Séance du 2 novembre 1999






PRÉSIDENCE DE M. JEAN FAURE
vice-président

M. le président. La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, relatif à la réduction négociée du temps de travail.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Carle.
M. Jean-Claude Carle. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la cohésion sociale de la France vaut mieux qu'une promesse électorale. Elle réclame un débat national.
Je regrette, pour ma part, la tournure prise par la discussion sur les 35 heures : une discussion où l'on a vu le Parlement obligé de légiférer dans l'urgence, en fonction de l'actualité - c'était l'« amendement Michelin » - pour satisfaire sa majorité plurielle ; une discussion où l'attitude du Gouvernement confine à l'autisme et où vous-même, madame la ministre, restez campée sur un leitmotiv pour refuser la contradiction.
« Grâce au Gouvernement, la confiance est de retour, le financement des 35 heures est bouclé », n'avez-vous cessé d'affirmer ces dernières semaines. Les partenaires sociaux se sont chargés de vous rappeler que ce n'était pas le cas et que le Gouvernement ne pouvait pas passer en force, sous peine de faire éclater notre système paritaire.
Madame la ministre, nous ne sommes pas contre l'aménagement du temps de travail, d'autant moins que nous l'avons mis en oeuvre avant vous. J'aurai l'occasion de le redire tout à l'heure, sans la loi de Robien, il n'y aurait pas de loi Aubry.
Nous n'en sommes donc que plus à l'aise pour vous dire notre désaccord.
Ce que nous critiquons, c'est la croyance en l'efficacité d'une réduction généralisée du temps de travail pour résoudre le problème du chômage. La croissance est au rendez-vous de l'emploi, raison majeure pour ne pas l'entraver par une loi anti-économique.
Ce que nous contestons plus encore, c'est la méthode coercitive employée pour faire le bonheur des Français malgré eux. Pas plus qu'une hirondelle ne fait le printemps, une loi sur les 35 heures ne fait un nouveau contrat social. Tout d'abord, une question se pose : alors que la croissance est au rendez-vous de l'emploi, est-ce bien notre rôle de l'entraver par une loi anti-économique ? La réponse, bien évidemment, est non.
S'il est vrai que l'enfer est pavé de bonnes intentions, alors, mes chers collègues, n'en doutons pas, avec ce projet de loi, le marché de l'emploi sera miné par des bombes à retardement.
Votre seconde loi, madame le ministre, sera aussi peu efficace que la première.
Vous nous dites que la loi sur les 35 heures a créé beaucoup d'emplois. J'en doute. Mais là n'est pas le principal.
A supposer que vous disiez vrai, comparons le nombre d'emplois créés par la croissance avec le nombre d'emplois créés par les 35 heures. Nous comprenons alors mieux pourquoi votre gouvernement fait fausse route. Quand vous annoncez 120 000 emplois, les entreprises en ont créé, à elles seules, plus de 500 000. C'est la preuve que l'emploi ne se décrète pas et qu'avant de redistribuer les richesses il faut d'abord chercher à garantir les conditions favorables à leur création, c'est-à-dire laisser les entreprises faire leur travail.
Inefficace, votre loi est également coûteuse.
Au lieu de mettre à profit la croissance pour réduire le train de vie de l'Etat et alléger la fiscalité, vous avez choisi la fuite en avant financière en reprenant d'une main ce que vous donnez de l'autre. Les entreprises vont ainsi payer deux fois votre réforme. Toujours cet a priori contre les entreprises !
Vous accroissez les prélèvements à leur dépens de plus de 30 milliards de francs à travers deux nouveaux impôts et la taxation des heures supplémentaires. Vous allez même jusqu'à créer une nouvelle taxe sur le travail. Ainsi, un salarié qui effectuera des heures supplémentaires dans une entreprise où n'auront pas été mises en place les 35 heures se verra retirer 10 % de rémunération.
Taxer le travail, c'est bien sûr, pour vous, le meilleur moyen de créer des emplois et de favoriser le pouvoir d'achat des salariés !
Inefficace et coûteuse, votre loi crée aussi des inégalités.
Elle crée, d'abord, des inégalités entre entreprises avec, d'un côté, celles qui auront les moyens financiers et humains de s'adapter et, de l'autre, les petites et moyennes entreprises, qui, quelle que soit l'aide de l'Etat, ont déjà beaucoup de mal à survivre au carcan administratif que le même Etat leur impose.
Elle crée, ensuite, des inégalités entre salariés. Malgré l'importance des sommes consacrées à ce dispositif, le coût du travail ne s'en trouvera guère réduit. Qui en pâtira ? A coup sûr, les emplois les moins qualifiés. Leur diminution va s'accélérer alors qu'ils touchent précisément les salariés qui sont le plus en difficulté, ceux qui subissent un chômage de longue durée.
Sur ce point, comment ne pas dire un mot de l'inégalité manifeste entre les salariés du privé et ceux du public qui, loin déjà de travailler le même nombre d'heures, verront les écarts entre eux s'accroître ? Cette inégalité, on la retrouve d'ailleurs au sein même de la fonction publique, notamment dans les hôpitaux, où il n'est pas rare que, pour pallier le manque de personnel, des infirmières travaillent quarante-quatre heures par semaine !
M. Henri Weber. C'est un scandale !
M. Jean-Claude Carle. Inefficace, coûteuse et inégalitaire, votre loi est aussi compliquée. N'ayons pas peur des mots : c'est une véritable usine à gaz ! Il suffit de prendre l'exemple des heures supplémentaires : quatre niveaux de taxation, une période transitoire, plusieurs dates d'application !
Il y a désormais tant de paramètres que vous allez inévitablement être conduite à multiplier les contrôles et nous diriger ainsi tout droit vers une économie administrée, avec des entreprises sous surveillance.
Enfin, et surtout, votre projet de loi est autoritaire et uniforme. Ne vous en déplaise, madame la ministre, à l'heure de la société de l'information et de l'économie de services, la globalisation et l'instantanéité de l'information exigent des entreprises réactivité et souplesse.
Le tissu économique s'est diversifié. Mais rien n'y fait : vous vous obstinez à vouloir faire passer toutes les entreprises sous la même toise. Où les besoins de chaque entreprise nécessitent du sur mesure, vous voulez imposer le prêt-à-porter.
Oui, les socialistes sont vraiment incorrigibles !
Au nom d'une prétendue éthique républicaine, vous êtes en train de faire la même erreur de lecture que votre collègue le ministre de l'éducation nationale. Avec lui, ce ne sont pas les entreprises que le Gouvernement veut enfermer dans un moule unique, ce sont les collégiens et les lycéens. Le résultat n'est pas fameux ; en témoignent l'échec scolaire et le taux de chômage des jeunes. Gageons malheureusement qu'il ne le serait pas davantage avec une loi imposant les 35 heures à toutes les entreprises.
A méconnaître ainsi la réalité, vous ne réussirez pas.
Et pour démontrer qu'il ne s'agit pas de je ne sais quel scepticisme de notre part, comme vous l'avez insinué, je voudrais évoquer brièvement trois exemples concrets.
Le premier porte sur l'industrie du décolletage, et plus particulièrement la sous-traitance. Il concerne 17 000 salariés employés dans près de 1 000 entreprises, le plus souvent des PME, dont la production à forte valeur ajoutée est soumise, de la part des donneurs d'ordres, à une exigence de compétitivité. Que nous disent les décolleteurs ? Pour 84 % d'entre eux, leur niveau de compétitivité sera diminué ; à 98 %, ils estiment qu'ils ne pourront pas répercuter le coût de la loi relative aux 35 heures sur leurs clients ; enfin, ils sont 75 % à penser que la loi sur les 35 heures va mettre leur entreprise en difficulté ; avec la réduction du temps de travail, 82 % ne trouvent pas le personnel qualifié dont ils ont besoin.
M. Henri Weber. Qu'ils en forment !
M. Jean-Claude Carle. Le deuxième exemple est celui de l'industrie hôtelière, qui emploie 700 000 salariés et qui contribue grandement à faire de la France l'un des leaders mondiaux en matière de tourisme.
Je suis élu du premier département touristique de France, la Haute-Savoie, et je rencontre en permanence les représentants de la profession. Ils sont unanimes : soit la réduction des charges sociales couvre la réduction du temps de travail, soit l'impossibilité pour l'entreprise de répercuter les coûts supplémentaires sur les prix de vente conduira à une moindre qualité du service et mettra en péril nombre d'établissements à caractère familial.
Troisième et dernier exemple de ce sondage grandeur nature : les chauffeurs de taxi. Même s'ils ne sont pas tous concernés par la loi, leur exemple vaut en ce qu'il démontre l'inanité de votre démarche.
L'un d'entre eux, chauffeur de taxi parisien, m'a expliqué son cas. Il loue son véhicule - c'est-à-dire son outil de travail - 4 650 francs par semaine. A raison de 10 heures quotidiennes de travail, il gagne en moyenne 1 300 francs les bons jours. Cela veut dire qu'avec 35 heures de travail, il ne gagne parfois pas assez pour payer sa location. Ce n'est qu'au-delà qu'il travaille pour lui.
M. Jacques Peyrat. C'est vrai !
M. Jean-Claude Carle. Celui que j'évoque travaille 60 heures par semaine, et 44 % des taxis parisiens sont dans son cas. Comme il le disait : « Ce n'est pas de 35 heures que nous aurions besoin. C'est d'une semaine à huit jours pour travailler un peu pour nous. »
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Ce ne sont pas des salariés !
M. Jean-Claude Carle. C'est peu dire que votre loi ne répond pas à leur attente !
Cela montre surtout qu'en voulant généraliser la réduction du temps de travail par le biais de la loi vous faites l'inverse de ce que vous annoncez : les 35 heures, c'est la négation du dialogue social.
M. Patrick Lassourd. Très bien !
M. Jean-Claude Carle. C'est d'ailleurs là une des principales contradictions que recèle votre discours.
Vous vous référez au nombre important d'accords conclus sous le régime de la première loi qui était incitative pour justifier le passage à une obligation générale appliquée à toutes les entreprises.
Mais, madame la ministre, je vous retourne l'argument : si la méthode par incitation a aussi bien fonctionné que vous le dites, pourquoi, alors, vouloir à tout prix faire des 35 heures un moule unique imposé à toutes les entreprises ? Pourquoi remettre en cause les accords de branche déjà signés et étendus, qui touchent plus de dix millions de salariés ?
Votre attitude est difficile à suivre. Depuis un an, le Gouvernement appelle de ses voeux la négociation sociale, et voilà qu'aujourd'hui il la méconnaît en provoquant la caducité d'une partie des conventions conclues.
M. Henri Weber. Mais non, mais non !
M. Jean-Claude Carle. Pis encore, vous limitez les possibilités d'accord par des règles discriminatoires envers les syndicats et vous alourdissez la procédure de mandatement lorsqu'il n'y a pas de section syndicale. Madame la ministre, il y a moyen de faire autrement : c'est le respect de la liberté contractuelle et la priorité donnée à l'incitation sur la contrainte.
Ce que nous avions créé et mis en oeuvre sous le précédent gouvernement comportait des points positifs dont vous n'avez pas manqué de tirer parti au moment du bilan sur la première loi des 35 heures. Je peux en parler en connaissance de cause, car la région Rhône-Alpes, dont j'étais alors le vice-président, a, la première, innové et mis en place la réduction du temps de travail sur la base d'accords interprofessionnels en lien avec les organismes paritaires. Il s'agissait non seulement de subventions à l'emploi, mais également d'un accompagnement pour permettre à chaque entreprise d'étudier le plan d'aménagement du temps de travail de ses salariés. Ce n'était qu'en fonction des résultats de cette étude de faisabilité que les entreprises décidaient de réduire ou non le temps de travail.
J'en ai tiré l'enseignement que les PME - PMI ont plus besoin d'un soutien en matière d'ingénierie que de subventions à l'emploi, dont on connaît les limites.
Rappelons simplement qu'en 1989 l'Etat dépensait environ 80 milliards de francs pour les aides à la création d'emplois. En 1997, un rapport a évalué ces aides à environ 150 milliards de francs. Entre-temps, le chômage était passé à 12,5 %.
Je connais votre réplique, nous l'avons entendue tant de fois : selon vous, on ne peut pas ne pas tout tenter contre le chômage. Dès lors, on ne pourrait rien reprocher à un gouvernement qui ferait preuve de volontarisme.
Depuis le début du débat, votre gouvernement ne cesse d'ailleurs de se référer aux sondages pour justifier l'approbation unanime des Français à sa politique et aux 35 heures. Mais leur a-t-on posé les vraies questions ?
Avec cette loi, vous prétendez faire le bonheur des Français. Mais vous êtes-vous demandée ce qui est bon pour l'être humain, ce qui rend les Français vraiment heureux ? Est-ce de travailler moins ? Oui, sans doute, les cadres sont les premiers à le dire. Mais pourquoi ne pourrait-il pas être le cas de ceux qui veulent ou qui ont besoin de travailler plus pour gagner plus ? Parmi nos concitoyens, nombreux sont ceux qui ne parviennent déjà pas à joindre les deux bouts avec un salaire équivalent à trente-neuf heures. Alors, à trente-cinq heures...
Enfin, que répondre à ces jeunes - et ils sont nombreux - qui s'en vont ailleurs, témoin cet étudiant français aux Etats-Unis qui déclare sur Internet : « Tant pis pour notre pays. Allons bosser là où le travail a une valeur et où le mérite est reconnu. Je sais, c'est triste » ?
M. Henri Weber. Il reviendra quand il aura des enfants !
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Quand il sera malade !
M. Jean-Claude Carle. Cela prouve que les 35 heures ne sont qu'un maillon de la réponse et qu'une loi ne fait pas un nouveau contrat social.
Votre loi, madame la ministre, repose sur une vision erronée du monde du travail et de la société.
Vous raisonnez comme s'il n'existait qu'une catégorie d'actifs, homogène, en situation de travailler. En réalité, il y en a une grande diversité.
Vous raisonnez également comme si le travail était le principal moyen d'épanouissement et de reconnaissance sociale dans notre pays. En même temps, vous agissez à l'égard des entreprises comme si le travail restait, pour vous, un instrument d'aliénation de l'homme.
Plus grave, enfin, vous concentrez la loi sur une seule génération d'actifs en reproduisant le vieux schéma de vie des Français sous les « trente glorieuses » : jeunesse-formation-emploi-retraite-vieillesse. Or ne faut-il pas raisonner sur l'ensemble de l'existence ?
De nouveaux âges sont apparus qui posent problème. Désormais, les jeunes ne passent plus automatiquement des études au travail, puisque jusqu'à trente ans, parfois plus, ils doivent affronter une période d'inactivité. Il en va de même pour les salariés de cinquante ans et plus, c'est-à-dire ceux qui font partie de la « décennie des fins de carrière ». Aujourd'hui, on ne passe plus directement à la retraite. A partir de cinquante ans, parfois moins, on devient vieux dans l'emploi, alors que l'on est de plus en plus jeune en termes d'espérance de vie. C'est tout le problème des préretraites !
Faute de prendre en considération ces changements dans une vision globale, la politique du Gouvernement pêche par ses contradictions.
La première contradiction concerne l'emploi et la retraite.
En effet, la politique de l'emploi du Gouvernement tend à réduire la durée du travail et la durée de vie professionnelle. En témoignent, notamment, les préretraités. Si l'on comprend bien le discours de M. le Premier ministre, la politique en matière de retraite réclamerait, au contraire, d'allonger la durée de vie professionnelle pour assurer le financement du régime général et des régimes complémentaires.
Madame la ministre, quel choix faites-vous ? Ma question n'est pas neutre, car l'on voit les conséquences que produit votre absence de vision à long terme.
Certes, le chômage diminue globalement sous l'effet de la croissance. Mais le vrai problème est celui de la progression du taux d'inactivité et du chômage de longue durée qui exclut, aux deux bouts de la chaîne, les actifs les plus jeunes et les plus âgés.
Passer aux 35 heures et augmenter la durée de cotisation des retraites ne résoudra rien s'y vous ne liez pas les deux problèmes. Au contraire, nous aurons des Français qui travailleront moins, mais plus longtemps, avec la perspective de retraites insuffisantes. Avec la diminution du temps de travail et des salaires, nous verrons le travail au noir s'aggraver pour compenser la perte de pouvoir d'achat, avec tout ce que cela suppose de néfaste pour les recettes de la sécurité sociale et pour l'activité des entreprises ainsi concurrencées de façon déloyale.
La deuxième contradiction du projet de loi a trait à tout ce qui touche au temps libre.
