Séance du 23 mars 2000
RECONNAISSANCE DE L'ESCLAVAGE
EN TANT QUE CRIME CONTRE L'HUMANITÉ
Adoption d'un proposition de loi
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi n° 234
(1998-1999), adoptée par l'Assemblée nationale, tendant à la reconnaissance de
la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité. [Rapport n°
262 (1999-2000).]
Le rapport de la commission des lois porte également sur la proposition de loi
de notre collègue M. Michel Duffour et de plusieurs de ses collègues ayant le
même objet.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Jean-Jack Queyranne,
secrétaire d'Etat à l'outre-mer.
Monsieur le président, mesdames,
messieurs les sénateurs, la Haute Assemblée est appelée maintenant à examiner
la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale et visant à reconnaître
la traite et l'esclavage comme crime contre l'humanité.
Cette proposition de loi a été déposée par Mme Christiane Taubira-Delannon, et
le Gouvernement a chaleureusement appuyé cette initiative. Elle résulte
clairement de la volonté de poser un acte chargé de sens et de rendre un
hommage aux victimes de cet « attentat contre la dignité humaine » que fut
l'esclavage - comme le qualifia d'ailleurs le décret d'abolition du 27 avril
1848 - mais c'est aussi une interpellation adressée aux générations futures.
C'est avec une grande érudition et une singulière force de conviction que
cette proposition de loi a été rapportée à l'Assemblée nationale, où il fut
rappelé comment l'oubli de ce crime contre l'humanité que fut l'esclavage a été
méthodiquement organisé politiquement, administrativement, économiquement et
juridiquement.
Cet oubli organisé a été relayé par les victimes elles-mêmes, comme si elles
avaient voulu oublier la nuit des souffrances.
Aujourd'hui, le temps est venu d'effectuer le travail inverse, celui de la
mémoire. Il correspond à une exigence éthique de la conscience, mais également
à une nécessité collective. Je suis profondément persuadé qu'il n'y a pas de
possibilité de construire un avenir avec les peuples qui ont été opprimés,
détruits dans leur chair et dans leur culture si l'on ne se résout pas à
assumer l'Histoire. Il n'y a pas de justice ni de paix sans vérité. Là est le
prix d'un monde fidèle aux valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qui
fondent notre société.
La proposition de loi de vos collègues députés a cet objet : faire mémoire
aujourd'hui de l'ignominie d'un système qui a nié pendant plus de deux siècles
la dignité humaine des noirs, afin de prévenir des atteintes, insidieuses ou
spectaculaires, toujours susceptibles de resurgir, comme, hélas ! le bilan du
xxe siècle l'a démontré, jusqu'à l'horreur.
Exercer le devoir de mémoire et s'acquitter d'une dette envers des frères
humains, c'est à tout cela que nous engage ce texte.
Il faut oser regarder la réalité cruelle des faits en face, ce que furent la
traite des noirs et la condition d'esclaves que subirent des générations
ravalées au rang de bêtes. Ma collègue, Mme Elisabeth Guigou, ministre de la
justice, a évoqué la réalité de ce que fut l'esclavage, « ces victimes razziées
dans la brousse, hordes d'esclaves nus et apeurés, des êtres de chair et de
sang, hommes, femmes et enfants, vendus comme une marchandise, leur terrible
traversée, entassés, enchaînés, vision d'horreur, prémonitoire de l'univers
concentrationnaire qui marquera le xxe siècle d'une tache indélébile ».
Comme l'a très bien dit le philosophe Luis Sala Molins, « la réduction en
esclavage, c'est la précipitation de l'homme hors de l'humanité, l'expulsion de
chez les êtres humains et la réclusion dans le monde des animaux, des outils,
des choses ». Qui n'a éprouvé un tel sentiment, notamment au Sénégal, à Gorée,
dans l'île des esclaves où, justement, cette mémoire douloureuse est toujours
présente ?
Mais ce philosophe a aussi montré que cet asservissement a été érigé en
système, entouré de toutes sortes de justifications philosophiques et
théologiques. L'esclavage a même fait l'objet d'une codification juridique,
puisque le fameux code noir promulgué en 1685 a « fondé en droit le non-droit à
l'Etat de droit des esclaves noirs dont l'inexistence juridique constitue la
seule et unique définition légale ».
Et le système a pu perdurer, car les maîtres des esclaves disposaient pour
faire appliquer ce droit d'un appareil de répression redoutable, constitué par
la milice, la maréchaussée et les chasseurs de « nègres marrons ».
Il faut ensuite prendre toute la mesure du long et laborieux combat mené pour
éveiller les consciences et parvenir à l'abolition d'une législation inique.
Certes, quelques hommes d'Eglise et certains philosophes se sont indignés de
la condition faite à ces êtres humains par d'autres êtres humains.
On peut mentionner l'engagement de Voltaire et de l'abbé Reynal, et rappeler
les noms des membres de la Société des amis des Noirs, fondée par le
journaliste Brissot, dont Mirabeau, La Fayette, Condorcet ou l'abbé
Grégoire.
Mais, même la Révolution française, porteuse des idéaux des Lumières, ne
parvint pas à faire disparaître définitivement l'ordre esclavagiste. Alors que
l'article Ier de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août
1789 venait de proclamer que les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droits, l'Assemblée constituante, dès 1791, a privé cette déclaration de sa
portée universelle en refusant par décret aux hommes de couleur tous les droits
des citoyens. Et si la Convention supprima l'esclavage en 1794, celui-ci fut
rétabli dans les colonies par Bonaparte, le 10 mai 1802.
Aussi faut-il souligner que le peuple noir s'est d'abord libéré lui-même par
la force de justes révoltes et séditions. Dans cette chaîne des insurrections,
on rappellera l'action de Toussaint Louverture, ou celle de Delgrès en
Guadeloupe, cet officier français qui s'opposa au rétablissement de l'esclavage
en prenant la tête d'une armée insurrectionnelle.
Le combat abolitionniste aboutit avec la Révolution de 1848 et sous
l'impulsion d'un homme, le sénateur Victor Schoelcher, auquel la République a
voulu rendre un hommage solennel, voilà deux ans, lors de la commémoration du
cent cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage.
Monsieur Gérard Larcher, vous qui présidiez le comité de parrainage pour la
commémoration de l'abolition de l'esclavage, vous lui avez rendu un vibrant
hommage lors de la séance du 28 avril au Sénat. Je souscris tout
particulièrement aux propos que vous avez tenus, lorsque vous rappeliez que
Victor Schoelcher n'avait pas pensé que sa tâche était terminée avec le décret
du 27 avril 1848 qui abolissait l'esclavage. « L'abolition serait sans portée
si des mesures complémentaires n'étaient pas prises, telles que donner des
terres aux affranchis, créer des emplois, organiser la continuité de la
production agricole. Malgré ces plaidoyers lucides - écriviez-vous - cette part
capitale de son programme restera lettre morte. »
Ce programme, nous devons tous en être les continuateurs et, personnellement,
je m'efforce d'être fidèle à la leçon de Victor Schoelcher. Comme vous tous,
mesdames, messieurs les sénateurs, je n'en doute pas.
Poser un acte symbolique et fondateur pour l'avenir, c'est l'autre volet de la
proposition de loi.
Le combat pour un bannissement effectif de l'esclavage s'est poursuivi au xxe
siècle et, à la sortie de la Première Guerre mondiale, les parties signataires
de la convention de Saint-Germain-en-Laye du 10 septembre 1919 durent réitérer
leur volonté d'assurer la suppression complète de l'esclavage.
Les horreurs commises par le régime nazi ont suscité la consécration par le
droit international de déclarations et de pactes affirmant solennellement les
droits inaliénables attachés à la personne humaine.
En 1946, la France, pour sa part, a voulu faire prédéder sa Constitution d'un
préambule qui proclame que tout être humain, sans distinction de race, de
religion ou de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés.
Elle a, par ailleurs, signé et ratifié diverses conventions internationales
qui prohibent l'esclavage et les autres formes d'asservissement. Il faut citer,
outre la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, la
Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4
novembre 1950, le Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et
politiques de 1966 et la Convention des Nations unies relative aux droits de
l'enfant.
L'esclavage fait ainsi l'objet d'une condamnation dans tous les grands textes
internationaux. En droit interne, il ne reçoit une qualification juridique que
dans le nouveau code pénal qui, en son article 212-1, le classe parmi les
autres crimes contre l'humanité, après l'article consacré au génocide.
D'un strict point de vue juridique, le concept de « crime contre l'humanité »
découle du droit naturel et a été consacré en droit pour la première fois dans
le statut du tribunal militaire de Nuremberg.
Mais, comme a pu le dire M. Pierre Truche, alors procureur général de la Cour
de cassation : « La réduction en esclavage de populations africaines pour
travailler dans les colonies d'Amérique, réglementée par le pouvoir dans le
code noir, était un crime contre l'humanité. »
Et Pierre Truche en donnait la définition suivante : « Le crime contre
l'humanité est la négation de l'humanité chez des membres d'un groupe d'hommes
en application d'une doctrine. Ce n'est pas un crime commis d'homme à homme,
mais la mise à exécution d'un plan concerté pour écarter des hommes de la
communauté des hommes. »
La proposition de loi qui vous est soumise ne comporte pas d'innovation
juridique, mais elle apporte une dimension symbolique forte de la condamnation
de l'esclavage.
En adoptant l'article 1er, notre pays reconnaîtrait officiellement que la
traite négrière transatlantique, ainsi que la traite dans l'océan Indien, d'une
part, et l'esclavage, d'autre part, perpétrés à partir du xve siècle aux
Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe, contre les
populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un
crime contre l'humanité.
En l'adoptant, notre pays reconnaîtrait officiellement que l'esclavage,
pratiqué notamment dans nos colonies, est un crime contre l'humanité.
