SEANCE DU 26 JUILLET 2002
M. le président.
L'amendement n° 92, présenté par M. Charasse, est ainsi libellé :
« Après l'article 21, insérer un article additionnel ainsi rédigé :
« L'article 13 de la loi des 16-24 août 1790 sur l'organisation judiciaire est
complété par les dispositions suivantes :
« En conséquence, il est interdit aux juges de substituer leur propre
appréciation à celles du Gouvernement et de la Souveraineté nationale exprimées
par le Parlement ou par le suffrage universel en ce qui concerne les actes dont
le pouvoir exécutif déclare, sous le contrôle du Parlement dans les conditions
prévues par la Constitution, qu'ils ont été accomplis en vue d'assurer, de
garantir, de préserver ou de défendre les intérêts fondamentaux de la Nation
visés à l'article L. 410-1 du code pénal.
« Les actes déclarés tels ne peuvent donner lieu qu'à des réparations civiles
à la charge de l'Etat. »
La parole est à M. Michel Charasse.
M. Michel Charasse.
En raison du développement croissant de ce que l'on appelle la «
judiciarisation » de la société, le juge met de plus en plus souvent en cause
les responsables publics. Sans doute peut-on aller difficilement contre cette
évolution, qui est normale dans son principe. Mais on a le sentiment, mes chers
collègues, que cette mise en cause est sans limite. Elle aboutit, me
semble-t-il, à une grave remise en cause du principe de la séparation des
pouvoirs.
C'est la raison pour laquelle j'ai déposé cet amendement, qui est surtout
destiné à susciter une réflexion collective. La question mérite sans doute
d'être traitée d'une façon plus approfondie, mais je ne veux pas manquer de
l'évoquer à l'occasion de ce débat. Mes chers collègues, à une époque où l'on
parle, les uns et les autres, de l'autorité de l'Etat, où les Français ont
voté, d'une certaine manière, pour un confortement ou pour le retour aux
origines de l'autorité de l'Etat, dans une République démocratique et soumise à
la sanction du suffrage universel, c'est le Gouvernement qui gouverne et le
Parlement qui contrôle l'action du Gouvernement.
M. Robert Badinter.
Si peu !
M. Michel Charasse.
Il s'agit d'un problème non pas conjoncturel, mais institutionnel, mon cher
collègue !
En tout cas, avec la mondialisation, le Gouvernement est amené, de plus en
plus souvent, à défendre comme il l'entend les intérêts fondamentaux de la
nation, les intérêts vitaux, ceux qui sont énumérés à l'article 410-1 du code
pénal, et il me paraît tout à fait fâcheux que les juges puissent avoir
tendance à substituer leur propre appréciation à celle du Gouvernement et des
autorités de l'Etat, éventuellement du Parlement, quant à la manière de
défendre ces intérêts-là.
M. Laurent Béteille.
Tout à fait !
M. Michel Charasse.
J'ai en tête un exemple, mes chers collègues. Je trouve absolument
insupportable que la moitié des fonctionnaires de la direction du Trésor soient
aujourd'hui renvoyé en correctionnelle, malgré l'avis défavorable du parquet,
dans l'affaire du Crédit Lyonnais.
Quels que soient les actes qui ont été accomplis, ils l'ont été au nom de
l'Etat actionnaire, et avec l'aval des autorités de l'Etat, pour une raison
très simple, d'ailleurs, c'est que toute autre attitude aurait sans doute
conduit à mettre en cause la place financière de Paris, à provoquer un krach
boursier, avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter.
Que nous jugions ces actes, nous, Parlement, puisqu'il est dans notre mission
de contrôler l'activité du Gouvernement, c'est une chose, mais qu'un juge, dont
je ne mets pas en cause l'honorabilité - il n'est pas personnellement en cause
- substitue sa propre appréciation sur la manière dont il convient ou non de
défendre les intérêts supérieurs de la nation, lorsqu'ils risquent à ce point
d'être mis en cause et atteints, cela me paraît contraire au principe de la
séparation des pouvoirs sur lequel est fondée la République.
C'est la raison pour laquelle cet amendement, sans prétention, vise à
compléter la grande loi de 1790 sur l'organisation judiciaire qui dit, en gros,
que les juges ne peuvent pas gouverner à la place du Gouvernement ni faire la
loi à la place du Parlement !
Pour que M. Robert Badinter ne s'inquiète pas trop, je mets à part, bien
entendu, le TPI et autres juridictions qui sont saisies d'affaires criminelles
internationales graves qui n'ayant rien à voir avec le présent raisonnement.
