SEANCE DU 12 NOVEMBRE 2002
AVENIR DE L'EUROPE
Discussion d'une question orale
européenne avec débat
(Ordre du jour réservé)
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion de la question orale européenne avec
débat n° QE-2.
Cette question est ainsi libellée :
M. Hubert Haenel demande à M. le ministre des affaires étrangères d'exposer au
Sénat les attentes du Gouvernement sur les travaux menés au sein de la
Convention sur l'avenir de l'Europe ainsi que les points essentiels sur
lesquels il estime souhaitable que la France fasse entendre sa voix dans la
perspective de la prochaine Conférence intergouvernementale.
Je rappelle au Sénat que cette discussion intervient dans le cadre de l'ordre
du jour réservé.
La parole est à M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour
l'Union européenne, auteur de la question.
M. Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
Monsieur le
président, monsieur le ministre, madame la ministre déléguée, mes chers
collègues, mes premiers mots ne concerneront pas le sujet qui nous occupe
aujourd'hui. Je voudrais en effet, en tout premier lieu, vous féliciter,
monsieur le ministre, pour l'action opiniâtre que la France a menée au sein du
Conseil de sécurité, afin que la question iraquienne soit traitée dans le cadre
des Nations unies et non par des voies unilatérales.
J'en viens au sujet qui est à l'ordre du jour. Je soulignerai tout d'abord
qu'il nous faut prendre la mesure de l'originalité, de la spécificité, de la
Convention sur l'avenir de l'Europe.
Originale, la Convention l'est par sa formule, qui associe toutes les
légitimités : gouvernements, Commission européenne, Parlement européen, enfin,
et surtout, parlements nationaux, puisque - je le rappelle - les représentants
des parlements nationaux sont majoritaires au sein de la Convention : nous
sommes cinquante-six sur cent cinq membres. C'est également la première fois
que des représentants des pays candidats participent à part entière à un
exercice intéressant l'Union dans son ensemble.
Originale, la Convention l'est aussi par son fonctionnement, très différent de
celui d'une conférence diplomatique : il ne s'agit pas, ici, d'arriver avec une
position et de négocier ensuite ; la Convention est le lieu d'échanges
nombreux, d'évolutions incessantes, d'une décantation progressive. C'est en
participant effectivement aux débats, et non en se bornant à donner lecture
d'une position préétablie, que l'on peut avoir une influence. Ce n'est pas un
hasard si le ministre allemand des affaires étrangères a décidé de siéger
personnellement à la Convention.
Originale, la Convention l'est surtout par son objet. Lorsque la méthode de la
Convention a été employée pour la première fois - j'en étais, il y a deux ans -
pour élaborer la charte des droits fondamentaux de l'Union, il s'agissait, pour
l'essentiel, de codifier des droits existants, de les mettre en forme. L'objet
était donc très circonscrit. Cette fois-ci, l'exercice est d'une tout autre
ampleur.
Si le Conseil européen a décidé de lancer le processus de la Convention, c'est
parce qu'il était conscient que la construction européenne avait besoin d'un
acte refondateur. La Communauté s'était bâtie dans le contexte du conflit
Est-Ouest : une même opposition au système soviétique cimentait, en quelque
sorte, les Etats membres et tenait lieu de projet politique commun. Par
ailleurs, les frontières de l'ensemble à unifier ne prêtaient guère à
discussion.
Depuis la fin de l'affrontement des blocs, l'Europe a perdu beaucoup de ses
repères et, si elle continue à avancer, c'est sans direction claire. Le sens du
projet européen et l'identité européenne elle-même sont devenus incertains :
l'Union va passer, sous peu, de quinze à vingt-cinq membres ; d'ici à dix ans,
elle en comptera peut-être plus de trente, et personne ne peut dire aujourd'hui
de manière assurée où, exactement, doit s'arrêter l'élargissement. On craint de
poser la question des frontières de l'Union.
Durant les années quatre-vingt-dix, la réussite de l'Union économique et
monétaire, couronnement de la réalisation du marché unique, était le grand
dessein qui rassemblait les Européens. La monnaie unique est aujourd'hui entrée
dans les faits - pour notre plus grand bien - mais aucun grand projet
mobilisateur n'a véritablement pris le relais.
Parallèlement, chacun peut constater que l'Europe continue à n'occuper qu'une
place réduite dans les débats politiques des Etats membres et que la
participation aux élections européennes décline de scrutin en scrutin. La
construction européenne n'est toujours pas pleinement ancrée, enracinée au sein
des pays membres, et, de ce fait, sa légitimité paraît encore fragile lorsqu'il
s'agit d'aborder des questions directement politiques telles que la justice et
les affaires intérieures, la politique étrangère et la défense, qui sont
pourtant au coeur des attentes des citoyens vis-à-vis de l'Europe.
La Convention a donc une tâche singulièrement lourde à remplir. Elle doit
réassurer les bases de l'entreprise commune, pour une Europe privée d'ennemi
identifié mais non de menaces, engagée dans un processus d'élargissement d'une
ampleur sans précédent. Elle doit dire pourquoi nous sommes ensemble, ce que
nous voulons faire ensemble, et avec quels instruments ; elle doit aussi faire
en sorte que les institutions communes bénéficient d'une légitimité plus forte
qu'aujourd'hui.
La Convention sera-t-elle à la hauteur de sa tâche ? Je mesure l'honneur que
m'a fait le président du Sénat en me désignant pour y représenter notre
assemblée, et la responsabilité que cette désignation entraîne. Précisément
pour cette raison, je ne dissimulerai pas que j'éprouve parfois - heureusement
pas toujours - une certaine inquiétude devant la tournure que prennent les
débats de la Convention.
La Convention travaille beaucoup. Elle a déjà tenu onze sessions plénières.
Elle a créé une dizaine de groupes de travail, parmi lesquels quatre ont d'ores
et déjà rendu leur rapport. Je peux affirmer que nous ne chômons pas ! Ces
nombreuses réunions ne sont pas vaines puisque, peu à peu, des consensus
partiels se dessinent et qu'une première décantation s'est opérée. Alors
pourquoi avoir des inquiétudes ?
La Convention travaille dans des conditions bien particulières. Les réunions
se tiennent dans les locaux du Parlement européen et les réunions des groupes
de travail se tiennent toutes à Bruxelles. Les parlementaires européens, qui se
trouvent en quelque sorte chez eux, avec les facilités que cela entraîne, sont
très présents dans toutes les réunions. Je peux dire, par exemple, que, au sein
du groupe de travail sur le rôle des parlements nationaux auquel j'ai
participé, ce sont paradoxalement les parlementaires européens qui se sont, et
de loin, le plus exprimés ! Il faut bien admettre que, s'il est très facile à
un parlementaire français d'aller à Bruxelles, il n'en est pas de même pour un
député grec ou lituanien, qui hésitera à entreprendre un voyage de deux jours
simplement pour participer à un groupe de travail.
Par la force des choses, les parlementaires européens jouent donc un rôle
central au sein de la Convention, d'autant que la Commission a une certaine
propension à appuyer leurs vues. Une sorte de « vulgate » a ainsi tendance à se
former au sein de la Convention, autour d'un petit nombre de thèmes.
Tout d'abord, nous l'entendons sans relâche, « il ne faudrait pas de nouvelles
institutions », comme si c'était l'alpha et l'omega de nos travaux.
Ensuite, il existerait une méthode simple, efficace, éprouvée, pour résoudre
les problèmes européens : c'est la « méthode communautaire », où la Commission
seule propose et où le Parlement européen et le Conseil codécident, sous le
contrôle de la Cour de justice. Cette méthode ayant fait ses preuves pour la
construction du marché commun, il faudrait l'appliquer aux questions de justice
et d'affaires intérieures, puis, progressivement, aux questions de politique
étrangère, voire, ultérieurement, de défense.
Enfin, pour rendre les institutions plus démocratiques, il faudrait tout
simplement que le président de la Commission soit élu par le Parlement
européen.
En somme - je schématise - il suffirait de conserver ce qui existe en
l'amplifiant. Cette attitude conservatrice rencontre un certain écho, il faut
le reconnaître, chez un certain nombre de « petits » pays qui, encore
traumatisés par les débats qui ont précédé le traité de Nice, ont tendance à
voir derrière toute innovation le spectre d'un « directoire des grands ».
