Séance du 3 novembre 1998






DÉCENTRALISATION

Suite du débat
sur une déclaration du Gouvernement

M. le président. Nous reprenons le débat consécutif à la déclaration du Gouvernement sur la décentralisation.
Dans la suite du débat, la parole est à M. Revet. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. Charles Revet. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, il est vrai, et je ne peux être suspecté de complaisance, que les lois de décentralisation, qui s'inscrivent dans l'esprit de la Constitution, comme l'a rappelé notre collègue Philippe Marini cet après-midi, sont parmi les plus importantes de la Ve République. Une quinzaine d'années après leur mise en oeuvre, il était souhaitable de dresser un bilan : tel est l'objet du débat qui nous occupe aujourd'hui.
Chacun reconnaît que les résultats s'avèrent largement positifs. Je ne citerai qu'un exemple pour illustrer cette affirmation, celui des collèges et des lycées, pour lesquels les conseils généraux et les conseils régionaux sont respectivement compétents. Sans doute peu - pour ne pas dire pas - de principaux de collège ou de proviseurs de lycée souhaiteraient revenir à la situation antérieure.
M. Gérard Braun. C'est vrai !
M. Louis de Broissia. Exact !
M. Charles Revet. Ajouterai-je, pour rester dans le domaine de l'éducation, que si les collectivités locales ne s'étaient pas intéressées à l'enseignement supérieur, bien des régions ne posséderaient pas les équipements dont elles disposent aujourd'hui ? Citerai-je l'exemple de la Seine-Maritime et de la Haute-Normandie, où, dans le cadre du plan Université 2000, 1,3 milliard de francs ont été investis, dont 1 milliard de francs par le conseil régional et le conseil général et 300 millions de francs par l'Etat, lequel au surplus, a récupéré la TVA ? Cela signifie que, globalement, ce sont les collectivités locales qui ont financé presque intégralement cet investissement relevant pourtant de l'Etat.
Je pourrais tenir le même langage s'agissant de la politique sociale ou culturelle développée par les départements, ou de l'aide aux équipements de nos villes et communes.
Quels sont les facteurs qui expliquent ces résultats positifs reconnus par tous ? Je n'emploierai que deux termes : la proximité et la responsabilité.
Il est vrai que le contact permanent avec leurs concitoyens amène les élus à mieux prendre en compte les besoins et les aspirations de la population.
Cela étant, il importe aujourd'hui de parfaire la décentralisation, et non de la remettre en cause.
Nous savons bien entendu, messieurs les ministres, qu'il n'était pas dans les intentions du Gouvernement de remettre en question ni la décentralisation ni, fût-ce de manière rampante - et j'y reviendrai dans un instant -, les différents niveaux de collectivités.
Cela avait d'ailleurs été affirmé lors du congrès annuel des présidents de conseil général qui s'est tenu en Seine-Maritime voilà quelques semaines.
Mais, comme je le disais il y a un instant, il faut parfaire la décentralisation, et d'abord en clarifiant la répartition des compétences. Souvent, en effet, en raison d'interférences, nos concitoyens ont du mal à s'y retrouver.
J'ajouterai que si, pour certains grands projets, les financements croisés peuvent se justifier, il reste que cette méthode ralentit souvent leur mise en oeuvre, en raison de l'addition des délibérations.
Il faut aussi et surtout simplifier les procédures. Comme M. Delevoye l'a rappelé tout à l'heure, celles-ci sont de plus en plus complexes et lourdes. Ainsi, quand un projet un tant soit peu important est mis en chantier, l'élaboration et l'instruction du dossier prennent aujourd'hui deux ou trois fois plus de temps que la réalisation. En outre, les risques juridiques découlant de ces lourdeurs sont autant d'épées de Damoclès suspendues au-dessus de la tête des décideurs.
Clarifier et simplifier, telle doit donc être, à mon avis, la ligne directrice à suivre pour parfaire la décentralisation et lui donner un nouvel élan.
Il est un autre point que je voudrais évoquer et qui relève directement de l'Etat. Nos collectivités ont chaque jour à travailler en partenariat avec l'Etat, et elles se trouvent très souvent face à de nombreux interlocuteurs. Il est donc indispensable non seulement de déconcentrer à l'échelon des préfets, dans la mesure du possible, le pouvoir de décision chaque fois que nos collectivités sont concernées, mais aussi et surtout de faire en sorte que celles-ci aient un interlocuteur unique.
Le Gouvernement a indiqué qu'il n'existait aucune volonté de recentralisation rampante. Dont acte ! Cela étant, MM. les présidents de la commission des finances et de la commission des lois ont évoqué la taxe professionnelle. Je n'y reviendrai pas, mais, dans un autre domaine, qu'est-ce qui justifie la mise en place par Mme le ministre de l'environnement d'une nouvelle taxe, dite « taxe générale sur les activités polluantes » ? En effet, celle-ci ramènera dans les caisses de l'Etat des crédits qui étaient gérés jusqu'à présent par les agences de l'eau et par l'ADEME, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie. De quoi s'agit-il, sinon d'une recentralisation ?
M. Gérard Braun. Tout à fait !
M. Charles Revet. Prendrai-je un autre exemple qui montre que, dès qu'une mesure visant à la simplification des procédures est prise, aussitôt sont mises en place des dispositions réglementaires annulant les effets de celle-ci ? Voilà un an et demi, le financement du logement social a été modifié, par la substitution à la prime d'une baisse du taux de la TVA. Je suis d'autant plus à l'aise pour en parler que, à plusieurs reprises, j'avais déposé des amendements à ce propos. Ils n'avaient pas été acceptés, pour des raisons que j'ignore, mais qui sont probablement d'ordre budgétaire. Toutefois, l'Etat, et je m'en étais réjoui, avait repris ma suggestion à son compte et supprimé la prime, en même temps qu'il ramenait à 5,5 % le taux de la TVA. Cette mesure devait, a priori, permettre d'améliorer l'efficacité du dispositif. Or aujourd'hui, messieurs les ministres, les réglementations sont telles que le système est encore plus lourd qu'il ne l'était auparavant, au point que, la plupart du temps, les crédits ne sont pas totalement utilisés, parce que les organismes qui ont à les mettre en oeuvre éprouvent de grandes difficultés à mener à bien l'instruction de dossiers très complexes.
Me permettrez-vous une dernière réflexion ? Il est de bon ton de mettre en cause la gestion des élus, voire de créer un climat de suspicion. M. Hoeffel l'a rappelé tout à l'heure, et tout cela n'est d'ailleurs pas innocent.
Certes, s'il existe des dérapages, ils doivent être dénoncés et sanctionnés, mais cela ne doit pas occulter le travail de celles et de ceux qui remplissent leur mission avec dévouement, rigueur et efficacité.
En conclusion, messieurs les ministres, nous vous donnons acte de vos affirmations, mais je ferai miens les propos de notre collègue M. Mauroy, selon lesquels il existe, quels que soient les gouvernements, une propension naturelle de l'Etat à recentraliser. Par conséquent, puisque nous sommes apparemment tous d'accord pour constater les résultats positifs de la décentralisation, faites en sorte que des dispositions, souvent sournoises, ne viennent pas accréditer les craintes venant de tous bords quant à une recentralisation rampante.
Si ce débat, souhaité par notre président - il l'a indiqué à Rouen voilà quelques semaines - peut permettre une clarification, nous ne pourrons qu'en être satisfaits. Qu'il soit l'occasion d'un élan nouveau, dont les premiers bénéficiaires seront nos concitoyens. N'est-ce pas la vraie finalité de notre action ? (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Vallet.
M. André Vallet. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'état de la décentralisation est aujourd'hui au centre de nos débats, et les orateurs qui m'ont précédé ont décrit, souvent avec talent, les succès de la décentralisation, mais aussi ses insuffisances.
En fin de compte, cependant, il nous est permis de nous interroger sur sa réussite ou sur son échec. Il est incontestable, on l'a dit à plusieurs reprises, que les lois de 1982 portant droits et libertés des communes, des départements et des régions ont largement contribué à déscléroser une vie politique qui souffrait de sa trop large centralisation. En tant que maire, je me félicite de la plus grande autonomie concédée aux acteurs locaux.
Toutefois, messieurs les ministres, ces textes constituaient également, à mon sens, un appel à des initiatives nouvelles. Force est de constater que cet appel n'a pas été entendu par les gouvernements qui se sont succédé depuis 1982.
J'évoquerai trois points parmi ceux qui préoccupent le plus les élus locaux et qui devraient, selon moi, orienter les travaux du Gouvernement sur la décentralisation : les personnels des collectivités locales, les problèmes de sécurité et les finances locales.
J'examinerai d'abord le problème des personnels des collectivités locales, point que vous avez évoqué tout à l'heure, monsieur Zuccarelli.
Nous l'avons constaté les uns et les autres, les collectivités doivent organiser le fonctionnement d'une administration locale importante et gérer de nombreux agents publics sans véritablement disposer pour cela des moyens nécessaires.
En effet, la décentralisation territoriale, telle qu'elle a été voulue par le législateur, postule, sauf à être privée de toute réalité de droit et de fait, l'existence d'une fonction publique qui lui soit propre. Or la réglementation de celle-ci doit pouvoir se concilier avec le principe d'autonomie des collectivités locales consacré par la loi du 2 mars 1982.
La plupart des questions relatives à la fonction publique territoriale - créations et suppressions d'emploi, rémunérations - relèvent de la compétence des organes de la collectivité, qu'il s'agisse du conseil municipal, du conseil général ou du conseil régional, tous élus au suffrage universel. Or, sauf à nier entièrement l'existence de ces responsabilités, la loi et la réglementation doivent laisser un domaine réservé à ces organes élus, ou tout au moins une compétence partagée, sans laquelle la réalité de l'autonomie des collectivités territoriales serait réduite à néant.
La gestion du personnel territorial n'échappe pas non plus aux difficultés que l'incertitude et la multiplicité des textes engendrent de façon inéluctable.
Une loi de base vingt-quatre fois modifiée depuis le 26 janvier 1984 et la pluralité des statuts conduisent bien souvent les agents et les collectivités à demander au juge des solutions que les textes ne peuvent plus leur fournir.
Les propositions de réforme de la fonction publique territoriale, point que vous avez évoqué tout à l'heure, monsieur Zuccarelli, n'ont pas manqué. Je citerai, par exemple, la proposition ambitieuse déposée, en 1993, par notre collègue M. Jean Puech.
L'inflation du contentieux en la matière montre qu'il est urgent que la loi modernise le statut des agents de la fonction publique territoriale et, surtout, clarifie le rôle et les responsabilités des collectivités locales dans la gestion de ces personnels.
J'en viens aux problèmes de sécurité et de lutte contre la délinquance.
Les enquêtes d'opinion montrent sans aucune ambiguïté - nous connaissons la réalité sur le terrain pour la vivre quotidiennement - le fait que nos concitoyens considèrent le maire comme le responsable dans la commune de la sécurité des biens et des personnes. Les sondages indiquent que la population souhaiterait qu'il ait des pouvoirs accrus. Nous ne pouvons que nous féliciter de cette prise de conscience par nos concitoyens de l'importance d'une véritable politique de sécurité dans notre pays.
Contrairement à vous - mais l'expression que vous avez employée a sans doute été malheureuse - je ne pense pas que la sécurité soit un concept de gauche. Pour autant, je suis heureux de constater que vous ne considérez plus aujourd'hui la sécurité comme un droit abstrait, un concept global, car, chacun l'a compris, ce sont les couches sociales les plus démunies qui souffrent de l'insécurité, laquelle résulte très largement du mal de vivre de ces personnes. Cette nouvelle attitude me paraît aller dans le bon sens, et je ne peux que m'en réjouir.
Les élus locaux et moi-même avons été très surpris, monsieur le ministre, de voir prendre une décision qui a été centralisée, qui n'a fait l'objet d'aucune concertation avec les élus locaux et les représentants de l'Etat sur le terrain, et qui concerne un plan de redéploiement des forces de police et de gendarmerie nationale engagé par le Gouvernement.
L'incompréhension a été telle que vous avez un peu reculé. En effet, vous avez reconnu l'absence totale de concertation avec les élus locaux et vous avez suspendu le plan.
En dépit de cette décision, de nombreux élus doutent désormais de la volonté et de la capacité de l'Etat d'assurer localement la sécurité, et le développement des polices municipales est le corollaire automatique du relatif désengagement de l'Etat dans ce domaine.
Dans l'opposition, vous dénonciez souvent, messieurs les ministres, les transferts de charges. J'espère que vous ne changerez pas d'opinion et que, en matière de sécurité notamment, les responsables des collectivités locales, en particulier les maires, auront enfin les moyens qui correspondent à leur compétence.
