Séance du 23 novembre 1998
M. le président. Par amendement n° I-50, M. Mélenchon propose d'insérer, après l'article 2, un article additionnel ainsi rédigé :
« Le 2 de l'article 200 A du code général des impôts est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« A compter de l'imposition des revenus au titre de 1998, les gains nets obtenus dans les conditions prévues aux articles 92 B à 92 F du code général des impôts sont imposés à l'impôt sur le revenu suivant les règles applicables aux traitements et aux salaires. »
La parole est à M. Mélenchon.
M. Jean-Luc Mélenchon. L'amendement que je présente vise au coeur une des inégalités les plus choquantes de notre système de mise à contribution des revenus par l'impôt. Il s'agit de la différence de traitement dont font l'objet les revenus financiers, d'une part, et les revenus du travail, d'autre part.
Nous sommes, j'en suis bien conscient, en cette matière, au centre du rapport de forces entre capital et travail, qui est l'objet, comme vous le savez, de l'intérêt constant du mouvement socialiste.
Les chiffres sont là, qui montrent combien le déséquilibre s'est creusé entre l'un et l'autre, au cours de la dernière décennie. Le revenu financier a vu sa part de contribution se réduire nettement. Le revenu du travail a vu tout au contraire la sienne sérieusement augmenter. C'est quasiment de l'ordre du transvasement. C'était d'ailleurs ce que recommandait l'OCDE au prétexte de la mobilité du capital, acquise d'ailleurs par des mesures qui n'avaient rien de naturel mais qui étaient toutes politiques, telles que la déréglementation et le décloisonnement des marchés financiers.
Je cite l'OCDE : « En raison de la mobilité internationale accrue des investissements fixes et des investissements financiers, il peut se révéler nécessaire d'alléger la taxation des revenus du capital. Ainsi, la majeure partie de la charge de l'impôt » - c'est une recommandation autant qu'un aveu - « retombera sur le travail qui est le facteur le moins mobile ».
Voilà comment on institutionnalise une inégalité en la recommandant.
Le résultat est sous nos yeux. Il ne concerne naturellement pas que notre pays car il s'agit de rapports de forces qui s'établissent à une échelle bien plus large.
En Europe, dans l'ensemble des recettes fiscales, la part provenant des revenus du capital est passée de 50 % en 1980 à 35 % en 1995.
La part des salaires, elle, est passée de 35 % en 1980 à 40 % en 1994.
On ne saurait prétendre que les revenus financiers n'ont pas partie liée à l'amélioration de la compétitivité globale d'un pays, alors même que celle-ci dépend de la qualité de systèmes collectifs : de santé, d'éducation, d'équipements, qui, tous, sans exception, sont financés pour l'essentiel par la contribution des citoyens.
Je propose donc d'abolir le privilège des revenus financiers en taxant ceux-ci ni plus ni moins que les revenus du travail.
En France, le prélèvement libératoire appliqué aux revenus et plus-values réalisés sur les SICAV monétaires, sur les fonds communs de placement, sur les stocks options et sur les parts sociales constitue un privilège qui mérite d'être particulièrement signalé.
Avec ce système, un taux réduit de 19,9 % en moyenne est appliqué aux plus-values financières. Elles échappent ainsi à l'application du barème progressif, seul impôt républicain juste permettant de percevoir un impôt proportionné aux capacités contributives des contribuables. Comme chacun sait, les revenus du travail, eux, ne peuvent s'y soustraire.
Aujourd'hui, à peine plus de 10 % des revenus du patrimoine sont soumis au barème de l'impôt sur le revenu. En revanche, 72 % des salaires y sont soumis. Sur 500 000 francs, un épargnant acquitte seulement 99 500 francs d'impôts alors qu'un salarié, pour un salaire d'un montant identique, devra payer 141 859 francs, soit 40 000 francs de plus !
L'objet de mon amendement est de soumettre l'ensemble des produits financiers à l'imposition selon le barème progressif. D'après l'évaluation de vos services, monsieur le secrétaire d'Etat, cela procurerait à l'Etat un revenu de 5 milliards de francs.