Pour autant, peut-on croire sérieusement qu'un simple ravaudage va suffire
pour donner une base solide à la grande Europe de vingt-cinq membres, peut-être
de trente membres après-demain ?
Qu'on s'entende bien : je crois qu'il faut préserver la méthode communautaire
partout où elle convient, c'est-à-dire pour les questions économiques,
sociales, environnementales. Mais affirmer que, puisque cette méthode a fait
ses preuves pour ces questions, elle doit aussi être appliquée telle quelle à
toutes les autres, c'est, me semble-t-il, un raisonnement un peu sommaire ! Une
chose est de trouver un point d'équilibre entre des intérêts nationaux, autre
chose est de trancher des questions directement politiques.
J'aurais même tendance à craindre qu'à vouloir appliquer la méthode
communautaire à tout domaine on n'en vienne à ruiner ce qui fait sa force. Pour
que la méthode communautaire fonctionne bien, il faut une Commission forte et
indépendante, qui soit un trait d'union entre les Etats membres. Mais dès lors
qu'on veut lui donner, à peu de choses près, les compétences d'un gouvernement,
il devient inévitable de proposer aussi qu'elle reflète la majorité du
Parlement européen. Or, peut-on imaginer un instant qu'une Commission ainsi
dépendante d'une majorité parlementaire pourrait conserver son rôle de
médiateur entre les Etats membres et de gardienne impartiale des traités ?
Je ne crois pas que nous ayons intérêt à réduire le débat institutionnel
européen au dilemme, il est vrai un peu caricatural, entre méthode
communautaire et méthode intergouvernementale. C'est un dilemme que nous
devons, au contraire, dépasser.
On entend souvent dire à la Convention que ceux qui sont à fond pour le
communautaire sont les bons européens, et que ceux qui estiment qu'il y a
encore place pour quelque temps encore pour l'intergouvernemental sont en
quelque sorte les mauvais européens.
Nous ne sommes plus dans les années cinquante. Bien au contraire, comme le
disait il y a quelques jours M. le Premier ministre, nous sommes au bout du
système conçu dans les années cinquante. Nous devons raisonner en fonction d'un
contexte entièrement nouveau pour nous, mais qui, en réalité, renoue le fil
avec des époques plus anciennes.
Permettez-moi de poser la question : n'est-ce pas au Moyen Age que l'Europe
est née ? Un excellent historien a d'ailleurs écrit, voilà quelques années, un
article qui s'intitulait « Mille ans de construction européenne ». C'est un
fait que l'Europe existe profondément, que nous avons été en quelque sorte
Européens avant d'être Français. Il suffit de parcourir l'Europe, des deux
côtés de l'ancien rideau de fer, pour voir partout les traces de ce qui nous
unit depuis des siècles. Nous, Européens, nous avons un héritage commun qui
nous est propre, un héritage culturel, humaniste et religieux. Je n'ai pas peur
du mot, dans lequel j'inclus les trois grandes religions monothéistes. Il
s'agit de savoir ce que nous allons faire de tout cet héritage.
Pour reprendre des termes qui ont eu leur mode, je dirai que l'Europe existe
en soi, mais pas encore pour soi parce qu'elle hésite encore à s'affirmer
vis-à-vis de l'extérieur et parce que ses institutions restent encore un peu
superficielles, sans véritable ancrage dans les peuples. Le plus grand défi que
nous ayons à relever, me semble-t-il, c'est d'enraciner les institutions
européennes, de faire en sorte qu'elles aient une signification pour les
citoyens, qu'ils se reconnaissent en elles. C'est ainsi que l'Union européenne
aura la légitimité requise pour aborder les questions où les attentes sont
aujourd'hui les plus fortes. Je pense, bien entendu, à la sécurité et à la
justice, à la politique étrangère et à la défense.
Les premières séances de la Convention ont été précisément consacrées à ce
thème : qu'attendons-nous de l'Europe ? Or la très grande majorité des
intervenants ont estimé qu'il n'y avait pas lieu d'accroître sensiblement les
compétences de l'Europe en matière économique et sociale. Nous pouvons espérer,
en poussant beaucoup dans ce sens, obtenir certaines avancées en matière
fiscale, encore que le débat récent sur la gouvernance économique ne nous
laisse que peu d'espoirs. Il est clair cependant, même si l'on peut le
regretter, que, par exemple, il n'y a pas de consensus pour aller très loin
vers une harmonisation sociale. En revanche, l'exigence d'une action européenne
plus forte et plus efficace pour lutter contre la criminalité transfrontalière
a été unanimement reconnue.
M. Pierre Fauchon.
Encore heureux ?
M. Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
Le consensus
a été presque aussi large pour demander que l'Europe s'affirme davantage sur la
scène internationale. C'est manifestement autour de ces thèmes qu'une Europe
ayant retrouvé son identité devra trouver un nouvel élan.
Pour disposer des institutions correspondant à cette tâche, il faudra bien
innover. Le Président de la République a proposé la mise en place d'une
présidence stable du Conseil européen. C'est une proposition qui va au-delà du
simple aspect institutionnel. Bien sûr, elle répond d'abord à une nécessité
fonctionnelle : on voit bien qu'il n'est pas possible d'exister sur la scène
internationale avec une présidence changeant tous les six mois ! Qui peut
croire que les pathétiques apparitions des troïkas assurent une quelconque
crédibilité extérieure à l'Europe ? Mais donner une présidence à l'Union répond
à une nécéssité plus profonde. L'Europe a besoin d'être incarnée, d'être
symbolisée. Les citoyens doivent pouvoir lui donner un visage. Et les opinions
publiques doivent pouvoir se situer vis-à-vis d'un responsable ultime qui soit
identifiable. Pour qu'il y ait une démocratie européenne, il faut qu'apparaisse
un espace public commun ; or, pour qu'un tel espace se constitue, il faut des
repères pour les citoyens, il faut un centre. Avec la mise en place d'une vraie
présidence de l'Union, l'Europe pourrait prendre conscience d'elle-même.
Une autre proposition importante dont la Convention est saisie est celle du «
Congrès des peuples d'Europe », lancée par le président Giscard d'Estaing. Si
nous voulons donner une capacité de décision politique à l'Europe, il faut lui
donner en même temps une légitimité plus forte et plus large, c'est-à-dire
impliquer aussi les parlements nationaux, de manière à associer toutes les
légitimités, comme la Convention en donne déjà l'exemple. Le Congrès annuel, où
se retrouveraient parlementaires européens et nationaux, serait un « temps fort
» de la vie politique européenne, identifiable par les citoyens, où aurait lieu
un grand débat sur l'état de l'Union amenant les différents responsables
européens à s'expliquer et à rendre des comptes. La vie politique européenne se
trouverait ainsi reliée aux vies politiques nationales, et ce serait un pas
vers l'ancrage de la construction européenne dans les peuples.
Je voudrais également mentionner ici un problème que la Convention s'est
jusqu'ici ingéniée à éviter, mais qui est sans doute incontournable, celui des
« coopérations renforcées » permettant à certains Etats membres d'aller
ensemble plus vite et plus loin dans tel ou tel domaine d'approfondissement de
la construction européenne. Les coopérations renforcées sont certes déjà
prévues par les traités, mais elles sont enfermées dans des conditions si
nombreuses et si strictes que nul n'a essayé jusqu'à présent de se glisser dans
un pareil carcan. Pourtant, comment croire que, quand l'Union comptera
vingt-cinq membres, nous pourrons progresser à la même allure dans tous les
domaines d'intégration ? Si elle ne se dote pas de formules plus souples, la
construction européenne risque fort d'entrer dans une ère de stagnation. Là
encore, ce n'est pas en restant crispés sur les schémas antérieurs que nous
pourrons trouver la solution du problème.
Mais la Convention se montrera-t-elle capable d'aller vers des voies nouvelles
? Aujourd'hui, ce n'est pas sa tendance dominante, mais rien n'est joué. Les
positions ne sont pas figées. Cependant, pour que la Convention accepte de
s'engager dans des voies nouvelles, il faudra une impulsion forte qui,
aujourd'hui, ne peut venir que du couple franco-allemand. Non pas pour imposer
des vues préétablies, ce n'est pas ce que les conventionnels attendent, mais
pour donner un élan et une direction. Je sais bien qu'en matière
institutionnelle, comme dans beaucoup d'autres matières, les vues françaises et
les vues allemandes ont spontanément tendance, pas toujours, mais parfois, à se
situer aux antipodes.