Inscrire la condamnation de la traite des Noirs et de l'esclavage qui ont eu
lieu à tel moment de l'histoire, conduisant à la destruction de telles et
telles populations qui vivaient à tel endroit, en tant que crime contre
l'humanité, c'est reconnaître que ces formes de négation de la dignité humaine
sont non pas simplement des infractions à la loi, mais un attentat contre tous
les hommes. Et de plus cet attentat n'a pas perdu toute actualité.
Votre rapporteur ainsi que votre commission proposent de réécrire l'article
1er, qui est l'élément essentiel de la proposition de loi, pour rappeler que
l'esclavage, défini par l'article 212-1, constitue un crime contre l'humanité
quels que soient le lieu et l'époque où il a été commis.
Vous justifiez cette réécriture au motif que vous hésitez à qualifier un
événement historique de crime contre l'humanité. Mais si l'on reconnaît que la
traite a bien eu lieu, comme vous le faites, et si l'on admet que la traite est
bien un crime contre l'humanité, la qualification de cet événement historique à
laquelle on se livre est parfaitement légitime. C'est la raison pour laquelle
je m'opposerai, au nom du Gouvernement, à la réécriture de l'article 1er tel
que votre commission des lois le suggère.
S'agissant des autres dispositions que votre commission propose, je dirai,
lors de la discussion des articles, quelle est la position du Gouvernement.
Il me paraît important aujourd'hui que cette proposition de loi, qui vise à
une réhabilitation historique essentielle, recueille l'adhésion de tous.
J'évoquais tout à l'heure Victor-Schoelcher, dont le souvenir reste, dans
cette assemblée, celui d'un grand républicain. Dans cette ligne, le Sénat
s'honorerait à voter cette proposition de loi telle qu'elle lui est soumise
après sa discussion par l'Assemblée nationale.
(Applaudissements sur les
travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et
citoyen.)
M. le président.
Nous vous remercions, monsieur le secrétaire d'Etat, d'avoir rappelé la place
que le Sénat a donné à la commémoration du décret de 1848.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, le Sénat est
appelé à examiner la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale,
tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime
contre l'humanité. Cette proposition de loi, déposée à l'Assemblée nationale
par Mme Taubira-Delannon et plusieurs de ses collègues, est inspirée par la
volonté que l'un des plus grands crimes de l'histoire de l'humanité ne
disparaisse pas de la mémoire collective. Comme l'indique fort bien l'exposé
des motifs de la proposition de loi : « Les humanistes disent, avec Elie
Wiesel, que le bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par le
silence. »
En 1998, vous l'avez rappelé, monsieur le secrétaire d'Etat, la France a
célébré le cent cinquantième anniversaire du décret d'abolition de l'esclavage,
signé par Victor Schoelcher, qui siégea ultérieurement sur les bancs du Sénat.
De nombreuses manifestations ont été organisées à cette occasion, tant en
métropole que dans les collectivités territoriales d'outre-mer. Le Sénat a pris
toute sa part dans cette commémoration, notamment par l'organisation d'une
exposition retraçant le combat en faveur de l'abolition de l'esclavage et par
une séance solennelle au sein de cet hémicycle.
La présente proposition de loi doit permettre de perpétuer la réprobation de
crimes injustifiables et mérite, à ce titre, toute notre attention.
Quel est l'objet précis de cette proposition de loi ?
Elle tend à la reconnaissance, en tant que crime contre l'humanité, de la
traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l'océan Indien,
d'une part, de l'esclavage, d'autre part, perpétrés, à partir du xve siècle,
aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les
populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes.
Rappelons que l'esclavage n'est pas apparu au xve siècle ; il est apparu bien
plus tôt. Il s'agissait d'une pratique courante dans l'Antiquité. Il semble que
la traite dite arabo-musulmane contre l'Afrique subsaharienne ait commencé
longtemps avant l'ère chrétienne, puis qu'elle se soit développée à compter du
viie siècle de notre ère.
L'une des singularités de la traite négrière transatlantique, de la traite
dans l'océan Indien et de l'esclavage perpétrés par les pays européens à partir
du xve siècle est son ampleur en ce qui concerne le nombre de personnes
impliquées. Au xve siècle, en effet, la découverte de l'Amérique et les grandes
expéditions vers le Nouveau Monde conduisirent à l'apparition de la traite
négrière et du commerce dit triangulaire. Le développement des cultures de
plantation dans les colonies impliquait une main-d'oeuvre nombreuse qu'il était
impossible de trouver sur place, du moins le disait-on. L'Afrique allait, dans
ce contexte, fournir la main-d'oeuvre que recherchaient les puissances
européennes pour le développement de leurs colonies. A la suite de l'Espagne,
toutes les puissances coloniales européennes se lancèrent dans ce commerce
effroyable.
Il est difficile de connaître le nombre exact de personnes qui firent l'objet
de la traite négrière et qui furent réduites en esclavage. Les historiens
estiment que furent arrachées à l'Afrique entre 15 millions et 30 millions de
personnes. Par ailleurs, environ 11 millions d'Indiens vivaient sur le
continent américain au début du xvie siècle ; ils n'étaient plus que deux
millions et demi à la fin du même siècle.
Le chemin qui conduisit à la disparition de ces pratiques fut long et heurté.
Au xviiie siècle, un mouvement se développa en faveur de l'abolition grâce,
notamment, aux écrits de certains philosophes.
Je ne peux m'empêcher de citer Montesquieu, qui choisit, dans son ouvrage
De l'esprit des lois,
l'ironie pour dénoncer l'esclavage : « Si j'avais
à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce
que je dirais : Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils
ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant
de terres.
« De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains.
Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête
des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en
faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? »
La fin du xviiie siècle fut marquée par des révoltes d'esclaves, en
particulier dans les colonies françaises. Ainsi, en août 1791, une révolte
d'esclaves, notamment conduite par Toussaint Louverture, déclencha une terrible
insurrection à Saint-Domingue, où l'abolition de l'esclavage fut proclamée le
29 août 1793. Le 4 février 1794, la Convention étendit cette décision à
l'ensemble des colonies françaises. Néanmoins, Napoléon rétablit l'esclavage en
1802.
En 1848, la révolution porta au pouvoir un gouvernement au sein duquel Victor
Schoelcher fut chargé du secrétariat d'Etat aux colonies. Un décret d'abolition
de l'esclavage fut signé le 4 mars 1848 par le Gouvernement provisoire, dont
les conditions d'application furent précisées par un décret du 27 avril
1848.
En 1948, la Déclaration universelle des droits de l'homme précisa : « Nul ne
sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves
sont interdits dans toutes leurs formes. » La convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales précise
également que « nul ne peut être tenu en esclavage ou servitude ».
L'esclavage est donc désormais condamné au niveau international et pénalement
punissable en tant que crime contre l'humanité. La notion de crime contre
l'humanité fit son apparition en 1946 dans le statut du tribunal international
de Nuremberg. Déjà, la réduction en esclavage figurait dans la définition du
crime contre l'humanité, même si cette définition ne concernait alors que les
faits survenus avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale.
L'article 212-1 du code pénal français fait aujourd'hui clairement figurer la
réduction en esclavage parmi les crimes contre l'humanité.
Enfin, le statut de la Cour pénale internationale mentionne clairement
l'esclavage en tant que crime contre l'humanité dans son article 7. Le statut
de la Cour pourrait permettre, après son entrée en vigueur, la poursuite de
tous les actes d'esclavage quel que soit le lieu de leur commission. La Cour
aura en effet compétence dans l'ensemble des pays du monde, dès lors qu'elle
sera saisie par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Après ces quelques rappels, j'en viens au contenu de la proposition de loi.
L'objet essentiel de ce texte est l'affirmation par la République française
que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien
d'une part, et l'esclavage, d'autre part, perpétrés, à partir du xve siècle,
aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les
populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un
crime contre l'humanité.
Toutefois, la proposition de loi comporte d'autres dispositions, destinées à
perpétuer la réprobation des crimes commis et à commémorer l'abolition de
l'esclavage.
Ainsi, la proposition de loi prévoit que les manuels scolaires et les
programmes de recherche en histoire et en sciences humaines devront accorder à
la traite négrière et à l'esclavage la place importante qu'ils méritent.
Elle prévoit qu'une requête en reconnaissance de la traite négrière
transatlantique ainsi que de la traite dans l'océan Indien et de l'esclavage
comme crime contre l'humanité sera introduite auprès du Conseil de l'Europe,
des organisations internationales et de l'Organisation des Nations unies.
Le texte dispose encore que le Gouvernement fixera, après une large
concertation, une date pour la commémoration annuelle de l'abolition de
l'esclavage en France métropolitaine.
Par ailleurs, un comité de personnalités qualifiées serait chargé de proposer
des lieux et des actions de mémoire qui garantissent la pérennité de la mémoire
du crime de traite et d'esclavage.
Enfin, les associations ayant pour objet de défendre la mémoire des esclaves
et l'honneur de leurs descendants pourraient exercer les droits reconnus à la
partie civile dans les affaires d'injures ou de diffamation à raison de
l'origine ethnique.
Quelle est la position de la commision des lois sur ce texte ?
L'esclavage est aujourd'hui clairement reconnu en tant que crime contre
l'humanité. A l'évidence, l'esclavage et la traite négrière pratiqués pendant
près de quatre siècles étaient constitutifs du crime contre l'humanité tel que
nous l'entendons aujourd'hui. Rappelons que, selon la définition d'André
Frossard : « Il y a crime contre l'humanité quand l'humanité de la victime est
niée. »
Pour autant, de très nombreux événements de l'histoire, ancienne ou récente,
étaient eux aussi constitutifs de crimes contre l'humanité.
Dès lors, peut-on opérer une hiérarchisation entre les crimes et entre les
victimes ? Chacun pourrait naturellement trouver des exemples, hélas ! très
nombreux, dans l'histoire. Votre commission ne s'y est pas cru autorisée.