L'épargne est aujourd'hui largement suffisante en France pour soutenir l'activité économique. Avec des taux d'autofinancement supérieurs à un, les entreprises ne seraient pas gênées par la mesure que j'envisage.
En revanche, la morale, le « vivre-ensemble », l'égalité de traitement, l'égalité de devoir de participation au bien-être collectif y trouveraient leur compte.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Philippe Marini, rapporteur général. La commission, naturellement, est complètement opposée, dans sa majorité, à l'analyse très doctrinale de M. Mélenchon, qui mérite d'être saluée en tant que telle.
Bien entendu, nous estimons que, si cet amendement était adopté, il en résulterait un très grave désavantage pour notre pays, pour le financement des investissements, pour l'emploi et pour la confiance sur lesquels compte tout autant que nous M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Christian Sautter, secrétaire d'Etat. Le Gouvernement est, comme M. Mélenchon, favorable au rééquilibrage entre les revenus du travail et les revenus du capital du point de vue de la fiscalité qui leur est applicable ; il l'a déjà montré de multiples façons depuis dix-huit mois. Je citerai à l'appui de cette affirmation l'abaissement du seuil général de cession des valeurs mobilières à 50 000 francs depuis le 1er janvier de cette année et le mouvement de bascule des cotisations sociales des salariés vers la contribution sociale généralisée. De ce fait, les plus-values dont vous parlez sont imposées à 16 % au titre de l'impôt sur le revenu, auxquelles s'ajoutent 10 % de prélèvement social, soit 26 %. Ces mesures vont dans la direction que vous souhaitez, monsieur le sénateur.
La mesure que vous suggérez semble trop brutale au Gouvernement. En effet, elle pourrait détourner les épargnants français des actions, qui sont un des moyens pour les entreprises de se doter en fonds propres et de financer leurs investissements et leurs emplois.
Vous ayant donné ces explications, monsieur le sénateur, je vous suggère de retirer votre amendement. Sinon, je serai obligé d'en demander le rejet.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° I-50.
M. Yves Fréville. Je demande la parole contre l'amendement.
M. le président. La parole est à M. Fréville.
M. Yves Fréville. Notre collègue s'est peut-être livré à une analyse politique, mais il faudrait qu'il fasse aussi une analyse historique : qui a réduit l'imposition du capital pendant la dernière décennie ? Je crois que c'était Pierre Bérégovoy ! Pendant tout le gouvernement de M. Rocard, ...
M. Philippe Marini, rapporteur général. Rocard ! Faut-il en parler ?
M. Yves Fréville. ... j'ai vu le prélèvement libératoire dont vous parliez, mon cher collègue, augmenter ; j'ai vu l'avoir fiscal augmenter ! Je crois d'ailleurs que M. Rocard n'avait pas tout à fait tort, parce qu'il évitait ainsi une double imposition de l'épargne. Il faut néanmoins attribuer les responsabilités à qui de droit !
M. Jean Chérioux. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Chérioux.
M. Jean Chérioux. Comme l'a dit très justement M. le rapporteur général, l'intervention de notre collègue a un caractère dogmatique. En outre, je m'interroge sur l'exactitude des chiffres qu'il a avancés. D'ailleurs, M. le secrétaire d'Etat a déjà rectifié le montant de la taxation des plus-values : il s'agit non pas de 19 %, mais de 26 % n'est-ce pas, monsieur le secrétaire d'Etat ? (M. le secrétaire d'Etat aquiesce.)
Par ailleurs, lorsque M. Mélenchon nous dit qu'il y a une injustice entre les salaires et les revenus du capital, il oublie de préciser que le barème de l'impôt progressif sur le revenu, heureusement - je dis bien : heureusement - ne s'applique qu'après un double abattement sur les salaires, alors qu'il n'y a pas d'abattement pour les capitaux.
En conséquence, je voterai contre l'amendement de M. Mélenchon.
M. Jean-Luc Mélenchon. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à Mélenchon.
M. Jean-Luc Mélenchon. Je doute fort que ce soit en raison du soupçon qui pèse sur l'exactitude de mes informations que notre collègue M. Chérioux ne vote pas mon amendement.