A priori, le temps libre devrait être le temps libéré, reconquis, choisi..., pour reprendre vos propres termes. En réalité, là aussi, tout le monde ne sera pas logé à la même enseigne. Pourquoi ? Simplement parce que, faute d'une organisation adaptée en réseaux de solidarité, la société du temps libre est un mythe. Le premier gouvernement Mauroy ne comptait-il pas en son sein un ministre du temps libre dont le nom même et plus encore l'action nous ont échappé ?
M. Henri Weber. C'était un précurseur !
M. Jean-Claude Carle. Qu'est-il devenu ?
Aujourd'hui, le refus de toute hypocrisie oblige à parler de la société de loisirs reposant sur l'argent. Il y a ceux qui ont les moyens financiers d'occuper leur temps libre et ceux qui ne l'auront pas.
Mais l'argent n'est pas le seul problème.
Vous qui ne manquez jamais, madame la ministre, une occasion de rappeler les avancées sociales du Front populaire, vous vous souvenez certainement qu'à l'époque les structures associatives ne manquaient pas pour accompagner le temps libre. Aujourd'hui, plus rien de tout cela !
On voit déjà ce que cela donne à l'étranger. Dans un pays scandinave, la Suède, qui, sauf erreur de ma part, a réduit la durée du travail à 32 heures depuis quinze ans, une étude du ministère de l'emploi conclut que plus de 80 % du temps libre dégagé est passé devant la télévision.
Dans le même ordre d'idée, que dire de l'incohérence du financement retenu pour les 35 heures ? Après le fameux slogan « Travaillez moins, gagnez plus » de 1981, vous nous proposez maintenant « Buvez plus, fumez plus, pour travailler moins » ! (Rires sur les travées du RPR. - Protestations sur les travées socialistes.)
Du pain, du vin et des jeux, c'est peut-être la France vue par les socialistes, mais ce n'est pas la nôtre, madame la ministre. (Nouvelles protestations sur les travées socialistes.)
Manifestement, vous n'avez retenu que l'aspect relatif au temps de travail, sans lier en amont les 35 heures avec d'autres problèmes sociaux et culturels qui touchent, par exemple, à la formation et à la famille. Ne nous étonnons donc pas si rien ne figure à ce sujet dans votre texte. (Exclamations sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
Or la France est bien placée pour savoir ce que donne une population désoeuvrée, une jeunesse qui s'ennuie. Nous en payons tous les jours la violence au prix fort. Ce qui vient de se passer à la cité de la Grande Borne à Grigny en est malheureusement la triste illustration.
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. C'est pour cela qu'il faut leur donner du travail !
M. Jean-Claude Carle. Voilà pourquoi nous préférons travailler à bâtir une société de pleine activité à tous les âges de la vie.
« Un homme n'est pas pauvre car il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas », disait Montesquieu.
Eh bien, oui ! gagner de l'argent ne suffit pas si la société dans laquelle nous vivons ne nous permet pas de nous sentir utiles.
Fort de cette idée, la première priorité d'un gouvernement doit être de prendre en considération les besoins et les capacités de chaque individu sur l'ensemble de son existence.
Ce qui compte, désormais, c'est de permettre aux Français de diversifier leurs activités et leurs revenus et d'aménager temps de travail et temps personnel aux différentes étapes de leur vie.
Si un salarié veut travailler moins ou s'arrêter de travailler pour suivre une formation et changer plusieurs fois de métier, il faudra qu'il puisse le faire. C'est l'enjeu de la formation tout au long de la vie. Si une femme veut mettre sa carrière professionnelle entre parenthèses pour élever ses enfants, il faudra qu'elle puisse le faire mieux que cela n'est prévu aujourd'hui.
Mme Dinah Derycke. Et un homme !
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Un homme aussi !
M. Jean-Claude Carle. Cette société de pleine activité que nous appelons de nos voeux suppose aussi que nous redéfinissions la notion de vieillesse.
M. Henri Weber. Ah !
M. Jean-Claude Carle. Que veut dire être vieux en l'an 2000 ? Est-ce le fait d'arriver à l'âge de la retraite ? Oublie-t-on qu'à la tête de grandes entreprises l'on trouve des responsables de la génération des soixante ans et plus ? Leur en fait-on le reproche ? Non !
On préfère contraindre le professeur Montagnier à poursuivre ses recherches à l'étranger, ou le spationaute Jean-Loup Chrétien à faire bénéficier les Etats-Unis de ses compétences.
Il faut sortir de cette logique perverse en matière d'emploi comme de retraite et considérer la génération des soixante ans comme une force économique et sociale à part entière, capable d'apporter beaucoup à notre société.
M. Jean-Luc Mélenchon. Personne n'est irremplaçable !
M. Jean-Claude Carle. Ainsi favoriserons-nous une solidarité entre générations, solidarité nécessaire à maints égards.
Dans les familles, lorsque les jeunes peuvent prendre appui sur leurs grands-parents, quand il s'agit, par exemple, de créer leur propre activité ou d'investir pour leur emploi, n'y a-t-il pas matière à modifier la fiscalité des dons pour la rendre plus incitative ?
Dans les entreprises, lorsque les salariés les plus âgés peuvent faire bénéficier les plus jeunes de leur expérience et transmettre une culture qui fait défaut, ne peut-on envisager d'adapter le droit du travail et de la retraite pour permettre de faire le lien dans le domaine de la formation ?
Notre troisième réflexe doit être d'encourager le volontariat : autant d'Etat que nécessaire, autant d'initiative que possible.
M. Henri Weber. C'est la social-démocratie !
M. Jean-Claude Carle. Nous l'avons vu, rien ne sert de promettre le temps libre si, dans le même temps, vous n'acceptez pas de laisser la société s'organiser librement. L'Etat ne peut pas tout. L'entreprise citoyenne elle-même est une notion ambiguë. Son premier objectif doit rester de créer des richesses, non de pallier toutes les carences de la société.
En revanche, le devoir des citoyens est de se prendre en main. Si l'activité qu'ils déploient dans ce but peut créer de l'utilité sociale, il nous faut l'encourager. Mais encore faut-il que nous réformions la fiscalité pour reconnaître le travail des fondations et encourager le volontariat.
Dans le même esprit, enfin, plutôt que de partager le travail, il nous paraît préférable de faciliter la création d'emplois et de favoriser, notamment, la pluriactivité. De ce problème, il n'a pas été question, ou bien peu, et je le regrette. Pour être l'élu d'une région de montagne et de tourisme, je suis témoin, en effet, de l'ampleur que prend le phénomène pluriactif. Il répond aussi bien à un besoin économique qu'à une pratique culturelle, je dirais presque imposée par l'histoire et l'environnement dans lequel nous vivons.
Mais mon idée va au-delà. Si j'ai proposé que le problème de l'aménagement du temps de travail soit lié à celui de la formation, c'est parce qu'une multitude d'activités, pas forcément professionnelles, mériteraient d'être prises en compte et que des acquis pourraient être validés. Je pense, notamment, aux activités associatives et de volontariat, au travers desquelles nombre de nos concitoyens acquièrent une expérience et une qualification tout autant que par le biais d'un emploi ou d'un diplôme.
Mais je comprends que cette manière d'aborder le problème du temps de travail et du temps de vie vous ait échappé. En définitive, nous avons deux conceptions différentes de la politique, de la vie.
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. C'est vrai !
M. Henri Weber. Ça, c'est sûr !
M. Jean-Claude Carle. Vous faites d'abord confiance à l'Etat. Nous faisons d'abord confiance à la personne. A la contrainte, nous préférons l'initiative personnelle. A la loi générale, nous préférons le contrat.
Nous considérons que la société doit faire confiance à la personne et se réformer par le bas. Le Gouvernement pense plutôt que le socialisme doit faire le bonheur des Français et qu'il ne peut y avoir dialogue social sans intervention de l'Etat.
M. Henri Weber. Ça, c'est faux !
M. Jean-Claude Carle. La majorité plurielle ne conçoit pas la société sans une opposition entre les différentes catégories de Français, pour mieux se poser ensuite en arbitre. Hier, c'était les partisans de la famille contre ceux du PACS. Aujourd'hui, ce sont les salariés contre les patrons. Nous pensons plutôt que la France a besoin d'une politique économique et sociale qui renforce la cohésion nationale.
Telles sont les raisons de notre opposition totale à ce texte, véritable usine à gaz, complexe, autoritaire, anti-économique, qui casse le dialogue social et isole notre économie dans le concert des grandes nations.
C'est pourquoi le groupe des Républicains et Indépendants votera contre votre projet de loi.
En revanche, il soutiendra le projet de la commission des affaires sociales présenté par son président, M. Delaneau, et par son rapporteur, M. Souvet. Ce texte dit « oui » à l'aménagement du temps de travail, en respectant le paritarisme, l'autonomie des entreprises et la liberté de travailler des salariés. C'est toute la différence entre nous ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement pour la République, des Républicains et Indépendants et du groupe de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du groupe du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Durand-Chastel.
M. Hubert Durand-Chastel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, décidément, ce deuxième projet de réduction négociée à 35 heures du temps de travail n'est pas plus satisfaisant que la première loi de juin 1998, dont les résultats sont loin d'être probants. Plus grave, ce texte perpétue les erreurs passées et amplifie les craintes exprimées voilà un an et demi.
Le présent projet comporte au moins trois défauts majeurs, qui sont autant d'erreurs.
Première erreur : le Gouvernement ne tire pas les leçons de sa première loi, dont l'objectif n'est pas atteint. La réduction du temps de travail à 35 heures ne crée pas d'emplois, ou si peu ! Au mieux, elle permet, dans certains cas, de sauvegarder des emplois qui auraient été supprimés, et ce à un coût défiant toute concurrences. L'illusion que le travail peut se partager est contredite par les faits. Peu de secteurs aujourd'hui sont en mesure de supporter un « saucissonnage » du travail, car l'automatisation des tâches répétitives libère de plus en plus de temps pour des tâches où la compétence ne se découpe pas en tranches. C'est le cas en particulier des services, qui dominent dorénavant l'agriculture et l'industrie ; ce dernier secteur pourrait, dit-on, dans les années à venir, n'employer plus que 2 % de la population active.
Seuls les acteurs économiques et sociaux sont qualifiés pour gérer, sur une base volontaire, la diminution du temps de travail, qui, certes, va dans le sens de l'histoire. Rappelons en effet que la durée moyenne du travail, avant l'application des 35 heures, correspond à 8 % du temps de vie éveillé, soit 5 % de notre existence, mais bien mal répartis !
Deuxième erreur : le dispositif présenté est d'une complexité stupéfiante, au point qu'elle risque d'être ingérable pour les entreprises petites et moyennes. Ainsi, quatre calendriers différents s'étalent de l'année 2000, point de départ de l'obligation des 35 heures pour toutes les entreprises employant plus de vingt salariés, jusqu'à 2005, pour l'aboutissement du régime de croisière du salaire minimum, lequel aura acquis, à la faveur des 35 heures, plusieurs vitesses. En outre, on trouve pas moins de trois définitions du « cadre », alors même que l'on prédit la diminution progressive de cette catégorie. La taxation des heures supplémentaires n'est pas plus compréhensible : il a fallu dix pages de tableaux pour expliquer les subtilités du régime des heures supplémentaires entre la trente-cinquième et la trente-neuvième heure, le texte prévoyant des taux de bonification ou de majoration, selon les cas, de 10 %, 15 %, 25 % ou 50 %.
M. Jean-Luc Mélenchon. Plus c'est compliqué, plus c'est précis, plus c'est long !
M. Hubert Durand-Chastel. Toutes ces complications constitueront des handicaps pour l'entreprise, à un moment où il serait au contraire nécessaire de supprimer les trop nombreuses exigences administratives dans un contexte de vive concurrence et de mondialisation.
Les 35 heures obligatoires risquent d'être fatales à bon nombre d'entreprises et, en tout cas, de dissuader l'initiative et l'esprit d'entreprendre, déjà insuffisant dans notre pays.
M. Jean-Luc Mélenchon. C'est cela ! Voilà ! (Sourires.)
M. Hubert Durand-Chastel. Troisième erreur : le coût élevé de la réduction du temps de travail - 65 milliards de francs pour l'année 2000 - aura une conséquence fâcheuse, l'augmentation des impôts des entreprises. Après avoir prévu de financer l'allégement des charges sur les bas salaires des entreprises passées à 35 heures par le biais de prélèvements intempestifs sur le système de protection sociale, ce qui a déclenché un véritable tollé au sein des organismes paritaires, le Gouvernement a dû reculer. On peut regretter l'impréparation et les atermoiements pour financer un texte qui est très loin d'emporter l'adhésion de l'ensemble des intéressés. Finalement, les entreprises paieront : les plus rentables subiront une nouvelle taxation sur leurs bénéfices,...
M. Jean-Luc Mélenchon. Excellent !
M. Hubert Durand-Chastel. ... d'où un risque de délocalisation non négligeable.
M. Jean-Luc Mélenchon. Mais non !
M. Hubert Durand-Chastel. Les plus polluantes seront soumises à l'écotaxe,...
M. Jean-Luc Mélenchon. Parfait !
M. Hubert Durand-Chastel. ... mais pas dans l'intérêt de l'environnement, ce qui n'est pas logique !
M. Jean-Luc Mélenchon. L'homme, c'est l'environnement !
M. Hubert Durand-Chastel. Ainsi, dans un pays où le poids des charges est l'un des plus élevés au monde - la France a atteint son record historique de prélèvements obligatoires, à 45,3 % du PIB - le Gouvernement en rajoute. Quelle erreur, quand on sait que la lourdeur des charges favorise l'augmentation du chômage !
Pourquoi ne pas utiliser les excédents fiscaux, qui se montent à 60 milliards de francs cette année ? Sans doute le Gouvernement ne veut-il pas réduire les dépenses de l'Etat, ce qui serait pourtant une bonne option.
M. Jean-Luc Mélenchon. Une belle erreur, oui !
M. Hubert Durand-Chastel. Ne craignez-vous pas, madame la ministre de l'emploi et de la solidarité, que les 35 heures n'accroissent finalement les chiffres du chômage, ce qui serait un comble ! C'est ce que l'on est en droit de craindre face à un tel dispositif ?
M. Charles Revet. Eh oui !
M. Hubert Durand-Chastel. La volonté et l'obstination en politique sont des qualités, et l'on ne peut pas vous les nier, madame la ministre. Mais lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre des dispositions dépassées au regard de l'évolution de l'entreprise et de la société, l'obstination devient préjudiciable au pays. Il n'est jamais trop tard pour rectifier le tir, pas trop tard pour renoncer à s'appuyer sur l'idée contestable que la durée du travail reste un élément majeur de la mesure du travail fourni. Plutôt que d'imposer une règle uniforme dans une société et un monde devenus multiformes, tous les efforts devraient être faits pour aider l'entreprise à se transformer, le travail à évoluer, la formation des hommes et des femmes à s'adapter aux technologies d'avant-garde qui restructurent les métiers et ouvrent de nouveaux domaines d'emplois.
La réduction généralisée et obligatoire du temps de travail à 35 heures est une solution défensive qui freine la destruction d'emplois mais ne prépare pas l'avenir. C'est pourquoi je voterai les modifications proposées par la commission et son excellent rapporteur, dont le dispositif m'apparaît plus offensif pour attaquer le chômage. (Applaudissements sur les travées du Rassemblement pour la République, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. Jean-Luc Mélenchon. Et pour attaquer les chômeurs aussi !
M. le président. La parole est à M. Gournac.
M. Alain Gournac. Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, je suis honoré de prendre la parole au nom de mon groupe, le groupe du RPR, le groupe gaulliste. Cela me donne l'occasion de préciser l'esprit dans lequel nous avons travaillé sur ce projet de loi.
Ne vous en déplaise, madame le ministre, nous ne sommes pas opposés à la réduction du temps de travail. (Très bien ! sur les travées socialistes.)
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Ça s'améliore !
M. Alain Gournac. A une certaine époque, d'ailleurs, c'est vous qui y étiez opposée. (Exclamations sur les mêmes travées.)
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Ah bon ?
M. Alain Gournac. Abandonnons les clivages commodes.
M. Henri Weber. D'accord !
M. Alain Gournac. Il n'y a pas, d'un côté, une gauche monopolisant les bons sentiments et défendant les salariés...
M. Josselin de Rohan. Voilà !
M. Alain Gournac. ... et, de l'autre, une droite défendant le pré carré des nantis...
M. Jean-Luc Mélenchon. Je m'en vais vous habiller pour l'hiver, moi, tout à l'heure !
M. Alain Gournac. ... et de je ne sais quelle catégorie privilégiée.
La société, dans un contexte de mondialisation, est devenue plus complexe et nous en faisons tous, vous comme nous, l'expérience quotidienne.
Le concept de lutte des classes n'est certainement pas le plus approprié pour penser et comprendre nos sociétés modernes.