Raison de plus pour essayer de parvenir à une synthèse dynamique qui aura, du
fait même de la différence des sensibilités de départ entre la France et
l'Allemagne, une force d'entraînement considérable. Les deux pays ont
aujourd'hui, au moins autant qu'hier, un devoir envers l'Europe, une
responsabilité que nul ne peut exercer à leur place, car ils forment, ensemble,
ce que j'ai coutume d'appeler un « fondu enchaîné » européen. Ces deux pays
voisins constituent le point de rencontre d'un grand nombre d'aspects
différents, voire opposés, de l'identité européenne : du côté de la France, les
dimensions atlantique et méditerranéenne, l'influence latine et catholique, la
tradition de l'Etat-nation centralisé ; du côté de l'Allemagne, le rayonnement
vers le Nord et l'Est, l'influence du protestantisme, le fédéralisme associé et
la tradition du « capitalisme rhénan ». L'ensemble franco-allemand est ouvert
sur tous les espaces maritimes européens, touche à toutes les aires culturelles
et linguistiques de l'Europe. C'est pourquoi un rapprochement des deux pays
prend naturellement une dimension qui les dépasse, qui les transcende, car il
ne peut se faire que sur la base d'une synthèse de la diversité européenne.
Voilà qui m'amène, monsieur le président, monsieur le ministre, madame la
ministre, mes chers collègues, à citer en conclusion un propos du général de
Gaulle, extrait d'un discours prononcé en 1965, à Bonn, à l'adresse du
chancelier allemand : « Nous autres Européens, nous sommes les bâtisseurs de
cathédrales [...]. Et maintenant nous entreprenons, vous et nous, la
construction de l'Europe occidentale [...]. Et qui sait, quand nous aurons
abouti, [...] peut-être voudrons-nous alors, et pourrons-nous alors, construire
une cathédrale encore plus grande et encore plus belle, je veux dire l'union de
l'Europe tout entière. »
Eh bien, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, telle
est bien la tâche qui est aujourd'hui devant nous. J'espère que nous saurons
faire preuve d'autant d'audace et de réalisme que les bâtisseurs qui nous ont
précédés.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et
de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE et du groupe
socialiste.)
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.
M. André Dulait,
président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées.
Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la
ministre déléguée, mes chers collègues, avant d'entrer dans le vif du sujet,
permettez-moi à mon tour, après le président Haenel, de vous dire combien nous
sommes fiers, au nom de la commission des affaires étrangères, de l'important
travail accompli sous votre autorité par l'ensemble de notre diplomatie. Elle
nous a permis - acceptons-en l'augure - de rester dans le cadre onusien pour le
règlement de la très importante question iraquienne.
J'en viens maintenant aux questions que nous souhaitons vous poser, monsieur
le ministre.
Comment renforcer et rendre plus visible l'Europe sur la scène internationale
? C'est l'une des questions auxquelles la Convention sur l'avenir de l'Europe
devra formuler des propositions de réponse, sur la base des réflexions
conduites par les deux groupes de travail créés à cet effet en son sein :
relations extérieures, d'une part, défense, d'autre part.
Les débats sur la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, et
même, plus récemment, sur la politique européenne de sécurité et de défense, la
PESD, qui en constitue désormais un élément essentiel, présentent généralement
une même tonalité : on met dans la balance, d'un côté, la réalisation politique
unique que constitue la construction européenne, son poids économique,
commercial et désormais monétaire, et, de l'autre, sa capacité - parfois son
incapacité - à répondre efficacement et rapidement aux désordres du monde, à
exprimer concrètement ses idéaux de paix.
Il était donc essentiel que la réflexion générale en cours sur l'avenir de
l'Europe tente de dépasser cette contradiction pour développer son influence
dans le monde.
Sur ces questions, une attitude de prudence et de réalisme s'impose d'abord à
nous pour au moins deux raisons.
La première raison est que tous les Etats membres n'ont pas la même ambition
internationale pour l'Europe. Certains pays, assez peu nombreux, dont le nôtre,
entendent lui conférer une capacité d'influence et d'action globale axée sur
des objectifs de paix et de stabilité fondés sur le rejet de l'unilatéralisme,
sur le droit international, mais aussi, s'il le faut, sur le recours à la force
légitime. Dans une Europe bientôt élargie, les disparités d'objectifs et
d'ambitions risqueront d'empêcher d'aller au-delà de la seule diplomatie
humanitaire ou de proximité.
La seconde raison est que, pour longtemps encore, la politique étrangère
relèvera du pouvoir régalien des Etats et de la souveraineté qui s'y attache.
C'est pour cette raison que toute proposition tendant à recourir en matière de
politique étrangère et de sécurité commune à la méthode communautaire me paraît
particulièrement audacieuse, même si celle-ci a su faire preuve, dans d'autres
domaines de l'action extérieure de l'Europe, d'une efficacité certaine.
M. Pierre Fauchon.
Eh oui !
M. André Dulait,
président de la commission des affaires étrangères.
Cette disparité
d'objectifs et d'ambitions entre partenaires européens vaut aussi pour la
politique européenne de sécurité et de défense : la relation avec l'OTAN, selon
la priorité politique et opérationnelle que certains membres lui accordent ou
non, pèse lourdement, en ce moment même, sur l'évolution de la démarche lancée
à Saint-Malo et explique en partie sa paralysie actuelle. Les « missions de
Petersberg », définies voilà dix ans, sont-elles encore adaptées à l'après 11
septembre ? Convient-il, au contraire, d'en clarifier l'interprétation, d'en
réévaluer le contenu et de les élargir ? C'est également un élément de division
au sein des Quinze. Pourriez-vous, monsieur le ministre, nous faire part de
votre sentiment à cet égard ?
J'ajoute que nous sommes aujourd'hui à quelques semaines de la mise en oeuvre
possible de deux applications concrètes de la PESD qui sont essentielles pour
sa crédibilité. S'il semble acquis que l'Union européenne pourra relayer au
début de l'année prochaine, sans trop de difficultés, la mission de police de
l'ONU en Bosnie-Herzégovine, qu'en sera-t-il, le 15 décembre prochain, de la
succession de l'OTAN par l'Union de l'opération « Renard roux » en Macédoine,
opération relativement simple n'impliquant que 700 hommes mais se heurtant à un
blocage de nos alliés turcs quant à la conclusion d'un accord sur la mise à
disposition de l'Union des moyens de planification de l'OTAN ?
Une attitude de prudence et de réalisme s'impose également dans les moyens
dont dispose l'Union sur la scène internationale.
S'agissant en premier lieu de la PESC, quelques chiffres parlent d'eux-mêmes :
les budgets des diplomaties nationales des pays membres, hors développement,
atteignent 60 milliards d'euros ; le budget d'action extérieure de la
Communauté s'élève à 6 milliards d'euros, soit le dixième ; le budget propre de
la PESC atteint seulement 35 millions d'euros, un montant reconnu par beaucoup
comme étant nettement insuffisant.
S'agissant en second lieu de la PESD, on sait que l'un des enjeux de son
développement en termes de capacité militaire repose sur l'effort budgétaire
des Etats membres, effort que, pour l'heure, seules la Grande-Bretagne et la
France ont décidé de soutenir. L'idée « d'objectifs de convergence » en la
matière est intéressante. Quelle en serait toutefois la valeur contraignante
?
Une fois rappelés ces quelques obstacles préalables qui tiennent en fait à la
volonté politique des partenaires - volonté qui ne se décrète pas mais qu'il
faut construire pas à pas -, je souhaite aborder maintenant les procédures et
les mécanismes qui, pour la PESC comme pour la PESD, sont au coeur des travaux
de la Convention.
Depuis 1999, la création du poste de Haut représentant pour la PESC a
constitué une innovation concrète et positive permettant d'incarner l'Union
européenne sur la scène internationale. Si l'Union a su s'impliquer, avec des
résultats qu'il ne faut pas sous-estimer, par ses actions multiformes, le
travail de ses représentants spéciaux, notamment dans la crise des Balkans et,
d'une manière différente, au Proche-Orient, c'est bien à cette fonction et à
celui qui l'occupe que le crédit doit en revenir.
