Mme la présidente. La parole est à Mme Virginie Klès.
Mme Virginie Klès. Madame la présidente, madame le ministre d’État, mes chers collègues, le projet de loi organique que vous nous présentez est-il un bon texte ? Autrement dit, contribue-t-il à améliorer le fonctionnement de la justice ? Donne-t-il aux juges une plus grande sérénité, et à nous tous, citoyens justiciables ou membres de l’institution, la certitude qu’ils rendront désormais leurs jugements dans une plus grande impartialité, avec une plus grande indépendance, ou en faisant preuve d’encore plus d’intégrité qu’avant cette réforme ?
Il serait nécessaire, nous dites-vous, de renforcer la confiance du citoyen dans sa justice. Certes. Pour autant, il ne me semble pas que la confiance du citoyen dans sa justice serait aussi détériorée sans les multiples déclarations tonitruantes et caricaturales, émanant parfois du plus haut niveau de l’État, à la suite de faits parfois regrettables, parfois non vérifiés, ou même parfois non avérés, déclarations démagogiques et populistes indignes des fonctions exercées par ceux qui les ont proférées.
N’oublions pas que nombre d’enquêtes démontrent qu’une autre cause d’insatisfaction des justiciables français est liée à la lenteur de notre justice et aux délais nécessaires avant l’aboutissement des procédures, faute de moyens. Je fais d’ailleurs partie de ces insatisfaits !
Mais soit ! Modernisons, améliorons, luttons contre les reproches de corporatisme : fondés ou non, ils participent de l’image que la justice donne d’elle-même à nos concitoyens. Celle-ci se doit d’être particulièrement exemplaire, afin de restaurer la nécessaire confiance du citoyen envers notre justice, cette confiance reposant avant tout sur l’impartialité et l’indépendance des juges.
Pour autant, n’oublions pas qu’un arbre peut cacher une forêt. Ce texte peut sembler un détail parmi les multiples réformes judiciaires, mais aussi sécuritaires, sans oublier toutes celles qui touchent à l’information, à la communication, etc. Je suis malheureusement convaincue que nous assistons à la transformation de notre modèle républicain en une monarchie patrimoniale despotique, concentrant tous les pouvoirs entre deux seules mains.
Pour en revenir au seul domaine judiciaire, nous ne pouvons pas faire abstraction des autres réformes annoncées et à venir. Piège caché, le présent texte est à mes yeux une pierre, sans doute discrète, mais certainement indispensable, dans un dispositif ô combien complexe et redoutable par sa cohérence, sous des apparences banales.
Nous devons ainsi garder en mémoire, à l’occasion de l’analyse de ce texte, les perspectives annoncées quant aux prérogatives qui seraient réservées demain au parquet, aboutissant à lui confier un monopole dangereux, acquis sans même que son statut soit réformé dans le sens d’une indépendance réelle à l’égard de toute intervention politique.
On ne peut pas faire abstraction, quant à la nomination des magistrats du parquet, de l’indépendance du Gouvernement par rapport à l’avis émis par le CSM, contrairement aux règles fixées pour la nomination des magistrats du siège. Force est d’ailleurs de constater que le Gouvernement a largement usé, au cours des dernières années, de cette possibilité offerte de ne pas tenir compte d’un avis défavorable du CSM.
Indépendance de la justice, disions-nous ? Oui, si au moins une instance, au sein de l’ordre, reste complètement indépendante !
Une avancée significative doit pourtant être relevée : le Président de la République ne préside plus le CSM. Bravo ! Il n’y aurait donc plus d’ingérence du pouvoir politique dans les débats et délibérés du CSM ?... Bel effet d’annonce, mais encore une fois, selon une technique de communication maintenant éprouvée, poudre aux yeux des citoyens !
En effet, on se montre beaucoup plus discret sur le fait que les six personnalités extérieures à la magistrature qui seront membres du CSM seront nommées par le Président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale ! Persistent donc le fait majoritaire et l’ingérence du politique.