Opposer les Français les uns aux autres, attiser les tensions, n'est pas une bonne méthode.
M. Jean Chérioux. C'est vrai !
M. Henri Weber. Ce n'est d'ailleurs pas ce que nous faisons !
M. Alain Gournac. Nous la dénonçons en bloc, madame le ministre. Nous disons non à ce qui divise les Français. Gaullistes, nous voulons les rassembler.
M. Henri Weber. Eh bien, quel talent ! (Rires.)
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Il y a encore du travail à faire !
M. Alain Gournac. Et c'est bien là ce qui nous anime. Aujourd'hui plus que jamais, nous nous sentons au service de notre pays, au service des Françaises et des Français. Certains sont employeurs, d'autres salariés. Chacun participe à la vie du pays. Chacun est nécessaire à l'autre.
M. Jean-Luc Mélenchon. Très bien !
M. Alain Gournac. Aucun ne peut s'abstraire de cette étroite interdépendance. Tous doivent oeuvrer à l'élaboration d'une société plus juste.
La question, sans doute l'une des plus importantes de notre monde contemporain, est la suivante : comment, dans un contexte de concurrence économique très dur, concilier au mieux les impératifs des entreprises et les légitimes aspirations des salariés ?
M. Henri Weber. Par la réduction du temps de travail !
M. Alain Gournac. La seule réponse possible, et nous ne le dirons jamais assez, c'est la concertation, la négociation, le dialogue social au sein de ces cellules de vie que sont les entreprises.
M. Jean Chérioux. Très bien !
M. Jean-Luc Mélenchon. Et la loi !
M. Alain Gournac. Voilà le principe de notre philosophie, principe intangible, parce que notre philosophie est d'un même mouvement une conception de la société et une conception de la place de l'homme. Cela suppose une incessante méfiance à l'égard des idéologies et un invincible pragmatisme.
Servir l'homme, c'est d'abord prendre acte des réalités pour les transformer et les adapter, sans mettre en péril les équilibres fragiles. Avoir raison contre l'homme, c'est, à terme, avoir raison de lui, l'histoire l'a amplement montré.
M. Jean Chérioux. A l'Est !
M. Alain Gournac. Madame le ministre, on ne peut avoir raison ni contre les salariés, ni contre les entreprises, ni contre le monde du travail, ni contre les outils de travail.
M. Henri Weber. Ni contre les électeurs !
M. Alain Gournac. C'est cette même philosophie de l'homme qui nous a guidés lors de la discussion de la proposition de loi de notre collègue et ami Charles Descours sur les plans d'épargne-retraite, adoptée le mois dernier par le Sénat.
M. Jean Chérioux. Eh oui !
M. Jean Arthuis. Il y avait deux textes !
M. Henri Weber. Quel rapport ?
M. Claude Domeizel. Hors sujet !
M. Alain Gournac. Ce texte juste, dont votre gouvernement n'a pas voulu, avait pour but de donner à tous les salariés la possibilité d'adhérer à un plan d'épargne-retraite de manière non imposée,...
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Et les chômeurs ?
M. Alain Gournac. ... avec des versements facultatifs, en complément de leur retraite par répartition.
Ce texte, qui privilégiait le dialogue social et les accords collectifs,...
M. Jean-Luc Mélenchon. N'auriez-vous pas quelques semaines de retard ?
M. Alain Gournac. ... avait pour objet essentiel d'améliorer la protection des salariés et de réduire certaines inégalités.
C'est cette même philosophie de l'homme qui nous guide dans notre volonté de voir aboutir la proposition de loi de notre collègue et ami Jean Chérioux sur l'actionnariat salarié.
M. Jean Chérioux. Merci pour lui !
M. Alain Gournac. C'est un véritable partenariat entre le capital et le travail que nous propose son texte, un partenariat qui assure une meilleure participation...
M. Jean Chérioux. Et même une association, mon cher collègue.
M. Alain Gournac. ... des salariés à la vie de leur entreprise et une plus grande stabilité du capital des sociétés françaises, car il permet aux salariés de détenir une part significative du capital de leur entreprise.
Toutes ces propositions sont inspirées par le bon sens (Exclamations amusées sur les travées socialistes) et témoignent de notre volonté de réconcilier l'entreprise et les salariés, de rassembler les Françaises et les Français autour de grands projets susceptibles de fédérer les énergies, dans un pays qui en a bien besoin.
Mme Dinah Derycke. Dommage qu'ils n'en veuillent pas !
M. Alain Gournac. Mais ces propositions sensées et pleines d'avenir, votre majorité plurielle ne peut les recevoir. Elle est encore trop prisonnière d'une façon de penser marquée par la grille de la lutte des classes.
M. Henri Weber. Mais non ! Mais non !
M. Alain Gournac. Les Français, madame le ministre, ne demandent qu'à unir leurs efforts et leurs forces.
La manière dont vous abordez la question des 35 heures répond, certes, à une attente, mais sûrement pas à cette demande.
Mme Danielle Bidard-Reydet. C'est vous qui le dites !
M. Alain Gournac. Cette attente, nous la comprenons, nous en percevons la légitimité. (Mme le ministre s'en félicite.) C'est la raison pour laquelle nous ne sommes pas contre la réduction du temps de travail, loin de là.
M. Henri Weber et Mme Dinah Derycke. Très bien !
M. Alain Gournac. Pourquoi ne pourrait-on pas organiser différemment le travail ? Pourquoi ne pourrait-on pas, par une meilleure organisation, par une remise en cause de certaines méthodes obsolètes, travailler moins ?
Mme Dinah Derycke. C'est bien, ça !
M. Jean-Luc Mélenchon. Oui, mais quand et comment ?
M. Alain Gournac. Nous ne sommes pas, je le répète, contre la réduction du temps de travail. (Exclamations sur les travées socialistes ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.) Mais nous ne pouvons qu'être contre un texte qui enrégimente une légitime aspiration.
Mme Dinah Derycke. Là, ce n'est pas bien !
M. Alain Gournac. Montesquieu a écrit qu'une « mauvaise loi oblige toujours le législateur à en faire beaucoup d'autres,...
M. Jean-Luc Mélenchon. Ça, c'est vrai !
M. Alain Gournac. ... souvent très mauvaises aussi, pour éviter les mauvais effets ou, au mieux, pour remplir l'objet de la première. » Cette citation résume assez bien l'esprit de votre « loi Aubry II », car vous n'avez pas tiré les conclusions qui s'imposaient après la première. J'ai beau m'efforcer de lire et relire votre projet de loi, madame le ministre, je le trouve en tous points ubuesque (Exclamations sur les travées socialistes et du groupe communiste républicain et citoyen) , parce qu'il est idéologique et rétrograde,...
Mme Dinah Derycke. C'est un peu exagéré !
M. Alain Gournac. ... ubuesque parce qu'il est autoritaire et centralisateur.
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. C'est trop ! Vous l'avez mal lu.
M. Alain Gournac. Savez-vous qui a employé le mot « ubuesque » ? Je l'emprunte à un professeur, grand spécialiste dans le domaine de l'organisation du travail.
Votre texte est idéologique et rétrograde, car il est tributaire d'une vision dépassée du travail, d'une vision qui ne tient pas compte d'un changement d'univers social et mental.
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Monsieur le président, on m'insulte ! (Rires.) M. Alain Gournac. Nous ne sommes plus à la fin du xixe siècle. Nous sommes entrés dans l'ère post-industrielle, dans l'ère du multimédia et de la société de services.
Dans le cadre du travail à la chaîne, on peut toujours modifier les cycles, créer des emplois de manière mécanique par la réduction du temps de travail. Le travail est en effet, dans ce type d'organisation, aisément quantifiable.
M. Henri Weber. Comme les centres d'appels téléphoniques !
M. Alain Gournac. Mais, dans une société de services, dans une société où les emplois qui se créent se créent dans le secteur tertiaire, le travail s'appréhende différemment.
M. Henri Weber. Comme dans les hypermarchés !
M. Alain Gournac. Il se définit sur un plan non plus seulement quantitatif mais aussi et d'abord qualitatif.
M. Henri Weber. Comme pour les infirmières !
M. Alain Gournac. Ces emplois-là ne se découpent pas, ne se divisent pas, ne s'émiettent pas, comme aurait dit Georges Friedmann.
C'est pourquoi votre première loi ne pouvait être créatrice d'emplois.
Un sénateur socialiste. Quelque 120 000 !
M. Alain Gournac. D'ailleurs, vous le savez. Et les chiffres que vous donnez le sont toujours sur fond d'ambiguïté, à tout le moins toujours repris sur fond d'ambiguïté.
Le 6 octobre dernier, à l'Assemblée nationale, vous déclariez que votre loi avait créé 125 000 emplois. La semaine dernière, en réponse à un questionnaire que notre rapporteur, M. Louis Souvet, venait de vous adresser, vous écriviez : « On peut estimer à environ 30 000 ou 40 000 les emplois déjà créés. »
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Il s'agit du nombre de personnes déjà embauchées !
M. Alain Gournac. Dans ce même questionnaire, s'agissant du coût budgétaire de la réduction du temps de travail pour 1998 et 1999, vous avanciez le chiffre de 784 millions. Or les crédits destinés, en 1998 et 1999, à la réduction du temps de travail s'élèvent à 6,7 milliards. Vous en avez dépensé dix fois moins !
Madame le ministre, la loi - tout le monde est d'accord sur ce point - est très peu créatrice d'emplois. Cela donne d'ailleurs rétrospectivement raison à votre position d'autrefois relative aux 35 heures.
Face au scepticisme des observateurs, vous nous aviez annoncé, en 1998, que la réduction du temps de travail créerait des emplois et qu'elle serait un acquis social pour les salariés.
Finalement, face au petit nombre de création d'emplois, vous vous rabattez aujourd'hui principalement sur l'acquis social que représente votre loi.
Mais, déjà, nous entendons les salariés s'inquiéter du gel des salaires et des conventions d'entreprise revues à la baisse vers un moins social.
Que reste-t-il alors des objectifs de votre projet de loi ?
Parce qu'il est idéologique et rétrograde, votre texte est dangereux pour les entreprises.
Mme Danielle Bidard-Reydet. Tout en nuance !
M. Alain Gournac. Il est devenu un fourre-tout de complaisances à l'égard de votre majorité plurielle.
Pour plaire à votre aile dure, vous n'hésitez pas à mettre en danger l'avenir des entreprises françaises et de leurs salariés, et vous découragez certaines sociétés étrangères de venir investir en France.
M. Jean-Luc Mélenchon. Où ça ? Ce n'est pas ce qui apparaît dans les chiffres !
M. Alain Gournac. Voyez l'enquête parue la semaine dernière : cent dix-sept sociétés américaines ! Il faut tout lire quand on veut être informé !
M. Jean-Luc Mélenchon. Le capitalisme semble apprécier notre horrible goulag !
M. Alain Gournac. Ce sont bien cent dix-sept sociétés qui sont en France !
M. Jean-Luc Mélenchon. Plus 20 % l'an passé !
M. Alain Gournac. Ces durcissements, à contre-courant de l'évolution du travail partout dans les pays industrialisés, sont légion dans le texte qui nous vient de l'Assemblée nationale : la définition du travail effectif, l'encadrement draconien des horaires d'équivalence, le régime des astreintes, le délai de la prise du repos compensateur réduit à six mois,...
M. Jean-Luc Mélenchon. C'est excellent cela !
M. Alain Gournac. ... la modulation soumise à justification,...
M. Jean-Luc Mélenchon. Parfait !
M. Alain Gournac. ... des conditions supplémentaires pour bénéficier des allégements de charges...
M. Jean-Luc Mélenchon. Très bien !
M. Alain Gournac. Vous êtes en permanence dans une compréhension négative de la logique de l'entreprise, comme si la logique de l'entreprise était une logique de répression.
Mme Dinah Derycke. Mais non !
M. Alain Gournac. Quand la gauche française comprendra-t-elle que l'entreprise n'est pas l'ennemie du salarié ?
Madame le ministre, votre texte n'est pas seulement idéologique et rétrograde, il est aussi autoritaire et centralisateur.
Vous avez créé un monstre juridique,...
M. Henri Weber. Tout de suite les grands mots !
M. Alain Gournac. ... ce que l'on appelle communément une « usine à gaz », expression reprise par mes collègues.
M. Henri Weber. Les usines à gaz fonctionnent très bien !
M. Josselin de Rohan. Celle-là ne fonctionnera pas !
M. Henri Weber. Il vient d'où votre gaz ?
M. le président. Monsieur Weber, je vous en prie. M. Gournac a seul la parole.
M. Alain Gournac. Ça les gêne !
Evidemment, mon attention se porte particulièrement sur votre article 2, consacré aux heures supplémentaires. Il est si complexe que pas un seul des directeurs des ressources humaines interrogés n'a pu encore trouver le moyen de le mettre en oeuvre.
M. Henri Weber. A la porte !
M. Jean-Luc Mélenchon. Oui, s'ils ne comprennent rien, il faut les virer !
M. Jean Chérioux. M. Mélenchon DRH, c'est ça qui serait bien !
M. Alain Gournac. Pas moins de trois régimes d'heures supplémentaires et cinq modes de paiement !
Mais le pire est non pas la complexité de cet article 2, mais bien son injustice.
Dans votre texte, les salariés qui ne bénéficient pas encore des 35 heures ne touchent que 15 % de bonification sur les heures supplémentaires, alors que les autres perçoivent 25 % ; les 10 % qui restent s'envolent vers un fonds destiné à financer le passage aux 35 heures des autres.
Que ceux qui travaillent plus aient à payer pour que d'autres travaillent moins relève d'une conception de la justice sociale que je ne peux comprendre. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
Idéologique, rétrograde, votre texte est également autoritaire et centralisateur parce qu'il substitue au dialogue social, tant nécessaire à notre pays, la rigueur et la raideur d'une décision unilatérale.
M. Jean-Luc Mélenchon. La loi !
M. Alain Gournac. De plus, il se refuse à prendre en compte la diversité qui fait toute la richesse d'une société.
Que vous soyez boulanger ou fonctionnaire, mineur ou agriculteur, que vous soyez cuisinier ou assureur, vous travaillerez 35 heures !
M. Jean-Luc Mélenchon. Voilà !
M. Alain Gournac. Si vous vous attachiez un peu plus à souhaiter le bonheur de chacun plutôt qu'à l'imposer à tous, je crois que l'entreprise et les salariés vous en seraient reconnaissants.
Vous laisseriez les partenaires sociaux décider eux-mêmes de ce qui est bon pour eux, puisqu'il ne s'agit plus de créer des emplois.
A ce sujet, je voudrais m'arrêter quelques instants sur les accords déjà signés dans le cadre de la première loi.
Certaines des dispositions des accords de branche ou des accords d'entreprise conclus dans le cadre de cette première loi se trouveraient en contradiction avec le texte...
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Lesquelles ?
M. Alain Gournac. ... s'il était finalement voté dans la version de l'Assemblée nationale, madame le ministre. En effet, les branches ou les entreprises signataires de ces accords se trouveraient placées devant l'alternative suivante : ou bien renégocier leurs accords pour les mettre en conformité avec la loi, ou bien considérer les dispositions non conformes à la loi comme caduques et ne pas les appliquer, mais alors c'est tout l'équilibre de ces accords qui pourrait se trouver compromis. En effet, ces dispositions sont parties intégrantes d'un ensemble et contribuent à son équilibre, chacune des parties signataires s'étant déterminée au vu de l'ensemble des mesures adoptées.
Enfin, votre projet de loi, madame le ministre, est tout bonnement ubuesque par son financement. (Exclamations sur les travées socialistes.)
M. Henri Weber. Encore !
M. Alain Gournac. Je ne reviendrai pas sur les multiples péripéties qui ont accompagné le feuilleton de la recherche d'un financement.
M. Patrick Lassourd. L'improvisation !
M. Alain Gournac. Le financement s'élève à 65 milliards de francs la première année et à 120 milliards de francs les suivantes.
M. Josselin de Rohan. Et ce n'est pas fini !
M. Alain Gournac. Ce financement est, lui aussi, une usine à gaz. (Exclamations sur les travées socialistes et sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Il faut varier un peu les insultes tout de même !
M. Alain Gournac. Vous nous présentez un projet de loi pour lequel les seules ressources vraiment chiffrées sont scandaleuses et illégitimes.
Mme Dinah Derycke. Ça va « gazer » ! (Sourires.)
M. Alain Gournac. Comme ce financement est complexe, permettez-moi de le clarifier.
Les 35 heures, aussi inefficaces en termes d'emplois que coûteuses créent des charges supplémentaires pour les entreprises. C'est pourquoi, en contrepartie, vous abaissez les charges qui pèsent sur les cotisations sociales des entreprises. En cela, je ne peux que vous féliciter de vous rallier à notre position. (Exclamations sur les travées socialistes.) Pour compenser ces abaissements, vous reprenez aussitôt « de trois mains », si je puis dire, ce que vous avez donné d'une seule,...