Il convient d'ajouter que des crimes contre l'humanité sont encore commis de
nos jours, qu'il existe des formes modernes d'esclavage et que ces phénomènes
doivent mobiliser de manière prioritaire les pouvoirs publics et les
juridictions internationales et nationales.
A cet égard, votre commission souhaite que le statut de la Cour pénale
internationale puisse entrer en vigueur le plus rapidement possible, afin que
les crimes contre l'humanité, notamment la réduction en esclavage, puissent
être mieux prévenus et réprimés.
Votre commisison propose de modifier l'article 1er de la proposition de loi,
afin de rappeler, de manière générale, que l'esclavage défini par l'article
212-1 du code pénal ainsi que la traite constituent un crime contre l'humanité,
quels que soient l'époque et le lieu où ils sont commis.
Votre commission approuve la modification de la loi de 1983 relative à la
commémoration de l'abolition de l'esclavage. Elle accepte le principe de la
fixation d'une date de commémoration sur le territoire métropolitain et a
souhaité intégrer dans la loi de 1983 l'article de la proposition de loi qui
prévoit la création d'un comité de personnalités chargé de proposer des lieux
et des actions de mémoire.
Elle a en outre prévu que ce comité pourrait formuler des propositions
relatives au contenu des programmes scolaires.
Telles sont, mes chers collègues, les propositions de la commission des lois,
qui souhaite également que l'on réfléchisse, pour l'avenir, à de nouveaux
moyens permettant au Parlement de s'exprimer solennellement sans avoir besoin
de recourir à la loi, laquelle, chacun le sait, selon la belle formule de
Sieyès, « ordonne, permet ou interdit ». Elle nous oblige en réalité, dans des
débats de cette nature, qui interpellent la conscience, à nous situer en dehors
du schéma traditionnel.
Le texte que vous propose votre commission permettra de perpétrer la
réprobation d'un crime qui doit demeurer dans la mémoire collective, sans pour
autant que la loi vienne procéder à une hiérarchisation entre les crimes contre
l'humanité qui ont été malheureusement commis au cours de l'histoire.
(M. Paul Girod remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE M. PAUL GIROD,
vice-président
M. le président.
La parole est à M. Gérard Larcher.
M. Gérard Larcher.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, le
27 avril 1848, quelques lignes qui avaient la force de la loi bouleversaient le
destin de milliers d'hommes et de femmes et brisaient des fers. D'hommes sans
droit, esclaves, ils étaient devenus juridiquement égaux à leurs maîtres. Le
droit entre les mains du législateur est bien une arme qui affranchit, garantit
et protège.
Oui, 1848 symbolise une des victoires majeures dans un combat sans fin, celui
pour la dignité dans l'égalité.
De Brissot à l'abbé Grégoire, de Toussaint Louverture à la mulâtresse
Solitude, mais aussi à Félix Eboué et au président Monnerville ici même, il est
des femmes et des hommes qui ont été et sont les acteurs combattants de ces
valeurs au coeur desquelles l'homme est toujours.
Victor Schoelcher nous l'a rappelé : notre nation n'est pas construite sur une
conception raciale illusoire ; elle ne se réduit pas à une vision
métropolitaine du territoire.
Voilà quelques jours en Martinique, le président de la République, Jacques
Chirac, vient de rappeler cette richesse de la diversité et de l'identité qui
fait la France de l'outre-mer : « Les Martiniquais, les Guadeloupéens, les
Guyanais s'interrogent sur ce qu'ils sont dans ce monde qui change, sur ce
qu'ils seront demain. Rares sont ceux qui voient, je crois, dans une rupture
avec la France, la réponse à cette recherche identitaire. Mais le message
qu'ils nous délivrent de manière pratiquement unanime est une formidable
demande de reconnaissance de leur personnalité, de leur dignité, de leur
identité, mais aussi de leur capacité à assumer eux-mêmes une partie beaucoup
plus importante de leur destin. Nous ne devons pas, nous ne pouvons pas ignorer
ce message. » Beaucoup de nos collègues d'outre-mer, tout particulièrement Mme
Michaux-Chevry, ne cessent de nous rappeler à la nécessité de cette
reconnaissance de dignité.
N'oublions jamais qu'avant le sinistre code noir l'esclave n'était même pas
considéré comme une personne humaine.
Dans la France Républicaine, l'idée nationale est d'abord partage de valeurs
sur lesquelles on ne transige pas et les droits et les devoirs de l'Homme
occupent une place centrale. Mais ces valeurs, si elles sont ouvertes à la
diversité, excluent tout à la fois le communautarisme et le tribalisme.
Le devoir de mémoire, celui que nous évoquons aujourd'hui par la qualification
de la traite et de l'esclavage - et il faut insister sur la traite négrière -
en tant que crime contre l'humanité, ne peut, ne doit pas être simple oeuvre
d'historien humaniste.
L'esclavage subsiste encore dans nombre de pays, sous des formes renouvelées,
insidieuses, hideuses : ici c'est un contrat qui lie pour trente ans un
travailleur à l'employeur ou l'enchaînement de générations à la dette ; dans
d'autres régions, ce sont des enfants qui sont jetés à la rue et qui, pour
survivre, passent de la mendicité à la prostitution quand ils ne sont pas
directement vendus à un proxénète ; ailleurs, ce sont des femmes ; sans compter
les pays où l'esclavage « classique » est une tradition qui continue à être
pratiquée à l'abri des regards.
Les droits de l'homme sont encore bafoués chaque jour dans le monde.
Condorcet qualifiait la traite et l'esclavage de « crimes de lèse-humanité ».
Crime : oui.
La réalité fut affreuse. Et pourtant, nous avons tendance, par nature, à nous
cacher ces réalités-là. Qui plus est, certains doctrinaires se chargent
d'excuser les exactions et de fournir en bonnes raisons les profiteurs qui
préfèrent se boucher les yeux. Souvenons-nous de la philosophie du code noir,
de la théorie qui prétend que les humains sont génétiquement inégaux ! C'était,
c'est si commode de se persuader que l'esclave enchaîné n'est pas tout à fait
un être humain !
Oui, mes chers collègues, il faut qualifier ces crimes ! Oui, il faut faire
porter par notre mémoire collective cette histoire, qui est aussi notre
histoire collective. Oui, il faut rester vigilant vis-à-vis de toute forme
d'esclavage, d'exploitation, de racisme. Oui, c'est essentiel, et sur ces
questions-là on ne peut transiger.
Voilà pourquoi le groupe du Rassemblement pour la République, qui plonge ses
racines dans l'esprit de résistance, ne peut que partager les fondements de ce
texte et faire sienne aujourd'hui la déclaration que vous évoquiez tout à
l'heure, monsieur le secrétaire d'Etat, celle que fit Louis Delgrès à
Fort-Saint-Charles quelques instants avant de mourir : « La résistance à
l'oppression est un droit naturel. La divinité même ne peut être offensée que
nous défendions notre cause. Elle est de celles de la justice et de l'humanité.
Nous ne les souillerons pas par l'ombre du crime. »
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à M. Othily.
M. Georges Othily.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues,
laissez-moi en cet instant m'incliner respectueusement pour honorer la mémoire
de ceux de ma race qui ont tant souffert par la faute de l'autre.
Lorsque, avec d'autres, Pauline, esclave née en Afrique vers 1825, arrive en
Guyane pour être livrée à son maître, le colon Paquet, la savane de Counamama
est déjà peuplée de quelques esclaves. Elle choisira pour s'identifier le nom
d'Othily.
Lorsque la mère Javouhey arrive à Mana, en Guyane, les hommes et les femmes de
race noire qu'elle amène connaîtront une situation déjà améliorée. Mais comment
ici, dans ce Sénat, haut lieu des droits de l'homme, le petit fils d'esclave
peut-il ne pas être envahi d'une profonde émotion ?
Oui, la France de 1848 a décidé l'oubli. Les anciens esclaves sont devenus
français en obtenant, entre autres, le droit de vote.
Le temps semble venu pour la République française de reconnaître
officiellement l'esclavage et la traite négrière comme un crime contre
l'humanité. Alors que les droits de l'homme sont quotidiennement violés dans de
nombreux pays, la France doit réaffirmer sa volonté de sauvegarder les droits
fondamentaux de l'individu : droit à la vie, à la liberté, à la santé, à
l'éducation, à la paix. Le refus de l'esclavage fait partie intégrante de ces
libertés et, précisément, du respect de l'intégrité physique et de l'identité
des personnes.
Comme vous, monsieur le secrétaire d'Etat, qu'il me soit permis de rendre
hommage à Mme la députée de la Guyane pour le travail titanesque qu'elle a
accompli et pour la force de persuasion qu'elle a dû déployer pour que le
Gouvernement et, surtout, le Parlement acceptent d'inscrire à l'ordre du jour
la proposition de loi « tendant à la reconnaissance de la traite et de
l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité ». Aussi, qu'elle me permette
de faire retentir ici, sous cette coupole, les mots les plus forts qu'elle a su
faire pénétrer dans l'esprit et le coeur des députés de la France : « Les
générations actuelles ont pu sortir du silence thérapeutique parce qu'elles se
sentent en mesure de faire la part du légitime ressentiment, de la douloureuse
amertume, de la vanité des haines enfouies. Elles peuvent s'affranchir de la
dépendance à cette histoire gommée parce que le temps est venu de formuler, de
décrire, de guérir ».
Toutefois, peut-on donner un sens à l'acte de repentance publique pour des
fautes commises dans le passé en évacuant la notion fondamentale de réparation
due au titre de ce crime, alors qu'à l'abolition les propriétaires d'esclaves
avaient été indemnisés pour perte de main-d'oeuvre ?