Je tiens pourtant à être associé, monsieur le ministre, à ceux qui vous ont félicité pour avoir voulu, enfin, donner un statut aux polices municipales, aujourd'hui sans base juridique. Toutefois, je le répète, nous ne pouvons accepter que la loi n'autorise pas les polices municipales à intervenir en cas de flagrant délit. De même, nous ne pouvons admettre que les policiers municipaux doivent travailler de nuit sans être armés. Le souci de la sécurité la plus élémentaire de ces agents ferait disparaître une bonne part de leur efficacité, puisqu'ils ne seraient plus envoyés dans certains quartiers où leur présence est pourtant - vous me l'accordez - particulièrement nécessaire.
Les incertitudes et les ambiguïtés dans les missions et les compétences des différents responsables de la sécurité des citoyens révèlent l'impérieuse nécessité d'un important développement de la décentralisation en ce domaine également.
Le troisième point que je souhaitais aborder concerne les finances locales.
Tout à l'heure, j'ai noté avec beaucoup de satisfaction, monsieur le ministre, que cette année il n'y aura pas d'augmentation des cotisations des communes à la CNRACL.
Je reviendrai un instant sur le problème de la taxe professionnelle, qui soulève bien des interrogations auprès des élus locaux. La première d'entre elles est de savoir si les collectivités locales disposent d'une véritable autonomie fiscale.
Par ailleurs, la compensation annoncée nous paraît quelque peu hypocrite puisqu'elle sera basée sur des sommes que nous devrions retrouver, et non sur des sommes que nous pourrions espérer.
J'aborderai un dernier point concernant les finances - je l'ai déjà exprimé à plusieurs reprises à cette tribune et je souhaiterais le voir enfin repris - je veux parler des contingents payés par les communes au département. Il existe deux contingents principaux, le contingent d'aide sociale et le contingent incendie.
L'aide sociale pèse très lourdement sur le budget des communes. A Salon-de-Provence, qui compte près de 40 000 habitants, le contingent d'aide sociale s'élève à 12 millions de francs. Que faisons-nous ? Nous prenons cet argent dans la poche des contribuables, par le biais de nos taxes, et nous le reversons au département. Ne serait-il pas plus simple que le département lève cette taxe directement ? On éviterait ainsi aux communes de jouer le rôle de percepteur.
Une nouvelle loi de décentralisation doit compléter au plus tôt les textes de 1982. Je crois que c'est ce que tout le monde souhaite. Nous voulons qu'elle soit préparée avec les élus locaux, département par département, sans arrière-pensée politique, car l'avancée de la décentralisation - M. Raffarin l'a dit tout à l'heure - ne peut pas être considérée avec des arrière-pensées. Comme j'ai pu le vérifier au cours de ma récente campagne pour les élections sénatoriales, les aspirations à une décentralisation raisonnable, équilibrée et irréversible sont partout les mêmes, à droite comme à gauche. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. de Broissia. (M. Revet applaudit.)
M. Louis de Broissia. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, jamais autant qu'aujourd'hui le Sénat n'a mérité - plusieurs orateurs l'ont dit - ce que la Constitution lui reconnaît en son article 24, ce privilège d'être « le représentant des collectivités territoriales de la République ». Je souhaite au passage faire part de mon émotion car je m'exprime pour la première fois dans cette assemblée où j'ai été élu après trois législatures passées, parfois incomplètement, au Palais-Bourdon. Que M. le président et mes chers collègues le sachent : c'est pour moi une joie de travailler dans cette enceinte à une meilleure incarnation de la République, à travers - cela tient à notre collège électoral - l'armée parfois obscure et sans grade des innombrables conseillers municipaux, adjoints, maires, conseillers généraux et conseillers régionaux, et de tous ceux qui travaillent dans les syndicats de communes, les communautés de communes, les districts, les syndicats de pays, et qui tissent quotidiennement ce que j'appellerai le « maillage de la République ».
Jamais autant qu'aujourd'hui ce débat n'a été aussi nécessaire, en raison du brouillard savamment entretenu, hélas ! par tous, à droite comme à gauche - je pourrais citer des noms - sur le rôle des collectivités territoriales : un échelon de trop ici, une tutelle nouvelle proposée là, et pendant ce temps, le monde et l'Europe tournent, sans se préoccuper de nos tergiversations.
Messieurs les ministres, le Gouvernement de M. Lionel Jospin est passé maître en l'art du brouillard législatif. Jugeons-en plutôt d'après l'actualité de ces derniers jours.
La semaine passée, le Sénat a débattu du cumul des mandats pour flatter l'opinion dans le sens du poil et lui faire comprendre que le sénateur président de conseil général que je suis cumulerait les avantages et - pourquoi pas ! - les primes et les privilèges, sans mettre en avant la complémentarité et l'efficacité accrue entre un mandat national et une fonction exécutive dans une assemblée départementale, bien entendu dans le strict respect des limites légales des indemnités et au service de nos concitoyens.
Un journal du soir traitait de la discussion engagée sur l'« adaptation de l'intercommunalité à la réalité urbaine ». Ce même journal parlait d'un « télescopage du projet Chevènement avec la réforme de l'assiette de la taxe professionnelle, qui vient, elle, de Bercy ».
Même vous, monsieur le ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de la décentralisation, vous n'avez pas pacifié le débat, en laissant à penser, dans un journal du matin - mais votre habileté politique n'est pas critiquable - qu'il ne fallait pas « sataniser le rôle de l'Etat », alors même que, voilà deux semaines, lors du congrès de l'Association des présidents de conseils généraux qui s'est tenu à Rouen, nous avons tous décelé, souligné et craint le retour de l'Etat à travers ce que nous avons appelé, les uns et les autres - les formules ont peut-être changé - une renationalisation rampante, par la fiscalité écologique, par la réforme de la taxe professionnelle, par l'imagination fertile de certains ministères à proposer des barèmes nationaux et par un interventionnisme accru des administrations de l'Etat, que d'autres orateurs ont souligné avant moi.
L'ambiance dans laquelle ont lieu certaines discussions concernant les contrats de plan Etat-région n'arrange pas - je le dis avec gravité, messieurs les ministres - la perception d'un traitement républicain, c'est-à-dire équitable. Le gouvernement auquel vous appartenez, messieurs les ministres, devra lever une hypothèque, celle d'une conception inquiétante de ce que j'appellerai la « République discrétionnaire », qui permet, ici, de négocier avec une région dont l'exécutif lui paraît pur et, là, de contourner l'exécutif régional au motif que l'élection, qui est légale aux yeux du Conseil d'Etat, serait illégitime. Que sont devenues les règles de l'égalité républicaine ? Ayant été, l'an dernier, un des rares rescapés de droite des triangulaires qui ont plutôt favorisé l'avènement de la gauche, je dois aborder ce sujet.
Ce débat, monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, doit nous permettre de dresser le bilan et de proposer des pistes pour une meilleure organisation des pouvoirs de la République. En effet, la République - c'est, je crois, notre conception commune sur toutes les travées de cet hémicycle - est partout, elle doit être partout, du chef de l'Etat jusqu'au plus humble des élus municipaux, départementaux et régionaux. Tous ont reçu l'onction du suffrage universel et tous appliquent, heureusement, les lois que vote le Parlement.
Sortons tous du schéma, pourtant, hélas ! encore considéré par nos concitoyens comme vivace, selon lequel seuls les représentants de l'Etat incarneraient la République et les élus locaux reconstitueraient, comme une sorte de ligue dissoute, un pouvoir féodal. J'ai la fierté de dire que, en particulier, les conseils généraux sont le socle le plus stable de toutes les républiques, depuis l'Assemblée constituante, depuis 1790 !
Si les grandes lois de décentralisation - disons, par commodité, « les lois Defferre » n'existaient pas, qu'aurait-il manqué à la nation française ?
Tout d'abord, autorisez-moi à dire que les collectivités territoriales ont été de remarquables amortisseurs de crise : elles ont répondu rapidement aux situations locales ; elles ont bâti, aménagé l'espace et géré les solidarités au quotidien. Et nous savons tous qu'il reste beaucoup à faire dans le domaine de l'exclusion, du chômage, du logement.
Cette réactivité des collectivités locales s'est marquée singulièrement dans deux domaines, soulignés par les orateurs précédents : d'une part, le domaine des investissements - les écoles, les collèges, les lycées, les universités souvent, les bâtiments publics, les grandes infrastructures - et, d'autre part, le domaine des méthodes de gestion. Sur ce dernier point, je donnerai un exemple qui ne vous a certainement pas échappé, messieurs les ministres : celui de notre gestion de la dette, dont nous souhaiterions que l'Etat puisse s'inspirer.
Par ailleurs, les collectivités locales font preuve d'imagination - la France ne peut en effet marcher au même pas à tout instant, en tout endroit du territoire - de compétition, d'esprit d'observation, de concertation. Tout ce que l'Etat - les élus des collectivités locales en sont conscients - ne peut modifier sans réaction souvent brutale, tels des grèves, des blocages nationaux, peut être amendé par expérimentation ou par partenariat.
A cet égard, messieurs les ministres, mes chers collègues, les collectivités locales se sont engagées par nature et par vocation dans la contractualisation et la planification. Comment oublier, en particulier, que le couple formé par les départements et les communes marche sur cette double base ? Les collectivités locales ont obligation, dans ce cas-là, de respecter leurs contrats.
Les collectivités locales ont aussi été obligées de se réformer de l'intérieur pour paraître moins pesantes sur l'impôt d'aujourd'hui et sur celui de demain - l'emprunt - et proches de leurs électeurs ; ceux-ci savent en effet que les régions, les départements et les communes ne pratiquent pas le déficit et réduisent leur endettement.
Par conséquent, le bilan de la décentralisation n'apparaît pas en demi-teinte, il est limpide, il est bon. Les débordements, légitimement médiatisés, de certains élus n'emportent pas l'immense attachement des Français à leurs responsables locaux, comme les sondages en témoignent.
Seize ans après le début de la décentralisation, peut-on néanmoins rester sur le mode actuel de fonctionnement ? Non, sans aucun doute, parce que la France s'intègre de plus en plus dans l'ensemble européen et parce que les citoyens souhaitent plus de lisibilité, de clarté, plus de transparence, plus d'engagement possible pour eux dans une démocratie où le débat va du haut vers le bas, et non simplement des grands élus vers les médias, à destination du plus grand nombre. Tel est le sens même de la démocratie locale.
Les pistes à ouvrir sont séduisantes, sérieuses et concrètes.
A l'évidence, l'Etat n'échappera pas à une redéfinition de ses missions de souveraineté. La justice, la sécurité, l'éducation, la solidarité et les liens entre générations, pour citer quelques exemples, figurent à l'évidence parmi ce bloc de compétences que l'Etat devra un jour exercer, de façon régalienne, c'est-à-dire sans partage.
Par ailleurs, comme nous l'avons dit à l'occasion de certains congrès, le Parlement peut légiférer en vue non pas d'une clarification, mais d'un strict décroisement de compétences qui permettrait à des collectivités - j'étais d'accord sur ce point avec l'orateur précédent - d'exercer des responsabilités et de ne pas enchevêtrer leurs compétences avec d'autres. Nous avions formulé des propositions en ce sens, notamment pour le bloc sanitaire, qui reviendrait à l'Etat et le bloc social, qui incomberait au département.
Ensuite, le Parlement doit être - et qui, mieux que le Sénat, peut le faire ? - l'observateur régulier du bilan de la décentralisation. A l'instar de la Cour des comptes, qui publie un rapport annuel, peut-on imaginer un jour un observatoire permanent de la décentralisation qui dresserait une fois par an l'état de modernité de nos collectivités territoriales ?
En outre, les collectivités locales doivent s'engager vers une démocratie locale renforcée, c'est-à-dire une transparence accrue, une participation plus grande des citoyens et plus de proximité avec ces derniers.
Enfin - d'autres l'ont dit avant moi - les élus locaux attendent, un peu comme soeur Anne, un statut leur garantissant devoirs, droits et contrôle cohérent. Quel élu local ne s'insurge contre les incohérences de certains avis qui remettent en cause l'opportunité, alors que seules la légalité et la régularité, l'orthodoxie doivent être mises en exergue ? Quel élu local n'estime qu'un pouvoir normatif supranationnal déborde nos collectivités et, bien souvent, l'Etat ?
En conclusion, ce qui inquiète le plus les collectivités locales, messieurs les ministres, c'est la boulimie législative, le bouillonnement étatique qui pousseraient à des textes incohérents et contradictoires, dont j'ai donné quelques exemples en préambule.
La décentralisation à la française, compte tenu de notre histoire particulière, de nos territoires, qui sont différents de ceux de nos concurrents et partenaires européens, et de nos ambitions en Europe, n'atteindra pas le XXIe siècle sans décision forte. Aucun gouvernement - et le temps est compté d'ici là - ne pourra se contenter d'un ajout ou d'un enchevêtrement de textes nouveaux. Il faudra une vraie volonté politique ! Souhaitons que vous l'ayez, messieurs les ministres ! En ce cas, nous serions tous à vos côtés, sans ambiguïté ! (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. Je tiens à saluer la première intervention à cette tribune tant de M. de Broissia, qui vient de s'exprimer, que de M. Cazeau, à qui je donne maintenant la parole.
