Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Eh oui !
M. Robert Badinter. Le Parlement était souverain et tout se jouait au Parlement. Nous étions alors très loin de la République présidentielle qui est aujourd'hui la nôtre…
La raison inclinait à penser qu’il y avait là un défaut, un manque de garanties s’agissant des droits des citoyens. Cela apparaissait certes fâcheux, mais, dans le même temps, il était difficile d’envisager une censure des lois votées par le Parlement.
Finalement, j’eus le bonheur de convaincre François Mitterrand qui, le 14 juillet 1989 – cette grande commémoration constituait une belle occasion – annonça l’exception d’inconstitutionnalité, comme on l’appelait alors : belle illustration de l’avancée nécessaire.
À l’instar de François Mitterrand, de nombreux parlementaires, et une écrasante majorité au Sénat, étaient fondamentalement opposés à toute extension des pouvoirs du Conseil constitutionnel.
Lorsque je reçus le président Jacques Larché au Conseil constitutionnel, il me déclara avec sa courtoisie habituelle que tout cela était intéressant, mais que ce n’était pas la voie dans laquelle il souhaitait que nous nous engagions. Il ajouta que je devais savoir qu’au Sénat un tel projet n’aboutirait pas, la majorité étant absolument hostile à cet accroissement des pouvoirs du Conseil constitutionnel.
Cela explique sans doute l’échec des projets de 1990 au Sénat. En 1993, lorsque cette idée a été reprise dans le projet inspiré de l’excellent travail du comité Vedel, la voie n’était pas plus ouverte.
Le temps passa ; des générations nouvelles arrivèrent. La culture du contrôle de constitutionnalité s’étant considérablement développée dans les milieux judiciaires et juridiques, le moment était venu de revenir sur ce sujet. J’ai eu la très grande satisfaction de voir l’exception d’inconstitutionnalité reprendre corps dans le cadre des travaux du comité Balladur, qui comptait d’ailleurs parmi ses membres nombre d’éminents partisans de cette procédure.
Cela m’a fait d’autant plus plaisir que M. Balladur, pour lequel j’ai beaucoup de considération, n’avait pas toujours eu pour le Conseil constitutionnel – non pas celui que je présidais à l’époque, mais pour l’institution elle-même – les yeux de Chimène ; je vous renvoie à cet égard aux propos qu’il avait tenus devant le Congrès. Ce changement d’orientation chez un homme d’une telle qualité et d’une telle expérience ne pouvait évidemment que me combler.
Des incertitudes subsistèrent encore quelque temps. Finalement, le Président Nicolas Sarkozy choisit la voie de ce renforcement de l’État de droit. Et c’est très bien, parce que la France n’a pas à clopiner sur le chemin des libertés.
Au-delà de ce rappel, je souhaite formuler deux considérations prospectives, car, outre des dispositions d’ordre technique, cette réforme entraînera un progrès culturel important en matière de respect des libertés.
Examinons tout d’abord ce qu’il adviendra du fait de l’association des deux juridictions suprêmes, le Conseil d’État et la Cour de cassation, au mécanisme de contrôle a posteriori.
Lors des travaux de 1989, nous avions beaucoup réfléchi au mécanisme délicat qu’il convenait d’adopter pour mettre en œuvre un système qui demeurera une spécificité française, à savoir un contrôle a posteriori concret complétant un éventuel contrôle a priori abstrait. L’ajustement était difficile. Le premier président de la Cour de cassation, Pierre Drai, le vice-président du Conseil d’État, Marceau Long, et moi-même avons longuement examiné cette question.
On aurait pu envisager, et on y a songé, un renvoi direct par la juridiction du fond saisie au Conseil constitutionnel, sans passer par les deux juridictions suprêmes.
Finalement, nous avons considéré, et j’étais très favorable à cette solution, qu’avec la technique du renvoi non seulement on unifiait les jurisprudences, ce qui est très important, mais, surtout, on faisait pénétrer en profondeur, via les décisions, toute la culture constitutionnelle dans l’ensemble des juridictions françaises. L’idée était que celles-ci baignent dans la culture du respect des garanties fondamentales.
Nous ne sommes pas les héritiers de cette culture-là, qui, maintenant, ne cesse de progresser, comme dans tous les États européens. Le système choisi devrait tout à la fois favoriser l’unification des jurisprudences et éviter l’engorgement du Conseil constitutionnel, mais cet aspect culturel, croyez-le bien, m’est toujours apparu essentiel.