N'y a-t-il pas là pour la Convention un acquis à valoriser ? Renforcer la
fonction du Haut représentant pourrait consister à placer sous sa compétence
les fonctions du commissaire aux relations extérieures afin de renforcer la
cohérence et la synthèse entre les multiples instruments d'intervention
extérieure de l'Union.
Pourrait-on également aller jusqu'à conférer au Haut représentant un droit
d'initiative ?
La France préconise, pour sa part, la création d'un poste de ministre des
affaires étrangères, qui regrouperait les fonctions de Haut représentant et de
commissaire aux relations extérieures et qui présiderait un conseil spécifique
« relations extérieures ». La gestion de deux domaines relevant l'un de
l'intergouvernemental et l'autre de la méthode communautaire pourrait être une
source de difficultés. Quelle serait, par ailleurs, la nature de ses liens avec
le Conseil et la Commission ? Pourriez-vous, là encore, monsieur le ministre,
nous préciser votre position sur ce point ?
Les interrogations portent également sur les procédures décisionnelles. Pour
l'essentiel, en matière de PESC, l'unanimité reste la règle. Peut-on concevoir
l'introduction, sur certains sujets, du vote à la majorité qualifiée ?
Ne conviendrait-il pas, par ailleurs, contrairement à ce qui a été décidé à
Nice, d'ouvrir la procédure des coopérations renforcées à la PESD ? Cela a été
évoqué par M. Haenel.
Il reste enfin, s'agissant de la défense européenne, la question de sa
sécurité collective. Les dix-neuf membres de l'OTAN bénéficient de l'article 5
du traité de Washington. Les dix membres de l'Union européenne également
membres de l'UEO peuvent recourir à l'article 5 du traité de Bruxelles, mais, à
ce jour, rien ne concerne la défense de l'intégrité territoriale des Quinze, et
demain des Vingt-cinq, voire davantage. Ce paradoxe pourrait, c'est l'une des
propositions françaises, être résolu par l'introduction du principe de sécurité
collective et d'assistance mutuelle entre les membres de l'Union.
Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre déléguée, mes
chers collègues, en matière de politique étrangère comme de politique de
défense, les risques d'inertie iront grandissant avec l'élargissement prochain.
Il revient à la Convention et à la contribution de notre pays de tenter de
conjurer ce risque. Je vous remercie par avance, monsieur le ministre, de bien
vouloir nous indiquer les propositions que vous serez amené à faire.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants
et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. le ministre.
M. Dominique de Villepin,
ministre des affaires étrangères.
Monsieur le président, mesdames et
messieurs les sénateurs, en nous réunissant aujourd'hui pour parler de la
Convention sur l'avenir de l'Europe, le Sénat, sur l'initiative du président
Haenel, que je voudrais saluer, a choisi le bon moment.
Le Conseil européen de Bruxelles a lancé, voilà à peine trois semaines, la
phase finale des négociations d'adhésion. Ce faisant, il a enclenché le compte
à rebours très serré du démarrage de l'Europe élargie : signature du traité
d'adhésion en avril prochain, ratification dans les vingt-cinq pays concernés,
entrée des nouveaux Etats membres courant 2004.
Le processus d'élargissement n'est, comme vous le savez, qu'un des éléments de
l'agenda européen. Le programme de travail est particulièrement chargé dans les
prochains mois et années qui viennent : réforme des institutions, négociations
commerciales multilatérales du cycle de Doha, définition du cadre financier de
l'Union pour les années 2007 à 2013.
Ce calendrier nous fournit l'occasion d'une réflexion approfondie sur l'Europe
de demain, au moment même où nous pressentons, les uns et les autres, qu'une
véritable refondation s'impose. L'Europe à vingt-cinq, demain à trente - ou
plus après-demain -, doit nous inciter à aborder les questions de fond à partir
d'une double exigence : l'élargissement bouleverse notre horizon et doit nous
conduire à repenser l'évolution de notre Union ; notre réflexion sur les
institutions et les politiques européennes doit également s'adapter à cette
nouvelle réalité et se fixer une ambition nouvelle.
Je vous remercie de me donner l'occasion de partager avec vous les
orientations que le Gouvernement se propose de suivre.
L'élargissement pose la question de l'évolution de l'Union européenne. Tout
part de là en effet. La réforme des institutions, engagée sous les auspices de
la Convention, n'est pas une fin en soi. C'est un moyen pour répondre à une
question qui prend aujourd'hui, à la veille de l'adhésion de dix nouveaux Etats
membres, un sens tout particulier. L'Europe a toujours avancé en se fixant de
nouvelles frontières : charbon-acier en 1951, marché commun en 1958 puis marché
unique en 1986, monnaie unique en 1992. L'élargissement est cette nouvelle
frontière, ce nouvel objectif qui peut permettre de mobiliser les esprits et
les énergies. C'est à la fois une chance et un formidable défi.
Personne ne sous-estime le défi que représente cet élargissement pour l'Europe
telle que nous la connaissons. Le nombre des Etats membres va pratiquement
doubler avec l'adhésion en 2004 des « dix de Copenhague », suivis, nous
l'espérons, dès 2007 par la Roumanie et la Bulgarie.
Avec 74 millions d'habitants supplémentaires en 2004, et 31 millions de plus
en 2007, l'Union dépassera bientôt les 480 millions d'habitants.
Cet élargissement transformera profondément la nature même de l'Union,
laquelle va s'enrichir d'une diversité d'expériences et de préoccupations
nouvelles. Il va poser les limites d'un système institutionnel conçu pour six
Etats membres et conservé, au fil des élargissements successifs, sans que les
réformes nécessaires soient adoptées.
Ne nous y trompons pas : les effets du nombre seront considérables ; il faut
donc les analyser et apporter les réponses nécessaires. L'élargissement a un
coût financier et institutionnel ; il aura aussi des conséquences pour
l'élaboration des politiques communautaires et pour les instruments
d'intervention qui les accompagnent.
Cet élargissement s'inscrit dans une perspective historique. Soyons clairs, en
effet : au nom de quoi fermerions-nous la porte aux pays candidats et à leurs
peuples ? Sont-ils moins européens que nous ? Est-ce parce qu'ils sont moins
prospères ? Depuis que la brèche ouverte dans un mur de béton, à deux pas de la
porte de Brandebourg, il y a treize ans, leur a soudainement rendu les
perspectives d'avenir qui leur avaient été confisquées, les pays candidats ont
consenti, année après année, d'immenses sacrifices pour rattraper le temps
perdu, pour s'adapter aux règles de l'économie de marché, pour intégrer dans
leurs réglementations ce que nos experts appellent l'acquis communautaire.
Comme le dit très bien le président de la délégation du Sénat pour l'Union
européenne, M. Hubert Haenel, l'idée européenne est en réalité une idée
ancienne, déjà présente au Moyen Age, vécue comme une réalité tout au long des
siècles. Songeons aux déplacements des artistes de la Renaissance, pour
lesquels travailler à Florence, à Paris, Amboise ou Bruges constituait
l'ordinaire d'une vie de créateur.
Rappelons-nous les voyages des philosophes des Lumières : leur précurseur,
Descartes, partageant sa vie entre la France, les Pays-Bas et la Suède ; la
présence de Diderot à Saint-Pétersbourg ; les séjours de Voltaire à
Londres...
Derrière cette circulation des hommes et des idées, il y a déjà les prémices
de notre grand marché unique. Il y a surtout l'émergence d'un humanisme
européen, nourri de dialogues et d'échanges, fait de tolérance et d'ouverture,
qui représente la marque de l'esprit européen.
Or c'est ce même esprit qui doit aujourd'hui nous inspirer dans le processus
de l'élargissement. Nous ne ferons ainsi rien d'autre que de revenir aux
sources les plus hautes de la pensée européenne, celle qui fait notre honneur
et notre originalité, celle qui nous rend fidèles à nos illustres ancêtres,
celle qui fait de notre continent une terre de liberté et de solidarité.
C'est cette vision historique et cet esprit de l'Europe qui doivent nous
inspirer dans notre appréciation de la candidature de la Turquie.
La perspective d'adhésion de ce pays a été introduite dès le premier accord
d'association en 1963, et, en 1999, le conseil européen d'Helsinki a accepté la
candidature turque. Les élections du 3 novembre 2002 ont porté au pouvoir, à
Ankara, le parti de la justice et du développement, l'AKP, dirigé par M.