Le CSM s’ouvre à l’extérieur en raison de la pluralité accrue de sa composition. Très bien ! Mais pourquoi faut-il – fait unique en Europe – qu’il soit composé majoritairement de non-magistrats lorsqu’il exerce des compétences de nomination ? Il est regrettable, à tout le moins, que la composition ne soit pas paritaire. Pourquoi, sur cette question comme sur tant d’autres, les professionnels ne sont-ils jamais écoutés par le Gouvernement ? Serait-ce de la défiance ? Ne s’agissait-il pas pourtant de redonner de la confiance ?
Il aurait été plus efficace, me semble-t-il, d’arrêter d’agiter le spectre du corporatisme et de manifester notre confiance à nos magistrats à travers des mesures de bon sens.
L’absence de définition de la qualification des personnalités désignées est-elle, d’ailleurs, de nature à renforcer la confiance et la transparence quant à leur indépendance vis-à-vis de l’autorité de nomination ? Permettez-moi d’en douter.
Autre noble objectif de ce projet de loi organique : adapter le fonctionnement de notre justice aux exigences d’une démocratie moderne. On nous le promet, la procédure de saisine par le justiciable du CSM va permettre cette révolution. Ce serait la deuxième avancée majeure de ce texte.
L’idée est belle, mais voilà : il s’agit encore d’une simple mesure d’affichage. En effet, les conditions de saisine du CSM, telles que vous les proposez, sont d’une grande complexité, ce qui rend difficile et pour le moins inégal selon les justiciables l’accès à ce nouveau droit : nécessité de distinguer ce qui relève du comportement et de l’acte juridictionnel, possibilités différentes de saisine du CSM suivant la nature des procédures, etc.
Il ne s’agit évidemment pas de proposer l’impunité au magistrat aux dépens du justiciable. Mais il devrait s’agir de rendre effectives et réalisables les dispositions mises en avant, afin qu’elles soient réellement utilisées et à bon escient.
D’autres possibilités de sanction d’un comportement éventuellement fautif d’un magistrat existent : la procédure disciplinaire de droit commun sur saisine du garde des sceaux, notamment. Malheureusement, des exemples existent, c’est vrai, de magistrats indélicats n’ayant fait l’objet d’aucune poursuite disciplinaire. Le gouvernement auquel vous appartenez, madame le garde des sceaux, affiche pourtant une politique volontariste en la matière, mais il agit peu !
Enfin, si les dispositions permettant d’écarter les plaintes irrecevables sont nécessaires, il est curieux que le texte conserve au garde des sceaux le pouvoir de saisir le CSM des faits dénoncés, alors même que la section de filtrage a rejeté la plainte du justiciable. Cette disposition autorise donc le pouvoir politique à garder en toutes circonstances le contrôle de la discipline, en revenant au besoin sur une décision du CSM.
Pourquoi tant de défiance et d’irrespect à l’égard d’une institution dont on prétend qu’elle est « renforcée dans son indépendance » ?
Alors, madame le ministre d’État, je réponds à la question que je me posais en exorde : pour toutes les raisons évoquées tant par moi-même que par certains de mes collègues, je ne pense pas que le texte que vous nous avez soumis soit un bon texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Hubert Haenel.
M. Hubert Haenel. Madame la présidente, madame le ministre d’État, mes chers collègues, je veux tout d’abord saluer l’important travail effectué par notre collègue Jean-René Lecerf.
Ayant occupé des fonctions au Conseil supérieur de la magistrature, il y a certes fort longtemps, ayant été rapporteur, au nom de la commission des lois, de la réforme de 1993, ayant été moi-même magistrat, ancien membre du Conseil d’État, je me permets de vous livrer quelques réflexions sur un thème fondamental pour le bon fonctionnement de la démocratie et pour l’équilibre institutionnel : quelle indépendance pour la justice ?