Lorsque j’observe ce qu’il est advenu depuis 1981 – je fais allusion au mécanisme de l’exception de non-conventionalité qui concerne les dispositions contraires à la Convention européenne des droits de l’homme – je remarque que l’effet culturel de ce dispositif sur la justice française a été considérable, y compris au sein des commissions des lois du Parlement ; j’en porte témoignage.
Il suffit de considérer de près l’évolution du droit, les travaux conduits par la doctrine, la jurisprudence, pour constater que la question réflexe : « Cette disposition est-elle contraire à la Convention européenne des droits de l’homme ? » jaillit, imprègne dorénavant la culture juridique française. Et c’est tant mieux !
Je m’exprime peu désormais, mais je tiens à dire avec force – on ne le dira jamais assez – tout ce que nous, Français, devons à la construction européenne en matière de progrès de l’État de droit.
Si j’ai enracinée en moi la conviction que c’était dans cette direction, celle d’une Europe toujours plus intégrée, qu’il fallait aller, c’est parce que sans la Cour européenne des droits de l’homme, sans octobre 1981, sans la pénétration de cette culture dans notre système juridique, nous bégaierions encore dans bien des domaines. Voilà quelques heures encore, nous avons pu constater l’influence bénéfique que les règles pénitentiaires européennes exercent sur les progrès de l’État de droit en France.
Nous avons assisté à la diffusion de la culture du respect des principes contenus dans la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Nous verrons, de la même façon, se répandre la culture du respect des libertés fondamentales et des droits des justiciables garantis par la Constitution. Certes, les avocats et les magistrats s’interrogeront. La Cour de cassation sera saisie et s’interrogera à son tour. Mais la réponse ultime reviendra au Conseil constitutionnel. Ainsi, l’ensemble du système baignera enfin littéralement dans ce à quoi j’aspire depuis toujours, dans cette culture qui rejette l’idée que l’on puisse méconnaître les droits et les libertés fondamentales du fait d’une erreur ou d’une ubris législative.
Nous vivons, j’en suis convaincu, un très grand moment. Je dis cela non pas parce qu’il s’agit de l’aboutissement d’une très longue marche, mais parce que je suis convaincu des effets bénéfiques des dispositions qui nous sont proposées.
Malheureusement, je ne peux pas vous donner rendez-vous dans vingt ans, mais je suis convaincu que nos petits-enfants juristes seront aussi imprégnés de la culture conventionnelle que les jeunes juristes d’aujourd’hui le sont de la culture constitutionnelle. Et ce sera très bien ainsi !
Nous n’avons pas toujours l’occasion de nous féliciter des lois votées par le Parlement. Mais aujourd’hui, je le dis franchement, c’est un beau jour pour l’État de droit ! (Applaudissements.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures quarante-cinq.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures quarante, est reprise à vingt et une heures quarante-cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi organique, adopté par l’Assemblée nationale, relatif à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nul ne peut mieux incarner les valeurs fondamentales des libertés et des droits des justiciables que le président Robert Badinter. C’est donc avec beaucoup d’humilité que j’interviens en ce début de soirée.
L’introduction, en droit français, de l’exception d’inconstitutionnalité a longtemps relevé de la chimère, tant l’attachement à la suprématie du Parlement a marqué notre système politique et juridique.
Le « légicentrisme » qui a longtemps prévalu faisait de la loi, expression de la volonté générale, la norme indépassable par excellence. L’existence même d’une forme de contrôle de conformité des lois à une norme supérieure, Constitution ou norme internationale, était difficilement concevable.
L’histoire a montré qu’une majorité parlementaire, même investie de l’onction du suffrage universel, pouvait, oubliant toute tempérance, se laisser emporter par ses passions et s’affranchir du respect de certains principes qui délimitent la démocratie de l’excès de pouvoir.
Cette réflexion a conduit certains juristes – je songe bien sûr, en premier lieu, à Hans Kelsen – à proposer de limiter la souveraineté parlementaire en créant un contrôle de constitutionnalité des lois, s’inspirant en partie du système mis en place de façon prétorienne par la Cour suprême américaine.
La toute jeune République fédérale d’Allemagne, traumatisée par les événements que l’on connaît, érigeait en 1949 l’État de droit en paradigme de son système institutionnel : désormais, aucune norme ne pourrait plus déroger aux valeurs qui forment le substrat de la dignité de la personne humaine et ses attributs.