M. Henri Weber. Ce n'est plus Ubu, c'est Vishnou ! (Rires.)
M. Alain Gournac. ... avec une triple contribution : l'écotaxe sur les activités polluantes, la taxe sur les bénéfices - car il est bien connu qu'en France être productif est suspect - et l'ubuesque fonds créé à partir de contributions des entreprises prélevées sur les heures supplémentaires, d'ailleurs au détriment des salariés.
Ce sont trois nouvelles charges pour un seul allégement qui avait simplement pour objet d'atténuer une première charge. C'est le serpent qui se mord la queue !
Mme Danielle Bidard-Reydet. Aïe, aïe, aïe ! (Mme Nicole Borvo rit.)
M. Alain Gournac. Vous pouvez rire, madame. Les partenaires sociaux, eux, riaient moins !
Je ne veux même pas revenir sur l'affront fait aux partenaires sociaux avec la contribution de l'UNEDIC et celle de la sécurité sociale. Vous êtes revenue en arrière, et c'est heureux ; je vous en remercie. Mais avez-vous vraiment pris la mesure du risque que vous faites courir au paritarisme, encore aujourd'hui ?
M. Jean Arthuis. Eh oui !
M. Alain Gournac. Peut-on vous croire quand vous nous assurez que la sécurité sociale ne paiera pas, du moins la première année ? Ce que vous lui laissez d'un côté, vous le reprenez de l'autre par la taxe sur les tabacs, qui devait être allouée au Fonds de solidarité vieillesse.
Au bout du compte, ce sont toujours les mêmes qui seront pénalisés, et parmi eux les plus faibles.
Mme Danielle Bidard-Reydet. Ça, c'est vrai !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Les fumeurs !
M. Alain Gournac. Madame le ministre, votre projet de loi est mauvais. Il est néfaste pour la vie de nos entreprises, il ne se soucie pas réellement des salariés. Il est, de façon générale, néfaste pour nos concitoyens, parce qu'il est néfaste pour notre pays, qui navigue à contre-courant de tous nos partenaires.
Bien évidemment, nous ne pourrons le voter en l'état.
C'est pourquoi, je tiens à saluer, plus encore que d'habitude, l'excellent travail du rapporteur, M. Louis Souvet, et de la commission des affaires sociales, qui remet la réduction du temps de travail sur la voie de la négociation.
Nous ne pouvons que nous féliciter de voir que la voie choisie, rappelée, défendue, est celle du dialogue social.
Comme la commission, nous disons oui à la réduction du temps de travail, mais à la réduction du temps de travail négociée par les partenaires sociaux.
Comme la commission, nous nous félicitons de la validation, proposée par M. le rapporteur, de tous les accords de branche signés jusqu'à présent.
Ne pas valider ces accords serait un camouflet inacceptable pour les partenaires sociaux et une attitude désinvolte à l'égard de leur travail de négociation.
Dans le même esprit que la commission, nous souhaitons améliorer les dispositions prévues par votre texte concernant le travail à temps partiel, le travail intermittent et le compte épargne-temps.
Votre projet de loi comporte, il faut le reconnaître, des éléments intéressants sur ces points.
M. le rapporteur nous propose de les améliorer. C'est dans cette optique que le groupe du RPR a travaillé.
Nos amendements iront dans ce sens, avec la volonté de contribuer à améliorer ce qui peut l'être, notamment en matière de travail à temps partiel. En effet, à nos yeux, le temps choisi est l'un des meilleurs moyens de lutter pour l'emploi et de répondre aux attentes de nos concitoyens.
Nous aurons l'occasion d'aborder ces aspects lors de la discussion des articles. Je le répète : nous ne pourrons voter votre texte en l'état. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste. - M. Raymond Soucaret applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo. Après les catastrophes et autres usines à gaz annoncées par l'orateur qui m'a précédée - cher collègue Gournac, vous en faites trop ! - je dirai qu'il faut croire en la loi. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. Hilaire Flandre. Vous êtes la seule à y croire, madame !
M. Jean Chérioux. De votre part, madame Borvo, c'est assez amusant !
Mme Nicole Borvo. Pour moi, réduire la durée légale du travail, c'est tout à la fois s'inscrire dans le sens de nouveaux progrès sociaux et se donner des moyens, parmi d'autres, de créer des emplois, donc de lutter efficacement contre le fléau du chômage. C'est en réalité reconnaître que les énormes gains de productivité des vingt dernières années doivent enfin profiter aux salariés et à l'emploi, alors qu'ils ont surtout contribué ces dernières décennies à l'accumulation d'énormes profits.
Dire, comme nous l'avons entendu ici, que réduire la durée du travail en France est une aberration dans le contexte européen relève du seul positionnement idéologique. En effet, les comparaisons entre pays européens doivent prendre en compte l'ensemble des paramètres : niveau de salaires, statut de la formation, démographie, heures supplémentaires, structure de l'emploi, niveau de qualification, etc. Par ailleurs, interdire les 35 heures pour ces raisons, ce serait nier toute possibilité de progrès social dans le cadre national - n'est-ce pas, monsieur Gournac ? - et toute perspective d'harmonisation par le haut des règles européennes. En outre, vous le savez, les 35 heures sont à l'ordre du jour dans plusieurs pays européens !
M. Alain Gournac. Ah bon ?
M. Jean-Luc Mélenchon. Eh oui !
Mme Nicole Borvo. Mais là n'est pas votre souci, puisque la majorité sénatoriale a transformé le projet de réduction du temps de travail en projet relatif à la flexibilité et à l'abaissement du coût du travail ! Curieux retour des choses !
Selon nous, ce projet de loi doit au contraire servir de point d'appui pour que des négociations débouchent sur l'amélioration de la vie des salariés et sur des créations d'emploi.
C'est dans ce sens que les députés communistes ont soutenu des modifications du projet de loi initial en première lecture, et c'est la raison pour laquelle nous continuons d'être partisans d'inscrire dans la loi des dispositions plus étendues et plus contraignantes.
Ainsi, la loi devait s'appliquer à tous les salariés. Guy Fischer a parlé de la fonction publique. Je veux insister ici sur la situation des cadres.
Je vous ai bien entendue, madame la ministre, mais force est de constater que, en l'état actuel du texte, les cadres apparaissent comme les délaissés du projet de loi, comme le ressentaient en tout cas 70 % d'entre eux selon une enquête effectuée par la SOFRES en septembre dernier.
M. Alain Gournac. Oui !
Mme Nicole Borvo. En effet, le dispositif prévu pour les cadres dans le projet de loi repose sur l'idée d'une différenciation d'une grande partie des cadres par rapport aux autres salariés.
Or, toutes les enquêtes récentes montrent au contraire que, depuis les années quatre-vingt-dix, les cadres ont tendance à se rapprocher des autres salariés ou, autrement exprimé « qu'un divorce s'est opéré entre les cadres et leur entreprise depuis 1990 ».
Liaisons sociales a publié, en septembre, un dossier tout à fait intéressant que vous avez sans doute tous lu. Ce dernier montre que l'augmentation du chômage des cadres, le sentiment d'insécurité, la déqualification des jeunes diplômés et le fait d'être tenus à l'écart des décisions ont amoindri le lien de fidélité qui les unissait à leur direction.
L'évolution s'est accélérée dans la dernière période. En septembre 1999, 73 % des cadres estiment qu'ils doivent bénéficier des 35 heures au même titre que les autres salariés, 23 % étant d'un avis contraire, alors qu'en janvier 1998 60 % des cadres pensaient que les 35 heures « allaient rendre plus difficile l'organisation de leur travail ».
Cela va de pair avec le fait que 81 % des cadres jugent leur charge de travail trop lourde en permanence - 11 points de plus qu'en 1992 - et que 8 cadres sur 10 disent vouloir consacrer plus de temps à leur vie privée et familiale. C'est une autre vision de l'entreprise que celle qu'on a entendue ici. ( M. Alain Gournac s'exclame.)
Il est temps de prendre en compte cette réalité.
Or, le projet de loi distingue entre trois catégories : les cadres dirigeants, les cadres assimilés aux non-cadres et les cadres « au forfait ». Le texte actuel vise à introduire pour la première fois dans la loi une différenciation de régime social selon les fonctions exercées par les intéressés.
Aujourd'hui, les dispositions sur la durée du travail s'appliquent à tous les salariés, et même si les 39 heures ne s'appliquent pas aux cadres au forfait, ces derniers sont soumis aux durées maximales quotidiennes ou hebdomadaires, ce que l'inspection du travail peut faire appliquer.
Certes, je ne méconnais pas le détournement de la loi ; mais justement, la dégradation des conditions de travail fait apparaître que, à l'heure actuelle, environ un tiers des cadres dont le travail varie de 50 à 60 heures par semaine perçoit, de fait, un salaire au taux horaire du SMIC.
Mme Danielle Bidard-Reydet. Eh oui !
Mme Nicole Borvo. La nouvelle loi va-t-elle perpétuer ces situations, les encourager ou, au contraire, les décourager ?
En distinguant une catégorie de cadres pour laquelle l'employeur peut échapper aux durées maximales horaires, catégorie au demeurant assez floue, la loi encourage les employeurs à y faire entrer beaucoup de monde et, ainsi, à détourner les contraintes de la durée légale pour plusieurs millions de salariés.
La plupart des organisations syndicales représentatives chez les cadres s'accordent pour critiquer ce dispositif.
Je voudrais insister encore sur le fait que ce dispositif est particulièrement discriminant pour les femmes.
De façon générale, les femmes sont les premières pénalisées par l'accroissement de la flexibilité du travail. C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité que cette deuxième loi des 35 heures n'ouvre pas la porte à une aggravation de la flexibilité, mais au contraire qu'elle la limite.
En France, comme le montre une enquête parue aujourd'hui dans le quotidien Le Parisien , les femmes veulent à la fois des enfants et une carrière professionnelle ; si ce n'est pas vrai partout, cela l'est en tout cas dans notre pays ! C'est une bonne chose, car les enfants sont notre avenir, et nous avons tous besoin de l'intelligence des femmes !
Concernant les cadres, et donc les femmes cadres, au moment où est fortement posée l'exigence tant de l'égal accès aux fonctions de responsabilité que de l'égalité des salaires, le législateur doit y contribuer efficacement. Or le dispositif actuel encourage au contraire les employeurs à demander une plus grande disponibilité journalière des cadres, ce qui, pour les femmes, renforce la difficulté de concilier carrière professionnelle réussie et vie privée. Certes, les employeurs recrutent plus de femmes cadres qu'il y a quelques années ; mais ils s'en séparent dès qu'elles ont des enfants ou ils leur refusent, à qualification égale, le même déroulement de carrière que celui d'un homme. Pour toutes ces raisons, nous défendrons lors de la discussion de l'article 5 des amendements visant à prendre en compte les points que je viens d'évoquer. Cet article concerne directement trois millions de cadres proprement dit. Si l'on inclut les techniciens et les agents de maîtrise, ce sont 40 % des salariés qui entrent dans ces catégories.
J'espère, madame la ministre, que la poursuite du débat et de la réflexion jusqu'au vote final permettra d'améliorer le texte de ce point de vue. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Soucaret.
M. Raymond Soucaret. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, j'interviens surtout dans cette discussion du projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail en tant qu'agriculteur, entrepreneur de travaux agricoles, ruraux et forestiers, fort d'une expérience de responsable d'entreprise de plus de trente années, un dirigeant d'entreprise qui n'a jamais connu les 35 heures et qui ne les connaîtra jamais même si la loi est votée, parce que la nature, la terre et le ciel ont toujours exigé de l'homme, du producteur, du serviteur de la terre une présence constante qu'aucune loi ne pourra jamais abolir.
Au moment où le Gouvernement vient de reculer sous la pression du MEDEF et des syndicats à propos du financement de cette réduction du temps de travail, je voudrais souligner plusieurs points.
La première loi sur les 35 heures est aujourd'hui un échec avéré : 98,8 % des entreprises occupant au moins un salarié n'ont pas signé d'accord de réduction de la durée du temps de travail à 35 heures ; 89,3 % des entreprises de plus de vingt salariés n'ont pas signé d'accord du tout ; 90 % des salariés du secteur marchand ne sont pas couverts par un accord. Pour preuve, n'est-il pas scandaleux que l'on envisage la fermeture de bureaux de poste à la suite de la réorganisation du travail imposée par la loi des 35 heures ? Je tiens à votre disposition, madame la ministre, le courrier d'un maire du Lot-et-Garonne faisant état d'une telle situation.
La deuxième loi sur les 35 heures va d'ailleurs contraindre les entreprises à améliorer encore leur productivité pour absorber les surcoûts liés à la réduction de la durée du travail alors que, dans le même temps, leurs principaux concurrents pourront continuer d'affecter leur gain de productivité.
Votre deuxième loi, madame la ministre, va à l'encontre des intérêts des salariés, parce qu'elle ne permet pas de lutter efficacement contre le chômage : chacun sait que la croissance, en 1999, est celle des 39 heures ; cette croissance est le résultat des initiatives des entreprises qui fonctionnent dans le cadre des 39 heures. La croissance de 1999 est la croissance d'une économie et d'entreprises qui travaillent 39 heures, se modernisent, investissent, innovent et préparent notre pays au xxie siècle.
Ce deuxième texte va diminuer l'emploi faiblement qualifié, le pouvoir d'achat des salariés ; il va entraver la flexibilité au mépris du dialogue social. Madame la ministre, cette seconde loi est ressentie comme une provocation par tous les chefs d'entreprise, tous les patrons de PME, tous les entrepreneurs, car le dialogue social est nié. Les entrepreneurs de notre pays n'acceptent pas de lire dans un texte d'une complexité bureaucratique inégalée les conditions dans lesquelles il leur est imposé de conduire la production des biens et des services. Ils n'acceptent pas que les accords de branche, conclus avec les syndicats, soient bafoués par la loi. Ils viennent de gagner le combat du financement des 35 heures, puisque vous avez abandonné, madame la ministre, l'idée des prélèvements que vous comptiez faire dans les caisses des institutions sociales parisiennes.
Oui, madame la ministre, cette deuxième loi sur les 35 heures est une catastrophe économique pour le pays ! Elle est vécue comme une calamité qui vient s'ajouter aux calamités atmosphériques, ces dernières étant cependant assurables. Face à votre loi, il n'y a malheureusement qu'à subir, qu'à tenter de survivre, puis à déposer le bilan.
En agriculture, si l'application des 35 heures est à la rigueur envisageable pour la main-d'oeuvre permanente du fait de la flexibilité et de l'annualisation du temps de travail, elle est impossible à mettre en oeuvre pour la main-d'oeuvre saisonnière. Il serait donc souhaitable, madame la ministre, que vous accédiez à la demande des syndicalistes du monde agricole qui réclament l'exception agricole des 35 heures pour la main-d'oeuvre saisonnière employée en agriculture, notamment dans les secteurs des fruits et légumes, de la viticulture, dans les pépinières ou en horticulture.
Les motifs économiques d'une telle demande sont nombreux : le passage de 39 heures à 35 heures va provoquer un renchérissement de 11,4 % du coût de la main-d'oeuvre, en raison de l'application des majorations pour heures supplémentaires dès la trente-sixième heure et de la progression des charges sociales qui s'y rattachent ; par ailleurs, la main-d'oeuvre saisonnière se raréfie en agriculture ; enfin, l'organisation du travail est dictée par la nature, c'est-à-dire par la météorologie, car c'est le temps qu'il fait qui oblige souvent à faire des heures supplémentaires. Le passage aux 35 heures alourdira les charges des productions sensibles, notamment celles de fruits et de légumes, et ajoutera des difficultés supplémentaires sur un marché souffrant déjà de distorsions de concurrence. Je vous rappelle d'ailleurs, madame la ministre, que le coût de production est constitué pour 50 à 60 % par le prix de revient de la main-d'oeuvre dans un secteur qui traverse une crise supplémentaire profonde.
Afin d'éviter toutes ces conséquences, madame la ministre, je vous propose, au nom des agriculteurs, au nom des entrepreneurs de travaux agricoles, ruraux et forestiers, au nom de toutes celles et de tous ceux qui travaillent en milieu rural, un amendement à votre deuxième projet de loi afin de lier l'exception agricole pour les contrats saisonniers aux TESA, les titres emploi simplifié agricole, et de prévoir cent jours par salarié et par exploitation d'allégements de charges pour les saisonniers occasionnels et demandeurs d'emploi.