Lors de l’audience solennelle de début d’année de la Cour de cassation, le Président de la République a souhaité « tracer le chemin » d’une « justice rénovée ». Fort justement, il soulignait que la « réflexion sur la justice ne saurait être le seul apanage des juges », mais devait, au contraire, « s’ouvrir sur la société tout entière ».
C’est le sens de la réforme du Conseil supérieur de la magistrature opérée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Elle a mis fin à la présidence du CSM par le Président de la République et à la vice-présidence de droit du ministre de la justice. Mais elle a aussi prévu que cette instance serait désormais composée en majorité de non-magistrats. Le CSM retrouve ainsi sa légitimité auprès de nos concitoyens.
Un CSM composé en majorité de magistrats revenait à faire de la magistrature une sorte de corps séparé de la société, ne rendant des comptes qu’à lui-même. Or, dans une démocratie, il n’est point de légitimité sans responsabilité.
En outre, la révision a ouvert aux justiciables la faculté de saisir le Conseil supérieur de la magistrature. Ce faisant, elle a garanti aux citoyens que leurs griefs concernant le comportement des magistrats seraient examinés de façon impartiale par une instance clairement identifiée. Il était temps !
Avec un fonctionnement plus transparent, la justice est confortée dans son indépendance comme dans son autorité:
Cette importante réforme invite à approfondir la réflexion sur ce que doit être l’indépendance de la justice. On s’accorde, en effet, à considérer qu’une justice qui fonctionne est une justice indépendante, indépendante du pouvoir politique, certes, mais, plus généralement, de toute forme de pression de nature à jeter la suspicion sur les décisions qu’elle rend.
Pour atteindre cet objectif, le remède, souvent évoqué, consiste à couper le cordon ombilical entre la justice et le pouvoir politique, car c’est là que prendrait racine au pire, le syndrome de la dépendance et, au mieux, le poison de la suspicion.
S’il s’agit de prohiber toute forme de manœuvre politique qui viendrait influer sur le cours normal de la justice, voire l’entraver, on ne peut que souscrire à la démarche.
En revanche, s’il s’agit de mettre en cause le lien fondateur et essentiel qui confère aux magistrats leur légitimité, aux juridictions leurs pouvoirs et à leurs décisions leur portée, alors, il faut rejeter toute remise en cause et, bien au contraire, je le dis au risque de vous choquer, mes chers collègues, conforter ce lien. Car il faut sans cesse revenir à la source de ce qui fonde notre justice dans le cadre de notre régime démocratique et républicain.
Dans la République, le juge n’est pas une institution dont la légitimité serait indéterminée ou fondée en quelque sorte sui generis. Sa légitimité procède du souverain, donc du peuple, représenté par le Parlement et par le Gouvernement. C’est ce qu’exprime parfaitement le fait que toute décision judiciaire est rendue « au nom du peuple français » et que son exécution est ordonnée « au nom de la République ».
Le juge exerce son office dans un but précis et dans des conditions déterminées : il doit appliquer la loi de façon égale et juste au cas d’espèce qui lui est soumis C’est à cette fin, précisément délimitée, que le souverain lui délègue temporairement son imperium.
Le juge n’est pas à la source de la loi ou d’une quelconque souveraineté. Les conditions de son office sont fixées par la Constitution, par les lois et règlements qu’il a la stricte obligation d’appliquer. Ainsi rappelé, ce lien apparaît consubstantiel à l’idée même d’une justice républicaine.
Je serais tenté de dire qu’il faudrait au moins autant se préoccuper d’un autre risque de dépendance du magistrat : sa dépendance par rapport à lui-même. Cette dernière peut résulter de ses propres préjugés, de son appartenance religieuse, philosophique, politique ou syndicale, voire, plus simplement, du souci de sa propre image. Dans le monde hypermédiatisé qui est le nôtre, le danger est de voir un magistrat se mêler de débats et de polémiques, au risque de susciter un soupçon qui pèsera ensuite sur les décisions qu’il sera susceptible de prendre.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Très juste ! Et belle allitération !