La France, pourtant, dut attendre, non pas 1958 et la création du Conseil constitutionnel, mais le 16 juillet 1971 pour que prenne finalement corps un contrôle au fond de la conformité d’une loi aux normes de valeur constitutionnelle, en l’espèce la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
Par cette décision historique, le Conseil constitutionnel signifiait pour la première fois au législateur que le franchissement par lui de certaines limites portait atteinte au respect des valeurs qui forment ce que le doyen Hauriou appelait la « Constitution sociale de la République ». Nul n’a mieux exprimé que le doyen Vedel la nouvelle règle : « La loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ».
Cette première révolution du droit constitutionnel fut naturellement suivie de la réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974. En étendant la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs, l’opposition fut enfin habilitée à contester en droit la toute-puissance politique de la majorité. Mais aussi décisive que fut cette réforme, elle laissait toujours le simple citoyen à l’écart de la contestation juridictionnelle de la loi.
Contrairement à nos voisins européens, le droit français a longtemps persisté à refuser aux justiciables le droit de demander la remise en cause de la loi au nom des droits et libertés. L’approfondissement permanent de l’État de droit commande pourtant cette évolution.
L’exemple de la pénétration de plus en plus importante de la Convention européenne des droits de l’homme en est une illustration patente : les magistrats, eux, ont parfaitement appris à se servir de ce texte, ainsi que des autres normes internationales, pour écarter l’application d’une loi, même postérieure. Des pans entiers de législation ont évolué grâce à l’apport fondamental de ce « bloc de conventionalité » : égalité des enfants légitimes et naturels, création d’un appel devant les cours d’assises, égalité du droit à pension des anciens combattants, abrogation du droit de suite en matière de chasse, amélioration des droits de la défense…
Le maintien d’une saisine restreinte du Conseil constitutionnel a pu également laisser la place à des compromis permettant de ne pas saisir le Conseil constitutionnel, au détriment de la préservation de l’intérêt général et des droits et libertés fondamentaux. Je pense, par exemple, à l’accord tacite qui avait abouti en 2001 à la promulgation sans examen par le Conseil constitutionnel de la loi relative à la sécurité quotidienne, pourtant manifestement inconstitutionnelle sur certains aspects.
Le présent texte, qui traduit l’article 61-1 issu de la révision constitutionnelle de 2008, incarne une nouvelle évolution de notre droit, dont il est aujourd’hui difficile d’apprécier les effets futurs. Un premier projet de même nature fut présenté en 1990 par Michel Rocard. Mais ce dernier dut l’abandonner à la suite des désaccords persistants de notre Haute Assemblée.
M. Jean-Pierre Sueur. Eh oui !
M. Jacques Mézard. Un projet similaire fut proposé en 1993 par le comité Vedel, mais encore une fois abandonné après l’alternance qui suivit. Sans doute le temps n’était-il pas encore venu…
À l’occasion de la révision constitutionnelle, les discussions qui se déroulèrent dans les deux assemblées autour du nouvel article 61-1 ont montré que le fruit était mûr, puisque tout le monde était d’accord sur le principe. Le dispositif finalement retenu est assez classique, au regard tant de notre tradition juridique que des solutions adoptées par nos voisins. La nouvelle « question prioritaire de constitutionnalité » fait intervenir un double filtrage – des juridictions au fond et des juridictions suprêmes – pour s’assurer à la fois de l’application de la disposition législative en cause à l’instance, que la question de sa constitutionnalité n’a pas déjà été tranchée et de son caractère sérieux. Il appartiendra finalement au Conseil constitutionnel de trancher dans les trois mois suivant le renvoi devant lui de la mesure contestée.
Nous convenons de la pertinence de l’économie générale du dispositif proposé, mais celui-ci laisse subsister un certain nombre d’interrogations, sur lesquelles, je l’espère, monsieur le secrétaire d’État, vous saurez lever le voile.
La question des délais généraux de la procédure pose problème. Notre rapporteur est revenu au texte initialement proposé par le Gouvernement. Le fait d’imposer aux juges ordinaires un délai trop strict pour se prononcer sur le caractère fondé ou non de la demande de renvoi exige effectivement de leur part une somme importante de travail supplémentaire.