Erdogan. Nous avons pris acte du choix démocratique du peuple turc, et nous le
respectons.
Les dirigeants de l'AKP ont fait des déclarations favorables au processus de
rapprochement de la Turquie et de l'Union européenne. Nous les jugerons sur
leurs actes. Pour notre part, nous sommes prêts à travailler avec eux dans un
partenariat exigeant, fondé sur les valeurs européennes communes dont
l'appartenance à l'Union suppose le partage : le respect des droits de l'homme,
de la démocratie, de l'Etat de droit. C'est à l'aune de ces valeurs communes
que l'action du nouveau gouvernement turc et la candidature de la Turquie
seront évaluées.
L'élargissement est aussi et surtout une grande chance pour l'avenir.
L'histoire récente a montré que nous ne devions rien tenir pour acquis, et que
la tentation existait de remettre en cause des équilibres issus de la guerre et
de rouvrir des plaies anciennes. L'élargissement étendra cette stabilité à
l'échelle du continent. Le principal acquis de l'Union est bien d'être un
espace de paix et de stabilité dans un monde incertain et dangereux.
L'élargissement est une chance pour les pays européens et pour la France, sur
les plans humain et économique : il apportera du sang neuf à nos nations, des
marchés à nos entreprises, des relais à nos idées. Aux pays candidats, il
apportera la garantie du développement, l'assurance de la démocratie, la paix
et la stabilité.
L'élargissement est une chance pour le monde, dont il renforcera la sécurité
et auquel il apportera un nouvel acteur conscient de ses responsabilités, et un
modèle à suivre, modèle de paix, de tolérance et de prospérité.
Enfin, cet élargissement est le bienvenu, car il nous force à nous poser des
questions trop longtemps différées sur l'organisation institutionnelle du
système européen. Au moment où la géographie de l'Union va changer de
dimension, l'Europe politique et institutionnelle doit absolument suivre, faute
de quoi elle croulera sous le poids du nombre.
L'élargissement répond ainsi à une exigence politique et morale : la
réunification de la famille européenne. Il pose, ce faisant, la question des
frontières de l'Europe.
« Tout Etat européen qui respecte les principes énoncés à l'article 6 peut
demander à devenir membre de l'Union », dispose l'article 49 du traité sur
l'Union européenne. Ce qui pose la question de savoir où s'arrête l'Europe.
La réponse à cette question est fondée sur deux éléments : le désir d'Europe
exprimé par tel ou tel Etat ou par l'Union ; le respect des critères d'adhésion
posé par le traité et par l'Union. Cependant, cette réponse ne saurait être
autre que politique ; elle doit, pour ce faire, s'inspirer d'une double
préoccupation.
En premier lieu, l'Europe doit trouver un nécessaire équilibre entre l'unité
et la diversité, sinon cet espace indéfiniment recomposé risque de perdre ses
assises. Bien plus, nous courons le risque, adhésion après adhésion, de créer
un sentiment d'incertitude chez nos concitoyens, qui ont besoin de savoir quel
est leur horizon, quel est leur avenir.
En second lieu, ce souci légitime d'identité et de stabilité doit s'opérer
dans l'esprit d'ouverture que j'évoquais auparavant.
Il faut donc inventer une politique forte des frontières, une politique de
coopération étroite, d'imagination féconde et de volonté active pour que, entre
l'adhésion pleine et entière, d'une part, et l'association, d'autre part, il
existe une formule originale de partenariat aussi nourri que possible, qui
aille au-delà de ce qui s'est fait jusqu'à présent et qui soit ouvert,
audacieux et efficace.
Ce serait un partenariat où nos voisins bénéficieraient de la prospérité de
l'Union, de son expérience en matière de sécurité, de son assistance technique.
Nous aurions là un échange réciproque, bénéfique pour les deux parties :
l'Europe y gagnerait la stabilité à ses frontières ; ses partenaires y
trouveraient une coopération propre à favoriser leur développement, sans être
forcément intégrés dans le cadre institutionnel de l'Union.
L'Union s'est déjà dotée de très nombreux instruments adaptés aux pays
voisins. Ainsi ont été conçus les accords d'association pour les pays
méditerranéens - sujet qui sera au coeur des préoccupations des présidences
grecque et italienne en 2003 -, les accords de stabilisation et d'association
pour les Balkans, les accords avec l'Ukraine et, bien sûr, avec la Russie. Sans
doute devrons-nous faire évoluer ces accords pour répondre aux besoins de
chacun, jusqu'à pouvoir mettre en oeuvre une politique cohérente et homogène de
partenariat avec l'ensemble des voisins de l'Europe élargie.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la France a, n'en
doutez pas, une grande ambition pour l'Europe élargie. Notre pays a toujours
été au coeur des progrès de l'Europe ; il est, aujourd'hui, déterminé à ce que
l'élargissement soit une réussite. Pour cela, nous devons adapter les
institutions et préciser les fonctions que nous attendons de l'Europe de
demain.
Cette ambition française pour l'Europe élargie doit être servie par des
institutions réformées.
Le moment est venu de tirer un premier bilan des travaux de la Convention sur
l'avenir de l'Union, qui a reçu pour mandat de tracer les contours de la
nouvelle Europe.
La Convention a engagé ses travaux au début du mois de mars dernier par une
phase d'écoute. Elle a entamé, voilà quelques semaines, sa phase d'étude,
caractérisée par l'activité soutenue de dix groupes de travail. A compter du
début de l'année prochaine démarrera la troisième et dernière phase des travaux
de la Convention, celle des propositions.
Les travaux des conventionnels progressent. On observe déjà une certaine
convergence de vues sur plusieurs des sujets qui ont été abordés à ce stade :
le principe de l'élaboration d'une Constitution ; la volonté de privilégier des
procédures homogènes ; la reconnaissance de la personnalité juridique de
l'Union ; l'intégration dans le Traité de la charte des droits fondamentaux ;
l'accroissement du rôle des parlements nationaux.
Tout cela est encourageant, mais il faut être lucide : le plus important reste
à faire. Les dossiers de l'action extérieure et de la défense viennent d'être
ouverts ; d'autres questions, comme la coordination des politiques économiques,
semblent rencontrer de fortes oppositions ; les thèmes institutionnels
commencent à peine à être abordés.
Le plus difficile est donc encore devant nous. Nous le savons tous, l'avenir
de l'Union se joue autour de l'émergence d'une volonté commune des Européens de
dépasser leurs rivalités actuelles entre grands et petits Etats, ou encore
entre partisans de la méthode intergouvernementale et de la méthode
communautaire. Il faut, désormais, aller à l'essentiel, c'est-à-dire oeuvrer à
la mise en place d'un dispositif institutionnel efficace, démocratique et
transparent, qui permette à l'Europe élargie d'avancer dans la recherche de
meilleures politiques communes et dans le renforcement de son rôle dans le
monde.
Le projet d'architecture de la future constitution présenté à la Convention la
semaine dernière est une étape importante de ses travaux.
Ce projet a le mérite d'engager le débat sur la base de propositions à la fois
précises et ouvertes. Il correspond à notre objectif de disposer d'un texte
fondamental, clair et lisible, qui permette aux citoyens de mieux s'approprier
l'Europe. Les principes qu'il pose, à savoir la transparence, la démocratie, la
présence internationale, l'efficacité, sont ceux que nous avons assignés au
futur de l'Europe. Il reste à rendre ces principes plus opérationnels.
Nos réactions se feront donc au fil des prochains travaux de la Convention.
Nous veillerons, en particulier, à ce que les principales politiques communes
existantes - non seulement la politique agricole commune, mais aussi la
concurrence, la politique commerciale, EURATOM - figurent à leur juste place.
Par ailleurs, le traité devra garantir une union sans cesse plus étroite entre
les peuples d'Europe et une dynamique de solidarité, notamment au moment où
l'Europe s'élargit.
Là encore, notre action devra se concentrer sur la nécessité de donner un
véritable élan au projet européen à travers cette constitution. Un tel texte
est en effet indispensable pour que l'opinion européenne soit convaincue de la
capacité de ses responsables à refonder un système compréhensible et
efficace.