A la limite, on peut imaginer que, la France participant à une opération de
maintien de l'ordre dans le cadre de l'ONU, un citoyen mécontent traîne le chef
d'état-major des armées devant le tribunal correctionnel et que le juge décide
que ce haut responsable n'aurait pas dû faire comme ceci ou comme cela, même
s'il a agi conformément aux ordres reçus des autorités compétentes, à savoir le
chef des armées, d'une part, et le Gouvernement, d'autre part, qui dispose de
la force armée, comme le prévoit la Constitution.
En déposant cet amendement, j'ai souhaité évoquer ce dossier devant vous, sans
me faire d'illusion sur la manière dont il pourrait être réglé et en sachant
qu'il ne le serait sûrement pas aujourd'hui. Mais je veux que l'on sache - je
m'exprime là à titre personnel, tout le monde le comprend bien - qu'il m'est
absolument insupportable que l'on puisse, aujourd'hui, dans la République que
les Français veulent conserver telle qu'elle est et dont les principes sont
sacrés pour le plus grand nombre d'entre eux, à ce point bafouer des principes
aussi essentiels que celui de la séparation des pouvoirs. Tel est l'objet de
l'amendement n° 92.
Je ne veux surtout pas, je le répète, mettre en cause le magistrat instructeur
concerné, parce qu'il a fait ce qu'il croyait devoir faire. Mais s'il a fait ce
qu'il a cru devoir faire, c'est uniquement parce que l'ambiance, la mode, les
pratiques et les mauvaises habitudes lui permettent de le faire !
(Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
M. le président.
Quel est l'avis de la commission ?
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
La commission des lois, qui n'avait pas entendu le plaidoyer
de notre collègue Michel Charasse, était un peu perplexe devant un texte dont
la portée lui paraissait difficile à cerner. Maintenant que nous avons entendu
M. Charasse, notre argumentaire est un peu inadapté, mais je me dois de vous
livrer fidèlement la position de la commission.
M. Michel Charasse.
Bien entendu !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
La réponse de la commission sera donc partielle. L'article
122-4 du nouveau code pénal répond à vos préoccupations, monsieur Charasse. Je
le lis : « N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte
prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires.
« N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé
par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal. »
Monsieur Charasse, vous avez défendu cet amendement avec fougue, avec brio,
même, mais vous pourriez peut-être le retirer, afin de mettre un terme à notre
embarras commun !
M. le président.
Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Dominique Perben,
garde des sceaux.
Je comptais faire la même réponse et développer la même
argumentation.
J'ajouterai simplement deux observations.
La première, c'est qu'on est là très loin de notre texte, vous en conviendrez
volontiers, monsieur Charasse. Je ne suis pas certain que nous puissions
traiter une question aussi vaste et complexe ainsi, de manière incidente, à
l'occasion d'un amendement.
La seconde, et je reprends ici l'argumentation de M. Schosteck, c'est que le
code pénal nous permet déjà, dans des cas bien précis, de nous affranchir d'un
certain nombre de contraintes juridiques.
Pour toutes ces raisons, je suis défavorable à cet amendement.
M. le président.
L'amendement n° 92 est-il maintenu, monsieur Charasse ?
M. Michel Charasse.
J'ai bien entendu M. le rapporteur comme M. le garde des sceaux. Je n'ai pas
la naïveté de croire que nous allons régler cette question aujourd'hui, mais je
sollicite votre attention, mes chers collègues, parce qu'elle se pose, et
qu'elle est grave.
Notre estimé rapporteur nous dit que le code pénal contient déjà des
dispositions adéquates. Mais, monsieur le rapporteur, il y a des actes illégaux
qui sont nécessaires à la sauvegarde de la nation ! Il est bien facile, après
coup, de critiquer la marche suivie ; mais il est des cas où l'on est acculé et
où les responsables doivent réagir, ce qu'ils font avec l'amour qu'ils portent
à leur pays. La loi passe après ! Voilà ce que je voulais dire.
Monsieur le président, je vais retirer cet amendement, mais je souhaite
vraiment que nous n'en restions pas là. En effet, penser - j'ai cité un cas,
j'aurais pu en citer d'autres - que la moitié des fonctionnaires de la
direction du Trésor qui servaient à l'époque vont se retrouver sur les bancs de
la correctionnelle pour avoir accompli des actes de sauvegarde des intérêts
vitaux de la nation, actes qui consistaient, au fond, à couvrir des
irrégularités comptables graves commises dans la gestion d'une entreprise
publique, franchement, cela me fait mal au coeur.
(Applaudissements sur les
travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
Je retire l'amendement.
M. le président.
L'amendement n° 92 est retiré.
Division et article additionnels après l'article 21