M. Hubert Haenel. Ainsi, par exemple, on apprend que tel juge qui a défrayé la chronique à une époque – une gloire de la magistrature ! – se présente à une élection sous telle ou telle étiquette. Dès lors, nos concitoyens peuvent se demander si les décisions qu’il a rendues sont insoupçonnables. Nous devons avoir ce débat : il faut appeler un chat un chat !
Bref, c’est le chantier de la déontologie qui ne doit pas être esquivé si l’on veut traiter complètement la question de l’indépendance de la justice.
En autorisant la saisine du CSM par les justiciables, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 apporte une réponse pertinente. Elle leur permet en effet d’exprimer devant cette haute instance leurs attentes relatives à l’éthique de la magistrature.
Plus complexe et ambivalent peut paraître le lien qui relie le procureur ou ministère public au pouvoir politique. Héritiers des procureurs du roi, les procureurs de la République puisent leur légitimité à la même source que les magistrats du siège. Mais leur particularité est d’être étroitement associés à l’action du Gouvernement à travers sa politique pénale. Chargés de mettre en œuvre l’action publique, avec une marge d’opportunité que la loi leur reconnaît et que je ne remets d’ailleurs pas en cause, ils exercent une mission située à la frontière entre justice et politique. Ils doivent, en effet, mettre en mouvement le bras séculier de l’État, mais ils ne peuvent agir dans ce but que dans le cadre de la politique pénale générale définie par le couple Parlement-Gouvernement.
Dès lors, on mesure que l’on ne peut couper complètement le lien entre l’action politique et l’action publique sans risquer de méconnaître les principes fondateurs.
Ne peut-on néanmoins réfléchir à une plus grande transparence qui permettrait de lever les suspicions qui entourent, dans certains cas, la mise en œuvre de l’action publique ?
Les comparaisons européennes sont à cet égard utiles. Deux pays – l’Italie et le Portugal – ont fait le choix de l’indépendance de leur ministère public, qui ne peut recevoir d’instruction du pouvoir exécutif. Dans des pays qui, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, ont confié l’instruction au ministère public, ce dernier n’est pas indépendant et peut recevoir des ordres de l’exécutif. Mais la loi néerlandaise a pris soin d’encadrer le pouvoir du ministre de la justice.
En France, une plus grande transparence pourrait résulter – c’est une suggestion parmi d’autres – de l’organisation d’un débat annuel devant le Parlement qui serait l’occasion d’un véritable échange sur les constats à dresser et les orientations à retenir. Il serait suivi d’un vote. Par sa solennité et par la publicité qui lui serait donnée, une telle procédure conférerait une vraie légitimité aux circulaires et directives de politique pénale qui en résulteraient. Chaque parquetier disposerait ainsi d’une feuille de route précise et complète, dont la légitimité serait incontestable.
Cette relation entre ministère public et pouvoir politique doit aussi être étudiée en intégrant la dimension européenne. En effet, l’action du ministère public passe et passera de plus en plus par la coopération judiciaire au sein de l’Union européenne, qui s’exerce sous diverses formes, notamment dans des instances comme Eurojust, qui, je l’espère, montera en puissance. Le développement de la coopération judiciaire en Europe et le bon fonctionnement de l’instance de coordination qu’est Eurojust seront d’autant mieux assurés que les systèmes judiciaires européens seront, sinon identiques, du moins comparables dans leurs grandes lignes. Cela plaide en faveur de la réforme de l’instruction annoncée par le Gouvernement et qu’ont déjà réalisée la plupart de nos voisins.
D’aucuns ont objecté ou vont objecter que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe vient d’adopter une résolution qui, entre autres préconisations, invite la France à « revoir le projet de suppression des juges d’instruction » et à envisager de revenir sur la révision constitutionnelle de l’année dernière – celle dont nous parlons aujourd'hui ! –, afin de « rétablir une majorité de juges et de procureurs au sein du Conseil supérieur de la magistrature ».