M. Bernard Cazeau. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, la consolidation de la décentralisation et l'effort d'aménagement du territoire, questions à l'ordre du jour, mériteraient des développements bien plus longs que les quelques minutes dont je dispose. Beaucoup de choses ayant déjà été dites, et bien dites, je me limiterai à faire ici un constat très rapide sur le bilan que l'on peut tirer à ce jour du mouvement de décentralisation, et trois commentaires sur les évolutions que le Gouvernement nous propose pour l'avenir à travers les trois textes qui nous ont été annoncés.
Le constat tient en une phrase : incontestablement, le mouvement de décentralisation engagé en 1982 est une réussite. La meilleure preuve en est que, toutes sensibilités politiques confondues, chacun s'est félicité au cours de la journée de cette réforme ; les plus critiques en 1982 s'érigent même aujourd'hui en gardiens vigilants de l'évolution de cette décentralisation !
Affirmer cette réussite ne doit d'ailleurs pas en occulter les limites ni conduire à se voiler la face sur les dérives. Mais, pour être très synthétique, on peut dire qu'avoir amélioré la gestion des équipements publics, avoir permis l'éclosion d'initiatives locales, avoir renforcé la démocratie par une gestion de proximité, bref, avoir été un facteur de modernisation et d'adaptation de notre République sont des éléments à mettre à l'actif de Gaston Defferre et du gouvernement de l'époque dirigé par Pierre Mauroy.
Mais, il nous faut maintenant envisager l'avenir.
Au travers des trois projets de lois dont nous aurons prochainement à discuter - le projet de loi sur l'aménagement durable du territoire, le projet de loi sur l'intercommunalité ou, du moins, sur son évolution en milieu urbain et le projet de loi sur les interventions économiques - il faut savoir gré au gouvernement de M. Jospin d'écrire sans doute la première scène de ce nouvel acte que beaucoup appellent de leurs voeux.
J'indiquerai ici les trois observations essentielles que nous inspirent ces projets de loi.
Tout d'abord, parmi les améliorations les plus urgentes à apporter à la décentralisation figurent incontestablement celles qui portent sur les outils et les moyens juridiques offerts pour mener une action efficace en matière de développement économique local.
Je note avec satisfaction que deux des projets de loi annoncés vont très clairement en ce sens. Il en est tout d'abord ainsi du projet de loi relatif aux interventions économiques des collectivités locales.
En remplaçant la distinction un peu surranée, s'agissant de la création et du développement d'entreprises, entre aides directes et aides indirectes par une graduation des possibilités offertes en fonction de l'importance du projet, la loi va clarifier le dispositif et permettre aux différents partenaires de mieux coordonner leurs actions. Je me réjouis d'ailleurs de l'obligation de transparence faite aux entreprises sur la nature et le montant des aides perçues au cours des cinq années précédentes. Elle permettra, je l'espère, d'en finir avec les fameux « chasseurs de primes » qui ont porté un si grand tort aux interventions économiques des collectivités. Je présenterai toutefois deux remarques à propos de ce texte.
Tout d'abord, s'il est nécessaire de rechercher à encadrer juridiquement les interventions des collectivités, il faudrait toutefois éviter de priver ces dernières de toute possibilité d'action autonome en faveur des entreprises en difficulté. Je sais qu'un problème lié au droit européen se pose à cet égard. On ne devrait toutefois pas, à mon avis, fermer complètement la porte à des solutions qui, en redonnant un bol d'air à une entreprise ponctuellement défaillante, permettent d'éviter des situations plus délicates par la suite.
Dans le même sens, il me semble que les mesures prudentielles prévues sur la limitation des interventions en fonction des recettes courantes des collectivités devraient être accompagnées d'un renforcement du dispositif redistributif au niveau national. A défaut, nous nous retrouverons dans une situation où seuls les départements et les régions riches auront les moyens de faciliter l'implantation ou l'agrandissement des entreprises.
La seconde remarque concerne le projet de loi sur l'intercommunalité. Instituant la communauté d'agglomération et invitant à systématiser la taxe professionnelle d'agglomération, ce projet de loi fournit aux villes moyennes le cadre juridique adapté qui leur faisait défaut pour maîtriser leur développement. Il contribuera probablement aussi à mettre fin à des situations de concurrence entre communes, préjudiciables à long terme à l'ensemble de l'agglomération.
La communauté d'agglomération sera d'ailleurs également un excellent outil d'application des politiques de la ville, auxquelles le Gouvernement a souhaité donner un nouvel essor.
J'ajoute que la création de la communauté d'agglomération sera particulièrement utile si elle incite les conseils généraux ne l'ayant pas encore suffisamment fait à se préoccuper de la réalité urbaine et à mener, en particulier dans le domaine social, des politiques plus actives et plus concertées marquant leur présence. Voilà qui permettrait d'éviter que l'on ne se pose régulièrement la question des missions de l'échelon départemental en agglomération.
J'en viens à ma deuxième observation.
Le complément indispensable de la décentralisation est une politique d'aménagement du territoire ayant l'ambition d'assurer, certes, la réalisation des équipements structurants nécessaires, mais également le maintien d'une présence équilibrée des services. Nous nous réjouissons donc de deux évolutions sensibles que semble devoir marquer la loi d'orientation pour un aménagement durable du territoire par rapport à celle du 4 février 1995.
Il s'agit, d'abord, de privilégier des schémas régionaux d'aménagement du territoire plutôt qu'un schéma national trop généraliste. Il s'agit, ensuite, d'instituer des schémas de services collectifs, qui ont, selon nous, au moins deux avantages.
Ils signifient qu'en matière d'aménagement du territoire est enfin reconnue au développement des services une importance au moins aussi grande que celle des équipements dits structurants.
En effet, sont aussi essentiels à l'avenir de nos régions et de nos départements l'implantation, voire la mise en réseau, des services universitaires, de recherche ou de la santé, par exemple, que le nombre de kilomètres d'autoroutes ou de voies TGV à construire.
Le souci du développement des services doit également être l'occasion de réfléchir de façon plus globale à l'organisation des services publics en milieu rural - mais je ne reviens pas sur ce point évoqué dans l'une des interventions précédentes.
Evidemment, cette démarche aura d'autant plus de sens, monsieur le ministre, si, avec le soutien du Gouvernement, nous obtenons que le redécoupage des zones d'intervention des crédits structurels européens ne délaisse pas celles de nos zones rurales qui sont les plus fragiles.
Je suis tout à fait favorable aux financements croisés, contrairement à certains.
Ma troisième observation, qui prendra plutôt la forme d'une interrogation, porte, elle aussi, sur les liens, indissociables à nos yeux, entre aménagement du territoire et décentralisation.
Très précisément, toute volonté d'aménagement, aussi réfléchie et volontaire soit-elle, risquerait d'être privée d'efficacité si elle ne savait s'appuyer résolument sur le réseau des collectivités locales en place.
De ce point de vue, je me demande si la place donnée à la notion de « pays », dans la loi d'orientation mais aussi dans les circulaires préparatoires aux contrats de plan, instituant un étage supplémentaire entre l'échelon municipal et l'échelon départemantal, et semblant d'ailleurs les ignorer l'un et l'autre, n'est pas préjudiciable à une bonne réussite des efforts communs de l'Etat et des collectivités locales en faveur du développement des territoires.
Pour éviter cet écueil, il conviendrait que le Gouvernement confirme de manière péremptoire son attachement au maintien du département en tant que collectivité locale de plein exercice, en précisant si possible, dans le texte, que sa première vocation reste d'assurer l'indispensable solidarité entre monde urbain et monde rural.
La question se pose en effet clairement de savoir quelle efficacité les pays pourront avoir en matière de cohésion sociale et territoriale si aucune structure n'est là pour coordonner leurs projets et leurs actions.
De ce point de vue, l'expérience acquise par les conseils généraux pour concilier proximité et vision globale me paraît irremplaçable.
Messieurs les ministres, mes chers collègues, il nous est apparu important de défendre devant vous l'idée que, s'il nous faut maintenant penser à une nouvelle évolution de la décentralisation, celle-ci doit être fondée sur le respect des principes originels des réformes de 1982 et 1983.
Tout d'abord, le respect de l'organisation politique et administrative sur laquelle est fondé notre système de décentralisation. Il faut s'y faire : la France n'est ni un pays fédéral ni un pays fondé sur un pouvoir régional fort. L'exception française, c'est aussi cela : depuis la Révolution, notre pays est cette République une et indivisible qui, par souci d'efficacité, a choisi de décentraliser les pouvoirs vers trois échelons. Tous ont leur place, ce qui n'exclut d'ailleurs pas une évolution.
Les modifications à apporter doivent plutôt porter sur la coopération entre les divers niveaux d'administration locale ainsi que - on l'a dit - sur le renforcement du mouvement de déconcentration des services de l'Etat, complément indispensable de la décentralisation permettant à ces pauvres préfets, voire sous-préfets, de ne pas venir quémander en permanence dans les conseils généraux parce qu'ils n'ont de moyens ni en hommes ni en crédits.
Il faut respecter, enfin, la philosophie des réformes de 1982 et 1983.
A la suite de Gaston Defferre, je dirai que décentraliser, c'est simplifier. C'est éviter la complication des lois, décrets, directives, circulaires et permettre, par la proximité, une vraie adaptation de l'action publique aux besoins concrets de nos concitoyens.
Dans le même temps, cette autonomie, cette liberté locale ne doivent pas être celles du plus fort. Elles doivent être équilibrées par une politique renforcée de péréquation qui recrée des conditions d'égalité entre les différentes parties du territoire français.
Espérons, d'ailleurs, que le contrat de croissance et de solidarité dont vous nous avez parlé aura un effet. Mais sera-t-il suffisant ? Pour l'instant, on peut en douter.
J'ai bien conscience que les textes de loi qui nous seront prochainement proposés par le Gouvernement permettront de progresser dans ce sens. J'espère, pour l'avenir de nos territoires et de notre pays, qu'ils permettront d'avancer, monsieur le ministre, aussi rapidement que possible. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Amoudry. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Jean-Paul Amoudry. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, on l'a dit, malgré des imperfections inhérentes à toute oeuvre collective, la décentralisation a fait, depuis une quinzaine d'années, la preuve de sa capacité à moderniser notre pays et à rapprocher les centres de décision du citoyen, conformément aux aspirations de la société contemporaine.
L'aptitude des collectivités à assumer leurs nouvelles compétences est d'autant plus remarquable et avérée que ce processus de décentralisation correspond à une période où notre pays s'est trouvé confronté à des difficultés économiques et sociales aggravées.
Et pourtant, qui n'est pas aujourd'hui en proie au doute sur la volonté réelle de l'Etat de parachever l'oeuvre de décentralisation ?
Les causes de ce doute sont diverses. Je les rangerai en deux catégories : d'une part, et pour faire simple, une succession d'initiatives gouvernementales récentes, vécues comme faisant peu de cas du principe de libre administration des collectivités locales ; d'autre part, des attentes maintes fois exprimées dans plusieurs domaines, appelant des réformes qui tardent à venir.
Je crois profondément, avant d'aborder, au cours de la présente session parlementaire, l'examen de ces réformes annoncées par vous, messieurs les ministres, qu'il importe que nous soyons très précisément éclairés sur les intentions réelles du Gouvernement, car il en va de la sincérité du débat d'aujourd'hui comme de son utilité pour mettre en cohérence les réformes ainsi annoncées. Le débat que nous tenons ce soir - nous en remercions M. le président du Sénat - doit en effet contribuer à apporter la cohérence voulue aux textes annoncés.
Nous attendons, messieurs les ministres, que vous donniez des assurances fortes et que vous leviez l'ambiguïté sur les initiatives prises récemment, et vécues comme autant de remises en cause, pour ne pas dire de « marches arrière », imposées à la décentralisation.
Permettez-moi de rappeler quelques exemples parmi d'autres, en matière financière et fiscale, tout d'abord.
Voilà une réforme annoncée de la taxe professionnelle - il en a été fortement question ce soir - qui aboutit à étatiser le tiers du produit de cet impôt local et à diminuer d'autant l'autonomie financière des collectivités décentralisées.
Le débat devant le Parlement était encore loin que, déjà, l'effet d'annonce amenait collectivités et entreprises à anticiper la mise en oeuvre de cette mesure dont on dit aujourd'hui que le bénéfice pour les entreprises ne sera pas aussi prometteur que sera pénalisant le sacrifice demandé aux collectivités.
Il en va de même de l'annonce, cet été, d'une baisse sensible des droits de mutation.