Mais nous nous interrogeons tout autant, si ce n’est plus, sur la question de savoir si l’absence de délai ne risque pas d’engendrer un allongement indu des délais de procédure. Il serait à cet égard intéressant de se demander si la Cour européenne des droits de l’homme ne sera pas amenée un jour à apprécier ce délai de renvoi au titre de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Je ne doute pas non plus que vous saurez apprécier l’audacieuse et pertinente solution proposée par notre collègue Michel Charasse, qui se fonde sur la loi des 16 et 24 août 1790.
Ce point particulier soulève, au demeurant, la question des moyens matériels dont disposeront les juridictions, et surtout le Conseil constitutionnel, pour exercer son nouvel office. Il est vraisemblable que le filtrage des requêtes n’empêchera pas un contentieux constitutionnel important de se développer. Et je ne parle pas des périodes postélectorales où le Conseil est amené à examiner des centaines de requêtes. Nous souhaiterions, monsieur le secrétaire d’État, que vous nous informiez sur les moyens matériels et humains qui seront mis à la disposition des membres du Conseil.
En prenant du recul, nous croyons même que se développera un jour une forme de contentieux préventif, qui consisterait, au travers de l’article 61, en une saisine a priori du Conseil par le Premier ministre ou les parlementaires de la majorité, afin de purger immédiatement toute inconstitutionnalité ou au contraire d’attester au plus vite de la constitutionnalité. Faudra-t-il y voir un réel progrès de l’État de droit ou une simple stratégie politique ?
Par ailleurs, nous restons dubitatifs quant au fait que l’invocation de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative ne puisse être un moyen d’ordre public. J’avais interrogé sur ce point notre rapporteur en commission, et il m’avait répondu que l’article 61-1 empêchait le juge de soulever par lui-même ce moyen. Ce texte précise que le Conseil constitutionnel peut être saisi lorsqu’ « il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Rien n’interdit ici, selon nous, le juge de soutenir par lui-même l’inconstitutionnalité d’une mesure, le filtrage opéré par les juridictions suprêmes permettant précisément de ne pas encombrer le Conseil de requêtes inutiles.
On me répondra sans doute que le grief d’inconventionnalité n’est pas non plus d’ordre public. Mais le texte du projet de loi organique soulève le regrettable paradoxe selon lequel le juge ordinaire peut d’office invoquer la violation de la loi comme moyen de légalité interne, mais non celui de la violation de la Constitution, norme suprême de notre droit. Je rappelle que nous nous plaçons ici sur le terrain très particulier des droits et libertés fondamentaux, pour lequel la célérité doit pourtant être de mise.
Sur un plan plus théorique, nous aurions également souhaité aborder la question, qui surviendra nécessairement un jour, d’une inconstitutionnalité négative alléguée. En clair, un requérant pourra-t-il, sur le fondement de l’article 61-1, demander le bénéfice d’une loi qui réserve son application à une autre catégorie de personnes en arguant qu’est méconnu le principe constitutionnel d’égalité ? Le texte reste silencieux sur cette question, qui, malgré un premier abord théorique, est fondamentale, car elle est susceptible de toucher de nombreux domaines de notre société, telles l’égalité entre les hommes et les femmes, l’égale contribution aux charges publiques, ou les différences de traitement selon la nationalité.
Nous imaginons, monsieur le secrétaire d’État, que cette question trouvera nécessairement une réponse de la part du Conseil constitutionnel, à l’image de la jurisprudence développée par le Conseil d’État en matière de carence du pouvoir réglementaire ou de modulation des effets dans le temps d’une annulation pour excès de pouvoir. Il appartiendra aux parlementaires de veiller à ce qu’il n’y ait pas empiètement sur le pouvoir d’opportunité, qui n’appartient qu’au seul Parlement.
En toute hypothèse, l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité suscite sans doute plus d’interrogations qu’elle n’apporte de certitudes. Les effets juridiques à en attendre sont difficiles à anticiper : près de deux cents ans de législation sont susceptibles d’être déférés, sans compter les lois à venir.
Nous tenons toutefois à souligner que la loi organique reste vague quant à la notion de « changement de circonstances » censé permettre le renvoi d’une disposition législative pourtant déjà examinée par le Conseil constitutionnel. Quelle interprétation faut-il donner à cette notion ? Doit-on lui donner le même sens qu’à la jurisprudence Alitalia du Conseil d’État sur l’abrogation des règlements devenus illégaux ? Dans le cas contraire, ne risque-t-on pas d’accorder trop de pouvoirs d’appréciation au Conseil constitutionnel ?