M. Jean Chérioux. C'est en raison de la présentation.
M. Jean-Luc Mélenchon. Soyons sérieux ! M. le rapporteur général, lui-même, m'a fait l'honneur de bien vouloir reconnaître dans cette position un choix philosophique et politique qui n'est pas dogmatique, dans la mesure où il n'est pas fermé et où il est susceptible d'évolution, mais qui est un choix de principe : j'estime que les revenus financiers doivent être taxés comme ceux du travail.
M. Jean Chérioux. Il faut leur appliquer un abattement !
M. Jean-Luc Mélenchon. Quant à M. Fréville, il a rappelé que c'est au cours des législatures de gauche qu'un certain nombre de reculs - en tout cas, je les analyse comme tels - ont été opérés en matière de taxation du capital. Je ne peux pas en disconvenir, ce sont les faits. Je demande seulement qu'ils soient replacés dans leur contexte.
A l'époque dont nous parlons, notre pays faisait l'objet d'une pression, comme tous les pays qui ont cherché à défendre leurs grands instruments d'égalité ; il s'est efforcé d'y répondre comme il le pouvait.
Mes amis ont pensé alors que cette voie était une des voies de réponse. Pour ma part, je n'en ai jamais été convaincu, ni à ce moment-là ni, à plus forte raison, aujourd'hui.
En tout cas, mon cher collègue, vous ne pouvez émettre des regrets sur cette politique et me donner tort ensuite. En effet, ou bien j'ai raison et j'avais également raison à l'époque ou bien j'avais tort à l'époque et j'ai encore tort aujourd'hui.
En fait, il faut considérer le problème au fond : oui ou non le revenu financier doit-il être taxé comme le revenu du travail ? M. le secrétaire d'Etat s'est appuyé sur des faits pour noter que le Gouvernement s'est déjà attaqué à ce déséquilibre et a commencé à le corriger.
Mon amendement intervient donc dans le sens de ce qui est entrepris et vise - vous l'avez bien compris, monsieur le secrétaire d'Etat - à montrer à ceux qui pourraient douter de la détermination de votre camp, si j'ose dire, à aller plus loin...
M. Jean Chérioux. Il n'y a pas de camp ici !
M. Philippe Marini, rapporteur général. Il y a même des amis.
M. Jean-Luc Mélenchon. Réjouissez-vous, mes seigneurs ! Pour l'instant, vous avez affaire à un compromis. Il pourrait vous arriver pire, si vous veniez à vous raidir excessivement.
Quant à moi, monsieur le secrétaire d'Etat, je fais un pari. Je ne pense pas que, même si l'on mettait à charge des revenus financiers une participation plus grande à la collectivité, ces placements cesseraient pour autant d'être intéressants.
M. Jean Chérioux. M. Mélenchon est un grand financier !
M. Jean-Luc Mélenchon. Bien sûr, conjoncturellement, on peut peut-être le soutenir, mais cela ne se vérifierait pas en réalité. L'exigence de rentabilité du capital qui est aujourd'hui formulée est absolument déraisonnable et elle est la racine de la plupart des errements auxquels nous assistons. Demander un rendement de 15 % à 20 % pour un placement, c'est totalement disproportionné...
M. Jean Chérioux. Vous me direz où l'on peut faire de tels placements, monsieur Mélenchon !
M. Jean-Luc Mélenchon. ... parce que cela ne correspond pas à la croissance de productivité des facteurs de production. Ces exigences ont donc une essence purement spéculative.
M. Jean Chérioux. C'est faux !
M. Jean-Luc Mélenchon. A l'échelle internationale, on y mettra bientôt raison, j'en suis certain. En effet, il est impensable de faire dépendre les fondamentaux de chacun de nos pays de telles exigences, qui n'ont ni rime ni raison et qui n'ont pu fleurir qu'à la faveur d'une déréglementation et d'un décloisonnement généralisé qui conduira le système tout entier à sa perte si on n'y remédie pas avant. Nous aurons l'occasion d'évoquer à nouveau cette question tout à l'heure.