On n’a pas manqué de se référer à ce texte – la presse s’en est fait l’écho – pour assurer que l’Europe condamnait la réforme envisagée de l’instruction pénale. Mais quelle Europe ?
M. Pierre-Yves Collombat. Celle des libertés !
M. Hubert Haenel. Pas celle des Vingt-Sept, mais le Conseil de l’Europe, à l’occasion d’un débat plus ou moins objectif et complet. (M. Robert Badinter s’exclame.)
Rappelons d’abord que le Conseil de l’Europe est complètement distinct de l’Union européenne ; il comprend pour sa part quarante-sept États membres, pratiquement tous ceux qui sont géographiquement classés comme « européens » selon la définition la plus large de cette Europe géographique.
Rappelons aussi que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, organe consultatif, n’a rien à voir avec le Parlement européen et qu’elle est complètement distincte de la Cour européenne des droits de l’homme, organe juridictionnel du Conseil de l’Europe.
On ne peut donc pas affirmer, comme l’ont certains journaux l’été dernier, que « l’Europe » – ou même simplement le Conseil de l’Europe – condamne la réforme française de l’instruction : nous sommes simplement confrontés à la prise de position d’une assemblée interparlementaire qui, en l’occurrence, semble s’être fondée principalement, même si cela reste à vérifier, sur l’information fournie par des représentants syndicaux, en ignorant à la fois les dysfonctionnements graves qui ont fait apparaître la nécessité d’une réforme et toute la problématique de l’harmonisation européenne.
Pour conclure, je soutiendrais volontiers que la justice française doit s’engager dans un double mouvement.
Tout d’abord, elle doit revenir à ses principes de base, ceux d’une justice républicaine, c’est-à-dire impartiale et non pas irresponsable.
Ensuite, il lui faut s’ouvrir sur l’Europe. L’espace judiciaire européen que nous avons commencé à construire est fondé sur la confiance mutuelle des États membres. Nous devons attendre des autres la même impartialité, les mêmes garanties qu’ils sont en droit d’espérer de nous, ce qui suppose un effort d’harmonisation pour rendre les procédures « eurocompatibles » – passez-moi l’expression, mes chers collègues – et, en même temps, une coopération judiciaire plus efficace, aujourd’hui avec un Eurojust renforcé, demain, je l’espère, si le traité de Lisbonne entre en vigueur, avec un parquet européen.
Les deux mouvements que je viens d’évoquer me paraissent complémentaires et cohérents. Une justice française mieux assurée sur ses principes de base sera d’autant plus capable de coopérer dans la clarté avec les autres systèmes judiciaires et d’exercer un rayonnement en Europe C’est ainsi que se développera cette justice plus légitime et plus efficace à laquelle nos concitoyens aspirent et à laquelle ils ont droit.
Madame la présidente, madame le ministre, mes chers collègues, pardonnez-moi de vous avoir fait part de quelques réflexions personnelles, qui n’engagent nul autre que moi ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP et sur le banc de la commission.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Alima Boumediene-Thiery.
Mme Alima Boumediene-Thiery. Madame la présidente, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, le projet de loi organique qui nous est présenté aujourd’hui met en œuvre les dispositions de la Constitution qui sont relatives au Conseil supérieur de la magistrature, dans leur rédaction résultant de la loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République du 23 juillet 2008.
Notre marge de manœuvre est très étroite puisque l’article 65 de la Constitution définit, de manière détaillée, l’architecture du Conseil supérieur de la magistrature, notamment en ce qui concerne sa composition et les modalités de nomination de ses membres.
Le Gouvernement, aidé en cela par la majorité parlementaire, a souhaité verrouiller le débat, en gravant dans le marbre ce qui constitue pour nous une menace grave pour l’indépendance de la justice : la surreprésentation de personnes extérieures à la magistrature au sein d’un organe chargé de la sélection, de la carrière et de la discipline des magistrats.