Enfin, nos représentants participent activement aux travaux, tant au sein des
groupes de travail qu'à la session plénière.
Le dialogue entre les représentants du Gouvernement, ceux du Parlement
français - à ce titre, je salue le président de la délégation du Sénat pour
l'Union européenne, M. Hubert Haenel, ainsi que son suppléant, M. Robert
Badinter - comme ceux du Parlement européen, se déroule bien. Mme la ministre
déléguée aux affaires européennes réunit au Quai d'Orsay l'ensemble des
conventionnels français avant chaque session plénière de la Convention. Je suis
heureux de saluer ici le travail et l'engagement de Noëlle Lenoir.
Ainsi, grâce à ces échanges entre nos conventionnels, le message porté par
notre pays est celui d'une France ambitieuse en Europe, généreuse envers ses
partenaires et exigeante au titre des objectifs qu'elle se fixe.
Car la France mesure bien les enjeux qui sont devant nous. Au-delà de la
valorisation de l'acquis communautaire, il faut repenser les institutions
européennes en nous inspirant de l'expérience passée.
La position française est d'abord inspirée par le souci de dépasser la
querelle traditionnelle entre partisans de la méthode communautaire et
partisans de la méthode intergouvernementale.
Pour ce qui concerne le marché intérieur et ses politiques d'accompagnement,
la France est convaincue de l'avantage offert par la méthode communautaire,
gage de vitesse et d'efficacité. Nous souhaitons donc, dans ces domaines,
renforcer le rôle de proposition de la Commission, accroître le champ du vote à
la majorité qualifiée au Conseil, renforcer les prérogatives du Parlement
européen.
En ce qui concerne, en revanche, des domaines comme la diplomatie et la
défense, la problématique n'est pas de même nature ; il s'agit davantage de
volonté politique, dans un cadre où le besoin de légitimité est
particulièrement fort. C'est la raison pour laquelle nous estimons qu'une
communautarisation pure et simple est prématurée ; nous proposons une approche
fondée sur une coopération organisée et une solidarité renforcée, qui doit
aller plus loin que la démarche intergouvernementale classique.
La position française repose, en réalité, sur trois principes simples : la
transparence, la démocratie et l'efficacité.
D'abord, premier principe, la transparence.
Les traités sont devenus incompréhensibles, non seulement pour les citoyens,
mais pour les spécialistes eux-mêmes. Nous devons donc impérativement
simplifier le système institutionnel. Cela passe par la fusion des traités
actuels dans une Constitution intégrant la Charte des droits fondamentaux et
par toute une série de dispositions annexes telles que la clarification des
compétences, l'attribution de la personnalité juridique à l'Union, ou encore un
traité en deux parties avec des règles de modification différentes.
Ensuite, deuxième principe, la démocratie.
Les parlements nationaux doivent être davantage impliqués dans le système
européen. Nous approuvons le principe d'un Congrès qui réunirait, deux ou trois
fois par an, leurs représentants avec ceux du Parlement européen. Le Congrès
pourrait tenir chaque année un débat sur l'état de l'Union et participer à la
procédure de révision ou de ratification de la seconde partie de la
Constitution européenne. Les parlements nationaux pourraient également être
associés au contrôle de la subsidiarité ; le groupe de travail créé au sein de
la Convention et présidé par M. Mendez de Vigo a fait des propositions
intéressantes à cet effet, sous forme d'un mécanisme d'alerte précoce.
Enfin, troisième et dernier principe, l'efficacité.
Si l'on ne veut pas que la machine européenne s'arrête sous le poids du
nombre, il faut lui donner un nouveau moteur, une nouvelle ambition, une vraie
direction à sa tête. Dans ce contexte, la formule de la présidence tournante et
semestrielle du conseil des ministres doit être réformée. Comme l'a dit très
justement M. Haenel, cette présidence doit avoir une permanence qui lui
permette d'incarner une certaine forme d'autorité de l'Union.
C'est l'objet des propositions du Président de la République, visant à élire
un président du Conseil européen et à désigner, auprès de celui-ci, un
véritable ministre des affaires étrangères. Le président du Conseil européen
pourrait ainsi présider le conseil Affaires générales, dont le rôle de
coordination serait par là même assuré, tandis que le ministre des affaires
étrangères présiderait le conseil Relations extérieures.
Un tel schéma ne signifie pas que notre pays veut déséquilibrer les rapports
entre le Conseil et la Commission. Nous cherchons, au contraire, à rehausser
l'équilibre actuel en encourageant la Commission, elle aussi, à renforcer son
efficacité et en prônant une meilleure coordination entre ces deux institutions
afin de favoriser à l'avenir des orientations politiques claires, acceptées par
tous et susceptibles de constituer un cadre commun pour l'action de l'Union.
L'ambition de la France vise aussi une Europe inspirant confiance aux
Européens et forte sur la scène internationale.
L'Europe que nous voulons doit être capable de mobiliser les Européens sur des
projets et des politiques qui répondent à leurs intérêts et à leurs
préoccupations.
Le conseil européen de Lisbonne a fixé l'objectif que l'Europe devienne, dans
dix ans, la zone de croissance et de prospérité la plus forte dans le monde.
Cet objectif, qui vise la pleine intégration de notre continent dans le monde
moderne, doit s'appuyer sur les trois caractéristiques qui font la spécificité
de l'Europe : un modèle social affirmé ; une identité forte ; enfin, un espace
de liberté, de sécurité et de justice. Ces objectifs doivent être aussi ceux de
l'Europe élargie : ils constitueront, comme le furent en leur temps
l'établissement du marché unique et le lancement de l'euro, les grands projets
mobilisateurs de demain.
La politique économique et sociale doit favoriser la croissance et l'emploi.
L'Europe doit rattraper son retard, en privilégiant les facteurs internes de la
croissance tels que la cohésion sociale et territoriale à travers le
développement durable. Une réelle coordination des politiques économiques est
également indispensable.
Ensuite, l'Union doit affirmer haut et fort le modèle social européen, en
accélérant l'harmonisation des législations sociales, en développant le
dialogue social européen et en consacrant les services d'intérêt économique
général.
La promotion de la diversité culturelle doit quant à elle dépasser l'adoption
de mesures strictement défensives. Une action vigoureuse est nécessaire pour
promouvoir l'Europe de l'intelligence et de la connaissance, et aider l'Europe
à franchir la frontière technologique. Il nous faut plus d'échanges
d'étudiants, plus de laboratoires de recherche, plus de programmes
emblématiques comme Galileo.
Enfin, l'Union doit mieux prendre en compte l'aspiration de ses citoyens à la
sécurité et assurer un meilleur fonctionnement de l'espace de liberté et de
justice. Il faut aller plus loin, en rendant plus efficaces les instruments de
la coopération judiciaire pénale et de la coopération policière, en établissant
un socle de compétence européenne en matière pénale, en renforçant les pouvoirs
d'Eurojust pour progresser par étapes vers la création d'un véritable parquet
européen.
L'Europe de demain devra également être une Europe responsable, capable de
peser réellement sur les affaires du monde, pour en garantir la paix et la
stabilité.
La chute du mur de Berlin et la globalisation ont rendu le monde instable. Si
nous voulons répondre aux grands défis qui nous attendent, il faut prendre
acte, en tant qu'Européens, d'une solidarité face aux menaces, mais aussi d'une
commune vision du monde. Nous voulons une planète régie par le respect du
droit, et non par la domination des armes ; nous voulons une communauté
internationale fondée sur le partage et le dialogue, et non pas déchirée par
les conflits ethniques, religieux ou culturels.
L'Europe a besoin de sens. Nous sommes les descendants d'une même histoire.
Nous appartenons au même continent. Rien de ce qui arrive à l'un de nos voisins
ne peut nous laisser indifférents. L'Europe de la défense s'inscrit dans cette
réalité profonde. Nous devons être en mesure d'évaluer ensemble les menaces qui
pèsent sur nos concitoyens, de forger ensemble les instruments d'une réponse
commune efficace.
La France a l'ambition d'une Union s'affirmant comme un acteur majeur sur la
scène internationale, à la mesure du rôle de premier plan qu'elle joue
aujourd'hui sur le terrain économique et commercial, mais cette ambition est
encore loin de se traduire dans les faits.