L'exception qui vous est demandée permettrait aux agriculteurs de garantir la transparence de la déclaration de la rémunération de l'allégement des charges dans le cadre d'emplois saisonniers. Il serait bon que ces cent jours allégés soient appliqués aux organismes de conditionnement et de stockage, qui sont le prolongement des exploitations, dans le cadre d'une période d'adaptation aux 35 heures pour une période d'au moins dix ans, temps nécessaire au passage aux 35 heures des pays producteurs européens actuels, comme l'Espagne, l'Italie, le Portugal, la Grèce, l'Allemagne et le Benelux. Encore faut-il qu'ils en aient la volonté.
Madame la ministre, l'agriculture française occupe encore près de 200 000 salariés permanents et plus de 600 000 saisonniers dans la production de fruits, de légumes, dans la viticulture et le tabac, mais aussi dans l'horticulture et l'élevage. Tous ces secteurs sont soumis à une forte concurrence communautaire et extra-communautaire.
Je souhaite que vous preniez conscience de ce qu'est le temps de travail pour l'agriculture française. Ce temps de travail est le temps de vie, c'est-à-dire de production et de productivité. Trente-cinq heures à la campagne, c'est une insulte à toute une civilisation agricole et rurale, à tout un mode de fonctionnement, à tout un engagement dicté par la nature avant de l'être par les hommes. La loi doit respecter les conditions particulières dans lesquelles certains métiers s'exercent - c'est le cas de l'agriculture - à défaut de quoi le pire est à craindre. (M. Jean-Luc Mélenchon s'exclame.)
Comme vous le savez, les paysans ne sont pas assez instruits pour mal raisonner. Abaisser le temps de travail est sans doute un but louable, mais celui-ci ne doit être ni politique ni démagogique, encore moins utopiste.
Certains de vos proches, madame la ministre, voient en ce texte un rempart dressé contre le libéralisme, l'incarnation enfin tangible d'un absurde droit à la paresse. Ajoutez-y le droit à l'irresponsabilité qui caractérise le rêve socialiste et, mes chers collègues, vous aurez ainsi décrit le projet surréaliste financé à la seule sueur des Français entreprenants et dignes de le rester.
Rendant enfin hommage à l'impossible mission de notre excellent rapporteur, je forme le voeu que la discussion ouvre l'esprit de Mme la ministre, qu'elle lui apprenne qu'il est des propositions disparues avec leur inspirateur et que le travail demeure une noble conquête à entreprendre ! (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Weber.
M. Henri Weber. Monsieur le président, mes chers collègues, Mme Dieulangard et Mme la ministre l'ont bien montré : le projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail, tel qu'il a été amendé par l'Assemblée nationale, est un texte équilibré, qui tient compte des accords conclus au cours des dix-huit derniers mois entre les partenaires sociaux et qui permettra d'atteindre les objectifs fixés par le Gouvernement, à savoir créer davantage d'emplois tout en préservant le pouvoir d'achat des salariés et la compétitivité de nos entreprises.
Madame la ministre, M. Souvet, à l'instar de notre collègue Alain Gournac et de nombreux parlementaires de l'opposition à l'Assemblée nationale, s'est déclaré favorable à votre objectif de réduction du temps de travail, mais résolument hostile à votre méthode, c'est-à-dire le recours initial et final à la loi.
Je voudrais tout d'abord saluer ce progrès relatif. En effet, je me souviens d'un temps, pas si lointain, où, comme certains de ses représentants l'ont d'ailleurs fait dans cet hémicycle, la droite dans son ensemble stigmatisait le principe même des 35 heures...
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. C'est vrai !
M. Henri Weber. ... estimant qu'il s'agissait d'une lubie de la gauche, lubie idéologique, mirobolante. A cette époque, elle expliquait que, pour conserver nos positions dans la guerre économique internationale, il fallait au contraire travailler plus longtemps et renoncer, de plus, à bon nombre d'avantages sociaux acquis au cours de la période faste des « trente glorieuses ». (Exclamations sur les travées du RPR.)
C'était il n'y a pas si longtemps, et c'est pourquoi j'ai applaudi fébrilement certains passages de l'intervention de M. Gournac, lorsqu'il a fait sien, au nom de ce parti considérable qu'est le parti gaulliste, l'objectif de la réduction du temps de travail. Bravo pour cette percée théorique ! Je crois que tous les Français doivent s'en féliciter.
M. Patrick Lassourd. Cela n'a rien à voir !
M. Henri Weber. La droite s'est avisée que, dans nos démocraties développées, les salariés constituent la grande majorité des électeurs, et que ces électeurs ne comprennent pas toujours bien pourquoi, dans un pays qui ne cesse de s'enrichir, les progrès techniques et économiques ne devraient pas aussi s'accompagner d'un progrès social. D'où ce glissement de la critique du principe à la critique de la méthode.
Vous connaissez, monsieur le rapporteur, notre réponse à ce sujet : s'il était possible de promouvoir la réduction du temps de travail dans notre pays par la négociation contractuelle, ce qui serait en effet préférable,...
M. Louis Souvet, rapporteur. Quand même !
M. Henri Weber. ... cela se saurait ! Les partenaires sociaux s'y sont essayés en 1979, en 1982, en 1984, en 1995, et encore en 1996... sans succès.
Même la « loi de Robien », si avantageuse pour les chefs d'entreprise, à qui l'on prodiguait des aides pendant sept ans contre des engagements d'embauches portant sur deux années seulement, s'est soldée, comme l'a rappelé Mme la ministre, par 500 accords seulement, concernant tout au plus 300 000 salariés.
L'expérience des vingt dernières années démontre que, dans l'actuel rapport des forces, le patronat de ce pays préfère imposer unilatéralement sa volonté et bloque toute évolution négociée vers la réduction de la durée du travail.
M. Hilaire Flandre. Devenez patron, les choses iront mieux !
M. Henri Weber. Nous sommes les premiers à le regretter, mais nous ne pouvons nous y résigner ! ( M. Gournac rit).
Aussi, madame la ministre, avez-vous décidé à juste titre de donner une première impulsion à la négociation collective, au moyen de la loi-cadre du 13 juin 1998. Vous l'avez fait avec succès, comme l'a loyalement reconnu Jacques Barrot, votre prédécesseur au ministère du travail, puisque, en dix-huit mois, des négociations ont été engagées dans 101 branches et que 16 000 accords ont été conclus, concernant 2,3 millions de salariés.
Le second texte que vous nous présentez aujourd'hui s'inspire fortement de cette expérience et débouchera sur une nouvelle vague de négociations dans les entreprises, puisque l'attribution des aides à la réduction du temps de travail est subordonnée à la conclusion de nouveaux accords.
Même vos critiques les plus acerbes ont reconnu la renaissance de la négociation collective dans notre pays, dans le sillage de votre loi.
C'est bien au demeurant le seul mérite qu'ils lui reconnaissent ; pour le reste, et s'agissant en particulier des conséquences, la droite sénatoriale - nous l'avons amplement entendu aujourd'hui - professe un pessimisme noir.
M. Patrick Lassourd. C'est du réalisme !
M. Henri Weber. Je suis frappé par le contraste qui existe entre les sombres prédictions que formulent à cette tribune nos collègues de la majorité sénatoriale et les réalités que nous constatons.
Ces collègues nous ont prédit, voilà deux ans - et ils le répètent aujourd'hui -, que ce texte va affaiblir nos entreprises et notre économie, qu'il va faire fuir les investisseurs étrangers et amplifier les délocalisations.
La réalité est, heureusement, tout autre : malgré le projet de loi sur les 35 heures, dont elles ont pourtant déjà anticipé les effets, nos entreprises se portent bien, elles ont rarement été aussi compétitives et rentables ; elles battent tous leurs records à l'exportation ; le moral de leurs dirigeants est au plus haut et, à l'inverse des membres de la majorité sénatoriale, ceux-ci manifestent un optimisme revigorant. Les entreprises investissent et embauchent : 83 000 nouveaux emplois ont ainsi été créés en septembre dernier. En outre, les instituts internationaux nous prédisent une croissance forte pour les prochaines années, et les investissements étrangers, déjà très élevés en 1997, loin de décroître, ont encore augmenté de 20 % en 1998. Même le FMI nous décerne des satisfecit !
Alors, pourquoi ce pessimisme ? Pourquoi cette prostration ? Regardez la réalité en face : la loi sur les 35 heures ne fait peur qu'à vous ! Tous ces acteurs économiques sont-ils inconscients ? Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils ne sont pas convaincus par les sombres prophéties de la droite sénatoriale et qu'ils ne croient pas que la compétitivité des entreprises et de l'économie françaises soit mise en péril par le projet de loi sur les 35 heures.
La droite sénatoriale nous dit que le passage aux 35 heures se fera au détriment du pouvoir d'achat des salariés et de leurs conditions de travail. On avait déjà entendu cela dans cette enceinte, voilà dix-huit mois. Il s'agit d'ailleurs d'une noble préoccupation. En réalité, le pouvoir d'achat des salariés a augmenté de 2,8 % en 1998. Il n'a pas stagné, il n'a pas régressé, contrairement à ce qui s'était passé en 1994, en 1996 et en 1997.
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Absolument !
M. Henri Weber. Evidemment, 2,8 % c'est beaucoup moins que l'envolée des revenus du capital enregistrée la même année, mais c'est tout de même l'une des plus fortes progressions des salaires constatées depuis vingt ans.
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Absolument !
M. Henri Weber. S'agissant des conditions de travail, la droite sénatoriale a raison à hauteur de 15 %, puisque, selon une enquête récente que vous avez citée, madame la ministre, 85 % « seulement » des salariés se disent satisfaits de l'application de leur accord d'entreprise sur les 35 heures.
De nombreuses dispositions avaient été prises pour éviter que l'aménagement du temps de travail se solde par son intensification et sa précarisation - je n'ai pas le temps de les rappeler. Mais 15 % de salariés stressés ou lésés, c'est encore trop, j'en conviens volontiers. Plusieurs amendements déposés notamment par le groupe socialiste ont précisément pour objet de remédier à ces cas. Je ne doute pas, mes chers collègues, que la majorité sénatoriale les votera.
Ce projet de loi va nous isoler en Europe, dit-on encore ! C'est oublier que la plupart de nos partenaires ont eu recours, bien avant nous et à leur façon, à la réduction du temps de travail pour lutter contre le chômage : les Danois, avec les congés formation et les congés parentaux ; les Néerlandais, avec le recours très large au travail à temps partiel et au statut d'invalidité ; les Allemands, avec les 35 heures négociées dès les années quatre-vingt dans la métallurgie et dans plusieurs autres branches de l'industrie. La durée annuelle du travail est ainsi de 1 400 heures au Pays-Bas, de 1 550 en Allemagne et en Suède, comme l'a rappelé notre collègue Jean-Claude Carle, pour s'en désoler.
Autrement dit, nous ne sommes pas seuls en Europe ; nous rejoignons au contraire un peloton, à notre manière.
La droite sénatoriale nous dit, aujourd'hui comme hier, que la réduction du temps de travail ne créera pas d'emplois. Elle conteste l'enquête du ministère du travail qui établit que 120 000 emplois ont été créés ou préservés en 1998 du fait de la mise en oeuvre de la première loi, et elle considère que la majeure partie de ces emplois représente un « effet d'aubaine ».
Je n'ai malheureusement pas le temps ici de réfuter en détail cette allégation. Mais, vérification faite, je crois que l'enquête de la DARES, la direction de l'aménagement, de la recherche, des études et des statistiques, est fiable, car elle est fondée sur la comparaison de deux échantillons d'entreprises, celles qui sont passées aux 35 heures et les autres, échantillons assez semblables, quoi qu'en ait dit M. le rapporteur. Les spécialistes de la DARES ont de surcroît introduit toutes les corrections nécessaires pour redresser les biais qui subsistaient.
J'aimerais bien comprendre, au demeurant, comment et pourquoi une réduction de 10 % du temps de travail ne favoriserait pas les créations d'emplois, dans une économie en croissance forte comme l'est l'économie française et face à une demande en pleine expansion ? Le nombre de ces créations d'emplois dépendra évidemment en grande partie, nous le savons, de la qualité des rapports entre les partenaires sociaux dans l'optique de la mise en oeuvre des 35 heures. Mais, en tout état de cause, cela ne sera pas négligeable.
J'évoquerai pour conclure la question du financement du dispositif, qui devrait se poser dans toute son ampleur dans quatre ou cinq ans.
Le budget prévu pour la mise en oeuvre de votre projet de loi, madame la ministre, est « bouclé » pour l'an 2000. Il connaîtra une montée en régime progressive jusqu'en 2003 ou en 2004.
Oubliant que, lorsque Alain Juppé a fait voter sa « ristourne », il lui manquait, comme vous l'avez opportunément rappelé, 7 milliards de francs pour la financer à taux plein, l'opposition sénatoriale vous demande comment vous financerez votre dispositif lorsqu'il s'appliquera à toutes les entreprises, d'ici à cinq ans. Vous lui avez répondu par avance dans votre propos liminaire : sur un budget de 105 milliards de francs - 65 milliards au titre de l'allégement des charges sociales et 40 milliards au titre de la réduction du temps de travail - une quinzaine de milliards de francs n'ont, semble-t-il, pas encore été trouvés. Je pense tout comme vous que, la baisse du chômage et le dialogue avec les organisations syndicales au sujet de la mise en oeuvre des aides à l'emploi aidant, nous dégagerons d'ici là, et peut-être plus tôt encore, les financements nécessaires.
Madame la ministre, c'est avec beaucoup de conviction que nous aurions voté votre projet de loi, opportunément amendé par l'Assemblée nationale. Mais la majorité sénatoriale s'apprête, selon sa vieille habitude, à lui substituer son contre-projet, dont vous nous avez dit tout le bien qu'il fallait en penser. (Sourires.) Nous ne pourrons donc que voter contre le texte qui résultera des travaux du Sénat, car il visera à entraver le processus de négociation à l'oeuvre dans notre pays pour aboutir à la réduction à 35 heures de la durée du travail. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Franchis.
M. Serge Franchis. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous ne pouvons qu'être satisfaits de constater que, au cours du mois de septembre, 83 000 demandeurs d'emploi ont été radiés des fichiers de l'ANPE. Cette baisse du chômage a valeur d'encouragement. Toutefois, pour l'heure, les chômeurs sont encore au nombre de 2 695 000, et si l'on ajoute à ce chiffre les travailleurs précaires qui font la navette entre l'ANPE et une activité d'une durée mensuelle supérieure à 78 heures, la France compte aujourd'hui plus de 3 millions de chômeurs.
M. Charles Revet. C'est la vérité !
M. Serge Franchis. Au moment où nous discutons du présent projet de loi, le chômage reste donc une préoccupation majeure, et celles et ceux qui sont exclus du monde du travail éprouvent un sentiment de révolte. Prenons garde à cela. Prenons garde à ne pas nous accoutumer à la fracture sociale, que personne dans notre pays, par ailleurs si prospère, ne reconnaît comme admissible, comme acceptable.
Une génération au moins aura été en partie sacrifiée. Elle se trouvera une seconde fois en difficulté lorsque ses membres atteindront l'âge de la retraite, sans droits significatifs et sans épargne. Au regard de l'enjeu que représente la réduction du temps de travail, la question se pose de savoir si les mesures que comporte votre projet de loi, madame la ministre, sont suffisamment pertinentes pour développer une culture de l'emploi, une réelle solidarité en faveur de l'emploi.
Je vous livrerai à ce propos quatre réflexions.
Première remarque : je considère, au risque d'être incompris, que le partage du temps de travail aurait dû être d'abord régulé et négocié dans la fonction publique, avec toute la rigueur que suppose le respect de la masse budgétaire. En effet, avant de mettre en jeu la compétitivité du secteur marchand, l'Etat aurait dû s'imposer l'expérience à lui-même, c'est-à-dire aux trois fonctions publiques d'Etat, hospitalière et territoriale.
Cette expérience aurait permis de mettre en évidence toutes les contraintes de réoganisation, toutes les contradictions, toutes les conséquences susceptibles de résulter de cette évolution. Dans le domaine médico-social, l'application des dispositions de la loi du 13 juin 1998 soulève déjà des problèmes pour les institutions soumises à un prix de journée. Qu'en sera-t-il des hôpitaux lorsque la fonction publique hospitalière sera éligible à la réduction du temps de travail ?
A ce sujet, M. Zuccarelli a engagé, en septembre dernier, une consultation pour poser des jalons avant l'ouverture de négociations sur les 35 heures dans la fonction publique. Le ministre a indiqué que « la création d'emplois n'était pas l'objectif premier de cette réforme, qui n'est d'ailleurs étendue à la fonction publique tout entière que par ricochet ». Son embarras se comprend aisément ! Peut-être faudrait-il que nous sachions si, de fait, la durée du travail dans la fonction publique se situe déjà ou non au niveau des 35 heures. Tout cela fait désordre ! Dans la fonction publique territoriale, dont les effectifs seraient en augmentation de 7 % depuis 1991, les horaires varieraient déjà de 32 à 39 heures selon les collectivités.