Nos concitoyens ont raison d’attendre beaucoup de la nouvelle procédure de l’article 61-1, qui marque un progrès incontestable et une avancée dans tous les domaines. Tout ce qui contribue au renforcement de l’État de droit va dans le sens de l’histoire. L’approfondissement des droits et libertés fondamentaux est un progrès vital. Si l’on peut penser que le nouvel office du Conseil constitutionnel n’entre pas de jure dans le champ du paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, la procédure qui sera applicable devant le Conseil devrait garantir à tout le moins une procédure équitable.
Je rappellerai en conclusion, de façon plus générale, que les standards déterminés depuis une trentaine d’années par la Cour de Strasbourg ont apporté une contribution décisive à la définition d’un modèle européen de protection des droits et libertés, définition complétée par les principes généraux du droit dégagés par la Cour de justice des communautés européennes. Cet ensemble forme un corpus de plus en plus achevé. Le Conseil constitutionnel ne saurait ni l’ignorer ni s’en affranchir. Bien au contraire, un conflit de normes serait tout à fait préjudiciable au justiciable, a fortiori dans une matière aussi éminente.
Des interrogations subsistent néanmoins sur le présent projet de loi organique : je songe, notamment, à l’impossibilité pour certaines juridictions, comme le Tribunal des conflits ou la Cour nationale du droit d’asile, d’effectuer ce renvoi préjudiciel.
Considérant qu’il constitue un progrès considérable dans le processus démocratique, notre groupe, unanimement, votera le projet de loi organique. (Applaudissements sur les travées du RDSE et de l’UMP, ainsi que sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comment ne pas approuver ce qui est un droit nouveau donné à nos concitoyens ? Ce droit de saisir le Conseil constitutionnel, liberté nouvelle, est conforme à ce qui existe dans nombre de pays d’Europe. Nous devons, je pense, souligner l’aspect très positif de ce qui nous est aujourd’hui proposé. Mais cela ne doit pas nous conduire à fermer les yeux sur certaines imperfections du texte, sur certaines questions pour lesquelles nous n’avons pas de réponse, sur certains problèmes qui restent posés.
Commençons par rappeler que, durant toute la IIIe République et toute la IVe République, l’idée même du contrôle de constitutionnalité n’était pas acceptée par les parlementaires et par tous ceux qui présidaient aux partis politiques, quels qu’ils soient – les « leaders d’opinion », comme on dirait aujourd’hui –, qui considéraient que, finalement, la loi qui était écrite par les représentants du peuple, lesquels constituent le Parlement, était la norme absolue, la norme devant laquelle aucune autre norme n’avait de légitimité.
À cet égard, il a été important d’observer la façon dont les choses ont évolué depuis la Constitution de 1958, en particulier avec la grande nouveauté, la réforme constitutionnelle de 1974 permettant à soixante députés ou à soixante sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel. Mais comment ne pas souligner – et j’ai écouté attentivement les propos de Mme Borvo Cohen-Seat tout à l’heure – que, d’emblée, le débat a été quelque peu biaisé par le fait que la nomination des membres du Conseil constitutionnel procédait de manière tellement étroite, tellement explicite, du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif de la période que les qualités qui sont reconnues à une cour constitutionnelle ou à une cour suprême dans un certain nombre de démocraties n’étaient pas celles que l’on devait constater s’agissant de la nomination des membres du Conseil constitutionnel dans notre pays.
Toujours est-il que Robert Badinter, à qui nous devons rendre hommage, a été, là encore, le militant qui s’est battu pour que cette liberté nouvelle existe. Il a rappelé à cette tribune combien il avait dû œuvrer auprès de François Mitterrand, qui lui-même n’était pas forcément un adepte résolu du Conseil constitutionnel ; vous aurez noté, mes chers collègues, que c’est là un euphémisme ! Quoi qu’il en soit, François Mitterrand a déclaré, le 14 juillet 1989, qu’il fallait que tout Français puisse s’adresser au Conseil constitutionnel s’il estimait qu’un droit fondamental était méconnu.