Oui, l'esclavage perpétré dès le xve siècle aux Amériques, aux Caraïbes, dans
l'océan Indien et en Europe contre les Africains, les Amérindiens, les
Malgaches, les Indiens constitue un crime contre l'humanité.
Cet acte politique majeur que le Sénat prendra aujourd'hui en adoptant ce
texte sera un acte de courage qui fait suite aux initiatives prises durant
l'année 1998 par M. le président de la République et vous-même, monsieur le
secrétaire d'Etat à l'outre-mer, à l'occasion du cent cinquantième anniversaire
de l'abolition de l'esclavage par la France.
Etant particulièrement concerné par ce texte, je salue également l'excellent
travail fourni par notre éminent collègue Jean-Pierre Schosteck, rapporteur de
la commission des lois.
Je me dois aussi de m'interroger sur l'aménagement qu'il introduit en insérant
dans la loi que l'esclavage, conformément à l'article 212-1 du code pénal,
quels que soient le lieu et l'époque où il est pratiqué, constitue un crime
contre l'humanité.
S'il est légitime de ne pas encadrer la reconnaissance de crime contre
l'humanité, le seul esclavage concerné par la loi initiale, il convient
néanmoins de ne pas extraire de la rédaction de cet article la « traite
négrière ».
Aussi, si je souscris à la proposition pleine de sagesse de la commission des
lois, qui propose de rappeler que l'esclavage considéré au sens le plus large
constitue quels que soient le lieu et l'époque où il est pratiqué un crime
contre l'humanité, le fait que ne figure pas de manière explicite dans la loi
la traite négrière me peine quelque peu, car c'est notre histoire, c'est mon
histoire.
Mais, osons le dire, les crimes contre l'humanité, c'est aussi aujourd'hui le
martyre de Grosny et des civils tchétchènes. Nous ne pouvons pas oublier non
plus les massacres des Arméniens en Turquie, des koulaks en URSS, des juifs et
des tziganes dans l'Allemagne hitlérienne, des victimes des Khmers rouges au
Cambodge, des Tutsis au Rwanda, sans parler du Tibet, du Soudan, de l'Ethiopie
de Mengistu et des victimes amérindiennes.
Le législateur français a posé le devoir de mémoire. Il appartient à notre
génération d'organiser le devoir de vigilance pour qu'aujourd'hui et demain
nous disions : plus jamais ça.
Le siècle qui s'achève aura vu tomber nombre de barrières que la civilisation
avait tenté de mettre aux pulsions criminelles des hommes. Aucune prohibition
n'a tenu devant les massacres passés ou ceux de notre temps.
Aujourd'hui, l'esclavage est un souvenir douloureux pour la République
française. Il demeure pourtant un problème présent.
L'abolition de l'esclavage n'a en effet pas été gérée. Les abolitionnistes
étaient mus par des considérations philosophiques ou morales. Les hommes
devenus libres sont alors tombés dans le prolétariat, prolétariat qui pose
encore de nos jours un problème social aigu dans de nombreuses régions du tiers
monde où la densité démographique est très élevée et où le sous-emploi engendre
un chômage permanent. La France ne fait pas exception, ses terres d'outre-mer
connaissant de graves difficultés.
Parallèlement, l'esclavage existe encore dans certains Etats, malgré les
textes qui l'ont depuis longtemps supprimé. Condamnée officiellement, la
pratique de la servitude n'est pourtant pas rare dans le monde.
Sans aller percer le mystère des sondages sur ce que pensent les Français de
la race noire ou de l'étranger, interrogeons-nous avec inquiétude sur ces 69 %
de Français qui acceptent difficilement peut-être l'homme noir que je suis.
Comment, en cet instant, ne pas évoquer le souvenir de Victor Schoelcher ? Il
aurait été certainement aujourd'hui un militant des grandes causes humanitaires
internationales. Sans doute aurait-il combattu pour que l'esclavage soit
reconnu juridiquement comme crime contre l'humanité, lui qui, en son temps
déjà, l'avait qualifié d' « attentat contre la dignité humaine ».
Enfin, mes chers collègues, apposons ce soir notre empreinte de reconnaissance
sur ce texte pour redonner à la France sa grandeur et son prestige aux yeux de
tous. Comme ce grand homme que fut Martin-Luther-King, j'ai fait un rêve :
« C'est un rêve profondément ancré. Je rêve que, un jour, sur les rouges
collines de Georgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens
propriétaires d'esclaves pourront s'asseoir ensemble à la table de la
fraternité. Je rêve que mes quatre petits-enfants vivront un jour dans un pays
où on ne les jugera pas à la couleur de leur peau, mais à la nature de leur
caractère. Je fais aujourd'hui un rêve ! Telle est mon espérance. »
(Applaudissements.)
(M. Gérard Larcher remplace M. Paul Girod au fauteuil de la présidence).
PRÉSIDENCE DE M. GÉRARD LARCHER,
vice-président
M. le président.
La parole est à M. Lise.
M. Claude Lise.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, chers collègues, c'est,
vous le savez, dans le contexte de la commémoration des 150 ans de l'abolition
de l'esclavage qu'a pris naissance l'initiative de Mme Christiane Taubira
Delannon, députée de la Guyane, d'une proposition de loi « tendant à la
reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre
l'humanité ».
Je tiens à saluer cette initiative, car elle est venue manifestement combler
une attente, qui, pour avoir été longtemps contenue, n'en était pas moins forte
chez tous ceux qui, outre-mer, vivent avec, « fiché en eux-mêmes, comme le dit
Aimé Césaire, le sentiment lancinant d'une intolérable voie de fait du destin à
leur égard ».
Cette initiative, je tiens également à la saluer parce qu'elle ne peut que
contribuer à rappeler qu'il existe un devoir de mémoire qui s'impose à chacune
et à chacun comme un antidote à l'assoupissement des consciences devant toutes
les formes de barbarie, présentes et à venir.
C'est dire la satisfaction que j'ai éprouvée, comme beaucoup de mes
compatriotes, devant la position prise le 18 février 1999 par l'Assemblée
nationale.
Cette satisfaction est d'ailleurs partagée, bien au-delà des peuples
directement concernés, par ceux qui cherchent à saisir toutes les occasions de
mobiliser les consciences contre tout ce qui peut constituer une atteinte aux
droits et à la dignité de l'homme.
C'est dire aussi, je ne vous le cache pas, mon inquiétude devant la position
adoptée par la commission des lois en introduction au débat d'aujourd'hui.
Je m'empresse de vous rassurer, mes chers collègues.
Je partage, sans la moindre réticence, la préoccupation de nos collègues, qui
se montrent soucieux de n'exclure, de l'universelle réprobation, aucune des
formes qu'a pu prendre l'esclavage depuis les temps les plus reculés et sur les
points les plus divers de la planète.
Je partage aussi très nettement leur opposition à toute velléité de faire
admettre qu'il pourrait exister des systèmes esclavagistes plus condamnables
que d'autres.
Mais, à vrai dire, mes chers collègues, y a-t-il, dans le texte qui nous est
soumis, des propositions qui puissent, à cet égard, nous alarmer ?
Je n'en vois pas !
Bien sûr, toutes les variétés d'esclavage - et de traite - ne sont pas mises
en avant dans le texte. Mais ce n'est pas parce qu'elles sont écartées ou
sous-estimées.
C'est tout simplement parce que l'auteur de la proposition de loi et ceux qui
ont déjà adopté le texte ont tenu compte du fait que l'esclavage en général
était déjà l'objet d'une condamnation très claire dans le code pénal français,
à l'article 212-1 ; vous avez vous-même insisté sur ce point, monsieur le
rapporteur.
Ce qui nous est proposé, en réalité, c'est de sortir d'une qualification
générale, c'est d'abandonner une vision par trop abstraite qui ne peut
qu'émousser la capacité d'indignation que l'on voudrait, au contraire, voir
s'exacerber dans chaque conscience.
Et, en l'occurrence, c'est de ne retenir que ce qui concerne la France, que ce
dans quoi la France s'est trouvée directement impliquée pendant plusieurs
siècles : d'une part, la traite négrière transatlantique et la traite dans
l'océan Indien, d'autre part, l'esclavage perpétré, à partir du xve siècle, aux
Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les
populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes.
Il s'agit là d'une période historique extrêmement importante, au cours de
laquelle la France a, si l'on peut s'exprimer ainsi, « gagné » le rang de
troisième puissance importatrice d'esclaves.
Une période historique qui s'est achevée, ne l'oublions pas, il y a à peine
cent cinquante ans et dont certaines conséquences sont encore parfaitement
visibles, sont encore d'une grande actualité, comme notre collègue M. Othily le
disait très bien tout à l'heure.
C'est notamment le cas dans les anciennes colonies dont la France a fait des
départements d'outre-mer. Leurs sociétés sont, en effet, encore profondément
marquées par les conditions dans lesquelles elles ont pris naissance, et le
passé y joue un rôle d'autant plus prégnant qu'on a longtemps tout fait pour le
refouler.
C'est vrai dans le domaine économique, où il explique pour une part le
mal-développement.
C'est vrai dans le domaine social, où il est à la base de la fragilité de la
cohésion sociale.
C'est vrai dans le domaine psychologique, où il alimente l'essentiel d'un
mal-être qu'évoquait en ces termes Aimé Césaire, c'était en 1956, mais ses
propos restent empreints de vérité : « Quand on considère la psychologie de
l'Antillais, telle qu'elle résulte d'un déracinement brutal, suivi d'un
processus de dépersonnalisation qui a duré trois siècles, quand on recense les
éléments qui la composent, cette hargne à l'égard du passé, cette sourde et
inavouée rancune contre la terre des pères - cette Afrique à qui l'on fait
grief de n'avoir pas su protéger ou d'avoir livré ses enfants, mais qui en même
temps garde son goût secret de paradis perdu - bref, ce ballottement entre un
passé dont on ne veut pas et un présent qu'on ne peut accepter parce qu'il vous
accepte mal, on se hasarde à penser que dans la conscience antillaise retentit
encore et durablement un choc premier, celui de la traite. »
Mais les séquelles de la politique esclavagiste de la France se retrouvent
également dans d'autres anciennes colonies françaises, au premier rang
desquelles se trouve, bien sûr, Haïti, ainsi que dans toute une partie du
continent africain qui a subi une terrible saignée, puisque - vous l'avez dit,
monsieur le rapporteur - c'est entre 15 millions et 30 millions d'hommes et de
femmes en âge de procréer qui y ont été arrachés pour être déportés !