L'important, pour nos concitoyens, n'est pas de savoir quand la loi aura rendu la réforme applicable, encore moins combien perdront les départements, et si une juste et durable compensation leur sera apportée.
L'essentiel est aujourd'hui l'effet d'une annonce ministérielle qui, plusieurs semaines, voire plusieurs mois avant le débat au Parlement, acquiert en quelque sorte force de loi, au point que les agents économiques anticipent sans délai cette mesure.
Une nouvelle fois, à mes yeux, sont relégués au second plan l'indépendance financière des collectivités, comme l'ordonnancement constitutionnel qui préside à l'élaboration de la loi.
Et que dire du projet de taxe générale sur les activités polluantes, mesure plus discrète mais tout aussi révélatrice d'un projet dont l'objectif manifeste est la remise en cause de l'autonomie des agences de l'eau, l'une des plus anciennes institutions décentralisées du pays ?
Autres domaines où ne souffle guère l'esprit de la décentralisation : l'aménagement du territoire et l'environnement.
La procédure Natura 2000 a déjà été citée dans cet hémicycle comme l'une des manifestations de ce recul constaté de l'autonomie locale.
En effet, le Gouvernement a, à diverses reprises, donné l'assurance formelle qu'il ne transmettrait à la Commission européenne que les seuls sites ayant reçu l'approbation de tous les partenaires de la concertation, y compris donc les communes.
Or, il apparaît, sur inventaire de l'association nationale des élus de la montagne, que les observations de plus d'une centaine de communes, sur les périmètres proposés, n'ont pas été prises en compte. Tant d'indifférence est ressentie par les élus concernés comme la négation des acquis essentiels de la décentralisation.
Les procédures actuelles d'élaboration des directives territoriales d'aménagement, quoique engagées sous le signe de la concertation, nous conduiront-elles à faire le même constat ?
Si les directives territoriales d'aménagement furent accueillies, à l'origine, avec un préjugé favorable, en montagne notamment, où l'on voyait en elles le moyen de concrétiser cette reconnaissance de spécificité inscrite au fronton de la loi du 9 janvier 1985 mais jamais entrée dans les faits, aujourd'hui, ces directives apparaissent comme annonciatrices de contraintes nouvelles.
Les programmations régionales et locales semblent devoir s'effacer sans que quiconque ait le moyen de connaître les projets d'infrastructures auxquels le Gouvernement donnera suite.
Si l'on ajoute à cela de récentes décisions unilatérales de suppression de tracés autoroutiers, au mépris d'années de travail et sans la moindre concertation, on mesure à quel point l'action du Gouvernement, dans ce domaine, est jugée, sur le terrain, bien étrangère à une politique d'inspiration décentralisatrice.
M. Charles Revet. Très bien !
M. Jean-Paul Amoudry. Les élus locaux attendent donc, messieurs les ministres, que le Gouvernement apporte les inflexions de nature à restaurer la confiance.
En particulier, et à titre d'exemple, les élus demandent que le contrat de croissance et de solidarité annoncé tienne compte de l'explosion, depuis quelques années, des dépenses relatives aux normes environnementales et de sécurité déjà citées.
L'attente des collectivités est particulièrement forte sur ce point, comme sur le terrain des réformes qui s'imposent pour relancer la décentralisation.
Le rapport du groupe de travail sur la décentralisation, créé en 1997 par la commission des lois du Sénat, formule plusieurs propositions : en particulier, une nécessaire clarification des relations avec l'Etat, une réforme de l'intercommunalité et un assouplissement du statut de la fonction publique territoriale.
D'autres orateurs ont, avant moi, avec plus de talent, développé ces différents sujets sur lesquels je ne m'attarderai pas, étant précisé que je souscris pleinement aux propositions faites.
En complément au dispositif annoncé par le Gouvernement, je souhaite mettre l'accent sur la nécessité d'une plus grande sécurité juridique des actes des collectivités et d'une modernisation du contrôle financier local.
L'insécurité juridique est l'un des maux dont souffrent le plus souvent les élus locaux aujourd'hui.
M. Charles Revet. C'est vrai !
M. Jean-Paul Amoudry. Tout d'abord, en matière d'urbanisme, on constate dans nombre de communes que des plans d'occupation des sols élaborés depuis de nombreuses années avec le concours des services de l'Etat, puis approuvés par les préfets, sont aujourd'hui remis en cause par ces même services. Bien sûr, sont intervenus entre temps des recours devant la justice. Mais, concrètement, à quelques années d'intervalle, le discours tenu par les représentants de l'Etat est diamétralement opposé sur un même sujet.
M. Charles Revet. Exact !
M. Jean-Paul Amoudry. Cette situation est vécue comme une rupture des engagements pris par l'Etat et entraîne nombre de désordres et de conséquences. Ainsi, tel terrain reconnu un temps constructible, ayant fait l'objet d'un partage familial et de l'acquit de droits de succession, est aujourd'hui déclaré inconstructible... On mesure les conséquences familiales et financières de tels revirements de situation, moralement imputés aux municipalités !
De même, des communes ayant réalisé des travaux de viabilité dans le cadre de zones reconnues constructibles sont parfois conduites aujourd'hui à déplorer l'inutilité de vaines et coûteuses dépenses d'infrastructures.
Cet état de fait doit être dénoncé ; nous avons le devoir collectif d'y apporter les corrections nécessaires.
En des domaines autres que l'urbanisme, l'insécurité juridique mériterait d'être corrigée par l'adoption des mesures préconisées dans le rapport du groupe de travail commun aux commissions des finances et des lois, que j'ai eu l'honneur de présider, et qui a consacré ses travaux, sous la houlette de son rapporteur, M. Oudin, au contrôle financier local.
Parmi les mesures que préconise ce rapport, et qui sont propres à renforcer la sécurité juridique des actes des collectivités locales, j'en relèverai trois.
Premièrement, il faut clarifier certains aspects de la législation sur la fonction publique territoriale comme sur les marchés publics. A cet égard, la réforme annoncée en matière de marchés publics tarde à venir, laissant les gestionnaires locaux tâtonner dans les arcanes d'une réglementation devenue trop complexe.
Deuxièmement, pour accroître la sécurité juridique, il serait opportun, dans l'esprit du rapport du Conseil d'Etat de 1993, d'améliorer le contrôle de légalité pour renforcer sa complémentarité avec le contrôle financier.
Troisièmement, enfin, les collectivités locales doivent être incitées à renforcer les procédures de contrôle interne. Cet objectif est d'ailleurs essentiel pour relancer la décentralisation, car le développement d'une culture de l'autocontrôle et de l'évaluation des politiques publiques est nécessaire, afin d'assurer les meilleures allocations possibles des ressources dans un contexte de rareté de l'argent public.
Je vous remercie, messieurs les ministres, de bien vouloir faire connaître à la Haute Assemblée les intentions du Gouvernement sur les trois orientations ainsi proposées, comme d'ailleurs sur les voies qui sont suggérées maintenant pour moderniser le contrôle financier local.
Nécessaire contrepartie démocratique du renforcement des pouvoirs dévolus aux collectivités locales, le contrôle financier représente un indéniable facteur de transparence de la gestion publique locale, et s'analyse donc, plus généralement, comme le corollaire indispensable de la décentralisation.
Pour autant, l'impact médiatique du pouvoir d'informer, reconnu aux chambres régionales des comptes par la loi du 15 janvier 1990, impose que la mise en oeuvre du contrôle s'effectue dans le respect des principes généraux de notre droit, à commencer par le respect des droits de la défense et le renforcement des garanties des contrôlés.
Un plus juste équilibre est à atteindre, en ce domaine, pour que le contrôle financier et l'examen de la gestion des collectivités soient mieux compris et mieux acceptés, donc plus efficaces.
Tel est bien l'un des principaux enjeux de la modernisation qui s'impose en cette matière.
Monsieur le président, mes chers collègues, je souhaite maintenant conclure mon propos en remerciant les ministres de leur attention, mais surtout des réponses que nous attendons d'eux : puis-je leur dire que nous comptons sur des initiatives vigoureuses, de nature à conforter la décentralisation et à faire vivre la démocratie locale ; l'enjeu, est-il besoin de le rappeler, est de taille, car c'est parce qu'elles offrent un point d'ancrage et d'enracinement à nos concitoyens que la décentralisation et la démocratie locale constituent une réponse moderne aux défis de la mondialisation. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Pépin.
M. Jean Pépin. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, à mon tour je me réjouis de l'organisation de ce débat. Je remercie tant le président du Sénat pour son initiative que le Gouvernement d'avoir, sans tarder, voulu donner suite à cette demande qui avait été si fortement exprimée par les présidents de conseils généraux lors de leur congrès de Rouen voilà quelques jours.
A l'instar de nombre de mes collègues, j'estime que la décentralisation « cela marche » et qu'une nouvelle étape doit être franchie en matière de décentralisation. Les lois de 1982 et 1983 et celles qui ont suivi ont constitué une formidable avancée pour répondre aux attentes de nos populations et améliorer l'action publique locale.
Quinze ans après, on peut mesurer le chemin parcouru. J'estime pour ma part que le pari de cette réforme d'envergure a été globalement gagné. La démocratie locale a été renforcée, la gestion de proximité a montré ses multiples avantages. Aujourd'hui, les collectivités locales assurent au quotidien et dans de bonnes conditions de très nombreux services à la population et sont plus proches des préoccupations des entreprises et des forces vives locales.
Je voudrais rappeler qu'un sondage, réalisé par IPSOS en février 1998 pour un quotidien national, indiquait que nos concitoyens considéraient comme positif le fait de transférer plus de pouvoir de l'Etat vers les collectivités locales. Ils aspiraient plutôt à ce que ce processus s'accélère. Comment ne pas les comprendre ?
Le contexte de l'intégration européenne ne peut que renforcer le souhait de nos concitoyens de voir maintenu, voire élargi le champ de compétences du politique, notamment au niveau le plus proche d'eux, face aux responsables économiques et financiers et aux marchés qui raisonnent - et c'est probablement leur rôle - en termes de « mondialisation ». Il y a là, me semble-t-il, un effet d'équilibre qui, dans l'esprit de nos concitoyens, est souhaité.
En effet, sur un plan économique, les collectivités locales représentent 70 % de l'investissement civil en France. Elles concourent avec l'Etat et les entreprises à l'animation et au développement du territoire national et de leur territoire de proximité. Ce sont elles qui contribuent à nourrir le tissu territorial. Elles sont essentielles donc à la cohésion sociale, économique et territoriale de notre pays.
Quant aux élus locaux, ils ont montré leur esprit de responsabilité et, le plus souvent, leur capacité à gérer.
M. Charles Revet. Tout à fait !
M. Jean Pépin. Bien sûr, comme pour toute réforme, on peut discuter du bilan, évaluer et mettre en avant ce qui a le mieux marché, ou identifier les échecs, les zones d'ombres, mais l'ensemble est largement positif.
A ce sujet, nous avons ici tous en mémoire le rapport si nourri de mars 1997 du groupe de travail de la commission des lois du Sénat, intitulé « Décentralisation, messieurs de l'Etat, encore un effort ! »
L'approfondissement de la décentralisation, voire son amplification, va dans le sens de l'histoire.
Pour autant, ce mouvement doit partir d'une phase d'analyse et d'évaluation et reposer sur des objectifs de lisibilité, de transparence, de démocratie et d'efficacité de l'action publique locale.
Mais ce mouvement se doit, par ailleurs, d'être parfaitement maîtrisé. On veut en effet laisser croire à l'opinion que le débat sur le nombre d'échelons territoriaux est le seul qui vaille et qu'une fois résolu ce problème la décentralisation et l'action locale s'en porteront mieux.
Même si la question doit être abordée sans a priori, même si nous avons besoin de clarifier le rôle de chacun, le vrai débat n'est aujourd'hui pas celui-là. Plusieurs questions plus urgentes doivent être posées et débattues ; plusieurs chantiers doivent être ouverts préalablement.
Une première série de questions, où les chantiers sont d'ordre général, concerne particulièrement l'Etat, son mode d'organisation et nos institutions :
Dans quel système institutionnel entendons-nous évoluer pour faire face à nos propres enjeux de cohésion, d'administration, de modernité, de compétitivité, pour faire face également aux enjeux de l'intégration européenne et à ses nouveaux défis ?
Veut-on tendre vers un fédéralisme, une Europe des régions, ce qui serait pour nous une révolution compte tenu de notre histoire et de notre culture ?
Veut-on maintenir l'équilibre actuel ?
Veut-on laisser les administrations centrales revenir sur les acquis de la décentralisation ?
Quelle organisation l'Etat entend-il adopter pour s'adapter aux réalités locales et véritablement se moderniser ?
Comment l'Etat, avec ses administrations, se situe-il face à la décentralisation ? Comment entend-il se comporter avec les collectivités locales ?
A ces questions, messieurs les ministres, il faudra bien que, tous ensemble, nous tentions d'y répondre.