Deuxième remarque : au cours des auditions des partenaires sociaux par la commission des affaires sociales, j'ai été frappé par l'absence de consensus ; des organisations patronales coopèrent, telles l'Union professionnelle artisanale, qui reconnaît avoir choisi la voie du dialogue plutôt que celle de l'affrontement ; mais des organisations syndicales font état de l'inquiétude des travailleurs devant les 35 heures. Que nous sommes loin d'un élan de solidarité pour l'emploi !
Troisième remarque : l'encadrement législatif paraît trop pesant, trop contraignant, pour laisser place à la négociation que vous appelez de vos voeux, madame la ministre, et qui a été largement engagée depuis juin 1998, pour laisser place à l'imagination, à l'innovation, à la participation, aux facultés d'adaptation, de souplesse, que requièrent la situation particulière de chaque unité de production, les spécificités de chaque profession, la taille de chaque entreprise. Le même concept ne se traduit pas nécessairement par des règles identiques pour un groupe qui emploie 100 000 salariés et pour un artisan, un commerçant ou un agriculteur qui n'en emploie qu'un seul.
Pourquoi ne pas faire davantage confiance aux partenaires sociaux ? Nous pourrions légiférer en faveur des hommes et des femmes dont le métier est pénible ou fatiguant et étendre le champ de la négociation pour les autres.
Quatrième réflexion : il est permis de regretter que la pénibilité du travail soit exclue du débat, d'autant qu'elle est susceptible d'être aggravée par l'augmentation des cadences liée à la réduction du temps de travail.
M. Charles Revet. C'est tout à fait vrai !
M. Serge Franchis. Permettez-moi de citer les conclusions d'une étude récente : « L'intensification du travail n'est pas synonyme de malheur, mais elle l'est toujours de fragilisation. En fait, on constate qu'en moyenne les cadres et les salariés les plus formés s'investissent davantage dans leur travail et que les moins qualifiés souffrent davantage. »
J'attire également votre attention sur les propos d'un médecin du travail : « Il est évident que nous assistons en ce moment à une progression considérable du nombre de maladies liées au travail. Une étude sera conduite sur le passage aux 35 heures car, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la réduction du temps de travail risque d'entraîner une augmentation de la pression. »
Il faut savoir que, selon une enquête syndicale, 21 % des salariés bénéficiaires des 35 heures déclarent ne pas pouvoir effectuer les tâches qui leur sont dévolues dans le temps légal imparti ; ils dépassent leurs nouveaux horaires pour achever leur travail quotidien.
En conclusion, j'approuve le dispositif d'aide financière, fondé sur un allégement des cotisations patronales de sécurité sociale sur les bas et moyens salaires, sauf à considérer que cet allégement aurait par lui-même, sans être assorti de la réduction du temps de travail, un effet positif sur les créations d'emplois.
Je forme le voeu que le projet de loi, tel qu'il sera, lui aussi, « allégé » par les amendements adoptés par la Haute Assemblée, puisse apporter une contribution efficace à la politique de l'emploi. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Revet.
M. Charles Revet. Le Sénat engage aujourd'hui, madame le ministre, la discussion du projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail. Comme nombre de mes collègues, je n'ai, sur le fond, aucun a priori sur la réduction du temps de travail. De nombreuses entreprises ont déjà engagé cette réforme ; il me paraît légitime que l'amélioration de la productivité, grâce à l'apport de techniques et de technologies plus performantes, bénéficie également aux salariés des entreprises qui les emploient. C'est vrai aussi vis-à-vis de la pénibilité du travail évoquée à l'instant par notre collègue M. Franchis.
Reste, madame le ministre, qu'il est nécessaire de bien mesurer les conséquences de la démarche et des dispositions que vous nous proposez. C'est là où, me semble-t-il, il y a pour le moins manque de cohérence dans votre démarche.
Les entreprises françaises sont engagées dans une compétition internationale de plus en plus aiguë ; la concurrence est rude. Sans doute avons-nous beaucoup d'atouts - ils sont nombreux et reconnus - à travers le savoir-faire et la qualité du travail des femmes et des hommes de notre pays. Il serait aberrant que ceux-ci se trouvent plus ou moins annihilés par des dispositions imposant des contraintes supplémentaires, en particulier pour les entreprises dont la production nécessite beaucoup de personnel. Ce sont celles aussi, ne l'oublions pas, qui sont génératrices d'emplois.
Madame le ministre, pourquoi ne pas faire davantage confiance à la capacité de nos concitoyens à trouver ensemble, au sein de l'entreprise, en fonction du contexte, un accord partenarial librement consenti ?
Confiance, liberté, responsabilité devraient être les maîtres-mots de notre démarche. Au lieu de cela, vous instaurez toujours un peu plus de contraintes et de carcans. La mondialisation de l'économie nécessite, de la part des entreprises, une capacité à réagir rapidement. Alors qu'elles ont besoin de plus de souplesse, les contraintes s'accumulent. Une simplification des procédures leur est indispensable, et vous ajoutez les réglementations aux réglementations, les unes contredisant quelquefois les autres, d'ailleurs.
Au demeurant, ce qui vaut pour les entreprises vaut également pour les collectivités ou pour les particuliers : nous n'avons jamais eu autant de lourdeurs additionnées.
Comment s'étonner, même s'il faut le dénoncer, que certaines entreprises décident alors de délocaliser, avec toutes les conséquences sociales que cela engendre ?
La France ne peut être partie prenante dans la mondialisation de l'économie, ouvrir ses frontières et, dans le même temps, mettre en place unilatéralement des dispositifs qui rendent plus dure aux entreprises la concurrence qu'elles ont à affronter. N'est-il pas de la responsabilité du Gouvernement, au contraire, de nous proposer des dispositions visant à améliorer la compétitivité de celles-ci ?
Nous eussions préféré que vous nous proposiez une autre démarche que celle qui a été engagée par le Gouvernement, visant à légiférer unilatéralement.
Ne pensez-vous pas, madame le ministre, que la priorité de votre action devrait tendre vers une négociation avec nos partenaires européens pour harmoniser nos législations du travail ? Je comprendrais que, sur la base d'une réflexion engagée par le Parlement, vous nous demandiez de vous mandater pour négocier une harmonisation de notre législation sociale. Cela eût été, probablement, plus porteur en matière de création d'emplois.
Malheureusement, ce n'est pas le sens de la démarche que vous avez engagée ! Même les gouvernements des pays européens qui partagent la philosophie qui vous anime vous regardent avec circonspection. Cela ne devrait-il pas vous interpeller ? Mais des promesses ont été faites en campagne électorale, qu'il faut tenir... C'est louable en soi, mais pas à n'importe quel prix.
Vous nous avez dit tout à l'heure que la mise en place des 35 heures dans les entreprises qui l'avaient décidée avait été génératrice de créations d'emploi. Je crains que les résultats réels ne soient beaucoup plus modestes que ceux que vous annoncez. Ne craignez-vous pas, madame le ministre - en tout cas, nous, nous le craignons - que tout cela ne dissuade des entreprises de venir s'installer chez nous, voire, ce que j'indiquais tout à l'heure pour des groupes, ne les conduisent à délocaliser, ce qui aboutirait alors non pas à une réduction du temps de travail, mais au chômage ?
Madame le ministre, il est beaucoup pardonné à qui sait reconnaître ses erreurs ! La commission des affaires sociales, son rapporteur, son président - et je les félicite tous deux - ont beaucoup travaillé pour amender d'une manière constructive ce projet de loi. Puis-je vous suggérer d'être attentive à leurs propositions ? Nous avons tous à y gagner, l'entreprise France en premier ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Trégouët.
M. René Trégouët. Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, dans le monde nouveau qui dorénavant est le nôtre, le responsable politique doit être modeste. Aussi, avez-vous fait, madame le ministre, une erreur en déclarant à la fin de la semaine dernière, après la publication de bons chiffres il y a quelques jours, que la France commençait à voir les effets des 35 heures entrer dans la statistique du chômage de manière très claire.
Tout d'abord, l'affirmation est objectivement erronée. Si, par bonheur, le chômage a décru de près de 12 % ces deux dernières années dans notre pays, il a décru dans le même temps de plus de 40 % au Pays-Bas et de 24 % en Espagne, pays qui pourtant, ni l'un ni l'autre, n'ont mis en place une réduction étatique du temps de travail.
Parmi tous les grands pays de l'Occident, et toujours ces deux dernières années, tous font mieux que la France, puisque les Etats-Unis d'Amérique ont vu leur chômage baisser encore de 15 %, passant d'un taux de 5 % à 4,1 %, et le Royaume-Uni de 15,2 %, passant de 7,3 % à 6,2 %. Seules l'Italie et l'Allemagne font, sur cette période, plus mal que la France, même si tout est relatif, puisque l'Allemagne connaît un taux chômage de 9 % alors que la France est encore toute proche des 11 %.
Non, madame le ministre, ce ne sont pas les lois, les règlements qui créent des emplois. Ce sont les entreprises qui, seules, en ont la capacité.
Mais pour que les entreprises embauchent, il faut qu'elles aient des clients, et pour que ces clients se décident à acheter - et donc enclenchent un processus de croissance - il faut qu'ils aient la conviction d'avoir les moyens de financer leur achat.
Aussi, cela aurait eu du panache, madame le ministre, si vous aviez eu l'objectivité - dont devront faire preuve dorénavant les responsables politiques dans ce monde nouveau - de reconnaître que les bons résultats actuellement constatés en matière de chômage sont le fruit des efforts accomplis par les Français depuis 1993 : l'inflation est maîtrisée ; les taux des prêts sont enfin abordables. Et, pour atteindre cet objectif, il était nécessaire de s'appuyer sur une monnaie respectée, forte et stable : l'euro.
L'histoire rendra grâce aux mesures prises par les gouvernements entre 1993 et 1997, qui ont eu l'effet apparemment néfaste, dans un premier temps, de « plomber » notre développement économique, tant la thérapeutique fut puissante pour faire face à l'urgence, mais qui ont pu permettre, grâce à la réduction des déficits publics, de respecter les conditions nécessaires d'adhésion à une monnaie européenne aux règles strictes, et qui ont su créer un environnement favorable à la croissance.
Devant l'embellie actuelle, il est surprenant de constater qu'aucun observateur averti - qu'il soit de gauche ou de droite d'ailleurs - n'a l'honnêteté de se poser la question de savoir où nous en serions aujourd'hui si les Français n'avaient, par de lourds sacrifices, créé en 1995 et 1996 les conditions favorables pour que nous soyons aujourd'hui dans l'euro.
Mais cette question m'amène immédiatement, madame le ministre, à une autre question : n'est-il pas à craindre a contrario pour la France que votre décision politique de réduire le temps de travail ne ternisse à terme, dans deux ou trois ans, l'embellie que connaît actuellement notre pays, compte tenu du coût public très lourd de cette mesure en vitesse de croisière ?
Vous commettez une terrible erreur, madame le ministre, en voulant faire croire aux Français que c'est le Gouvernement qui a la possibilité de créer des emplois en apportant de l'argent public. (Absolument ! et applaudissements sur les travées du RPR et de l'Union centriste.) Très vite, nos concitoyens prendront conscience que les autres pays industrialisés voient leur chômage décroître aussi rapidement - sinon plus rapidement que la France - et cela sans octroyer des aides publiques pour moins travailler.
Le retour de bâton risque d'être plus sévère encore quand la règle, sans exception, qui affirme que plus un pays travaille, moins il compte de chômeurs, sera aussi respectée en France et que nous constaterons alors que, à cause de la réduction du temps de travail que vous imposez, le chômage décroîtra moins vite en France que chez ses principaux partenaires et concurrents.
Pour que cette prise de conscience des Français soit plus rapide, je recommanderai à l'opposition dès lors que de l'argent public financera une réduction du temps de travail, de faire publier dorénavant chaque mois par un organisme sérieux et objectif, les évolutions du chômage dans les principaux pays industrialisés. Il faudra que les Français sachent !
De plus, dans ses règles opératoires, votre loi est d'une telle complexité qu'elle va encore élargir le fossé qui s'est creusé dans notre pays entre l'entreprise et les responsables politiques.
Ainsi, les quatre calendriers différents de mise en oeuvre de la réduction du temps de travail, les subtilités d'application des heures supplémentaires, avec leurs différentes bonifications dans certains cas, qu'il ne faudra surtout pas confondre avec les majorations dans d'autres cas, et le calcul à terme du salaire minimum sont autant de sujets de contentieux qui, peu à peu, vont fort irriter les gestionnaires des entreprises tant la mise en oeuvre sera complexe, voire parfois injuste - j'utilise sciemment ce qualicatif d'injuste, car il est vrai que votre loi va créer de réelles injustices.
Comme je vous le démontrerai dans quelques instants en abordant le fond, ce sont les salariés les plus humbles, ceux qui sont sans qualification, qui seront les plus touchés dans le vaste mouvement de mutations d'entreprises qu'inexorablement votre texte va accélérer.
L'injustice se retrouve même dans le corps du texte que vous nous soumettez.
Ainsi, vous proposez qu'il y ait dorénavant deux statuts de salarié en France : celui qui travaillera dans une entreprise de plus de vingt personnes et qui sera rémunéré sur une base de 39 heures alors qu'il ne travaillera plus que 35 heures, et ce grâce à un complément différentiel de 700 francs versé chaque mois par l'Etat ; en face de ce salarié « privilégié », il y aura, pendant ces deux prochaines années, le salarié de l'entreprise de moins de vingt personnes, qui, lui, continuera à travailler 39 heures en conservant la même rémunération. N'est-ce pas injuste ?
Vous proposez par ailleurs que, dans les entreprises qui sont touchées par vos règles concernant la réduction du temps de travail, les salariés à temps partiel dont la durée de travail est réduite voient leur pouvoir d'achat maintenu. Ainsi, un salarié à temps partiel dont l'horaire de travail passerait de 20 heures à 18 heures resterait payé 20 heures, soit deux heures de plus que celui qui travaille déjà à ce jour 18 heures et dont l'horaire de travail ne varierait pas. N'est-ce pas injuste ?
Mais il y a plus grave encore : votre dispositif renferme une bombe qui semble avoir été placée sciemment tant son dégagement de puissance potentielle est synchrone avec les échéances électorales de 2002.
Le Conseil d'Etat vous a formellement demandé de faire disparaître avant 2005 le mécanisme complexe du complément différentiel. Cela veut dire que, d'ici à cette échéance, la valeur du SMIC aura dû grignoter ce complément différentiel. Mais comme, par ailleurs, vous avez annoncé à l'Assemblée nationale que le taux horaire du SMIC ne varierait pas pendant ces deux prochaines années, tant que les entreprises de moins de 20 salariés ne seront pas intégrées dans votre dispositif, nous imaginons très bien l'annonce que voudrait faire votre gouvernement au début de 2002, quand toutes les entreprises seront concernées par la réduction du temps de travail : il sera alors annoncé un fort coup de pouce au SMIC. Or que se passe-t-il en 2002 ?... Ce stratagème puéril prêterait à sourire si, derrière tout cela, n'était pas en jeu la compétitivité, donc la survie de nombreuses entreprises françaises.
En effet, et c'est là que j'en arrive au fond, votre loi est archaïque, madame le ministre. Elle regarde le passé et ignore totalement l'avenir. Votre culture et l'idéologie qui vous porte vous font penser que le destin du salarié - du travailleur, diraient certains - dans le temps qu'il doit passer à travailler dans l'entreprise, dépend de la décision poitique. Cela est faux.
Le temps de travail de l'homme a toujours été directement, étroitement lié aux outils qu'il utilise, et cela depuis des millénaires. S'il est vrai que, depuis deux siècles, et plus encore dans le xxe siècle avec le développement de la production de masse, le salariat, qui est une invention récente, donc fragile, dans l'histoire de l'homme, a pris de plus en plus d'importance, il faut que nous ayons conscience que les nouvelles technologies, qui dorénavant se propagent à une vitesse stupéfiante, vont plus faire évoluer les relations de chacun d'entre nous avec son travail dans les dix prochaines années que ne l'a fait le taylorisme avec son travail à la chaîne en quatre-vingts ans.
Mais, dans cette mutation rapide que va connaître l'entreprise dès le début du xxie siècle, la compétition va être injuste.