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues,
tout ce que je viens d'évoquer devrait déjà suffire, me semble-t-il, à mettre
un terme aux interrogations qui se sont fait jour sur le bien-fondé de la
démarche initiée par Mme Taubira-Delannon.
Comment imaginer, en effet, que l'on puisse, pour dispenser la France de
reconnaître l'ampleur de ses responsabilités - car dites-vous bien que c'est
comme cela que ce sera interprété -, comment donc imaginer que l'on puisse
continuer à mettre en avant le fait que l'esclavage a également été pratiqué
par d'autres, ailleurs, ou à des époques plus ou moins lointaines ?
L'argument serait d'autant moins convaincant qu'en réalité, l'esclavage dit
moderne - c'est comme cela qu'on le qualifiait à l'époque ! - pratiqué par la
France du xve au xixe siècle se distingue de la majorité des autres pratiques
esclavagistes par différents caractères qui lui confèrent une véritable
singularité, et je tiens, pour ma part, à y insister.
Il y a d'abord ce que nous avons déjà évoqué, son caractère durable et massif.
Dans sa seule dimension transatlantique, la traite négrière a certainement
constitué le déplacement le plus considérable de populations que l'on ait
jamais connu.
Un autre caractère distinctif est l'extrême inhumanité des conditions de vie
réservées aux esclaves.
Il s'agit d'un système où l'on peut dire que la violence sous toutes ses
formes fait partie du quotidien, que le recours aux méthodes les plus cruelles
est généralisé, qu'il s'agisse du marquage au fer rouge subi par les captifs
des razzias opérées sur les côtes africaines, de leur entassement dans les
cales des bateaux négriers qualifiés par certains historiens de véritables «
bières mouvantes », de la séparation imposée à l'arrivée sans qu'aucun compte
ne soit tenu des liens familiaux ou ethniques, du travail douze heures par jour
et sept jours sur sept, de la sous-alimentation ou encore des châtiments les
plus variés et les plus impitoyables allant jusqu'aux mutilations appliquées
aux fugitifs.
Un tel régime n'a que peu de rapports, avouons-le, avec celui auquel étaient
soumis les esclaves de la Grèce ou de la Rome antique, ou encore les victimes
de la traite arabo-musulmane.
Ce qui caractérise encore cette forme d'esclavage, c'est la légalisation de
l'horreur, l'inscription dans le droit, monsieur le secrétaire d'Etat, vous
l'avez dit, de la déshumanisation de l'homme. C'est l'existence de ce fameux
code noir, élaboré par Colbert en 1685, et qui va régir l'esclavage jusqu'à son
abolition.
Il consacre le statut de « bien meuble » de l'esclave, qui se voit appliquer,
en toute logique, le droit relatif aux biens mobiliers.
Les sanctions applicables aux fugitifs sont également prévues par le code noir
et y sont décrites avec une effroyable précision.
Là aussi, on est en présence de quelque chose d'unique, sans précédent.
Mais ce qui donne à cet esclavage son caractère véritablement singulier,
c'est, il faut le souligner, sa dimension raciale, c'est le fait que cette
entreprise de déshumanisation, officielle et légale, ait visé, pour
l'essentiel, une « race » particulière, pour employer un concept largement
remis en question depuis.
C'est le fait, surtout, qu'elle ait donné lieu, pour sa propre légitimation,
au déploiement à travers les siècles d'une idéologie raciste destinée à
consacrer une essence inférieure de « l'Homme noir ».
Parmi les promoteurs d'une telle idéologie, il n'est pas rare de trouver des
penseurs et des philosophes occidentaux qui comptent parfois - et c'est bien le
comble ! - parmi les plus brillants de leur temps.
On pense ici immanquablement à ce jugement sans appel formulé par Emmanuel
Kant : « Les Nègres d'Afrique, écrit-il dans ses
Observations sur le
sentiment du beau et du sublime,
n'ont reçu aucun sentiment qui s'élève
au-dessus de la niaiserie. M. Hume, poursuit-il, invite tout le monde à citer
un seul exemple par lequel un Nègre aurait prouvé ses talents (...).
« Parmi les Blancs, au contraire, il est constant que certains s'élèvent et
acquièrent une certaine considération dans le monde, grâce à l'excellence de
leurs dons supérieurs. Si essentielle est la différence entre ces deux races
humaines ! Et elle semble aussi grande quant aux facultés de l'esprit que selon
la couleur de la peau. »
On pense aussi aux élucubrations de l'humaniste Ernest Renan évoquant dans
La Réforme intellectuelle et morale
une prétendue répartition des
tâches selon les groupes humains, par décret de la nature. Après avoir fait du
Nègre un être uniquement voué au travail de la terre, il conclut : « Que chacun
fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. »
Des hommes d'Eglise ont également pris part à cette entreprise de
dévalorisation et de négation de l'humanité des Noirs. Tel ce révérend père
Muller déclarant : « L'humanité ne peut pas, ne doit pas souffrir que
l'incapacité, l'incurie, la paresse des peuples laissent indéfiniment sans
emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission de les faire servir
au bien de tous. »
Il s'est même trouvé des théologiens pour poser la question de savoir si Dieu
avait créé le Nègre en même temps que les oiseaux ou les reptiles ou s'il
l'avait conçu le sixième jour avec l'Homme, tous regrettant, à ce sujet, une
déplorable imprécision de la Genèse !
Le principe à l'oeuvre dans cette idéologie raciste est, on le voit,
finalement très classique. Il s'agit, pour reprendre la définition de Michel
Wieviorka, de « caractériser un ensemble humain par des attributs naturels,
eux-mêmes associés à des caractéristiques intellectuelles et morales qui valent
pour chaque individu relevant de cet ensemble ».
Un tel principe ne prévaut absolument pas dans l'esclavage antique où la
condition servile est indépendante de tout facteur racial ou biologique,
notamment de la couleur de la peau. L'esclavage, c'est alors, généralement, le
prisonnier de guerre, celui qui ne peut s'acquitter de ses dettes ou celui que,
sur le plan culturel, on considère comme un « barbare ».
Ce principe ne prévaut pas non plus dans le cas de l'esclavage arabo-musulman
où le facteur déterminant est, là, le facteur religieux. C'est l'infidèle qui
est réduit en esclavage et la conversion à l'islam fait d'ailleurs partie des
moyens permettant de recouvrer la liberté.
Mes chers collègues, je crois donc sincèrement qu'en mettant l'accent sur les
pratiques esclavagistes ainsi perpétrées du xve au xixe siècle, le texte qui
nous est soumis nous invite aussi, et ce n'est pas là son moindre mérite, à
mieux prendre conscience de ce qui constitue l'une des sources importantes où
le racisme, en particulier le racisme anti-Noir, puise son venin malfaisant.
Les mesures qu'il propose - et qui sont de nature à mieux informer l'élève et
le citoyen sur ces problèmes - peuvent puissamment contribuer à lutter contre
ce qui est une dangereuse maladie de l'esprit, malheureusement trop répandue et
qui, n'ayons pas peur de regarder la vérité en face, loin de régresser, a
plutôt tendance à se développer dans la France d'aujourd'hui.
En conclusion, je ne peux, vous le comprenez, que vous exhorter à ne pas vous
enfermer, mes chers collègues, dans un débat académique, et encore moins dans
un pointillisme juridique qui ne serait pas à la hauteur des enjeux et qui,
croyez-le, risquerait de ternir l'image de la Haute Assemblée.
Adoptons ce texte, sans le dénaturer, en laissant résolument de côté toute
frilosité et toute fausse bonne conscience !
Donnons ainsi la preuve que notre assemblée est attentive aux problèmes de son
temps !
Montrons qu'elle est capable, sur un sujet comportant une telle charge
symbolique, de comprendre le sens de la demande et l'acuité de l'attente de
l'ensemble de nos compatriotes d'outre-mer !
Nous ne ferons ainsi que nous maintenir dans le sillage tracé par deux de nos
illustres prédécesseurs, l'abbé Grégoire et Victor Schoelcher.
Deux grands humanistes, deux grandes consciences, qui, constamment hantés par
l'universel, n'oublièrent jamais la nécessité de tenir compte du particulier,
profondément convaincus que chaque bataille menée pour la défense des droits et
de la dignité d'une catégorie particulière d'êtres humains est, en réalité,
toujours une bataille pour l'homme.
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à Mme Bidard-Reydet.
Mme Danielle Bidard-Reydet.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, la
proposition de loi qui nous est aujourd'hui soumise tend à la reconnaissance de
la traite et de l'esclavage comme crimes contre l'humanité.
La simple lecture de cet intitulé nous renvoie à l'importance de la mission
qui est la nôtre, en tant que législateurs, certes, mais surtout en tant que
représentants du peuple : acte de repentance, autant que message pour l'avenir,
la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité est un symbole
fort, alors que nous quittons un siècle particulièrement sanglant pour entrer
dans un nouveau millénaire sur lequel nous fondons les plus vifs espoirs.
Cet examen de conscience collectif nous oblige à aborder notre passé tel qu'il
est et non pas tel que nous aurions voulu qu'il fût, avec ses moments glorieux,
mais aussi ses pages noires.