Une autre série de questions concerne plus précisément les collectivités locales elles-mêmes, leur mode de fonctionnement, leur fiscalité, leur assise démocratique, la clarification de leurs responsabilités, de leurs relations. Des propositions concrètes avaient été faites en mars 1997 dans le rapport que j'ai cité tout à l'heure.
Si l'on en juge par les orientations actuelles, on a plutôt le sentiment qu'il n'y a pas de véritable volonté politique d'aborder de manière globale les choses. Or nos concitoyens nous encouragent à rendre plus lisibles l'action locale et l'action nationale ; mais pour y parvenir, il faut être en mesure d'appréhender le débat de manière globale.
La modernité de nos institutions touche à l'organisation de l'Etat, au bon exercice de la démocratie et des solidarités territoriales et humaines, à l'aménagement du territoire dans sa diversité et à la fiscalité locale.
On ne peut pas se contenter d'imaginer de nouveaux espaces « pertinents », agglomérations et pays, sans réfléchir à leur articulation avec les collectivités locales de plein exercice. J'y reviendrai tout à l'heure.
Pour parler un peu plus de l'Etat, je dirai qu'il n'a toujours pas redéfini sur le moyen et le long terme les missions qu'il entendait assurer prioritairement sur le plan national et local, en se situant clairement par rapport aux collectivités locales ou en situant clairement les collectivités locales par rapport à lui. Il n'a toujours pas redéfini son organisation locale et semble avoir renoncé à une véritable volonté de déconcentration, toujours annoncée mais rarement avenue. On a plutôt le sentiment que, depuis plusieurs années, il soit plus enclin à renationaliser les politiques locales en freinant du même coup leur capacité d'initiative.
L'expérience de ces dix dernières années montre que l'Etat n'a cessé de cultiver une position que je qualifierai d'ambiguë, ne voulant pas être trop sévère mais ayant simplement l'intention de poser le problème.
Cette ambiguïté naît de l'exception française en Europe : le doublement systématique des échelons décentralisés par des administrations d'Etat. Pourquoi cette exception française ne conviendrait-elle pas, et qui gêne-t-elle vraiment ?
Tout en laissant les collectivités locales gérer à sa place les compétences dévolues par les lois de décentralisation, l'Etat est ainsi resté omniprésent par la définition des cadres nationaux, techniques et financiers. Très vite, c'est à une inflation normative et réglementaire qu'on est arrivé.
Or, ces nouvelles contraintes ont réduit progressivement les marges de manoeuvre politique et financière des collectivités locales. Et je ne parle pas des barèmes nationaux que certains ministères entendent imposer seuls, ni des pratiques de cogestion qui peuvent s'apparenter à une forme de tutelle.
Dans le cadre de ses politiques contractuelles, l'Etat a, par ailleurs, fait assumer, parfois et même souvent, ses propres compétences par les collectivités locales, cela dans de nombreux domaines et sans aucune compensation financière. La période qui s'ouvre de négociation des futurs contrats de plan montrera si cette tendance est confirmée.
L'Etat demande également aux collectivités locales, depuis longtemps et de plus en plus, - je n'en fais pas une affaire de droite et de gauche, je parle de l'Etat dans sa permanence et non de Gouvernement -, d'accompagner les politiques et les programmes qu'il arrête sur le plan national.
Enfin, on doit s'interroger sur un certain nombre de mesures dont les conséquences portent atteinte à l'autonomie des collectivités locales. Les exemples qui portent sur la fiscalité locale et sur la fiscalité écologique ont été largement évoqués dans cette enceinte. Je n'y reviens donc pas, mais ils me paraissent contraires à une véritable décentralisation.
Que veut-on, en définitive ? Un système de cogestion complet ? Que les élus locaux deviennent des supplétifs de l'Etat ? La démocratie y perdrait, et la nation, tant les élus locaux, les élus de la nation et l'Etat central sont, à mes yeux, très largement complémentaires et nécessaires les uns et les autres.
Que l'on ne s'y trompe pas : les promoteurs des lois fondatrices de 1982 étaient autant attachés à libérer la décentralisation qu'à préserver l'Etat des prérogatives essentielles, et ce dans un cadre unitaire, tant il est vrai que la République est une et indivisible. Je partage pleinement ce principe essentiel originel.
C'est pourquoi ils avaient envisagé que, parallèlement à cette prise d'autonomie et de compétences des collectivités locales, l'Etat se transforme véritablement, qu'il engage la déconcentration des circuits et des décisions, et qu'il réorganise ses services sur le plan local.
Cette réforme, qui toujours a été annoncée, n'a jamais été réellement mise en oeuvre et, encore aujourd'hui, elle n'est pas, me semble-t-il, à l'ordre du jour du présent Gouvernement.
La clé est pourtant là : les élus locaux ne demandent pas que l'Etat renonce à ses missions ; ils demandent mieux d'Etat au niveau local. Mais l'on sait d'où viennent les blocages : la politique doit revenir en force sur ce dossier.
Après ces remarques concernant l'Etat, j'évoquerai plus brièvement les collectivités locales pour dire qu'il s'agit là d'un dossier qui mériterait beaucoup de clarifications.
J'affirmerai d'emblée deux idées : la centralisation doit être clarifiée et rendue plus lisible, donc plus proche des citoyens. Elle doit appartenir tout d'abord aux élus locaux, qui, parce qu'ils la font vivre chaque jour en liaison avec les forces vives locales, sont à même d'engager sa modernisation en vue de plus de transparence et d'efficacité.
La décentralisation doit être lisible, s'agissant des compétences de chacun des échelons. Au titre de la clarification, par exemple, l'Etat doit reprendre le volet sanitaire, tandis que le champ social doit être clairement dévolu au couple « département-communes ».
La décentralisation doit être lisible et simple en termes d'institutions. Or, aujourd'hui, à la faveur de deux projets de loi soumis au Parlement, l'un relatif au développement durable du territoire, l'autre relatif à l'intercommunalité, notamment urbaine, on a plutôt l'impression que le choix s'est porté sur une nouvelle stratégie d'empilement. On veut faire coexister des espaces de projets et des espaces de gestion en indiquant, avec une certaine hypocrisie, qu'ils ne constituent pas de nouveaux échelons. Mais on connaît les thèses de la DATAR à ce sujet !
M. Charles Revet. Certes !
M. Jean Pépin. Les pays et les agglomérations, qui ont une mission de structuration du territoire, ne relèveront pas de légimité directe. Pourtant, l'Etat leur consacrera l'exclusivité des financements des politiques contractuelles et des fonds structurels européens.
Pays et agglomérations devront trouver, avec les échelons traditionnels, dont les élus qui agissent avec un mandat issu du suffrage universel, les clés d'une cohésion territoriale rénovée et retrouvée. Espérons qu'il y parviendront.
La stratégie sera élaborée dans les conférences régionales de l'aménagement et du développement du territoire, et débattue avec les socioprofessionnels et le milieu associatif dans une sorte de parlement régional.
Veut-on faire plus que de la prospective et diluer ainsi les responsabilités des élus locaux ?
Par ailleurs, l'étude d'impact réalisée par le ministère de l'intérieur en accompagnement de son projet de loi sur l'intercommunalité passe très vite, monsieur le ministre, sur les relations futures entre les communes et les communautés d'agglomération ou les communautés urbaines. On se contente d'affirmer que les communes déterminent ce qui relève de l'intérêt communautaire.
M. le président. Mon cher collègue, je vais vous demander de conclure pour laisser à M. Bourdin un peu de temps de parole. Vous avez déjà dépassé le vôtre de six minutes !
M. Jean Pépin. Je ne me rendais pas compte, monsieur le président. Je vous prie de m'excuser. J'avais l'impression qu'en lisant trop vite, j'aurais eu du mal à être compris ; mais, en allant moins vite, je n'ai pas le temps de tout dire. C'est cornélien !
Les compétences obligatoires ajoutées aux compétences optionnelles ne laisseront que très peu de compétences aux communes concernées par ces regroupements.
Peu de lignes - pour ne pas dire aucune ligne - évoquent les relations entre ces nouvelles communautés, qui se verront conférer un réel pouvoir fiscal, financier et institutionnel, et les conseils généraux. Pourquoi ? Pourtant, les promoteurs de 1982 avaient fait du couple département-communes l'un des piliers de la décentralisation.
Je suis obligé de conclure et donc d'abréger mon propos, monsieur le président. Mais, bien évidemment, ma conclusion perd une partie de sa logique puisqu'il n'y a plus d'enchaînement.
Je souhaite simplement que tout ce qui a été dit - mais aussi tout ce qui n'a pas pu être dit au cours de ce débat - nourrisse de nouvelles réflexions afin d'aboutir à une décentralisation confirmée qui remettrait au coeur du débat national nos collectivités locales et les principes de proximité de l'action publique locale, sa transparence et sa légitimité démocratique.
Je souhaite, messieurs les ministres, que le Gouvernement fasse de cette décentralisation modernisée une priorité en même temps que la déconcentration, plutôt que d'aborder par petites touches ce dossier et préférer maintenir l'ambiguïté de son rôle ainsi que celui des collectivités de plein exercice. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Michel Mercier. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes travées.)
M. Michel Mercier. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce débat sur la décentralisation va quelque peu se télescoper avec le projet de loi de finances, qui va être soumis au Sénat dans quelques jours. Je ne traiterai donc pas, ce soir, des questions financières dans le détail.
Néanmoins, comme M. le président de la commission des finances m'y a invité tout à l'heure, je relèverai simplement, monsieur le ministre, que vous nous avez beaucoup parlé du contrat de croissance et de solidarité que le Gouvernement va offrir aux collectivités locales et dont le mérite est d'être pluriannuel.
On a beaucoup critiqué l'ancien parce qu'il était critiquable. Mais celui-ci ne sera bon que sous certaines conditions. Il convient que M. le ministre de la fonction publique n'augmente pas trop les dépenses des collectivités locales, en tout cas pas plus que ce que vous nous donnerez en matière de croissance. Mme la ministre des affaires sociales ne devra pas nous imposer telle dépense supplémentaire dans le cadre de la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions.
M. Jacques Machet. Bravo !
M. Michel Mercier. M. le ministre chargé du logement devra s'abstenir de doubler les crédits du fonds de solidarité pour le logement.
M. Alain Lambert, président de la commission des finances. Voilà !
M. Michel Mercier. Il faudra aussi que M. le ministre des finances ne reprenne pas pour la caisse de l'Etat la taxe professionnelle de France Télécom ou telle ou telle taxe que perçoit actuellement l'Agence de l'eau.
Monsieur le ministre, vous avez tout loisir de faire en sorte que ce contrat soit bon - cela ne dépend que de la volonté du Gouvernement - et nous sommes preneurs d'un nouveau et bon contrat.
On parlera aussi de la réforme de la taxe professionnelle, que beaucoup d'orateurs ont déjà évoquée. La mariée sera peut-être un peu moins belle que ce que l'on annonce, et il faut dire clairement aux entreprises qu'elles auront à financer une bonne partie de la réforme.
Mais revenons à ce qui me semble être l'essentiel du débat.
Vous nous avez, l'un et l'autre, parlé des intentions du Gouvernement en matière de décentralisation. Nous ne vous ferons point de procès à ce sujet, car nous croyons ces intentions sincères. Néanmoins, la décentralisation n'est pas simplement une affaire d'intention ; c'est aussi une affaire de réalité.
Que représente la décentralisation dans une République qui demeure unitaire ? C'est une façon de mieux gouverner pour la République, car les décisions sont prises au plus près des problèmes, au plus près des gens, grâce à l'instauration d'un dialogue qui permet de trouver la meilleure solution.
Permettez-moi de m'étonner de la contradiction dans l'action que révèle la succession des textes qui nous sont soumis. La semaine dernière, vous nous avez expliqué combien la pratique du cumul des mandats était extrêmement nuisible aujourd'hui, du fait des responsabilités nouvelles confiées par la décentralisation aux élus locaux, aux acteurs de la décentralisation. C'est sur ce point, messieurs les ministres, que je souhaite, pour ma part, vous interroger. Je crois en effet que la décentralisation a besoin d'acteurs ; ce sont les élus des collectivités locales. Elle a des bénéficiaires ; ce sont nos concitoyens. Ces élus sont-ils considérés aujourd'hui comme de véritables élus responsables ? Telle est la question qui se pose. Pour être de véritables acteurs, ces élus locaux attendent deux choses de la part de l'Etat : d'abord, qu'il leur accorde sa confiance, ensuite qu'il leur garantisse un minimum de sécurité juridique dans leur action.
M. Charles Revet. Très bien !
M. Michel Mercier. De nombreux thèmes ont été abordés sur lesquels je reviendrai très rapidement.
Confiance, qu'est-ce que cela veut dire ? Que ces élus, choisis par le suffrage universel, sont proches des problèmes, qu'ils sont les mieux placés pour les régler, et c'est cela l'esprit de la décentralisation.