Il s'agit là d’un cas unique en Europe : un ordre professionnel dirigé par un conseil dont les membres appartiennent en majorité à d’autres professions !
Ce « fait majoritaire » imposé par le Président de la République est un symptôme, parmi d’autres, de la volonté de reprise en main du pouvoir judiciaire par le pouvoir politique. Le Président de la République a réussi ce tour de force : inscrire dans la Constitution, à côté de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice, un autre principe qui vient ruiner les précédents, la mainmise du pouvoir politique sur l’ordre judiciaire !
Nos craintes ne sont pas inspirées par une quelconque paranoïa ; elles découlent d’un ensemble d’éléments qui, mis bout à bout, nous permettent de livrer une radiographie inquiétante de l’état de l’indépendance de la justice en France.
Jean-Pierre Michel s’étant exprimé sur des questions techniques, je m’attacherai à décrire ces éléments qui mettent à mal l’indépendance de notre justice.
Le premier d’entre eux, c’est la politisation du CSM à travers le présent projet de loi organique. La nomination d’une majorité des membres de ce conseil par le Président de la République et les présidents des deux assemblées n’est pas anodine. Elle ne saurait simplement constituer un rempart contre un prétendu corporatisme.
Cette politisation du CSM est dangereuse, non seulement pour la mission confiée au conseil, mais aussi pour l’équilibre démocratique dans son ensemble. Elle fait peser des soupçons légitimes sur la volonté du pouvoir politique de tenir entre ses mains le sort des magistrats, qu’il s’agisse de la carrière ou de la discipline de ces derniers.
Comment ne pas douter que ces nominations auront un impact sur l’exigence de neutralité et d’indépendance des membres du CSM ?
Les précisions apportées par notre rapporteur en ce qui concerne les compétences requises ne changent pas fondamentalement la situation : ces personnalités seront, avant tout, ressenties comme un corps étranger, dont la présence, téléguidée, est contraire au principe de l’indépendance de l’ordre judiciaire.
Je voudrais illustrer nos inquiétudes avec quelques textes qui émanent du Conseil de l’Europe, notamment la résolution adoptée le 30 septembre 2009, par l’Assemblée générale du Conseil de l’Europe. M. Haenel vient de l’évoquer et, en tant que président de la commission des affaires européennes, a demandé de quelle Europe il s’agissait. Eh bien, mon cher collègue, j’ai envie de vous répondre : « l’Europe des libertés » !
En effet, nous pouvons lire dans cette résolution ces quelques lignes lumineuses : « L’Assemblée invite la France à rétablir une majorité de juges et de procureurs au sein du Conseil supérieur de la magistrature ou à veiller à ce que, parmi les membres nommés par les organes politiques, figurent également des représentants de l’opposition. ».
Madame le ministre, que faites-vous de cette résolution du Conseil de l’Europe ? Quel sort réservez-vous aux innombrables décisions ou instruments européens qui présentent la même exigence, comme la Charte européenne sur le statut des juges de 1998 ou l’avis n° 10 du comité consultatif des juges européens des 21 et 23 novembre 2007 ?
La réponse est simple : votre majorité a décidé de les ignorer, tout comme elle cherche à méconnaître un certain nombre d’autres standards européens en matière de protection des droits.
Le deuxième élément que je souhaite souligner, c’est la mainmise plus générale du pouvoir politique sur une partie de la magistrature, à savoir le parquet.
À cet égard, il faut mettre un terme aux sempiternelles proclamations hypocrites selon lesquelles les procureurs sont indépendants, alors qu’ils reçoivent des instructions pénales du ministre de la justice !