Il constitue un acte symbolique fort, tant en direction des descendants
d'esclaves que des générations futures. Pour les premiers, cet acte symbolique
ne devrait-il pas trouver un prolongement dans la reconnaissance d'un devoir de
réparation ? Pour les seconds, cet acte ne participe-t-il pas à la construction
de l'affirmation d'une égale dignité pout tous les êtres humains ?
Je ne reviendrai pas sur l'importance que la proposition de loi revêt pour les
populations d'outre-mer : mon ami Paul Vergès confirmera, avec le talent que
nous lui connaissons, combien les stigmates de l'esclavage sont encore présents
à la Réunion.
Nous avons tous, je le pense, également en mémoire les manifestations
d'Antillais à Paris qui nous ont montré leur sensibilité particulière à la
question. Des associations comme le CERFOM qui regroupe majoritairement, mais
pas exclusivement, des descendants d'esclaves - ou le cercle FANON, fondé par
Marcel Manville, nous ont à nouveau fait part de l'attente des descendants de
ces 15 millions à 30 millions d'hommes et de femmes réduits en esclavage pour
satisfaire les besoins économiques d'une France qui était alors la troisième
puissance négrière européenne, rang qui n'est guère glorieux.
Ma contribution se limitera à un certain nombre d'interrogations nées
notamment des débats qui se sont déroulés en commission.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le sujet semble continuer de poser
problème. Alors que le Sénat avait célébré unanimement, voilà trois ans, le
150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage avec un hommage appuyé à Victor
Schoelcher, les membres du groupe communiste républicain et citoyen ne manquent
pas de s'étonner des réticences qui se sont exprimées sur la proposition de
loi, lors de l'examen en commission.
Certains sénateurs ont d'abord opposé au texte le fait qu'il n'aurait « aucun
caractère normatif » ou - c'est une variante - « rien de législatif ».
Je reste pour le moins perplexe face à cet argument. Certes, on peut déplorer
que le Parlement n'ait pas à sa disposition d'autre mode d'expression que les
instruments classiques du contrôle parlementaire ou de l'initiative
législative. Les motions et résolutions, telles qu'elles existaient sous la IVe
République, constituaient certainement des outils précieux et empreints d'une
certaine solennité pour permettre aux parlementaires de prendre position sur
des sujets à forte résonnance politique.
Néanmoins, il me semble que la proposition de loi qui nous est présentée entre
tout à fait dans le cadre du pouvoir législatif du Parlement. Il est d'ailleurs
pour le moins contradictoire que la commission des lois nous propose de
supprimer les principales dispositions à caractère positif de la proposition de
loi : je pense en particulier à l'article 5, qui permet aux associations de
défense de la mémoire des esclaves et de l'honneur de leurs descendants de se
constituer partie civile.
Oui, la proposition de loi a une forte valeur politique et symbolique. C'est
également l'un de ses mérites. Comme le rappelait Mme Elisabeth Guigou à
l'Assemblée nationale, l'un des aspects les plus abominables de la traite des
noirs et de leur réduction en esclavage, telle qu'elle a été pratiquée par la
France, c'est qu'elle a trouvé un fondement juridique : le code noir de 1683.
Ainsi, disait Mme la ministre, « le droit a consacré l'horreur ».
N'est-il pas juste que ce soit le droit qui condamne cette horreur aujourd'hui
officiellement ? La loi ne représente-t-elle pas à ce titre la parole de la
France ? M. Gérard Larcher, lors de la commémoration de l'abolition de
l'esclavage au Sénat, insistait à juste titre sur le fait que « de tels actes
politiques gravés dans les tables de la loi » marquaient « la vertu de la norme
et la vocation du Parlement ». Il nous revient de nous atteler maintenant à la
même tâche, pour le même objectif.
En citant explicitement la « traite négrière transatlantique ainsi que la
traite dans l'océan Indien, d'une part, et l'esclavage, d'autre part, perpétrés
à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et
en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et
indiennes », bref, en nommant et en datant cette période de l'histoire, la
proposition de loi complète et ne fait aucunement double usage avec les
dispositions de l'article 212-1 du code pénal français et la Déclaration
internationale des droits de l'homme qui érigent la « réduction en esclavage »
en crime contre l'humanité.
En votant ce texte, le Parlement permettra le devoir de mémoire. Nul ne
songerait à lui dénier ce rôle, alors que l'abolition de l'esclavage est l'un
des acquis majeurs de notre république.
Certains ont pu dire que le Parlement était ainsi amené à porter un jugement
sur l'histoire, ce qu'il ne lui appartenait pas de faire. Cet argument m'a
quelque peu attristée.
Le constituant ne devait-il donc pas, dans le préambule de la constitution du
27 octobre 1946, se référer à « la victoire remportée par les peuples libres
sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine »
sous prétexte de ne pas porter de jugement sur l'histoire ? Plus directement,
n'aurait-il pas dû faire mention, au titre de l'Union française, à la volonté
de la France d'écarter « tout système de colonisation fondé sur l'arbitraire »
parce que c'était ainsi déjà condamner son passé esclavagiste ?
L'Assemblée constituante était alors parfaitement dans son rôle. Le Parlement
l'est pareillement aujourd'hui lorsqu'il décide de reconnaître la traite et
l'esclavage comme crime contre l'humanité ; il le sera également demain lorsque
lui sera soumise la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, «
instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes
et antisémites de l'Etat français et d'hommage aux Justes de France ».
A l'heure où le souverain pontife a souhaité requérir le pardon pour les actes
de l'Eglise et, en particulier, la violation des « droits d'ethnies et de
peuples », le mépris de « leurs cultures et de leurs traditions religieuses »,
il serait navrant que le Sénat se retranche derrière un juridisme rigide pour
refuser d'adopter une attitude semblable.
Je voudrais pour conclure insister sur la valeur pédagogique de l'adoption
d'une telle proposition de loi.
Un sondage récent effectué par l'institut Louis-Harris, à la demande de la
commission consultative des droits de l'homme, revèle une forte poussée raciste
et antisémite chez les Français. Comment ne pas être inquiets devant ce sondage
qui nous montre une fois de plus qu'il nous faut exercer une vigilance
constante pour contrecarrer cette idéologie dangereuse qui prône l'existence
d'une race supérieure, appelée à dominer légitimement les autres.
C'est dans cette idéologie que l'esclavage a puisé ses sources. C'est cette
idéologie que certains continuent de véhiculer.
La reconnaissance de la traite et de l'esclavage comme crime contre l'humanité
est pour nous un devoir de mémoire, de connaissance et de vérité. Ce devoir,
nous le devons d'abord à tous ceux qui connurent les chaînes de l'esclavage et
parfois même en périrent. Mais nous le devons aussi à notre jeunesse, pour
qu'elle construise sa citoyenneté à partir de repères clairs, s'agissant
notamment de cette période historique.
De ce point de vue, l'article 2 que la commission souhaite supprimer nous
apparaît au contraire tout à fait fondamental : c'est dans la référence à
l'histoire que l'on forge les consciences ; l'éducation nationale a donc un
rôle particulier à jouer. Pour notre part, nous aurions également souhaité que
le service public de la télévision joue pleinement son rôle.
« Quiconque oublie son passé est condamné à le revivre », nous disait Primo
Levi. Alors que nous venons de ratifier le traité de Rome portant création
d'une Cour pénale internationale dans l'espoir que celle-ci joue un rôle
préventif contre les dictatures et les génocides, sachons aujourd'hui mettre en
place les instruments qui nous permettront d'assurer pleinement et sereinement
notre passé et de mieux préparer ainsi notre avenir. (
Applaudissements sur
les travées du groupe communiste républicain et citoyen et sur les travées
socialistes, ainsi que sur certaines travées du RDSE.
)
M. le président.
La parole est à M. Vergès.
M. Paul Vergès.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues,
l'histoire de l'humanité nous enseigne que le monde oscille, depuis les
premiers jours de l'aventure humaine, entre la barbarie et les progrès de la
conscience universelle.
En un mot, nous savons désormais que les civilisations sont fragiles et
mortelles.
Le siècle qui vient de s'achever nous rappelle que la bête immonde est
toujours prête à bondir. Elle est toujours prête à bondir lorsque la communauté
des hommes, comme aujourd'hui, semble hésiter entre l'inertie devant la
barbarie et l'enracinement dans la civilisation.
C'est le choix de civilisation qui a conduit le pape Jean-Paul II à faire, au
nom de l'Eglise catholique, acte de repentance, notamment pour la période de
l'esclavage. La reconnaissance
a posteriori
par l'Eglise de sa
responsabilité dans les ethnocides et la condamnation de ces derniers
participent à l'exaltation des valeurs de progrès qui fondent la foi de
milliards d'individus. Ce devoir de mémoire ouvre sur un message d'avenir et
d'espoir pour la construction d'un monde nouveau débarrassé de la barbarie
originelle.
Le regard lucide que jette aujourd'hui l'Eglise sur son histoire est une
invitation faite à chaque homme comme à chaque Etat de se retourner sur son
passé. Notre regard, aujourd'hui, doit être historique.
Ce passé, la France doit être à même de l'assumer et de le regarder en face
dans toutes ses composantes et tous ses paradoxes. Rappeler ce qui fut,
rappeler le tortueux et lent cheminement vers l'affirmation des droits de
l'être humain, c'est aussi souligner le caractère précieux des valeurs de la
République.
La France a une histoire où s'entrelacent comme le jour et la nuit la barbarie
et les actes réels de civilisation ; une histoire éclairée par le siècle des
Lumières, mais assombrie par l'esclavage ; une histoire où Louis XIV, l'année
même où il abrogeait l'édit de Nantes, édictait une réglementation inique de la
pratique de l'esclavage dans les possessions françaises, connue sous le nom de
« code noir » ; une histoire où ont pu se côtoyer dans notre droit la
proclamation des libertés individuelles et la négation de la qualité d'homme à
des millions d'hommes et de femmes déportés, asservis, « chosifiés ».