M. Charles Revet. Eh oui !
M. Michel Mercier. Pourquoi sont-ils enserrés dans autant de règles ?
Alors qu'ils sont responsables des collectivités locales, pourquoi n'ont-ils pas leur mot à dire quant au recrutement, aux conditions d'avancement, de rémunération de leurs agents ?
Ne sont-ils pas capables de déterminer, dans le respect de la loi, de l'égalité, de grands principes républicains qui seraient posés, les conditions d'exercice d'une véritable fonction publique territoriale, d'autant qu'il n'y a pratiquement aucune passerelle entre la fonction publique territoriale et la fonction publique de l'Etat.
M. Alain Lambert président de la commission des finances. Il n'y a que de la méfiance !
M. Michel Mercier. Je citerai un autre exemple - quoique je ne vise pas l'exhaustivité - qui touche au domaine social et qui a été fréquemment évoqué.
Toute l'année, Mme la ministre de l'emploi et de la solidarité nous a expliqué que les collectivités locales faisaient mal leur travail et, notamment, que les conseils généraux étaient incapables de régler le problème de la prestation spécifique dépendance. Nous avons donc subi tout au long de l'année la menace de l'instauration d'un tarif national. C'est le grand mot : chaque fois que certaines choses ne semblent pas bien aller, le Gouvernement nous menace de recourir à un tarif national. Que diable, faites un peu confiance aux élus locaux ! D'ailleurs, le Gouvernement, dans le rapport qu'il vient de présenter au comité national gérontologique, a enfin reconnu que les départements avaient dépensé mieux, avec la PSD, que ce qui était fait auparavant.
Cette confiance que les élus locaux réclament de la part de l'Etat et dont ils ont besoin pour que la décentralisation vive et soit réelle, on peut dans d'autres domaines en ressentir la nécessité. Je pense, naturellement, au domaine fiscal, notamment à la réforme que vous projetez de la taxe professionnelle. Comment quiconque s'élèverait-il contre un abaissement de la taxe professionnelle ? Encore faudrait-il y regarder de plus près.
Mais que va-t-il se passer ? La compensation sera opérée par l'Etat. Elle peut certes faire l'objet de critiques, ce que nous ne manquerons pas de faire lors de la discussion du projet de loi de finances. Quoi qu'il en soit, c'est l'Etat qui va décider de l'enveloppe dont disposeront les collectivités locales. Où se situe leur responsabilité ? Uniquement dans la répartition d'une dotation que l'Etat aura par ailleurs décidée selon ses règles.
Il serait probablement plus audacieux et aussi plus respectueux de l'esprit de la décentralisation de rechercher une compensation dans l'abandon par l'Etat d'un impôt ou d'une part d'impôt. Là, au moins, les élus pourraient être de véritables responsables de la levée de l'impôt.
Voilà quelques exemples qui montrent que cette confiance dans les élus locaux, qui est tout à fait nécessaire et essentielle à la décentralisation, n'est pas toujours au rendez-vous. C'est pourquoi nombre de mes collègues ont pu s'interroger sur une recentralisation plus ou moins rampante.
Il est une seconde condition, qui me semble essentielle pour que la décentralisation vive : un minimum de sécurité juridique. Mon collègue M. Amoudry a beaucoup insisté sur ce point, je serai bref.
Je dirai simplement que nombre d'élus locaux ont appris, souvent durement, que le contrôle de légalité n'était jamais un certificat de légalité. De très nombreux magistrats, de l'ordre administratif ou pénal, le leur ont appris.
Le Gouvernement pourrait très bien saisir le Parlement d'un projet de loi susceptible de donner aux élus locaux ce minimum de sécurité juridique dont ils ont besoin.
Tels sont, monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, les deux points sur lesquels je voulais insister en cette fin de soirée.
Naguère, une de nos gloires littéraires disait qu'elle pardonnait à la République de mal gouverner parce qu'elle gouvernait peu. Si, demain, vous êtes capables de vous débarrasser de cette gangue réglementaire qui étouffe la décentralisation, vous permettrez qu'enfin la République gouverne mieux, et nous saurons vous soutenir dans cette voie. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Bourdin.
M. Joël Bourdin. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'une des grandes réussites de cette fin de siècle aura été la mise en oeuvre d'un modèle de décentralisation à la française, et ce dans un pays où, depuis les « quarante rois qui ont fait la France », depuis que les esprits ont été imprégnés d'une culture jacobine, l'on a appris à encenser l'unité et l'uniformité.
Ces temps sont révolus.
Que d'avancées a-t-on pu réaliser en quelques années ! J'en prends pour preuves : un meilleur exercice, au plus près du terrain, des compétences de proximité, qu'il s'agisse de l'aide sociale, de l'enseignement du second degré ; une constante amélioration des conditions de la démocratie locale ; un nouveau partage entre l'Etat et les collectivités des responsabilités de développement économique. Mais j'insisterai surtout sur une donnée méconnue, mise en valeur par des travaux universitaires : toute décentralisation d'un point de PIB de la dépense publique - un point de moins pour l'Etat, un point de plus pour les collectivités - conduit, mécaniquement, à une réduction d'un point de PIB du poids du secteur public dans l'économie, et ce en raison d'une offre de biens publics excessive, compte tenu des besoins réels au niveau national. On peut ainsi illustrer la très grande complémentarité de la décentralisation institutionnelle et du libéralisme.
Pour autant, éprouve-t-on le sentiment d'un inachèvement ?
Tout d'abord, cet inachèvement se fait sentir dans le domaine des structures.
Tout le monde sait qu'il existe bien trop de catégories juridiques d'établissements publics de coopération, comme cela a été souligné par maints de nos collègues.
La loi de 1995 imposait la révision de ces instances. Elle n'a abouti qu'à la réalisation d'un rapport. Trois ans après, nous nous trouvons de nouveau face à un projet de loi, je veux parler du projet de loi sur l'intercommunalité, qui, comme le précédent, ménage excessivement les situations acquises.
Que signifie en effet la distinction entre les communautés de communes, les communautés de villes et les districts, qui se ressemblent étrangement ?
L'idée d'une taxe professionnelle d'agglomération n'est pas nécessairement mauvaise, mais elle n'est en rien nouvelle puisqu'elle existe dejà depuis 1992 et que peu d'agglomérations l'ont adoptée. Bizarrement d'ailleurs, elle a été choisie plutôt par les communautés rurales.
Il est temps que l'on simplifie la nomenclature des EPCI, les établissements publics de coopération intercommunale, et que l'on en revienne à des principes simples, avec un choix plus limité de formes d'intercommunalité.
Au surplus, que dire des pays aux structures non définies ? Comment peut-on imaginer qu'ils puissent se distinguer pour contracter avec l'Etat, alors qu'ils n'ont pas de personnalité juridique ? Comment peut-on concevoir, comme l'imagine le Gouvernement, qu'une simple association puisse, à cet égard, se substituer à des établissements publics locaux ?
Dans une nation qui, à juste titre, peut se targuer d'avoir d'excellentes facultés de droit, on ne devrait plus entendre parler de calembredaines de cet acabit.
On peut également constater un inachèvement dans le domaine des finances.
La décentralisation y est restée lettre morte. Les grandes lois prévues en 1982 n'ont jamais vu le jour et l'on est allé de réforme ponctuelle en réforme ponctuelle sans rien revoir au fond. Mais croit-on que l'on pourra encore longtemps asseoir les recettes fiscales des collectivités locales sur des bases aussi archaïques que les valeurs cadastrales, tarabiscotées et injustes ?
Croit-on que l'on pourra longtemps persister à compter sur un système fiscal alimenté à coup de compensations, de dégrèvements et de péréquations par l'Etat ? Alors que les ressources des collectivités locales sont de plus en plus octroyées par l'Etat, nous sommes non plus dans un schéma de décentralisation, mais dans un schéma de recentralisation.
A cet égard, on peut dire que, si l'intention du Gouvernement de réduire le poids de la taxe professionnelle en supprimant pour les entreprises la part salariale de l'assiette paraît louable, le moyen choisi, c'est-à-dire une compensation mal assurée, accentue le caractère de recentralisation de la politique gouvernementale actuelle. J'ajoute que l'on n'a pas encore perçu l'ampleur des distorsions de concurrence que le projet gouvernemental risque de provoquer en raison de la non-uniformité de la structure de l'assiette de la taxe professionnelle. L'Allemagne a fait la cruelle expérience de ce dispositif en 1981, et elle n'en a pas gardé le meilleur souvenir.
Cette modification y entraîna en effet - certains s'en souviennent encore - une polémique non négligeable engendrée par l'injustice des effets de la mesure.
Toujours dans le domaine des finances, on ne peut passer sous silence, certains y ont déjà fait allusion, le projet du Gouvernement d'instaurer une taxe générale sur les activités polluantes, la TGAP.
En substituant à diverses redevances ponctuelles la TGAP, qui est une taxe budgétaire, l'Etat propose au Parlement que, dorénavant, l'AEME, l'agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie, soit financée par des subventions allouées par lui-même. Est-ce vraiment un progrès de la décentralisation ?
Demain, ce seront les agences de l'eau, que, apparemment tous les pays nous envient, qui seront soumises au même sort, puisqu'il est proposé de remplacer les redevances perçues au titre de la pollution et les prélèvements par une taxe budgétaire.
On croit rêver devant un tel acharnement qui, non seulement, heurte une évolution que tout le monde souhaite, mais risque, en outre, de contrarier la mise en oeuvre d'une politique de l'eau que tout le monde soutient.
Que ce soit par le biais de la réforme de la taxe professionnelle ou par celui de l'instauration de la TGAP, le Gouvernement est pris en flagrant délit de jacobinisme récessif, peu conforme à ses déclarations d'intention.
Pour en terminer avec le domaine financier, j'aimerais évoquer le sujet du mode d'évolution de la dotation générale de fonctionnement, la DGF.
Le Gouvernement annonce son intention - M. le ministre l'a dit tout à l'heure - d'indexer pour partie le montant de la DGF sur le taux de croissance. C'est bien. Mais cela reste bien en deçà de ce que prévoyait la loi Hoeffel en 1993.
Bien plus opportune à mon sens serait une indexation sur le véritable coût de la vie des communes, sur l'évolution de leurs charges. Or, quel sens a l'indexation de la DGF sur l'inflation représentative de l'évolution du coût de la vie des ménages ? Ce serait quand même bien étonnant que le panier de la ménagère soit représentatif de la structure des coûts des collectivités locales ! A la vérité, s'il n'y a pas d'obstacle méthodologique à l'établissement d'un indice du coût de la vie des collectivités locales, l'Etat ne veut pas qu'il soit établi. Pourtant, dans le cadre de l'observatoire des finances locales, devant lequel chaque année je fais un rapport, il est souligné que l'indice des charges des collectivités locales, très approximatif et non scientifique, est en moyenne de 4 %. On est loin du compte lorsque l'indexation représentative des charges est chaque année maintenue à un chiffre inférieur à 1,5 %.
Enfin, l'inachèvement touche le domaine des politiques.
Nous sommes loin du grand débat de 1994-1995 sur l'aménagement du territoire. Il y avait alors un foisonnement d'idées, mais il paraît que la loi de 1995 qui en découla était trop ruraliste. Dès lors, on nous rebat les oreilles d'un schéma qui, cette fois-ci, serait favorable aux agglomérations avec des moyens accrus pour lesdites agglomérations. Mais est-on sûr du diagnostic ? Est-on sûr que la loi de 1995 était peu favorable aux agglomérations ? Sur ce sujet, on manque d'analyse sérieuse, on manque de diagnostic.
On n'a pas encore eu le temps d'expérimenter la loi de 1995 et d'en tirer des enseignements que, déjà, on se propose d'aller dans une nouvelle direction. Cela sent un peu la doctrine et l'improvisation !
Le résultat est détestable : une action gouvernementale à courte vue ne peut contribuer à assurer la cohérence des choix publics à long terme.
Dans ces conditions, comment aborder le XXIe siècle ? Trois impératifs doivent, à cet égard, être respectés.
Le premier implique de mieux coordonner les efforts conjugués des collectivités et de l'Union européenne. Il est bon de mettre en phase les calendriers des contrats de plan et des fonds structurels, mais il faut aussi apprendre à utiliser à bon escient les aides communautaires : la sous-consommation des crédits est surprenante ! D'où la nécessité de favoriser les « interfaces » directes entre l'Union et nos collectivités.
A cet égard, saluons la justesse de vue du président Poncelet lorsqu'il évoque le « mariage » de la décentralisation et de l'Europe : selon lui, « le plus naturel qui soit ».