Si vous aviez voulu, madame le ministre, faire une loi qui regarde vers l'avenir et qui vous aurait fait entrer dans l'histoire, vous auriez dû nous proposer un texte qui protège les plus démunis et les plus exposés dans le terrible combat qui s'annonce. Or, loin de cela, le texte que vous présentez aujourd'hui, par son uniformité, par sa rigidité, par l'intervention des pouvoirs publics dans le contrat privé, va pénaliser davantage encore les plus faibles.
Comme je le disais voilà un instant, ce sont les outils utilisés par l'homme qui ont déterminé depuis des millénaires le temps qu'il a dû consacrer au travail. Cela est aussi vrai pour le paysan de Mésopotamie avec l'araire il y a quelque 5 000 ans que pour l'ouvrier textile avec le métier à tisser il y a 150 ans, ou que pour l'agent de production qui, de nos jours, monte une automobile sur une ligne d'assemblage.
Ce qui est nouveau depuis quelques courtes décennies, c'est que l'outil, qui, depuis la roue, avait comme finalité de se substituer à la force musculaire, donc de diminuer l'effort physique de l'homme, a maintenant comme fonction de conforter, sinon remplacer sa mémoire et, plus encore, de l'aider, sinon se substituer à lui pour prendre des décisions.
Par ailleurs, l'outil, qui fut essentiellement individuel pendant plusieurs millénaires, était devenu collectif depuis plus d'un siècle avec la production de masse. De nouveau, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, nos outils ont tendance à redevenir individuels.
Cette tendance lourde de l'évolution de notre monde et cette nouvelle approche du travail qu'elle induit ne pourront être entravées, ni même déviées par aucun gouvernement. En revanche, n'est-il pas dans la mission fondamentale des responsables politiques de savoir anticiper sur cette mutation inexorable pour éviter que ne se creuse un fossé abyssal entre ceux qui bénéficieront de l'usage de ces nouveaux outils et ceux qui en seront exclus ?
En effet, il en est fini des classifications imaginées, voilà plus d'un demi-siècle maintenant, par Colin Clark et qui nous séparaient en trois secteurs : les secteurs primaire, secondaire et tertiaire. Il y aura dorénavant ceux dont le travail, qu'il soit intellectuel ou physique, sera amplifié par la machine en quantité produite dans un temps de référence et, de l'autre côté, ceux dont les tâches ne pourront être accélérées par la machine.
Ainsi, alors que la productivité brute, en calcul, a été multipliée par dix mille - je dis bien par dix mille - en moins de trente ans pour un ingénieur qui, par exemple, simule le fonctionnement d'une machine complexe, et cela pour un coût décroissant, il faut toujours le même temps aujourd'hui qu'il y a trente ans à une infirmière pour faire un pansement, à une coiffeuse pour faire une coupe de cheveux, à une serveuse pour servir un repas ou à un chauffeur routier pour livrer ses colis aux clients. Ainsi, les classifications archaïques vont laisser place à une nouvelle division internationale du travail, qui va rapidement nous faire découvrir un paysage nouveau.
Ne soyons pas surpris si, dans quelques courtes années, nous voyons manifester côte à côte le médecin, le carreleur et la femme de ménage : ils ont tous comme handicap fondamental dans le monde nouveau de ne pouvoir amplifier leur « productivité » par la machine. D'ailleurs, et cela se vérifie actuellement dans tous les pays développés, ces métiers non automatisables connaissent partout un déficit de recrutement parmi les jeunes. Chacun d'entre nous a déjà entendu de nombreux artisans, qu'ils soient maçons, charpentiers ou plombiers, nous dire les réelles difficultés qu'ils rencontrent pour recruter des ouvriers et même pour former des apprentis.
La loi de réduction négociée du temps de travail ne va pas fondamentalement entraver les entreprises de nouvelle génération, heureusement de plus en plus nombreuses, qui s'appuient sur les nouvelles technologies de l'information et de la communication et qui ont la capacité d'augmenter leur productivité dans des proportions nettement supérieures aux quelque 11 % qui sont arithmétiquement imposés par ce texte.
Pour les entreprises de production de biens physiques, le dilemme est simple : soit elles ont encore la capacité d'augmenter l'automatisation de leur cycle de production, donc d'améliorer leur productivité et de ne pas augmenter leurs prix - il faut souligner que, dans ce cas, l'augmentation du nombre d'automates va avoir comme conséquence de supprimer des emplois, ce qui va à l'opposé du but recherché par ce texte - soit les entreprises de production n'ont plus la capacité d'augmenter leur productivité grâce aux robots et, alors, soit elles disparaîtront, soit elles délocaliseront si elles en ont encore les moyens.
Mais les entreprises qui vont littéralement être « plombées » par votre texte, madame le ministre, sont les petites entreprises manufacturières, et les artisans en particulier, qui verront augmenter leur masse salariale soit par la multiplication des heures supplémentaires, soit par l'obligation de recruter de nouveaux salariés, puisque ces entreprises ne pourront pas augmenter leur productivité grâce à la machine.
S'il est possible de façon transitoire, à partir de 2002, pour une entreprise comptant plus de 10 salariés, de recruter un salarié supplémentaire et de ne pas augmenter temporairement sa masse salariale grâce à l'aide de l'Etat, qu'en sera-t-il de la petite entreprise artisanale type qui compte quatre ou cinq compagnons ? Pour respecter, à partir de 2002, les 35 heures, il ne lui sera pas possible d'embaucher un ouvrier en plus, ce qui lui ferait une augmentation soudaine de la masse salariale pour un chiffre d'affaires qui, souvent, reste constant pour ce type d'entreprise. Il lui faudra donc payer des heures supplémentaires à ses salariés dès la trente-sixième heure travaillée, ce qui ne fera que diminuer les revenus personnels de l'artisan. Ceux-ci, dont on ne se préoccupe pas de compter les heures réelles de travail et qui souvent font déjà plus de 60 heures par semaine, seront obligés de travailler encore plus pour s'en sortir.
Un autre type de réponse, venant surtout des petites et moyennes entreprises, pourrait nous surprendre.
Le défi lancé par ce texte aura de telles conséquences, vitales pour certaines entreprises, que ces dernières vont accélérer la mutation qui leur est suggérée par les nouvelles technologies. Ne pouvant faire face à une telle augmentation de la masse salariale, elles vont beaucoup plus rapidement que dans les autres pays industrialisés - nous l'avons déjà constaté dans le passé dans notre pays avec la mise en place de la robotisation - se redéployer et externaliser un nombre grandissant de tâches pour les confier à des individus connectés, dont aucun gouvernement, aussi dirigiste soit-il, ne pourra heureusement contrôler la durée réelle du temps de travail.
S'il en était ainsi et si ce mouvement d'externalisation d'un nombre grandissant de fonctions d'une entreprise s'appuyant sur des individus reliés les uns aux autres par les réseaux se montrait favorable aux entreprises, et partant du postulat que ces individus ainsi externalisés seraient rémunérés non plus par un salaire fixe, mais à l'importance des tâches réellement effectuées, et ce sur une base contractuelle, il serait quand même paradoxal, voire cocasse, oserai-je dire, que ce soit un gouvernement de gauche qui ait historiquement initié, en ce début du XXIe siècle, un mouvement long, mais inexorable, de régression du salariat, qui pourtant constitue le socle sur lequel il s'appuie depuis plus d'un siècle. Cette régression aurait été amorcée par une loi réduisant de façon autoritaire le temps de travail.
M. Henri Weber. C'est de la science-fiction !
M. Jean Chérioux. C'est très intelligent !
M. René Trégouët. Je vous donne rendez-vous dans quelques années, monsieur Weber !
Mais, au-delà de ces mouvements qui vont faire évoluer toutes les idéologies nées voilà plus d'un siècle, une mutation bien plus profonde encore est en train de bouleverser nos sociétés.
Dans nos pays comblés et malheureusement marqués par un égoïsme que nous risquons de payer cher dans quelques décennies, l'argent ne sera plus le bien essentiel : c'est le temps qui va devenir le bien le plus précieux pour l'homme.
M. Jean-Luc Mélenchon. Oui !
M. René Trégouët. C'est pourquoi je reprends volontiers la forte phrase de Robert Reich : « Dans la vie d'une nation, peu d'idées sont aussi dangereuses que les solutions justes à des problèmes mal posés. »
Vous avez eu raison, madame le ministre, d'ouvrir un débat sur la durée du temps de travail et de conclure que celui-ci ira en se réduisant. Mais vous avez eu tort de très mal poser le problème en ne prenant pas en compte la réalité de l'entreprise, surtout de la petite et moyenne entreprise, en vous appuyant sur une vision archaïque déformée par le prisme de l'idéologie et en vous référant à de grands groupes multinationaux qui n'ont de considération que pour leurs actionnaires.
Bien imprudent serait le gouvernement qui, dorénavant, ne voudrait pas parler du temps que chacun doit réserver au travail dans sa vie. Il faut même avoir le courage de dire dès maintenant qu'il serait mortel pour tout gouvernement d'avoir la tentation d'annuler totalement le texte qui nous est aujourd'hui proposé et de revenir au statu quo ante .
Toutefois, ceux qui, demain, auront en charge le destin de la nation devront avoir le courage de reprendre globalement le problème et, enfin, de bien le poser. Si nous voulons donner à chaque Français une réelle possibilité de faire le choix fondamental de sa vie en lui offrant une réelle liberté dans l'utilisation de son temps, il faut traiter, selon une même approche globale et cohérente, les problèmes de démographie et d'immigration, les problèmes de formation tout au long de la vie, les problèmes de rémunération - et celle-ci devra se fonder de plus en plus sur les résultats des entreprises, à travers l'intéressement, et de moins en moins sur les seuls salaires - les problèmes posés par l'allongement de la vie, les problèmes de protection sociale, les problèmes liés aux retraites, lesquelles, c'est inéluctable, devront s'appuyer de plus en plus sur des fonds de pension et de moins en moins sur un système de répartition.
En un mot, il faudra non plus traiter le temps de travail « à la petite semaine », comme vous le faites dans le texte que vous nous proposez aujourd'hui, madame le ministre, mais le poser dans sa globalité, sur toute la durée d'une vie.
Il nous faudra aussi, dorénavant, faire un usage pertinent de l'argent public et, en particulier, faire en sorte qu'il ne donne plus lieu à effet d'aubaine - à l'inverse de ce que tend à produire ce texte - pour des entreprises qui, recourant à des outils dont la productivité augmente à une vitesse qui leur permet de relever les défis de la concurrence, n'ont pas besoin de subventions pour réduire le temps de travail de leurs salariés.
Ce n'est qu'à cette condition que la politique pourra retrouver sa crédibilité auprès de tous les Français.
Quand nos concitoyens sont interrogés dans le cadre d'études d'opinion, une large majorité d'entre eux déclarent souhaiter réserver moins de temps à leur travail et pouvoir disposer en toute liberté d'un temps choisi pour faire autre chose. Mais, quand on demande à ces mêmes Français si cette réduction du temps de travail est bonne pour la France et pour leur avenir, ils sont aussi nombreux à répondre massivement non. C'est là qu'il y a problème !
Comme toujours, le bon sens est populaire. Madame le ministre, vous avez fait l'erreur de ne pas aller sur le terrain, à la recontre des chefs d'entreprises et des salariés.
M. Jean-Luc Mélenchon. Pour faire du « tourisme social », comme vous ?
M. René Trégouët. C'est dommage, car vous auriez beaucoup appris. Vous auriez alors été incitée à ne pas nous présenter un texte qui n'a pas d'avenir. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Joly.
M. Bernard Joly. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, lors de l'examen du premier texte sur la réduction du temps de travail, j'avais exprimé mon regret de voir abandonner des dispositions qui privilégiaient la négociation encadrée observant la réalité des paramètres.
Ma position n'a pas changé, d'autant que la preuve de l'incidence de la diminution de la durée du travail sur l'abaissement du taux de chômage n'est toujours pas apportée.
Le recul actuel des effectifs des demandeurs d'emploi reflète la reprise générale de l'économie. Notre excellent rapporteur et mon ami René Trégouët l'ont rappelé, et la démonstration est largement contenue dans les documents de l'OCDE, qui, entre juin 1997 et juin 1999, a relevé les chiffres du marché de l'emploi chez nos voisins ; je n'y reviendrai donc pas.
Cela mérite réflexion. Si vraiment la recette était bonne, les effets se seraient fait sentir et elle aurait fait des émules. Or il n'en est rien.
Pourquoi donc poursuivre sur un chemin qui n'est pas le bon et avoir, de plus, un nouveau texte en attente pour mettre toutes les entreprises sous le même boisseau ? Cette rigidité accentuée n'est pas sans incidence sur la courbe des créations d'entreprises qui, contrairement à ce qui se passe habituellement, s'écarte de celle de la production. Depuis deux ans, la croissance est soutenue alors que le nombre de créations d'entreprises ne cesse de diminuer.
M. Henri Weber. C'est inexact !
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. C'est faux !
M. Bernard Joly. Pourquoi résister à la tentation si délice il y a ? La décision anticipée d'embaucher après le passage aux 35 heures, bien qu'assortie d'une subvention de plusieurs milliers de francs par salarié, n'a visiblement tenté que 2 % des entreprises. Les entrepreneurs français seraient-ils d'une probité telle que l'adhésion au froid raisonnement que vous leur imposez, madame la ministre, leur ferait repousser une aide qui leur apparaîtrait comme superflue ?
Non seulement ce dispositif va peser sur l'Etat mais il va également peser sur les entreprises à effectifs constants. Ce passage aux 35 heures entraînera une hausse de plus de 10 % du coût de l'heure de travail. Beaucoup de petites structures ne le supporteront pas. Sans vouloir jouer les Cassandre, c'est l'inverse de l'effet escompté qui pourrait bien se produire.
A cet égard, est attendue depuis deux ans une réforme des cotisations sociales patronales. Elle permettrait de réduire le coût du travail alors que le nouvel horaire légal tend au contraire à l'augmenter.
Plus dommageable encore sera l'application de ces dispositions au secteur tertiaire. L'essor de celui-ci, la relève qu'il assure pour l'économie sur les activités de production et de transformation vont subir un frein.
Le tertiaire est avant tout fondé sur le service rendu. Les flux de demandes sont concentrés soit sur des périodes de l'année, soit sur des tranches horaires bien précises. Comment les satisfaire avec la rigidité de ces textes ? Les acteurs sont constitués par une multiplicité de petites unités pour lesquelles les interlocuteurs désignés ne sont pas forcément présents.
La mise en place de ce que sera la loi ne se fera qu'au prix d'un maquillage pour arriver à être en conformité avec elle, du moins pour les plus respectueux des règles. Pour les plus malins, la solution résidera dans la délocalisation s'ils veulent résister à la concurrence des pays voisins, bien moins réglementés.
Cette situation est flagrante dans le secteur du tourisme, activité à forte main-d'oeuvre et à sollicitation en pics. Faut-il, avant même de voter une loi, envisager des dérogations ou, à tout le moins, prévoir des dispositions spécifiques pour certaines catégories de salariés ?
Par exemple, lorsqu'un guide accompagne un groupe de touristes en circuit pendant une, deux ou trois semaines, cela veut dire qu'il travaille sept jours sur sept pendant environ dix heures. Actuellement, lui est allouée une rémunération forfaitaire à la journée, sans référence à un horaire, et les montants sont négociés paritairement, au niveau de la branche, avec les organisations syndicales, en conformité avec la convention collective. Faudra-t-il prévoir deux guides pour assurer un roulement ?
Les tour-opérateurs français ne seront plus compétitifs par rapport à leurs confrères étrangers, qui démarcheront la clientèle française en lui proposant les mêmes produits à des coûts inférieurs.
Même constat pour les agences de voyage, qui, si elles veulent offrir leurs services dans les tranches horaires et les jours où se concentrent les pratiques commerciales, devront doubler leur personnel. Malgré les allégements de cotisations sociales, ce n'est pas viable, car 90 % des 3 000 entreprises concernées ont moins de vingt salariés et près de 60 % moins de cinq salariés.
Et qu'en est-il de la restauration, où 90 % des PME comptent moins de cinq salariés ? Tout d'abord, le temps de présence ne signifie pas forcément un temps d'activité. Ensuite, la difficulté déjà éprouvée de trouver des salariés qualifiés à temps complet va devenir réellement problématique en cas d'embauches supplémentaires. Enfin, dans ce métier, la véritable pointeuse, c'est le client, qui arrive entre dix-neuf heures et vingt-deux heures trente, qu'on le veuille ou non !
M. Jean-Luc Mélenchon. Oh là là !
M. Bernard Joly. Par ailleurs, le retour aux « produits vrais » risque d'être sérieusement compromis. Afin de maintenir un équilibre économique, les produits fournis par l'industrie agroalimentaire remplaceront les produits frais, qui demandent beaucoup plus de temps de transformation et de personnel qualifié.