Ces paradoxes de l'histoire ouvrent sur une série de questionnements qui
restent encore sans réponse. En effet, malgré plus de trois siècles d'esclavage
et des dizaines de millions de victimes, cette tragédie inouïe dans l'histoire
de l'humanité reste la période la moins étudiée des historiens occidentaux.
Comment expliquer que les puissances occidentales renouent au xve siècle, au
xvie siècle et, surtout, au xviie siècle avec cette abomination disparue chez
elles depuis des siècles ? C'est une question qui devrait être exaltante pour
tout historien, car la résurgence de l'esclavage semble anachronique dans des
sociétés qui avaient disqualifié l'esclavage sur un plan philosophique et comme
moyen de mise en valeur économique.
Depuis l'antiquité gréco-romaine, l'esclavage domestique des captifs de
guerre, des endettés occasionnels ou des prises de piraterie s'était éteint
progressivement du fait de l'apparition de nouvelles forces productives. Sur le
plan philosophique, l'exclavage, condamné par les Pères de l'Eglise, avait été
remplacé par le servage dans l'Europe chrétienne du Moyen Age. La France avait
montré la voie en mettant fin dès le xiiie siècle au servage.
Comment dès lors justifier que des pays chrétiens dont les valeurs sacrées et
fondamentales affirment l'égalité et la dignité de la personne humaine aient pu
considérer les esclaves comme des biens meubles dépourvus d'âmes ? On pense à
la célèbre controverse, surréaliste, de Valladolid. On se demande pourquoi et
comment les valeurs de cette religion ont pu être utilisées comme arme
idéologique de la colonisation.
Qu'il s'agisse du débarquement des Espagnols en Amérique, que ce soit la
colonisation des autres pays d'Occident, la religion a servi de support
idéologique, voire mystique, à cette barbarie des civilisés. C'est là qu'il
faut rechercher les fondements du racisme massif et persistant
d'aujourd'hui.
Mais surtout, c'est par la traite que l'Europe donne à l'esclavage une ampleur
nouvelle, inégalée dans l'histoire de l'humanité. Certes, l'Egypte des
pharaons, l'Empire romain ou la Grèce antique ont développé, en temps de
guerre, des pratiques esclavagistes.
Mais c'est en temps de paix qu'est commis le plus long et le plus meurtrier
des crimes contre l'humanité. Durant cinq cents ans, traite et esclavage ont
déporté et anéanti des millions d'Amérindiens, d'Africains, d'Indiens et de
Malgaches massivement enlevés, arrachés à leurs terres, séparés de leurs
familles, privés de leur identité et de leur culture, convoyés à fond de cales
dans des conditions atroces, vendus comme des animaux : la traite fut un long
voyage de l'humanité au bout de la nuit.
Durant cinq siècles d'esclavage mais aussi d'ethnocide, des cultures lentement
mûries au cours des millénaires ont cessé de faire sens. Certaines cultures
africaines ou amérindiennes ont à jamais disparu de la surface de la terre. Et
c'est toute l'humanité qui s'en est trouvée appauvrie.
C'est pourquoi notre mémoire douloureuse interroge les choix de l'Europe à
l'époque : comment l'esclavage a-t-il pu renaître de ses cendres dans un
Occident qui se voulait civilisé ?
Au xvie siècle, pour la première fois, une base juridique est conférée à
l'expression même du non-droit. Le code noir, signé par Colbert, organise
méthodiquement la négation de la qualité humaine des esclaves, réduits à l'état
de biens meubles. Voilà un « grand homme », qui a laissé son nom dans les
livres d'histoire, celle que l'on enseigne à nos enfants, associé à ce crime
contre l'humanité. Celui dont on vante la perspicacité économique a aussi
légiféré en termes de mutilations, d'amputations, d'exécutions auxquelles
s'exposaient les esclaves rebelles, les marrons !
C'est ce système qui a été étendu à la plus grande partie de la planète : aux
Amériques du Nord et du Sud, en Afrique bien sûr, en Asie aussi. Ce fut, pour
des siècles, le système économique et social mondial dominant.
Une autre forme d'organisation des pays conquis n'était-elle donc pas possible
? Même si la canne et le café avaient soif de main-d'oeuvre, l'esclavage
était-il la seule réponse pour les dominateurs ? Il est vrai que l'expansion
économique de l'Occident est indissociablement liée à la résurgence de la
traite et de l'esclavage.
C'est à la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle, quand les Etats
européens - l'Angleterre, la Hollande, l'Espagne, le Portugal, la France -
cherchent à étendre leur domination sur des continents entiers, que réapparaît
l'esclavage comme mode d'organisation économique. Lancée à la conquête du
monde, la recherche du profit suffit-elle à justifier l'injustifiable ? Comment
ces pays en sont-ils venus à se détourner des valeurs qui faisaient d'eux des
pays en marche vers la civilisation ?
Cette contradiction entre les valeurs proclamées et les pratiques appliquées
montre que toute culture sécrète sa barbarie et que « l'humanisme » peut
organiser sans vergogne l'exclusion et la ségrégation.
On ne peut occulter le fait que la traite et le profit qu'en ont tiré les
puissances esclavagistes ont jeté pour des siècles les bases de la domination
de l'Occident. Notre monde, aujourd'hui, porte encore trace de ce rapport de
domination. Les lignes de fracture entre métropoles et colonies sont les mêmes
lignes qui partagent aujourd'hui le monde entre pays dits développés et pays
dits du tiers monde. Comment, dès lors, sur un plan historique et moral,
séparer la notion de repentance de celle de réparation nécessaire ?
En cent cinquante ans, nous sommes passés de la mondialisation de l'esclavage
à la mondialisation sauvage des échanges, qui sont l'une et l'autre des formes
exacerbées de l'horreur économique.
Cette histoire pèse encore lourdement sur toute notre société moderne. Si les
conséquences directes de la traite, cent cinquante ans après, sont encore
présentes, l'esclavage ressurgit aussi sous des formes renouvelées, avec la
même base de discrimination. Que dire du sort des femmes soumises à la
prostitution ? Que dire du sort des millions d'enfants qui n'ont pour seul
horizon que les poubelles de Manille ou de Mexico ? Que dire des dangers
contenus dans la science dépourvue de conscience ?
Que dire de la société réunionnaise, qui a subi pendant près de cent cinquante
ans la violence de l'esclavage, alors qu'elle ne compte que trois siècles
d'histoire ?
C'est, d'une certaine manière, notre « guerre de Cent Ans » ! Notre histoire
en a été profondément blessée. Les aspects passés d'une telle condition et ses
effets sont encore actuels et ne sont pas seulement d'ordre économique et
social, ils sont aussi psychologiques et culturels.
Si l'histoire de cette période fut longtemps masquée, elle se manifeste au
quotidien dans les maux de notre société : inégalités extrêmes, racisme latent
ou manifeste, rapports sociaux marqués par la violence, étouffement des
personnalités, conflits intérieurs qui font qu'en chaque Réunionnais se livre
une guerre civile. Si l'on se plaît et se complaît à chanter la merveille du
métissage, si, après l'abandon de l'esclavage, la composition de la population
s'est diversifiée, l'idéologie de la période esclavagiste a perduré dans les
comportements.
Instauré très tôt dans notre société, le péché originel de l'esclavage a
continué à différencier les Réunionnais entre eux. La relation de domination
maître-esclave s'est diffusée jusqu'à nos jours dans l'ensemble de la société
réunionnaise.
Dire cela, ce n'est pas laisser parler des sentiments médiocres, c'est prendre
en compte le poids d'un siècle et demi d'histoire dans une société qui n'en
compte, je le répète, que trois.
Notre peuple est issu d'un crime contre l'humanité : il est issu de
l'escalavage. Cela signifie que toute notre société est imprégnée dans son mode
de pensée, dans sa façon de vivre, dans ses comportements par ce que l'on
pourrait appeler les séquelles de l'esclavage, de « l'engagisme » ou de la
colonisation. Cela explique la persistance d'un racisme qu'on se refuse parfois
à reconnaître et souligne en même temps l'importance à La Réunion de la lutte
contre toutes les manifestations de racisme.
Cette histoire, fondée sur la violence, la domination et les inégalités, a
donc profondément marqué la société réunionnaise ; elle esquisse le chemin à
parcourir pour construire une société plus juste et solidaire. Pour laver les
consciences, il est urgent de clarifier ce qui fut.
Dans ces conditions, le Réunionnais, comme tout groupe humain ou tout
individu, a besoin de représentation de son passé pour exister, comprendre et
s'inscrire dans le mouvement du monde. On ne fait pas une société avec des
amnésiques ! D'où l'importance du devoir de mémoire et de l'approfondissement
des connaissances sur cette période de l'histoire !
Les conditions de naissance du peuple et de l'identité réunionnais, la
persistance des séquelles de l'esclavage, appellent la réappropriation lucide
et responsable par les Réunionnais de cette histoire.
Le dépassement, au-delà des tabous, de cette période fondatrice est la
condition du maintien de l'équilibre encore fragile de la société réunionnaise.
La création d'une Maison des civilisations et de l'Unité réunionnaise, projet
de la région Réunion, a cet objectif.
Les Réunionnais doivent savoir qu'ils ne surgissent pas du néant. Les moyens
doivent leur être offerts pour dépasser les sentiments soit de vengeance, soit
de culpabilité. La recherche historique doit aussi permettre de rattacher les
contemporains à leurs ascendants esclaves marrons, dont l'évocation peut ouvrir
sur des vies égales à des épopées, glorieuses et tragiques à la fois.
L'étouffement de l'épopée de l'histoire des esclaves rebelles a participé à
l'oppression esclavagiste.