J'estime que, en toute hypothèse, le « placement France », c'est-à-dire le placement dans une entreprise française, est un placement sain parce que notre pays bénéficie globalement d'une excellente compétitivité eu égard au degré de formation de ses salariés, à son système de santé, au niveau d'équipement de ses entreprises, bref à tout ce qui constitue les facteurs de production et qui n'atteint pas le même échelon de développement dans d'autres régions du monde.
Dès lors, il n'est pas vrai que nous serions durablement pénalisés par une mise à contribution de chacun à proportion de ses moyens.
J'ajoute que la morale y trouve son compte, et il me paraît tout de même légitime d'évoquer la morale en politique.
Je considère enfin qu'on ne saurait tirer argument des turpitudes du capital liées à sa mobilité sans principe à l'échelle du monde, car il a bénéficié de tous les avantages, pour fonder des raisonnements qui auraient force de loi.
Tel est l'état d'esprit dans lequel j'ai déposé cet amendement. Toutefois, monsieur le secrétaire d'Etat, mon groupe m'a demandé de le retirer, ce que je fais, bien sûr, même si ce n'est pas de gaieté de coeur, croyez-le bien. Comprenant cependant les raisons qui animent mes camarades en cet instant, je ne veux pas me séparer d'eux dans cette affaire.
M. le président. Je vous prie de bien vouloir conclure, mon cher collègue.
M. Jean-Luc Mélenchon. Je conclus donc en disant que, pour moi, le dépôt de cet amendement est le début d'un combat, car, en en parlant autour de moi, je me suis rendu compte de l'énergie propulsive que renferment de telles revendications par rapport à l'état moyen de notre pays et à la perception de son avenir.
M. le président. L'amendement n° I-50 est retiré.
M. Paul Loridant. Je le reprends, monsieur le président.
M. le président. Il s'agira donc de l'amendement n° I-50 rectifié.
La commission et le Gouvernement s'étant déjà exprimés, je vais le mettre aux voix.
M. Paul Loridant. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Loridant.
M. Paul Loridant. Vous savez que l'Essonne est un grand département révolutionnaire, mes chers collègues ! (Sourires.)
Je voudrais répondre sur un point qui me paraît essentiel parce qu'il est au coeur du débat sur la manière dont l'Europe se construit et sur le rôle prépondérant qui est donné aux fonds de pension dans le financement des entreprises - certains diraient : « dans l'organisation du capitalisme ».
Il est tout à fait exact qu'on ne peut pas durablement construire une économie avec une rémunération des fonds propres tournant autour de 15 % et une croissance de l'ordre de 2 % ou 3 % sans que surgisse, à un moment ou à un autre, une contradiction fondamentale entre cette exigence de rendement du capital investi et l'accroissement de la productivité.
On nous répond que tout cela est possible grâce à la mobilité du capital. Mais il y a aussi, disons-le clairement, une pression à la modération des salaires, sans parler des phénomènes de délocalisation de la production vers des lieux où les salaires sont moins élevés.
Quand on aborde ce dossier, force est de raisonner en termes de construction européenne, d'envisager la nécessité d'appliquer, aux frontières de l'Europe, une clause sociale à l'importation et d'engager des débats sur la façon dont nous concevons notre développement à terme.
Mes chers collègues, il ne fait pas de doute que, aujourd'hui, les revenus du capital sont moins taxés que ceux du travail. Il est non moins vrai que la pression du marché et la libre concurrence, bref ce que nous appelons, nous, la mondialisation financière, imposent une harmonisation de ce type. Il reste que cette harmonisation va à l'encontre des acquis sociaux qu'a arrachés le travail syndical mené depuis de nombreuses années dans les pays développés en matière de droit du travail comme en matière de rémunération.
C'est à ce titre que le groupe communiste républicain et citoyen a repris cet amendement et qu'il demande au Sénat de l'adopter.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° I-50 rectifié, repoussé par la commission et par le Gouvernement.
(L'amendement n'est pas adopté.)
Articles additionnels après l'article 2
ou après l'article 2
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