Comme pour les guides touristiques, que prévoir pour les veilleurs de nuit ? Des systèmes automatisés ? Où est la création d'emplois ?
A bien y regarder, il est évident qu'on n'augmente pas le nombre des bénéficiaires d'un emploi en réduisant le nombre d'heures de travail de chacun. Il n'y a pas un volume constant à partager.
Par ailleurs, le progrès de la productivité n'induit pas ou n'implique pas de réduction du temps de travail ; il en modifie le contenu et l'aménage.
Madame la ministre, sans vouloir polémiquer, j'ai peur que la contrainte qui nous est proposée, comme le tabac et l'alcool qui nuisent gravement à la santé, ne nuise gravement à la santé économique de la France et à la compétitivité de ses entreprises, surtout des PME. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Domeizel.
M. Claude Domeizel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la conquête du temps fait partie d'une des grandes aspirations de l'homme, qui oscille entre deux désirs : d'une part, aller toujours de plus en plus vite afin de diminuer l'espace-temps pour réaliser ses déplacements entre deux points, pour améliorer ses performances, pour limiter la durée des tâches auxquelles il est astreint et, d'autre part, à l'inverse, augmenter l'espace-temps pour allonger sa propre durée d'existence et sa qualité de vie.
Pour l'homme, engagé dans sa course perpétuelle contre le temps, la réduction du temps de travail répond à cette même préoccupation et c'est pourquoi elle s'est toujours trouvée au coeur des grandes luttes sociales de notre pays.
Par ailleurs, les nouvelles formes de travail, avec le développement du télétravail et l'apparition des nouvelles technologies, la nécessité de satisfaire une population ou une clientèle de plus en plus exigeante, celle d'assurer la maintenance des produits ou des services sans interruption et sans faille, celle de prendre toutes les précautions et les garanties pour éviter une mise en cause sur le plan de la responsabilité font que le cadre juridique des conditions de travail s'est trouvé bouleversé.
La modification des rythmes de travail a ébranlé les rythmes sociaux et perturbé l'organisation de la vie collective comme de la vie personnelle des salariés.
Le chantier de l'organisation du temps que vous avez ouvert, madame la ministre, avec la réduction du temps de travail répond à cet objectif pour, selon vos propos, « non seulement rechercher un meilleur équilibre quantitatif entre le temps de travail, le temps pour soi, le temps pour les autres, mais aussi améliorer la qualité de vie personnelle et trouver une meilleure articulation entre le temps de travail et le temps hors travail. »
Je ne reviendrai pas sur la finalité même du projet de loi : l'emploi. De nombreux collègues avant moi s'en sont fait largement l'écho. Au demeurant, ce texte n'est pas la première démonstration de votre engagement et de celui du Gouvernement en faveur de l'emploi. Toute la panoplie de mesures déployées depuis deux ans concourt à ce même but, qu'il s'agisse des emplois-jeunes ou, plus récemment, de la baisse du taux de la TVA pour les travaux dans les locaux d'habitation.
Je m'attacherai davantage à suivre le fil conducteur qui sous-tend ce projet, c'est-à-dire la négociation. C'est ce fil rouge que la droite sénatoriale entend rompre, vidant ainsi de son sens toute la construction du projet.
L'histoire nous a montré que chaque avancée significative des droits des salariés n'a pu être réalisée qu'à deux conditions : d'abord, qu'elle soit organisée dans un cadre législatif, ensuite, que les droits de toutes les parties soient renforcés pour permettre une négociation réellement efficace.
Ce fut le cas de la loi du 23 avril 1919 portant à 8 heures la durée maximale du travail journalier et à 48 heures celle du travail hebdomadaire. Cette loi avait heureusement été précédée, le 19 mars de la même année, d'une loi instaurant le droit à la négociation collective et à la mise en place de conventions collectives, avec des droits nouveaux pour les syndicats.
Ce fut aussi le cas de la loi du 21 juin 1936, la fameuse loi des 40 heures, qui avait aussi été précédée d'une autre loi sur la négociation collective et les droits syndicaux.
En revanche, la loi de 1848 limitant le travail des femmes et des enfants n'avait pas pu être appliquée en l'absence de droits réels pour les salariés et leurs représentants.
Or, dans le projet de loi qui nous est soumis, les rôles respectifs de la loi et de la négociation sont manifestement au coeur du débat.
La loi du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail a fixé une orientation - la réduction de la durée légale du travail à 35 heures - mais elle a aussi retenu une méthode pour la négociation. Cette loi a enclenché un fort mouvement de négociations dans les branches ou les entreprises. Les partenaires sociaux ont été appelés à définir, par leurs accords, des solutions adaptées pour mettre en place la réduction de la durée du travail, prenant en compte à la fois les besoins des entreprises et les aspirations des salariés, le tout sans perdre de vue la création ou la préservation d'emplois.
Le texte qui nous est soumis prolonge la dynamique mise en place par la première loi. Il permet d'engager dans de bonnes conditions, comme le prouve le bilan positif des premiers accords, la généralisation du passage aux 35 heures.
Par ailleurs, le succès de la négociation suppose que les partenaires sociaux puissent s'appuyer sur un cadre juridique clair et stabilisé. Ainsi, la loi doit préciser ce qu'elle entend régler directement et annoncer ce qui doit être laissé à la négociation.
Sans procéder à une analyse exhaustive du projet de loi en raison de la limitation de mon temps de parole et de l'heure tardive, j'illustrerai mes propos à l'aide de quelques exemples significatifs.
Il appartient à la loi de fixer le cap, d'établir les règles et un calendrier précis, de définir des garanties et des protections pour tous par des clauses d'ordre public. Tel est l'objet de l'article 1er qui confirme la durée légale du travail effectif à 35 heures au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de vingt salariés et au 1er janvier 2002 pour les autres. Il s'agit là d'une disposition légale non susceptible de dérogation conventionnelle.
Nous avons tous noté avec satisfaction que cet article 1er avait été complété par l'Assemblée nationale grâce à l'adoption d'un amendement communément appelé « Michelin ». Celui-ci prévoit que l'employeur doit avoir conclu un accord de réduction du temps de travail à 35 heures hebdomadaires, ou 1 600 heures annuelles, ou avoir engagé des négociations avant tout plan social.
Cet article avait également été complété par une série d'articles précisant la notion de travail effectif et encadrant la prise en compte des conditions de travail particulières. C'est le cas du temps de pause, d'habillage ou de déshabillage, de casse-croûte, des périodes d'astreinte, de veille ou d'inaction, ou encore du régime des heures d'équivalence au regard de cette notion de travail effectif.
La loi fixe également le cadre commun à toutes les entreprises sur des points essentiels comme le régime des heures supplémentaires effectuées entre 35 et 39 heures, ces heures pouvant donner lieu à une bonification soit financière, soit en temps de repos.
Mais quelle serait l'efficacité d'une telle loi si une large place n'était pas réservée à la négociation pour assurer une meilleure adaptation à la réalité du terrain et des entreprises ?
En matière d'heures supplémentaires, par exemple, la loi laisse à l'accord d'entreprise le choix de la nature de la contrepartie pour les salariés, entre la récupération du temps et la majoration en argent. Là, de nouveau, c'est la négociation qui facilitera la réalisation d'accords dès l'an 2000.
Cet exemple n'est qu'une illustration, car de nombreux domaines pourront et devront être précisés par des accords particuliers dans chaque entreprise : le délai de prise du repos compensateur, la répartition du temps libéré par la prise de journées ou de demi-journées, le régime à appliquer aux cadres, le recours au temps partiel, le recours au compte épargne-temps et le développement de la formation.
En supprimant la plupart des avancées de ce projet de loi, avec sa batterie d'articles de suppression, la majorité de droite de notre assemblée est, à l'évidence, même si elle s'en défend, contre toute idée de négociation. Elle porte ainsi atteinte à la cohérence du dispositif.
Si le moment était propice à la plaisanterie, je pourrais imaginer qu'il s'agit là d'une démarche de coordination en vue de la réduction du temps de travail des parlementaires ! Mais les raisons sont bien plus pernicieuses. D'ailleurs, je ne comprends pas très bien - et je ne suis pas le seul - pourquoi, après ce travail de coupes claires, le titre du projet de loi n'a pas été amendé à son tour. Par ces suppressions, le titre « projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail » est vidé de tout son sens.
Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Absolument !
M. Claude Domeizel. La commission des affaires sociales, malgré notre opposition, a modifié radicalement l'orientation du projet de loi.
La droite oublie que, dans bon nombre d'entreprises, même celles qui sont dépourvues de délégués syndicaux et de délégués du personnel - ce que l'on peut regretter - les négociations engagées sur la base de la première loi sur les 35 heures ont créé une nouvelle dynamique de renforcement du dialogue social.
Les accords signés sous l'égide de la première loi démontrent que le processus engagé a permis de modifier, de façon substantielle, l'organisation du temps de travail dans les entreprises signataires, de créer ou de préserver un certain nombre d'emplois et ont contribué à la relance, voire à la mise en place d'un véritable dialogue social. Il n'y a aucune raison de ne pas continuer dans cette voie.
Cette méthode est aussi un gage assuré pour l'émergence d'un nouveau droit du travail, qui intègre la prise en compte des aspirations des individus dans le champ du travail du xxie siècle. L'adoption du projet de loi relatif à la réduction négociée du temps de travail doit marquer l'histoire de notre pays. Ce texte constitue, en effet, un progrès social majeur, non seulement par son contenu, mais aussi au regard de son mode d'élaboration, car il privilégie l'interaction entre la loi et la négociation sociale, qui permettra de faire aboutir un véritable dialogue social.
Le groupe socialiste aborde cette discussion avec une grande volonté de la faire aboutir. Il apportera son soutien à ce texte, parce qu'il s'inscrit parfaitement dans l'action menée depuis deux ans, avec succès, par le Premier ministre, par toute sa majorité et par vous-même madame la ministre, en faveur de l'emploi, de la solidarité et de l'expression de la démocratie. (Applaudissements sur les travées socialistes et celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. Machet.
M. Jacques Machet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en cette fin de siècle, la réduction de la durée légale du travail reste l'un des grands sujets de débat dans notre pays. Il n'a jamais autant occupé la sphère médiatique depuis la crise économique des années soixante-dix.
L'amélioration du statut des actifs serait-il une priorité alors que, par ailleurs, le chômage et la précarité progressent ? La question est posée.
J'émetterai deux réserves à l'encontre de ce projet de loi.
En premier lieu, avec la deuxième loi, l'objectif de lutte contre le chômage passe ouvertement au second plan. Les arguments officiels en faveur des 35 heures sont désormais d'un autre ordre : évidemment, il s'agit d'accroître le temps libre des salariés, mais aussi, prétendument, de « renforcer le dialogue social ».
Comment parler, dans le titre du projet de loi, de « réduction négociée du temps de travail » alors que l'on s'apprête à imposer une nouvelle durée légale ? Fixer cette durée à 35 heures est contradictoire avec l'idée de dialogue social, d'autant qu'il n'y a pas unanimité.
Certes, les syndicats de salariés sont plutôt favorables à la réforme. Mais on semble oublier l'opposition des syndicats de cadres. Ces derniers représentent quand même un total de trois millions de personnes ! D'autres critiques émanent, évidemment, des organisations regroupant les chefs d'entreprises concernés par l'application obligatoire de la réforme dès le 1er janvier prochain. C'est demain !
Selon un récent sondage CSA - La Tribune, les principales attentes économiques et sociales de nos compatriotes concernent l'incitation à l'embauche par une baisse des charges des entreprises, la réduction des impôts et l'augmentation du pouvoir d'achat des catégories les plus défavorisées. La réduction du temps de travail ne se situerait qu'au septième rang. Preuve que les Français ont très bien compris deux choses : d'une part, la lutte contre le chômage passe par une baisse des charges sociales ; d'autre part, les 35 heures risquent de créer peu d'emplois compte tenu des nouveaux prélèvements opérés sur les entreprises et leurs gains de productivité.
Votre projet de loi, madame la ministre, prévoit bien une baisse des charges. Mais il impose, par ailleurs, une réduction de la durée du travail de quatre heures pour tous les salariés et tous les secteurs d'activité. Il taxe les heures supplémentaires entre 35 et 39 heures, alors que le Gouvernement augmente les prélèvements sur les entreprises.
De ce point de vue, la « loi de Robien » de 1996 procédait d'une démarche plus pragmatique et cohérente : tout d'abord, la réduction du temps de travail restait du domaine conventionnel ; ensuite, le versement des subventions était conditionné par des embauches. Ce n'est pas le cas dans le nouveau texte gouvernemental.
Pour l'ensemble de ces raisons, nous pouvons donc légitimement nous interroger sur le bien-fondé d'un tel dispositif, dont le coût budgétaire est élevé et qui risque de constituer un handicap supplémentaire pour les entreprises.
J'en viens à ma seconde réserve. Notre collègue Jean Arthuis, rapporteur de la commission d'enquête sur la réduction autoritaire du temps de travail à 35 heures, mettait en garde le Gouvernement, dès janvier 1998, sur le danger de cette réforme pour les finances publiques.
On nous dit que les entreprises seraient « gagnantes » avec cette réforme. J'ai assisté à l'ensemble des auditions organisées par la commission des affaires sociales et aucun représentant des chefs d'entreprise ne s'est dit favorable à ce projet de loi.
M. Henri Weber. Ben voyons !
M. Jacques Machet. Si les coûts salariaux devaient augmenter de 0,6 % en moyenne, les conséquences seraient, bien sûr, très variables selon les secteurs d'activité et la taille de l'entreprise.
Les plus inquiets sont sans doute les responsables des PME employant entre vingt et cinquante salariés, où la réforme, qui sera obligatoire dès le début de l'année 2000, posera probablement de sérieuses difficultés d'application.
Que dire du secteur de l'agriculture - j'ai été agriculteur durant cinquante ans ! - où les contraintes météorologiques peuvent difficilement être mise en équation et sont donc incompatibles avec l'idée même des 35 heures ?
M. Jean-Luc Mélenchon. On y arrive !
M. Jacques Machet. Que dire également des industries textiles, par exemple, où l'activité a souvent un caractère saisonnier ?
Comme nombre de collègues de l'opposition l'ont affirmé, ce projet de loi procède, en fait, plus d'un acte idéologique et d'une volonté d'affichage électoral que d'un réel souci de progrès économique et social. En réalité, nous risquons d'assister à un élargissement du fossé qui existe entre les salariés du secteur public, qui seront sans doute les principaux bénéficiaires de la réforme, et les salariés du secteur privé, notamment ceux des PME, pour qui le bénéfice des 35 heures est plus hypothétique. Et je ne parle pas des travailleurs indépendants, pour qui la réduction du temps de travail est une notion bien étrangère.
Cependant, loin de se réfugier dans une opposition stérile, le Sénat et sa commission des affaires sociales, dont je suis membre, ont souhaité examiner ce texte. Ils ont décidé de lui apporter de profondes modifications. Il s'agit de redonner son sens à la négociation collective et de sauvegarder les accords d'ores et déjà signés dans le cadre de la loi de 1998. Voilà la première priorité.
Il faut rompre avec les réflexes autoritaires et centralisateurs dont notre pays est trop souvent le théâtre.
Alors que nous aurons à examiner prochainement le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2000, permettez au rapporteur pour la famille d'aborder la question du temps partiel choisi. Elle concerne un grand nombre de familles qui élèvent leurs enfants, que dis-je ? qui aident leurs enfants à s'élever et aspirent à plus de disponibilité et de souplesse dans la gestion de leur temps.
Ces personnes trouvent dans la formule du temps partiel choisi un moyen de partager le travail, un vecteur de véritable progrès social et d'amélioration de la qualité de la vie.
A ce propos, on ne peut que déplorer le projet de suppression de l'abattement de charges en faveur de l'embauche d'une personne à temps partiel. Pourquoi, madame la ministre, une telle persévérance dans la déstabilisation de la famille ? Cet abattement n'a-t-il pas été créé en 1992, alors que vous étiez au gouvernement ? Ce changement de politique contribue au paradoxe de votre politique : vous prétendez créer des emplois par la loi - ce qui est loin d'être acquis - et, parallèlement, vous détruisez les emplois existants en supprimant les aides accordées aux familles : hier, l'AGED, l'allocation de garde d'enfant à domicile, aujourd'hui cet abattement de 30 % sur les charges en faveur de l'embauche d'une personne à temps partiel.
En conclusion, monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens à remercier le président Delaneau, la commission des affaires sociales et son rapporteur, Louis Souvet, de cet excellent projet de loi alternatif, ambitieux et au service de nos concitoyens, aujourd'hui défendu par le Sénat. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et du RPR, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

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