Cependant, pour progresser en ce sens, force est de passer au stade des réalisations communes, notamment à celui de l'harmonisation fiscale. Il s'agit d'ouvrir un très grand chantier, aux multiples aspects : la rationalisation des assiettes et des taux. Le modèle français a tout à gagner à être exporté : il ménage, en ce domaine, une liberté d'action et une marge de manoeuvre des élus tout à fait singulière en Europe.
Le deuxième impératif est de réduire les inégalités territoriales : vaste sujet dont on connaît les tenants et les aboutissants, mais au contenu renouvelé par les perspectives de croissance ; des sources de financement supplémentaires pourront alimenter dans de très fortes proportions les guichets traditionnels de redistribution.
A cet égard, évitons de donner l'impression qu'il faut privilégier les agglomérations au détriment des zones rurales. Evitons d'aller à l'inverse de ce que préconisent les meilleures politiques d'aménagement du territoire. Est-on sûr que, lorsqu'on aura vidé encore plus les campagnes pour accentuer le phénomène d'agglomération, on aura accru le bien-être collectif ?
Le troisième et dernier impératif est la clarification des compétences de chaque niveau de collectivités. Il faut avoir le courage, ici, de supprimer, là, d'ajouter tel ou tel chef de compétence.
Au fond, il n'existe pas de différence de nature entre « décentralisation » et « fédéralisme », mais il existe une différence de degré. L'Europe fédérale naît, la démocratie locale cherche encore, en France, son modèle idéal. Pourquoi ne pas choisir d'aller vers un modèle local fédéral au moment où le modèle de l'Etat évolue si rapidement ? Le sujet n'est sans doute pas encore d'actualité, mais il affleure dans toutes les grandes discussions, qu'il s'agisse de la revendication du droit à l'expérimentation, du contrat social de proximité ou de l'autonomie financière.
Assumer cette tendance lourde aboutirait à repenser la carte de nos structures. S'ouvrirait alors un tout nouveau chapitre de l'histoire de notre pays. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer, ministre de l'intérieur par intérim. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer, ministre de l'intérieur par intérim. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, au terme de cette discussion, nous pouvons d'abord constater que tous les orateurs se sont rejoints pour saluer l'oeuvre de la décentralisation. Je ne retiendrai que les expressions de M. Pépin, qui évoquait une « formidable avancée », et de M. Bourdin, qui vient de parler de « grande réussite ».
Le consensus est complet sur cette volonté, à l'oeuvre depuis quinze ans, qui a transformé le paysage politique et administratif de notre pays.
J'étais jeune député quand Gaston Defferre a présenté, en 1981, les premières lois de décentralisation. Je me rappelle que celui-ci tenait à voir ces textes adoptés le plus rapidement possible. Durant de nombreuses séances, parfois jusque tard dans la nuit, il était au banc du gouvernement, subissant les critiques de l'opposition. Mais il faisait avancer la discussion sans relâche pour mettre la décentralisation sur les rails.
Sans doute se souvenait-il que son prédécesseur, M. Christian Bonnet, ministre de l'intérieur de M. Barre, sous la présidence de M. Giscard d'Estaing, avait vu, pendant près de dix-huit mois, son projet de loi de décentralisation rester ici, au Sénat, en cale sèche.
Il fallait donc que cette réforme fondamentale du mode d'administration de la vie locale dans notre pays soit engagée avec détermination. En ce sens, on peut parler de « révolution tranquille ».
Celle-ci est maintenant entrée dans les moeurs. Permettez donc au ministre de l'intérieur par intérim, qui était jeune parlementaire de la majorité en 1981, de saluer, dix-sept ans après, cette formidable avancée, à laquelle se rallient maintenant toutes les formations politiques.
Il n'est pas toujours bon d'avoir raison trop tôt, dit l'adage. En l'occurrence, il ne s'est pas vérifié ! La décentralisation constitue bien maintenant un élément fondamental de l'organisation des pouvoirs dans notre pays. Il faut donc poursuivre cette oeuvre.
Quand il n'y a pas d'avancée dans la décentralisation, disait Pierre Mauroy, le risque est constant de voir l'Etat prendre le dessus et le mouvement séculaire de centralisation venir modifier les équilibres. La dernière grande loi de décentralisation, qui avait été présentée par Pierre Joxe, remonte à 1992. Il convient maintenant de franchir de nouvelles étapes.
Je ne reviendrai pas sur les trois projets de loi que le Parlement aura à débattre au cours des prochains mois et qui porteront sur l'aménagement du territoire, l'intercommunalité et les interventions économiques des collectivités locales.
Outre la question régionale et le cumul des mandats, d'autres chantiers sont ouverts, et vous les avez souvent évoqués vous-mêmes : clarification du domaine de l'action sanitaire et sociale - beaucoup des présidents de conseils généraux qui siègent ici se sont notamment exprimés à ce sujet - réforme du code des marchés publics, réforme des contingents d'aide sociale, péréquation renforcée au regard de la dotation globale de fonctionnement. Ces questions sont difficiles parce que les rapports entre les collectivités peuvent se modifier, mais le Gouvernement souhaite les traiter avec votre concours et parvenir ainsi à de nouvelles avancées.
Monsieur de Broissia, il n'y a pas de « brouillard sur la ligne ». La position du Gouvernement est de faire cheminer ces textes, en particulier celui qui est relatif à l'intercommunalité, que j'ai présenté en conseil des ministres, pour structurer une nouvelle étape de la décentralisation et pour prendre en compte, sans négliger le monde rural, le fait d'agglomération, qui m'apparaît comme un élément essentiel dans la construction de l'Europe au cours des prochaines années : il y a là, pour nous, un enjeu majeur si nous voulons être compétitifs au regard des grands réseaux de villes européens.
J'ai noté un large accord pour que cette progression de la décentralisation s'appuie sur les niveaux existants. Personne n'a sollicité le remplacement de l'un ou l'autre d'entre eux.
M. Raffarin a affirmé tout à l'heure qu'il n'y aurait pas de guerre entre les collectivités locales. Le Gouvernement partage ce point de vue.
Des interrogations ont été formulées en ce qui concerne les pays, notamment par MM. Bourdin et Cazeau. Celui-ci se demandait quel devait être le rôle des pays. Je crois qu'il faut préserver leur fonction d'instance de concertation, de regroupement, ouverte aux forces vives. Il ne saurait en aucun cas s'agir d'une concurrence avec les structures de nature intercommunale. Peut-être les pays évolueront-ils, se structureront-ils, deviendront-ils des établissements publics, mais nous serons alors en face d'un régime de coopération.
Quoi qu'il en soit, le pays doit rester cette instance de réflexion, de concertation et de coordination des politiques publiques. Il n'est donc pas question de mettre en cause les collectivités existantes, comme les départements ou les regroupements inter-communaux, même si les pays peuvent, à un moment donné, permettre de nouvelles collaborations entre les collectivités locales.
Les rapports avec l'Etat ont été souvent abordés. Ces rapports, à mon avis, ne se vivent plus en termes d'opposition. On parle beaucoup de partenariat. Certains, notamment M. Lambert, puis M. Mercier, ont sollicité la confiance. Je partage leur analyse : je crois que nous ne sommes plus dans un temps de confrontation entre l'Etat et les collectivités locales, confrontation dont on nous disait jadis qu'elle relevait largement de la rhétorique et qu'elle masquait un accommodement avec la centralisation.
En tout cas, nous sommes sortis de ce système hérité du jacobinisme, ayant trouvé maintenant un nouvel équilibre de la démocratie, qui voit les collectivités locales et l'Etat s'efforcer de cheminer ensemble.
Je ne crois pas à un effacement de l'Etat, même dans le cadre européen, mais je pense que l'Etat ne peut plus être omnipotent, que nous sommes obligés de conjuguer l'intérêt national et la dimension de proximité, en procédant à des ajustements au cas par cas, en fonction de diverses évolutions, mais aussi sous la pression de la société.
Ainsi, après le transfert des lycées aux régions et des collèges aux départements, on a pu mesurer les efforts considérables qui ont été accomplis par les unes et par les autres. Ces efforts, après la grande phase de construction des établissements des années soixante, ont permis de rattraper beaucoup de retard. C'est en fait la réalité qui dicte les ajustements.
A cet égard, il importe que la collaboration entre l'Etat et les collectivités locales permette d'aller de l'avant, de prendre en compte à la fois l'intérêt général et l'intérêt local, en évitant la prédominance de l'un sur l'autre.
Je laisserai à mon collègue Emile Zuccarelli le soin de répondre sur d'autres points, notamment sur les questions d'égalité entre les fonctions publiques. Je veux néanmoins aborder le problème de la taxe professionnelle, et j'évoquerai non le contenu même de la réforme mais son principe et l'enjeu financier qu'elle représente.
Sur ce sujet, je dirai d'abord à M. Raffarin que nous rêvons tous d'une spécialisation de l'impôt. Nous voudrions tous que chaque collectivité ait son propre impôt : ce serait alors la fin des fiscalités additionnelles ou des empilements de fiscalités susceptibles de nuire à un consentement normal de nos concitoyens à l'impôt, et donc au financement des dépenses des collectivités locales.
Prenons l'exemple de la taxe professionnelle unique. Dans ce domaine, l'objectif est précisément de parvenir à ce que la structure à fiscalité propre ait comme ressource unique la taxe professionnelle, la taxe foncière et la taxe d'habitation étant laissées aux communes. Or cette structure à fiscalité propre, autorisée dès 1980, renforcée par la loi de 1992, s'est très difficilement mise en place : seulement quatre-vingt-trois structures à taxe professionnelle unique ont été créées dans notre pays. Cela montre combien il est difficile de partager les ressources et aussi de mettre sur pied des politiques communes quand il y a des rivalités dans un bassin d'agglomération ou dans un bassin de communes.
Donc, oui à la clarification, oui à la simplification en matière d'impôts locaux pour chaque niveau de collectivité locale ; mais, pour y parvenir, il nous faudra beaucoup de détermination, notamment en ce qui concerne la taxe professionnelle unique, aussi indispensable que soit, dans notre pays, cette forme de solidarité fiscale.
S'agissant de la taxe professionnelle, nous entendons depuis très longtemps de très nombreuses critiques à l'encontre de cet impôt. Nous avons tous souligné, à l'occasion de la présentation des budgets locaux, qu'il s'agissait d'un impôt absurde qui pénalisait l'emploi sans correspondre à la réalité économique des entreprises. La taxe professionnelle pèse notamment très lourdement sur les entreprises de main-d'oeuvre. Je voudrais indiquer à ce propos que la réforme de la taxe professionnelle qui va être engagée ne porte pas atteinte aux ressources des collectivités locales. Bien au contraire, le système de compensation qui a été défini et dont vous aurez à examiner la teneur dans quelques jours me paraît protéger les intérêts de celles-ci.
De nombreux orateurs se sont prononcés en faveur de la formule du dégrèvement. Le Gouvernement ne considère pas - mais nous aurons l'occasion d'en reparler - que ce choix soit le meilleur, dans la mesure où le dégrèvement impliquerait d'imposer aux entreprises une obligation déclarative en matière de salaires. Cela signifierait notamment que les petites entreprises, qui seraient assujetties à cette obligation, continueraient à remplir des formulaires, pour se voir ensuite ristourner le montant de la taxe professionnelle, ou être dispensés du paiement de celle-ci.
Pour notre part, nous avons choisi la compensation indexée sur la DGF, parce qu'elle présente deux avantages.
En premier lieu, l'indice « retour » nous paraît très convenable. Ces dix dernières années, il a été légèrement plus favorable que l'évolution spontanée de la part des salaires dans l'assiette de la taxe professionnelle. Quand on examine la structure de la taxe professionnelle, on constate que la part des immobilisations a progressé beaucoup plus vite que la part des salaires au cours de cette même période, et que l'importance de la part salariale dans l'assiette de la taxe professionnelle diminue.
En second lieu, cette compensation représente une sécurité juridique pour les collectivités locales, notamment pour celles dont le tissu industriel est fragile et qui pourraient voir disparaître des activités génératrices de taxe professionnelle.
Telles sont les raisons qui ont justifié notre démarche, dont vous aurez à débattre plus en profondeur.
Je voudrais dire à M. Arthuis que le choix qui a été fait de relever le taux de la cotisation minimale établie en fonction de la valeur ajoutée correspond à la volonté des élus locaux, toutes catégories confondues, et notamment de l'Association des maires de France. Mais j'anticipe là sur le débat budgétaire.
Je parlerai maintenant des relations financières entre l'Etat et les collectivités locales. Je souhaite, à l'instar de M. Mercier, que nous établissions un bon contrat.
Nous sortons de ce que l'on appelait le pacte de stabilité, qui a été imposé par le gouvernement précédent, puisque les collectivités locales, au travers de leurs associations, n'ont pas souhaité le signer. Nous proposons pour notre part un contrat de croissance et de solidarité. En effet, nous souhaitons indexer l'ensemble des concours apportés aux collectivités locales sur l'évolution de la croissance. En particulier, l'Assemblée nationale s'est prononcée, au titre de 1999, pour la prise en considération de 20 % du PIB, en plus de l'indice des prix, dans le calcul de l'évolution de cette dotation globale, et aussi, outre cette indexation, pour l'octroi d'un crédit de 500 millions de francs en faveur de la dotation de solidarité urbaine.