La Cour européenne des droits de l’homme l’a rappelé récemment dans l’affaire Medvedev : le procureur n’est pas un juge indépendant. Il s'agit d’un constat clair et sans ambiguïté, auquel le Gouvernement ferait bien de prêter une attention plus soutenue. Or cette décision ne semble pas affoler outre mesure le Président de la République. Au contraire, celui-ci envisage même de renforcer les pouvoirs de poursuite et d’enquête des procureurs, en leur confiant, par exemple, les missions aujourd’hui dévolues au juge d’instruction.
À cet égard, la suppression du juge d’instruction constitue une véritable rupture avec notre tradition pénale. Si la France devait abandonner cette spécificité, il lui faudrait également revoir celle qui consiste à décider de renoncer à des poursuites selon des critères à géométrie variable, voire à la tête du client !
Le juge d’instruction gêne, et pour cause : il est indépendant, il ne dépend d’aucune autorité et ne répond que de ses fautes, il dispose de moyens pour mener à bien ses investigations. Il n’en fallait pas plus pour demander sa tête !
Avec sa disparition, les scandales politico-financiers resteront sous le boisseau et, bientôt, ne seront plus jugés.
Voilà donc le système judiciaire que l’on nous prépare : une immunité de convenance !
Le troisième élément, c’est le mépris assumé de nos dirigeants envers les juges.
Est-il tolérable, dans un État de droit, d’entendre un ministre de l’immigration critiquer la libération des réfugiés de Calais, en pointant du doigt le laxisme des juges des libertés et de la détention ?
Est-il tolérable d’entendre un ministre de l’intérieur critiquer une décision de remise en liberté et clamer haut et fort que, si la justice avait fait son travail, le drame relaté par les médias ne serait pas arrivé ? Il est insupportable que, dans notre pays, les juges soient tenus pour responsables d’une décision de mise en liberté alors qu’ils ne font qu’appliquer la loi !
Mes chers collègues, je vous l’affirme clairement : de tels propos sont inadmissibles ! Ils traduisent une culture de mépris à l’égard des juges, rendus responsables de tous les maux de notre société.
Dans un État de droit, la justice est indépendante et ses décisions ne doivent être ni commentées ni remises en cause par le pouvoir politique !
Enfin, le quatrième élément que je souhaite évoquer est la compression des moyens budgétaires et humains de la justice.
Le dénigrement constant à l’égard des juges se traduit aussi par la faiblesse des moyens qui leur sont alloués pour accomplir leur mission. Comment une justice peut-elle être perçue comme proche du citoyen lorsque, pour des raisons d’économie, les tribunaux sont supprimés et la collégialité, remise en cause ?
Il s’agit d’une question fondamentale : notre justice souffre cruellement d’arbitrages budgétaires défavorables et de la rationalisation des dépenses. Le projet de loi de finances pour 2010 en est une parfaite illustration. Les juges sont sommés de faire plus avec moins, au détriment de la protection des libertés !
En somme, nous assistons à une paupérisation de notre justice, qui se traduit de manière particulièrement affligeante par le recours croissant aux procédures accélérées comme la comparution immédiate ou l’utilisation des ordonnances pénales, une technique dont la rapidité d’exécution assure un haut rendement, conforme aux souhaits gouvernementaux de célérité et d’économie puisque, tout simplement, il n’y a plus d’audience !
Face à ce constat, une autre remarque s’impose : comment, dans ces conditions de défiance, la justice pourrait-elle remplir pleinement sa mission ? Comment l’indépendance de la justice peut-elle être effective si celle-ci subit régulièrement les assauts d’un pouvoir politique convaincu d’en assurer l’efficacité alors qu’il en réduit considérablement la crédibilité ?
À preuve, la volonté du Gouvernement de revenir sur les acquis qui avaient été obtenus en commission des lois et qui visaient à renforcer l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature. Le Gouvernement montre ainsi qu’il entend garder sa mainmise sur l’autorité judiciaire, au mépris du principe d’indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs.
C’est parce que nous avons la conviction qu’une justice soumise aux interférences du pouvoir politique ne saurait être indépendante que nous voterons contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)