Des avancées significatives ont certes été faites au cours de ces dernières
années. La création, par le traité d'Amsterdam, du Haut représentant pour la
politique extérieure et de sécurité commune a contribué pour une part
importante à la montée en puissance de la politique extérieure des Quinze.
Ainsi, grâce à l'action de Javier Solana et de ses représentants spéciaux,
l'Union a été capable de développer une politique globale pour les Balkans,
depuis le sommet de Zagreb. Son engagement en Macédoine notamment a été décisif
pour éviter à ce pays de sombrer dans les divisions meurtrières.
Toutefois, cet exemple reste isolé. Au Proche-Orient par exemple, où s'exprime
une forte demande d'Europe, l'Union n'est pas suffisamment active et visible.
Malgré les efforts sur le terrain de son représentant spécial, M. Moratinos,
malgré sa présence au sein du Quartet, malgré les financements importants
qu'elle apporte, l'Europe n'est pas parvenue à traduire en actions concrètes
les grandes orientations définies par le Conseil européen pour retrouver le
chemin de la paix.
Cette incapacité européenne n'est pourtant pas due à un manque de moyens. Ceux
des Etats, conjugués à ceux dont dispose la Commission, sont considérables :
1,4 milliard d'euros ont été apportés par l'Europe à la Palestine au cours des
dix dernières années !
L'incapacité européenne est d'autant plus grave que l'élargissement rendra
l'Union plus hétérogène et que les nouvelles menaces - le terrorisme, la
prolifération, le crime organisé - appellent des réponses urgentes.
Face à ce bilan en demi-teinte, nous proposons d'apporter à la diplomatie
européenne une plus grande unité de la part des Etats membres et une direction
plus forte à sa tête.
Plus d'unité, pour que l'Europe cesse d'apparaître divisée alors que les
positions des Quinze sont en réalité très proches, comme c'était le cas sur
l'Iraq. Je suis frappé par le décalage qui existe entre les positions exprimées
par mes collègues au cours de nos réunions de travail, où nous sommes très
proches, et leur expression sur la scène diplomatique et médiatique, où ce sont
les différences qui sont soulignées plus que les convergences, pourtant plus
nombreuses.
Plus de direction, de permanence et de visibilité, c'est l'objectif des
propositions du Président de la République que j'ai mentionnées : l'élection
d'un président du Conseil européen et la désignation d'un ministre des affaires
étrangères européen. La volonté politique ne se décrète pas, elle doit être
guidée. Ces propositions répondent, je crois, au souci, exprimé par le
président de la commission des affaires étrangères, M. Dulait, de renforcer les
prérogatives du Haut représentant afin de donner plus de poids à son rôle.
Enfin, l'exigence d'efficacité nous conduit aujourd'hui à réfléchir à
l'introduction d'un recours plus large à la majorité qualifiée dans le domaine
de la politique étrangère et à examiner les modalités concrètes de mise en
oeuvre de celle-ci.
En matière de défense et de sécurité, l'Europe a pris conscience de son rôle
politique et les premières réalisations doivent être confortées par la mise en
place des capacités nécessaires.
Depuis le sommet de Saint-Malo, en 1998, et le Conseil européen de Cologne,
nous avons défini les moyens de conduire des opérations de gestion de crise :
comité politique et de sécurité, comité militaire, état-major de l'Union. Les
structures sont désormais en place et l'Union s'est déclarée opérationnelle au
Conseil européen de Laeken. M. Dulait a raison de rappeler que les premières
occasions de mettre en oeuvre ces nouvelles capacités sont imminentes. C'est le
cas en Bosnie, où, à partir de janvier prochain, l'Europe déploiera une force
de 470 policiers. C'est aussi le cas en Macédoine, mais, dans ce pays, nous
sommes encore loin du compte, dès lors que la plupart de nos partenaires
européens ne veulent pas s'engager dans la relève de l'OTAN si la délicate
question des relations entre cette organisation et l'Union européenne n'a pas
trouvé, au préalable, une solution.
Notre pays est bien décidé à poursuivre l'effort en vue de doter la défense
européenne d'une véritable ambition. Nous entendons formuler plusieurs
propositions à cet effet, comme l'insertion dans le futur traité du principe de
sécurité collective et d'assistance mutuelle face aux défis qui peuvent
affecter notre sécurité, ou la mise en place d'une agence européenne de
l'armement, destinée à renforcer l'harmonisation du besoin opérationnel des
armées européennes.
Enfin, avec la nouvelle loi de programmation militaire, la France a décidé de
répondre à l'enjeu d'un monde instable en se dotant d'équipements militaires
modernes et performants. Elle l'a fait pour la sécurité de ses concitoyens,
mais également avec la volonté d'apporter une contribution significative aux
missions de la défense européenne. D'autres pays doivent s'engager dans le même
sens. Nous proposons que soient définis des objectifs de convergence dans ce
domaine, car il y va de la crédibilité de notre outil militaire.
Ces propositions françaises pour l'Europe n'auront de sens que si elles sont
de nature à susciter un très large accord en Europe, dans les Etats membres,
dans les institutions européennes et dans la Convention. C'est la raison pour
laquelle nous avons engagé une concertation approfondie avec nos
partenaires.
Dans ce contexte, le travail franco-allemand est essentiel, hier sur le
chapitre agricole des négociations d'élargissement comme aujourd'hui dans les
travaux de la Convention et demain sur le financement de l'Europe après 2006 et
la réforme des politiques. Après l'accord franco-allemand du 24 octobre sur le
volet agricole des négociations d'adhésion, la détermination est la même des
deux côtés du Rhin.
Les rencontres entre le Président de la République et le Chancelier dans le
cadre du processus de Blaesheim se tiennent à un rythme élevé ; mes contacts
avec mon homologue Joschka Fischer comme ceux de Noëlle Lenoir avec ses
homologues sont tout aussi réguliers.
Portés par leur responsabilité partagée, assurés d'un horizon politique dégagé
pendant les années cruciales à venir, les deux gouvernements entendent bien,
ensemble, faire avancer l'Europe et réussir son élargissement. L'occasion nous
sera donnée, le 22 janvier prochain, lors du 40e anniversaire du traité de
l'Elysée, de réaffirmer toute la force de la coopération franco-allemande et de
lui donner l'élan nécessaire pour continuer à être l'un des moteurs essentiels
de la construction européenne.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le moment est venu
de parler de nouveau d'Europe avec les Français et de les convaincre des
mérites de l'élargissement : sans une forte adhésion populaire, l'Europe
élargie que nous voulons réussir ne sera pas en mesure de démarrer. Le chantier
qui s'ouvre est donc celui de la reconquête de l'opinion publique. Expliquons
cet élargissement à nos compatriotes et, j'en suis convaincu, la France ouverte
et généreuse saura tendre la main à cette autre Europe qui nous rejoint.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et
de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE et du groupe
socialiste.)
M. le président.
Dans la suite du débat, la parole est à Mme Danielle Bidard-Reydet.
Mme Danielle Bidard-Reydet.
Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre déléguée, mes
chers collègues, l'initiative de ce débat sur le travail de la Convention et
l'avenir de l'Europe est particulièrement opportune : elle coïncide avec la
présentation de l'avant-projet élaboré par la Convention et avec l'affirmation
d'une volonté politique de l'Union européenne de faire prévaloir le droit
international sur toute position unilatérale reposant sur la force. Elle
succède au forum social européen de Florence, dans la perspective de la
construction d'une alternative reposant sur les besoins de tous les peuples à
un modèle où les intérêts économiques et financiers des puissants creusent
chaque jour davantage le fossé entre les riches et les pauvres, entre le Nord
et le Sud.
Dans notre monde complexe et instable, l'Union européenne peut et doit devenir
un pôle de référence et de stabilité. Son élargissement est pour nous d'une
grande importance et constitue un véritable défi historique.
Nous apprécions d'ailleurs que, comme nous l'avions demandé, les pays
candidats soient associés à cette réflexion collective et que des groupes de
travail aient auditionné des organisations syndicales et des associations de la
« société civile ».
Passer à court terme de quinze à vingt-cinq pays, ou plus à moyen terme,
nécessite un autre fonctionnement mais aussi l'élaboration d'un nouveau traité
intégrant les exigences sociales et démocratiques revendiquées par les
citoyens.
L'aspect institutionnel de la nouvelle construction européenne, aussi
important soit-il, est loin d'être fondamental. La question essentielle demeure
celle-ci : quelle finalité pour l'Europe ?