Qu’il me soit permis de rendre hommage aussi à Michel Rocard, qui, en sa qualité de Premier ministre, a présenté devant le Parlement un projet de loi constitutionnelle dont l’objet était, justement, de permettre aux citoyens de saisir le Conseil constitutionnel. Je rappellerai également, parce que c’est un fait d’histoire, qu’il suscita de vives réactions négatives et que notre cher Sénat ne s’illustra pas, en cette époque, par une adhésion forte à une telle idée : il était carrément contre !
Les choses étant ce qu’elles sont, la France évolue et rejoint tous les pays qui ont mis en œuvre cette possibilité donnée aux citoyens de saisir une instance de la question de la constitutionnalité d’une loi. Dominique Rousseau, à propos du contrôle a posteriori, celui qui nous est ici proposé, déclare : « Il possède deux mérites principaux. Le premier est d’assurer une meilleure protection de libertés et droits fondamentaux. En effet, si, au moment de sa conception, une loi peut apparaître parfaitement conforme à la constitution, elle peut se révéler, au moment de son application, contraire à tel ou tel principe constitutionnel, soit parce qu’il en est fait un usage non prévu par le législateur, soit parce qu’elle s’applique à des situations nouvelles, soit encore parce qu’une nouvelle liberté ou un nouveau droit s’est vu reconnaître une valeur constitutionnelle ou donner une autre interprétation. Bref, c’est par son application qu’une loi peut s’avérer porter atteinte aux droits et libertés des individus. Or, à la différence du contrôle a priori, le contrôle a posteriori permet de saisir, au moment où elles vont ou peuvent se produire, ces atteintes aux principes constitutionnels. Le second mérite de ce système est de faire participer les individus à la défense de leurs droits puisque sa mise en œuvre n’est pas réservée aux seules autorités politiques mais ouverte aux justiciables qui disposent du pouvoir de faire apprécier par le Tribunal constitutionnel la constitutionnalité de la loi qu’une administration ou un juge veut leur appliquer. »
Ce texte va donc dans le bon sens, et nous voterons pour.
Néanmoins, un certain nombre de problèmes subsistent, et ces problèmes, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, monsieur le président de la commission, il faut les regarder en face. Pour terminer cette intervention, j’en listerai sept.
Le premier point est celui des filtres. J’ignore ce que vous en pensez, monsieur le secrétaire d’État, mais qu’il y ait filtre, c’est normal : il faut éviter des situations ubuesques dans lesquelles le Conseil constitutionnel serait submergé par des recours de circonstance. Mais, en l’espèce, les filtres sont particulièrement filtrants, et l’on peut dire que le rapport entre le citoyen et le Conseil constitutionnel est quelque peu indirect !
Le deuxième point porte sur le champ d’application d’une loi organique. Nous pensons, et nous proposerons un amendement en ce sens, que l’organisation interne de la Cour de cassation ne relève pas nécessairement de la loi organique. Si, mon cher président de la commission, mon cher rapporteur, vous pensez le contraire, nous écouterons avec une grande attention les arguments que vous avancerez pour nous convaincre que cela relève de la loi organique ; si vous ne produisez pas d’arguments, je pense que c’est très volontiers que vous voterez notre amendement. (Sourires.)
Le troisième point concerne la possibilité pour le juge de soulever d’office la question de la constitutionnalité. Ce que nous propose le dispositif dont nous débattons aujourd’hui, c’est finalement la faculté donnée à un justiciable qui est face à un tribunal, quel qu’il soit, de soulever la question de la constitutionnalité d’un article de loi qui lui est opposé. Mais si le juge lui-même pense qu’il y a un problème de constitutionnalité, en vertu de quel argument faut-il l’empêcher de soulever d’office la question de la constitutionnalité ? En d’autres termes, pour quelle raison un justiciable serait-il légitime à le faire alors qu’un juge ne le serait pas ? Voilà une question qui m’intéresse !
Quatrième point, évoqué à l’instant par notre collègue Jacques Mézard : il nous paraît contestable non pas que le juge doive s’assurer que le Conseil constitutionnel n’a pas déjà traité du problème – c’est une mesure de bon sens – mais qu’il doive statuer selon les circonstances : « sauf changement des circonstances ». C’est clair : ou bien la question a été traitée ou bien elle ne l’a pas été ! Or le juge pourra considérer que c’est une question de circonstances. Nous avons donc présenté un amendement pour supprimer cette mention, parce qu’elle nous semble indéterminée.