dédiée est déjà prévue à cet effet. Le service diplomatique commun pourra faire appel aux moyens du Conseil et de la Commission pour la traduction. Il y a au moins une certitude : l’avenir de la traduction-interprétation est assuré dans la Babel européenne ! C’est l’une des rares bonnes nouvelles dont la Commission peut se targuer par les temps qui courent en matière d’emploi !
Deuxième question, quelle sera la composition du service diplomatique commun ? Il sera, nous dit-on, formé de fonctionnaires issus de la Commission, du Conseil et des diplomaties nationales.
Mais je voudrais vous poser une question : quel sera le régime des primes ? C’est une question essentielle, monsieur le secrétaire d’État. Il est à craindre qu’on ne choisisse l’alignement sur le régime le plus favorisé. Comment donc nos diplomates nationaux, qui, pour avoir choisi de servir l’État n’en sont pas moins hommes et femmes, donc non exempts des faiblesses de l’humaine condition, pourront-ils résister à la longue à l’attrait de gratifications qui doubleront leur salaire pour une heure de TGV ? Y avez-vous réfléchi ? Lorsque j’ai posé la question à M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, en commission, il m’a répondu qu’il garderait la haute main sur les nominations.
Ce n’est pourtant pas ce que j’avais cru comprendre. Selon les textes, c’est le haut représentant qui choisira son personnel, en veillant à l’origine fonctionnelle entre le Commission, le Conseil et les services diplomatiques nationaux, à la répartition géographique et à la parité hommes-femmes, tout en préservant la compétence, l’expérience et le niveau des connaissances des intéressés. On lui souhaite bien du plaisir…
Mais si les candidatures sont libres, le ministre des affaires étrangères pourra-t-il encore conserver un pouvoir de nomination qui ne soit pas fictif sur les diplomates relevant de son autorité ?
Monsieur le secrétaire d’État, qui ne voit que les impulsions données à ce service diplomatique commun entreront inévitablement en concurrence avec les orientations fixées à notre diplomatie ? Bref, cette usine à gaz nous garantit conflits et blocages. La paralysie résultera de ce millefeuille d’autorités superposées et de bureaucraties concurrentes.
La création du service européen d’action extérieure est prévue, paraît-il, pour la fin du premier semestre de l’année prochaine. Je ne saurais vous suggérer pour ce service que l’ambition minimale, le format le plus modeste possible et, surtout – c’est cela qui est important –, les primes les plus réduites. Vous vous conformeriez ainsi à l’esprit de la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 30 juin 2009 sur le traité de Lisbonne, qui réfute très clairement l’existence d’un peuple européen et rappelle quelques principes : la légitimité reste dans les États, et l’Union européenne est seulement une organisation internationale qui doit respecter la démocratie de chacune des nations la composant. Ne faites donc pas comme si l’Union européenne pouvait devenir une fédération ; c’est une ambition depuis longtemps dépassée.
Et nous n’avons pas besoin d’une bureaucratie supplémentaire. Son seul effet prévisible serait d’affaiblir la diplomatie de la France, dont M. Bernard Kouchner se flatte qu’elle soit encore la troisième – pourquoi pas la deuxième, d’ailleurs ? – du monde. Il faut bien du mérite à nos diplomates, réduits à la portion congrue par un budget des affaires étrangères toujours plus étriqué, pour parvenir encore à soutenir cette réputation !
J’en viens au deuxième point inscrit à l’ordre du jour du Conseil : les suites données au G 20.
Les recommandations du conseil des ministres de l’économie et des finances, comme la suppression des incitations budgétaires, l’assainissement des finances publiques, la coordination des politiques dans le cadre d’une mise en œuvre cohérente du pacte de stabilité et de croissance, l’accent mis sur les réformes structurelles ou la transmission à la Commission de programmes de stabilité et de convergence avant la fin du mois de janvier 2010, sont tout à fait prématurées et risquent de freiner une reprise qui est seulement à peine amorcée.
Chassez le naturel, il revient au galop ! Nos élites libérales n’ont décidément rien appris et rien oublié. En effet, on ne peut pas à la fois se féliciter de la réactivité des pouvoirs publics, préconiser « des plans agressifs pour doper une reprise durable du marché de l’emploi », comme l’a fait le G 20, et appuyer sur la pédale de frein, à l’instar de M. Joaquín Almunia, commissaire européen pour les affaires économiques et monétaires, et de tous ceux qui proposent un retour rapide à l’application stricte des critères de Maastricht.
Aujourd’hui, rien n’est acquis, à commencer par l’assainissement financier du système bancaire, qui demeure extrêmement frileux dans ses prises de risques. Sans l’intervention des États, l’activité économique se serait effondrée. Les banques qui bénéficient d’un privilège de situation doivent bien évidemment être taxées, à défaut d’être nationalisées.
Sur un plan plus général, les déséquilibres macro-économiques à l’origine de la crise n’ont pas été résorbés, bien au contraire. On a combattu une crise née de l’endettement par un endettement supplémentaire, l’endettement public prenant le relais de l’endettement privé. Tout cela nous laisse entrevoir de nouvelles tensions, de nouvelles crises. D’ailleurs, les tensions sont déjà perceptibles sur le marché des changes, puisque l’euro a dépassé la barre de 1,50 dollar.
Monsieur le secrétaire d’État, s’il est un sujet qui devrait préoccuper le Conseil européen, c’est bien la prise en étau dont est victime l’Europe, en particulier la zone euro, entre, d’une part, la concurrence des pays à très bas salaires, au premier rang desquels la Chine, et, d’autre part, un dollar que les autorités américaines laissent filer et qui rend les produits américains de plus en plus compétitifs. Pas seulement les produits américains d’ailleurs ; les produits chinois sont également concernés, puisque les Américains ont accepté que les Chinois rétablissent un lien fixe du yuan avec le dollar !
Ainsi, nous sommes confrontés à une stratégie concertée et à une prise en tenailles. J’attends de savoir ce que le Président de la République compte faire pour sortir la France de l’étau dans lequel elle se trouve du fait de l’action conjuguée des politiques économiques menées par tous les gouvernements successifs depuis vingt-cinq ans.
Il faudrait se saisir du problème posé par la réforme du système monétaire international pour inscrire les parités des principales monnaies dans des bandes de fluctuation tolérables, sur le modèle des fourchettes instituées en 1985 par les accords du Louvre.