Suivant la réponse, les peuples se sentiront plus ou moins concernés. Il
convient donc de définir un projet ambitieux, répondant à leurs aspirations. Si
tel n'était pas le cas, nous conforterions leur scepticisme et nous
aggraverions le fossé entre l'Union européenne et les citoyens, avec le risque
de voir ceux-ci s'en désintéresser, se réfugier dans l'abstention ou exprimer
leur colère en se tournant vers des démagogues populistes.
Compte tenu du temps qui m'est imparti, je limiterai mon intervention à trois
points essentiels : l'Europe sociale, l'Europe force de paix, l'Europe
démocratique.
A l'heure des nouvelles technologies et de l'informatique, une Europe unie,
forte et solidaire doit être une Europe du progrès social.
Des députés avaient d'ailleurs proposé la création d'un groupe de travail sur
ce sujet. Nous regrettons que cette proposition n'ait pas été retenue. Il est
pourtant urgent d'engager collectivement une réflexion pour combattre le
chômage et permettre aux investissements de privilégier l'emploi.
On ne peut pas parler du respect de la dignité et des droits de l'homme en
ignorant le droit au travail, revendiqué depuis le milieu du xixe siècle
déjà.
Le plein emploi est, en effet, au centre des préoccupations des citoyens
européens. Emploi et formation sont intimement liés. Formation initiale de
qualité pour les jeunes et formation permanente assurant aux salariés une
sécurité d'emploi durant leur vie active et aux chômeurs la possibilité de se
réinsérer sont indispensables.
L'Union européenne doit avoir un droit de regard sur les grands trusts qui
font des bénéfices considérables et délocalisent pour accroître leurs profits
au détriment de milliers de salariés, condamnés au temps partiel ou au
chômage.
La question est centrale pour conforter la croissance, développer la
consommation et lutter contre la pauvreté, laquelle, je le souligne, touche 60
millions de personnes au sein de l'Union européenne. Ne pourrait-on pas créer
un « pacte pour l'emploi, la croissance et l'investissement » ? Le Gouvernement
français peut-il se faire le porteur de cette exigence sociale et l'intégrer
aux travaux de la Convention, monsieur le ministre ?
La relance du progrès social passe également par le développement de services
publics modernes et de qualité. On ne peut pas, en effet, laisser tous les
secteurs à l'économie de marché.
Par sa politique unilatérale, l'Union européenne déréglemente les services
publics et les livre aux marchés financiers. Après l'ouverture de La Poste, des
transports et de l'énergie, elle ambitionne, dans la même logique, d'autres
déréglementations.
Pourtant, les citoyens ont montré leur attachement aux services publics de
qualité, répondant à l'intérêt général et aux besoins de tous, quels que soient
leur lieu d'habitation, leur niveau de vie et leur origine.
Aussi, nous demandons que les services publics aient toute leur place dans le
futur traité, non pas comme une simple dérogation à la libre concurrence, mais
comme un facteur essentiel de limitation des inégalités, d'aménagement du
territoire et de cohésion sociale.
Une charte des services publics ne devrait-elle pas être annexée au nouveau
traité ? Quelles sont les propositions du Gouvernement dans ce domaine ?
Une relance des dépenses à finalité sociale doit aussi être envisagée,
notamment dans les domaines de l'éducation, de la santé, de la recherche et de
l'environnement.
Enfin, il est difficile de parler de progrès social sans remettre en cause non
seulement le pacte de stabilité, que de nombreux pays, dont la France, ont
beaucoup de mal à respecter, mais également le statut de la Banque centrale
européenne, totalement indépendante de toute autorité politique et qui ignore
la question de l'emploi. On ne pourra construire du neuf sans réformer ces deux
institutions.
M. François Autain.
Très bien !
Mme Danielle Bidard-Reydet.
Concernant l'Europe de la paix, il ne faudrait pas oublier que l'Europe a été,
jusqu'en 1945, un immense champ de bataille. Sans évoquer les périodes
antérieures, elle a vécu, avec la Première Guerre mondiale puis la Seconde, des
affrontements inhumains dans lesquels des millions de combattants et de civils
ont été victimes de l'horreur.
Si nous devons respecter le devoir de mémoire, il nous faut dépasser cette
période, car nous voulons construire autre chose.
L'Union européenne doit promouvoir une mondialisation solidaire où la
coopération, les échanges et l'aide doivent permettre aux pays les plus pauvres
de réduire leur retard de développement et de vaincre les grands fléaux que
sont la faim, l'ignorance et la maladie.
Elle doit participer à une culture de paix, respectueuse des peuples et des
droits de l'homme. Ce choix est d'ailleurs devenu un principe identitaire
inscrit dans les traités de partenariat entre l'Union européenne et d'autres
pays.
Dans ce monde d'incertitudes, d'injustices et d'humiliations, terreau de
violences et de tous les extrémismes, nous devons clairement établir les lignes
de force de notre action, respectueuse d'un droit international élaboré sur des
valeurs reconnues et acceptées par la communauté des Nations unies.
Il nous paraît prometteur que, pour la crise irakienne, les pays de l'Union
européenne aient, quelles que soient leurs différences, réaffirmé en commun le
rôle du Conseil de sécurité et de l'ONU pour privilégier, par la diplomatie, le
recours à une solution politique plutôt qu'à une intervention militaire quelle
qu'elle soit.
C'est un principe absolu, qui doit être intangible. L'Union européenne sera
jugée certes sur ses déclarations, mais surtout sur l'application qu'elle en
fera. C'est une question de crédibilité.
Avec la crise iraquienne, n'oublions pas d'autres violations du droit
international, comme en Palestine ou en Tchétchénie. Là encore, la fin du
conflit appelle une solution politique pour laquelle le rôle de l'Union est
indispensable.
L'Europe démocratique est une exigence commune, mais aujourd'hui les décisions
sont le fait des gouvernants et de spécialistes bien éloignés des
préoccupations des citoyens.
Ces derniers sont rarement informés des débats et des enjeux, encore plus
rarement consultés, et n'ont aucun moyen d'évaluer la justesse des
décisions.
Pourtant, l'Union européenne ne sera viable que si les peuples participent à
sa construction.
Une information régulière doit être diffusée et des débats doivent être
organisés dans les différents pays européens sur des questions comme le vote
majoritaire ou le vote unanime, le maintien d'un droit de veto quand les
intérêts fondamentaux d'un pays sont en jeu, ainsi que la répartition claire
des compétences entre l'échelon européen et l'échelon national.
Quelles propositions l'Etat français peut-il formuler pour donner plus de
place aux citoyens et aux acteurs sociaux ?
Pouvez-vous déjà garantir une consultation par référendum du peuple français
avant l'adoption du nouveau traité ?
Quant aux parlementaires, mandatés par les peuples, ils doivent être mieux
associés à la construction européenne.
Les parlementaires européens doivent voir élargi leur pouvoir de codécision
avec le Conseil. Leurs décisions doivent être respectées.
Il me semble anormal que le Parlement européen, s'appuyant sur la clause du
respect des droits de l'homme du traité d'association avec Israël, ait décidé à
la majorité, compte tenu de la situation, de suspendre provisoirement
l'application du traité et que ce vote soit resté lettre morte.
Les parlementaires nationaux doivent être consultés en amont de toute décision
afin qu'ils ne soient pas de simples chambres d'enregistrement.
Pourquoi ne pas prévoir, avant des échéances importantes, une information et
une discussion dans les parlements nationaux permettant de donner une sorte de
mandat d'objectifs aux ministres concernés ?
Pour conclure, nous pensons que cette nouvelle construction européenne doit
être l'occasion de faire grandir l'exigence d'une transformation en profondeur,
l'exigence d'un traité réellement nouveau, qui tire les leçons des années
écoulées et qui intègre les aspects sociaux et démocratiques.
L'Europe politique a besoin de l'intervention des citoyens, notamment des plus
jeunes. C'est pour eux que nous voulons construire une Europe solidaire, de
justice sociale et de paix. Bâtissons avec eux ce projet commun.
La Convention doit rendre son travail au milieu de l'année 2003. Il nous reste
du temps pour l'enrichir. Nous y sommes déterminés pour réussir l'Europe.
(Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et
citoyen.)
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