J'ajoute que l'effort que l'Etat consentira au titre de l'encouragement à l'intercommunalité quand la loi aura été votée sera également de 500 millions de francs. Il s'agit, par conséquent, d'une progression significative de la dotation et de l'ensemble des concours financiers apportés par l'Etat aux collectivités locales.
S'agissant de la péréquation - la question de la répartition est toujours posée, et c'est pour cette raison que nous parlons de solidarité et pas seulement de croissance -, deux avancées majeures seront obtenues, au travers de la stabilisation de la dotation de compensation de taxe professionnelle, d'une part, et d'un effort considérable consenti en faveur de la dotation de solidarité urbaine, laquelle progressera de plus de 42 %, d'autre part.
Tels sont les principaux éléments que je souhaitais vous soumettre, mesdames, messieurs les sénateurs. Je ne reviendrai pas sur tous les thèmes qui ont été évoqués au cours du débat, mais je pense que l'Etat partage tout à fait le souhait des élus locaux, dont vous vous êtes faits les interprètes, de voir s'instaurer davantage de lisibilité, de stabilité et de sécurité dans les rapports entre l'Etat et la décentralisation. Nous aurons la volonté de progresser dans cette voie au cours des prochains mois, grâce non seulement à des projets de loi, mais aussi à des mesures concrètes. Je pense que la décentralisation, qui constitue une grande avancée pour notre pays, doit toujours être consolidée. Je crois que le débat que nous venons d'avoir a été à cet égard riche et dense, même si des interrogations ou des critiques ont été formulées. Le Gouvernement tient à remercier l'ensemble de la Haute Assemblée d'avoir, sous l'impulsion de M. le président du Sénat, participé activement à cet échange de vues. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Emile Zuccarelli, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de la décentralisation. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Emile Zuccarelli, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de la décentralisation. Mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais à mon tour me féliciter de la tenue de ce débat, qui a été de qualité, si vous me permettez de porter une appréciation. Soyez en tout cas assurés de l'intérêt que j'ai pris à entendre les orateurs qui se sont succédé au long de cette journée.
Comme l'a dit à l'instant mon collègue Jean-Jack Queyranne, un consensus en faveur de la décentralisation s'est dégagé aujourd'hui. Tel n'a pas toujours été le cas dans le passé, mais on s'accorde maintenant, sur toutes les travées de la Haute Assemblée, à juger que la décentralisation devait être engagée, que son bilan est positif et qu'elle doit être approfondie.
Bien sûr, j'ai entendu çà et là s'exprimer quelques craintes, voire un certain scepticisme. Cela est normal.
Ainsi, M. Revet citait tout à l'heure Pierre Mauroy, qui avait en effet évoqué la tendance naturelle d'un Etat à recentraliser. Cependant, si l'on souhaite se référer à ce dernier, il faut rappeler l'intégralité de ses propos, selon lesquels la meilleure façon de prévenir toute tentative de recentralisation, c'est de voter les textes d'approfondissement de la décentralisation présentés par le Gouvernement.
Celui-ci propose en effet trois textes d'approfondissement, de consolidation et de confirmation de la décentralisation. A ce sujet, j'ai entendu formuler quelques appréciations un peu surprenantes pour qui a relevé, au cours des dernières années, le nombre impressionnant d'initiatives globales et pertinentes visant à affirmer la décentralisation. Les textes que le Gouvernement soumet au Parlement, pour être présentés chacun par un ministre différent, n'en constituent pas moins un ensemble cohérent ayant fait l'objet d'un travail commun.
Chacun a bien vu, me semble-t-il, la nécessité de marier l'aménagement du territoire et la décentralisation. Chacun, de même, a convenu - je n'ai entendu aucun propos contraire - de la complémentarité de la réforme de l'Etat et de la décentralisation.
Quant à l'organisation et à l'amélioration de la déconcentration des services de l'Etat, elles ont été plébiscitées. MM. Pépin, Cazeau et Peyronnet, pour ne citer que quelques-uns des sénateurs qui sont intervenus à ce propos, ont ainsi souligné qu'une telle évolution était nécessaire.
M. Peyronnet, qui est élu de la Haute-Vienne et qui se disait préoccupé par l'excessive concentration de certaines activités dans la région parisienne, est d'ailleurs bien placé pour constater que le Gouvernement est capable de détermination en matière, par exemple, de délocalisation.
Je voudrais également remercier M. Loridant, qui a mis l'accent sur le rôle des sous-préfets, faisant ainsi écho, d'une certaine manière, à M. Raffarin, lequel nous a mis en garde contre les féodalités et le centralisme régional. M. Yvon Collin, dans le même ordre d'idée, s'est opposé à ce qu'une collectivité puisse exercer une tutelle sur une autre. Je crois qu'il faudra en effet que, dans les collectivités locales, la décentralisation amène dans l'avenir la mise en place de contre-pouvoirs, comme cela a été le cas, au fil des décennies et des siècles passés, dans l'Etat républicain.
J'ai noté également une grande convergence de vues en faveur d'une amélioration de la sécurité juridique des élus et des décideurs. Ce n'est pas, à mon sens, le contrôle de légalité qui peut représenter une réponse suffisante à cette préoccupation. Pour pousser cette logique jusqu'à son terme, je crois que faire du contrôle de légalité un certificat de légalité irait à l'encontre de l'esprit de la décentralisation. J'estime pour ma part que la sécurité progressera par la clarification des textes et par la simplification des procédures, comme le réclamait M. Revet. Il faudrait rendre plus homogène la jurisprudence, notamment dans les chambres régionales des comptes - je pense ici au rapport établi par MM. Amoudry et Oudin - et améliorer les qualifications. Nous retrouvons, sur ce dernier point, l'une des préoccupations exprimées dans le rapport Schwartz sur la formation au sein de la fonction publique territoriale.
J'ai bien noté le souci constant d'accroître l'efficacité dans le domaine de l'action publique fortement affirmé notamment par M. Delevoye. Certes, il est vrai que la croissance tient dans une large mesure à l'action des collectivités locales, d'où mon texte sur les interventions économiques desdites collectivités. M. Cazeau a bien voulu en souligner la pertinence, mais a regretté que l'on ne fasse pas spécialement mention des entreprises en difficulté. Je lui signale à ce propos qu'il est prévu que l'on puisse favoriser les investissements lorsque, par exemple, ils sont la condition sine qua non du maintien d'emplois menacés.
J'ai également relevé un consensus en faveur de la modernisation des moyens et d'une plus grande proximité des services publics et des citoyens. Une unanimité s'est en outre dégagée quant au nécessaire développement des politiques d'évaluation.
De la même façon, un accord est apparu s'agissant de la clarification des compétences. Cette question a été soulevée par MM. Bret et Hoeffel, que je remercie d'avoir souligné l'importance de la mise en place d'un statut respecté, moderne et dynamique de la fonction publique territoriale permettant la mobilité vers la fonction publique d'Etat, même s'il convient, monsieur Vallet, de concilier la force du statut et la libre administration des collectivités.
Je note cependant au passage que la fonction publique territoriale, qui est une jeune fonction publique, ne dispose que de soixante statuts différents pour 1 400 000 agents. Elle est donc plus simple et plus « svelte », à certains égards, que la fonction publique d'Etat.
MM. Alain Lambert et Michel Mercier se sont notamment inquiétés, quant à eux, de l'accord salarial, que je crois indispensable, et du coût de ce dernier. A ce propos, je voudrais souligner que, tout au long de la négociation que j'ai conduite avec les syndicats, j'ai tenu les principales organisations d'élus informées de ma démarche et des perspectives qu'ouvrait cet accord. Il est vrai qu'un alignement automatique des rémunérations sur celles de la fonction publique d'Etat est prévu. Mais les élus pensent-ils que, s'ils menaient une négociation de leur côté, les choses iraient mieux ? Poser la question, c'est, me semble-t-il, y répondre !
D'ailleurs, l'été dernier, lorsque nous avons évoqué cette question au cours de multiples réunions de concertation avec les élus, je n'ai pas entendu beaucoup de protestations !
Ici même, dans cet hémicycle, j'ai été plus souvent sollicité pour augmenter les rémunérations ou pour ouvrir des possibilités de les augmenter - je pense notamment aux aménagements qui ont été apportés à l'article 111 de la loi de 1984 - que pour les réduire.
Pour terminer sur ce point, je dirai que cet accord était nécessaire et bienvenu pour renouer le dialogue social. Je note au passage qu'il soutient la consommation, et donc la croissance.
Nombre d'orateurs, en particulier MM. Jacques Larché et Philippe Marini, ont évoqué la perte d'autonomie. A cet égard, je n'irai pas sur les brisées de M. Jean-Jack Queyranne, je vous livrerai simplement une réflexion.
A de nombreuses reprises, certains d'entre vous ont regretté que, par le biais d'un certain nombre de suppressions d'impôts, impopulaires ou fortement critiqués et compensés, la part des perceptions diverses directement maîtrisées par les collectivités ne se réduise. La France est tout de même, en Europe, l'un des pays les mieux placés, après la Suède, pour la proportion des ressources locales directement maîtrisées. En 1995, la France était encore deuxième, avec 54 % de ressources locales directement maîtrisées, contre 14 % en Grande-Bretagne, pays si décentralisé, et 8 % aux Pays-Bas.
On ne peut vouloir beaucoup de péréquation et, dans le même temps, ne pas accepter qu'une part assez importante des ressources des collectivités passe par la pompe aspirante et foulante du budget de l'Etat. Il faut bien en prendre conscience. En effet, l'autonomie, c'est d'abord et avant tout la liberté d'utiliser les ressources.
Vous m'avez interrogé sur le temps de travail. M. Roché me remettra son rapport avant la fin de l'année. Avec l'établissement de cet état des lieux des pratiques en matière de temps de travail dans les trois fonctions publiques, il a du pain sur la planche. En effet, la variété des situations dans les collectivités locales est très importante. Elle illustre la propension des collectivités à disperser leurs pratiques à travers des négociations. C'est un point positif lorsque cela stimule les initiatives locales. Mais cela peut aboutir à des foisonnements dommageables au regard de l'unité de la fonction publique, et peut-être de la lisibilité de la décentralisation.
Plusieurs orateurs ont évoqué le jacobinisme. En tant que ministre de la décentralisation, je me suis toujours défini et assumé comme un jacobin. A Rouen, à la tribune du congrès de l'Association des présidents de conseils généraux, j'avais même précisé - c'était un peu provocateur - que j'étais un jacobin décentralisateur.
En effet, selon moi, le jacobinisme n'a jamais été l'équivalent du centralisme. La centralisation a toujours été le souci obsessionnel de l'égalité des chances. C'est à travers ce crible qu'il faut réfléchir à une répartition des compétences et des tâches au cours des années à venir. Il faut aller au plus près du terrain, avec tout ce que cela peut comporter de foisonnement d'initiatives et de dynamisme, avec pour contrepartie la préservation de l'égalité des chances.
Je vois M. de Broissia réagir et je le comprends car il tentait de faire une autre classification, d'après un autre critère de répartition, qui a d'ailleurs été évoqué sous diverses formes. J'ai entendu dire que l'Etat devait être plus modeste, plus svelte et se replier sur ses fonctions régaliennes, sur un bloc de souveraineté, comme M. de Broissia a dit. Il a dû percevoir le caractère très restreint de son propos car il a ajouté que le bloc de souveraineté comprendrait l'éducation. Je ne sais pas s'il y a intégré la santé. (M. de Broissia fait un signe de dénégation.) Or l'éducation et la santé ne font pas partie du bloc de souveraineté. Mais, chacun en convient, c'est un domaine dans lequel l'Etat doit s'impliquer fortement si l'on veut préserver l'égalité des chances.
M. Raffarin esquissait tout à l'heure, de manière très pertinente, la même réflexion que celle que je viens de faire. S'agissant de l'éducation, il affirmait que l'Etat devait s'occuper totalement du contenu et que, pour le contenant, il convenait de laisser un peu l'initiative au dynamisme local. Ainsi, nous parviendrions à concilier dynamisme et égalité des chances, ajoutait-il. Tel est le voeu qu'il faut formuler pour la décentralisation. Soyez-en sûrs, le Gouvernement veut la poursuivre et l'approfondir.
Je vous remercie, monsieur le président, et, à travers vous, M. le président Poncelet, ainsi que l'ensemble du Sénat d'avoir bien voulu organiser ce débat. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. Le débat est clos.
Acte est donné de la déclaration du Gouvernement, qui sera imprimée sous le n° 47 et distribuée.

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