En privant les esclaves en marronage d'identité et de sépulture, ils
s'agissait de les jeter dans les fosses communes de l'histoire et de l'oubli et
de priver leurs descendants de ce vital rattachement.
Mais c'était sous-estimer la force du « non » tragique qui a rendu à ces
esclaves rebelles leur humanité et a permis que leurs noms arrivent jusqu'à
nous. Présents dans la mémoire collective réunionnaise, ces ancêtres sont
inscrits dans notre culture orale, dans l'expression musicale et artistique,
dans les noms de toutes nos montagnes, où ils trouvaient refuge pour échapper
aux détachements des chasseurs de marrons.
Ils sont l'illustration d'une vérité universelle : ce qui distingue l'homme de
la bête, c'est sa capacité de dire non. En ce sens, l'histoire n'est pas
seulement faite de grands noms, elle est aussi faite de « non » catégoriques
!
C'est bien cette lutte des marrons, relayée par le mouvement des idées
abolitionnistes des Quakers anglais, des philosophes des Lumières, des
intellectuels français, des poètes réunionnais comme Leconte de Lisle, qui a
secoué cette société archaïque.
Nous voyons dans cette conjonction des forces démocratiques des pays dominants
et de celles des pays dominés une constance de l'histoire. Dans toute la
littérature de progrès, il n'y a pas d'affirmation plus élevée que celle de
Robespierre répondant au lobby colonial. A ceux qui disaient : « Si vous
abolissez l'esclavage, c'est la ruine des colonies », Robespierre proclamait :
« Périssent les colonies plutôt qu'un principe », celui de la liberté, de la
dignité et de l'égalité des hommes.
C'est en pleine effervescence révolutionnaire, en 1794, que la France, parmi
les premières nations après la Pennsylvanie, proclame l'abolition de
l'esclavage. Il fallut cependant attendre une seconde abolition, en 1848, pour
éliminer l'esclavage des colonies françaises, quelques années après le Mexique
et l'Angleterre.
En 1862, Abraham Lincoln déclarait devant le Congrès : « En donnant la liberté
aux esclaves, nous assurons celle des hommes libres. Ce que nous offrons est
aussi honorable pour nous que ce que nous préservons. »
La liberté rendue aux affranchis correspond aussi à la libération de la
barbarie du maître et à l'enracinement des nations abolitionnistes dans la
civilisation. La IIe République renoue avec la devise républicaine et donne
ainsi vie au message universel de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. »
A l'heure où le respect des droits humains, qu'ils soient spirituels,
culturels, économiques ou sociaux, sont partout fragiles, la reconnaissance par
le Parlement que la traite et l'esclavage constituent bien un crime contre
l'humanité confortera les fondements de la démocratie et de la République. Il
s'inscrira dans la lignée des grands textes fondateurs qui ponctuent la marche
de la République vers les droits humains. Il honorera aussi le devoir de
mémoire dû aux victimes et à leurs descendants.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues,
cette reconnaissance est attendue dans tout l'outre-mer français, et au-delà.
Elle constituera une date symbolique pour toutes les luttes pour les droits
humains dans le monde et l'émancipation de l'humanité. La France, celle de la
philosophie des Lumières, dont notre République est l'héritière, s'honorerait
d'ouvrir la voie. Vous êtes aujourd'hui, mes chers collègues, en capacité
d'agir. Nous vous supplions : élevez-vous au niveau de l'histoire ! Proclamez
au monde, sans réserve ni réticence, que l'esclavage et la traite sont des
crimes contre l'humanité !
(Applaudissements sur les travées du groupe
communiste républicain et citoyen, ainsi que sur celles du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Pelletier.
M. Jacques Pelletier.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je
tiens avant tout à féliciter les auteurs de cette proposition de loi ainsi que
notre excellent collègue M. Schosteck, rapporteur de ce texte, pour le travail
qu'il a accompli au sein de la commission.
Voilà un peu plus de deux siècles, la Convention, sur la proposition de l'abbé
Grégoire, avait déjà décrété l'abolition de l'esclavage dans les colonies. Ce
décret ne fut cependant jamais appliqué. Il faut dire que l'empire avait
d'autres préoccupations !
Cinquante-quatre ans plus tard, le 4 mars 1848, un décret du gouvernement
provisoire créa une commission pour préparer l'acte d'émancipation immédiate
dans toutes les colonies de la République.
Le 5 mars, un arrêté signé par Arago fixe la composition de ladite commission,
présidée par Victor Schoelcher, sous-secrétaire d'Etat aux colonies. Le décret
d'abolition a été pris le 17 avril, et Victor Schoelcher en fut le grand
artisan. C'est pourquoi nous avons une pensée émue et reconnaissante pour notre
éminent ancien collègue, qui siégeait à la place qui se situe juste derrière
celle qu'occupe en ce moment M. le secrétaire d'Etat et qui est celle,
aujourd'hui, du président du groupe du RDSE, anciennement Gauche
démocratique.
L'abolition de l'esclavage fut ensuite inscrite dans l'article 6 de la
constitution : on accordait deux mois pour son application dans les colonies,
mais, dans l'intervalle, toute vente d'homme ou toute punition corporelle
étaient proscrites.
Les esclaves condamnés à des peines pour des faits qui, imputés à des hommes
libres, n'auraient pas été sanctionnés, étaient amnistiés. Les individus
déportés par mesure administrative étaient rappelés.
Un article du décret proclamait de nouveau le vieux principe que le sol de la
France affranchit et que, par miracle, le seul contact avec la terre française
enfante la liberté. Etait interdit à tout Français, sous peine d'être déchu de
cette qualité, l'achat ou la possession d'esclaves, même en pays étranger.
Les gouverneurs ou commissaires généraux de la République furent chargés
d'appliquer ces mesures dans les colonies françaises, y compris en Algérie.
L'abolition fut décrétée le 23 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, le
10 août en Guyane et, un peu plus tard, le 20 décembre, à La Réunion.
Davantage qu'un acte symbolique, historique ou humaniste, la proposition de
loi tendant à reconnaître en tant que crime contre l'humanité la traite et
l'esclavage atteint une dimension morale de premier ordre.
Reconnaître l'esclavage comme crime contre l'humanité revient à assumer notre
histoire, si lourde et immorale soit-elle, pour se prémunir contre les
errements possibles du futur.
Plus qu'un devoir de mémoire, la proposition dont nous avons aujourd'hui à
discuter englobe la notion fondamentale d'impératif de vigilance.
L'asservissement tel qu'il a été pratiqué du xve au xixe siècle ne pourrait,
heureusement, pas se reproduire, tout au moins avec la même ampleur.
En revanche, d'autres formes, plus subtiles et plus sournoises, perdurent dans
nos sociétés contemporaines. Ces formes, loin d'être clandestines, vont du
travail forcé à l'exploitation sexuelle des enfants, en passant par le génocide
et la purification ethnique.
Le devoir de mémoire n'a de sens que s'il appelle à une vigilance sans
relâche.
L'esclavage contemporain est à rapprocher de l'asservissement de masse qui a
eu lieu dans le passé. Trois points communs en sont les traits distinctifs,
tous trois portant gravement atteinte aux droits de l'homme : l'aliénation,
l'oppression et la confiscation de la liberté.
Les causes de la servitude sont identiques à celles du passé et nous font
penser qu'elles sont constitutives de la nature humaine. Par instinct de
domination, volonté de s'enrichir ou perversion - cruauté, barbarie, sadisme -
nos sociétés actuelles continuent d'exploiter l'homme.
Il nous appartient de déployer un effort d'imagination et de traitement
juridique afin d'incriminer les formes actuelles d'asservissement.
La proposition de loi concrétise cette volonté politique et cet effort
d'imagination.
Pour éradiquer ces maux inhumains, l'enseignement d'une conscience collective
humaniste universelle ainsi que les instruments concrets de lutte contre ce
fléau seront des prémices.
La place accordée au phénomène passé dans l'enseignement ainsi qu'une
commémoration annuelle de l'abolition de l'esclavage en France favoriseront ce
devoir de mémoire auquel il ne faut en aucun cas déroger, parce que, je le
rappelle, il est constitutif d'une vigilance future.
La requête en reconnaissance auprès des instances supranationales de crime
contre l'humanité, de traite et d'esclavage nous apporte les instruments pour
une vigilance accrue contre ces maux. Néanmoins, par-delà un devoir de mémoire
et de vigilance, il nous faut intégrer les difficultés liées au droit
d'ingérence et au sens de nos responsabilités.
Pouvons-nous nous armer des instruments de contrôle à l'intérieur de chaque
Etat, de chaque groupe, je dirai même de chaque homme ? Il nous faut réfléchir
à cela, car, sans ingérence, l'asservissement continuera à se déployer dans les
moindres recoins de nos sociétés. L'ingérence doit être rendue possible quand
existent des soupçons d'atteinte grave aux droits de l'homme.
Il nous faut, enfin, incriminer, même moralement, ceux qui pourraient, d'une
manière ou d'une autre, déclencher la croissance du fléau ou ceux qui, en
fermant les yeux, le cautionnent.
Pourrions-nous responsabiliser un système qui, par égoïsme et à des fins de
progrès économique, exploite ceux qui ne sont pas armés pour rivaliser avec les
mêmes atouts. Je pense, évidemment, au problème de la dette des pays les plus
pauvres et de la responsabilité de nos pays qui imposent son remboursement.
Comment pourrions-nous incriminer autrement que par des sanctions économiques,
qui portent du reste préjudice aux masses et non aux responsables, ceux qui
portent atteinte aux droits humains fondamentaux ?
Le texte présenté au Sénat retient toute notre attention. Il pose les bases
d'un travail plus complexe. Il a le mérite d'amorcer distinctement les
fondements d'un combat qu'il nous appartient encore et toujours de poursuivre,
le combat des droits de l'homme.
(Applaudissements sur les travées du RDSE
et sur les travées socialistes. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.
Article 1er