M. le président. Je suis saisi d'une motion n° 2, présentée par Mme Luc, MM. Ralite et Pagès, Mme Borvo, les membres du groupe communiste républicain et citoyen, et tendant à opposer la question préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale, portant diverses dispositions relatives à l'immigration (n° 165, 1996-1997). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Ralite, auteur de la motion.
M. Jack Ralite. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « mal nommer les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde », disait Albert Camus.
Les mots ont en effet une extrême importance.
La langue, quand elle est rigoureuse, fixe des points de clarté. Or ce projet de loi triche sur les mots et crée des points d'obscurité.
Quel objectif affichez-vous en effet pour votre texte, monsieur le ministre ? La maîtrise de l'immigration ! Voilà le grand slogan lancé comme une évidence.
La situation française est difficile, complexe, en crise parce que, suggérez-vous, l'immigration n'est pas maîtrisée.
Ainsi, m'adressant à mes concitoyens d'Aubervilliers, qu'ils fassent partie des presque 7 000 chômeurs ou des 2 700 RMIstes que compte ma commune ou qu'ils soient candidats à la location d'un logement social, parmi lesquels 300 seulement sur 2 064 peuvent payer le loyer, je devrais tenter de les apaiser sur le dos de leurs voisins immigrés, qui représentent 30 % de la population de ma ville, je devrais désigner ceux-ci comme boucs émissaires, les présenter comme la cause de leurs malheurs ! Je ne le ferai pas, et, fort heureusement, la majorité de la population d'Auvervilliers ne cède pas à la « racisation » de la question sociale qui, souvent, dérive vers un désespoir identitaire.
Ceux dont je viens de dire la statistique inhumaine de la vie savent en effet, par leur vécu quotidien, qu'ils sont perçus comme étranges eux aussi, comme porteurs du bacille de la pauvreté qui les isole. Alors, ajoutez un « r » au mot « étrange », et cela fait « étranger », c'est-à-dire immigré.
La bataille d'idées est forte, je devrais dire inouïe. Je vois sur les travées socialistes notre collègue Robert Badinter avec qui j'ai rencontré, en 1993, 500 jeunes lycéens d'Aubervilliers. M. Badinter, avec les convictions qu'on lui connaît, expliquait notre devise « Liberté, Egalité, Fraternité ». Pourtant, quelque chose ne passait pas. Alors, il interrogea les jeunes sur les droits démocratiques dont ils pouvaient user pour leur vie dans notre pays. Plus de 90 % d'entre eux dirent qu'ils n'y croyaient pas. Leur statut social de jeunes de l'« entre-deux », de jeunes dépréciés, de jeunes soupçonnés, leur interdisait d'accéder, à ce moment, aux résultats des combats démocratiques.
Je devrais désigner à ces jeunes, dont nombre sont de la deuxième génération, l'immigré, leur grand-père, leur mère, leur cousin, comme responsable, reprendre à leur intention le coupable vocabulaire de ces dernières années : « odeur », « charter », « invasion », « seuil de tolérance », « quotas », « menace sur la nation »...
Jamais, jamais je ne ferai le moindre petit pas vers la grande dérive organisée par votre projet de loi, une partie de la question sociale glissant vers la question raciale. Je m'adresse solennellement à vous, monsieur le ministre : faites-nous la preuve du péril que vous annoncez et en raison duquel il faudrait, pour nous en protéger, accepter un texte inscrivant dans la loi précisément ce que la loi, n'abandonnant pas son code républicain, toujours à enrichir, devrait combattre.
Ecoutez les questions suivantes : y a-t-il à nos frontières une pression migratoire menaçante ? L'immigration s'accroît-elle ?
Un sénateur du RPR. Oui !
M. Jack Ralite. Dans quelles proportions et depuis combien de temps ? Les moyens que l'on s'apprête à mettre en oeuvre sont-ils d'une efficacité garantie ? Est-on sûr notamment que les barrières juridiques soient utiles ? La France est-elle prête, en application du principe de réciprocité, à accueillir les Français de l'extérieur - leur nombre s'élève à 1,8 million - qui subiraient la même politique que celle que nous faisons endurer aux étrangers ? (Exclamations sur les travées du RPR.) A-t-on bien établi les mesures contre les employeurs de travailleurs clandestins ? S'est-on attaqué à leurs réseaux de rabatteurs, de passeurs, de logeurs ?
M. Michel Rufin. Bien entendu !
M. Jack Ralite. Si vous me permettez d'être votre Pariscope d'un jour, monsieur le ministre, allez voir le film La Promesse des frères Dardenne.
Mais continuons notre questionnaire démocratique et humain.
L'immigration est-elle seulement une charge ? Le travail des immigrés ne produit-il pas aussi des richesses dans le pays où il est accompli ? (Exclamations sur les travées du RPR.) Avez-vous pris la mesure des actions que les immigrés mènent en faveur du développement de leur pays d'origine ? Avez-vous fait la comparaison avec la politique de coopération du Gouvernement ?
Ce sont des questions capitales, et j'en aborderai trois.
Que n'a-t-on dit sur les pays de l'Est bardés de barrières juridiques enfermant leurs ressortissants ! Avec la chute du mur de Berlin, les barrières juridiques ont « sauté ». Ils devaient déferler, envahir. Où sont-ils ?
M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur. En Allemagne ! M. Jack Ralite. Chez eux !
En France, depuis vingt ans, l'immigration est stable : son nombre est de 4,2 millions. Retirons les naturalisés. Il y a 2,9 millions d'étrangers, soit 5 % de notre population. Et parmi ces immigrés, on dénombre 182 000 noirs d'Afrique, dont 19 % sont français par acquisition, et 148 000 noirs étrangers, soit 0,3 % de la population ; et il a fallu une hache contre eux à Saint-Bernard ! J'y étais ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes. - Protestations sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Jean-Pierre Schosteck. Quel cinéma !
M. Josselin de Rohan. Le Saint-Esprit ne vous illumine pas !
M. Jack Ralite. L'immigration clandestine arrange un certain patronat, qui peut ainsi peser sur les droits sociaux de tous les travailleurs. Vous voulez y mettre fin, dites-vous. Permettez-moi un conseil : régulariser systématiquement, dans ces cas, les clandestins, qui auront alors accès aux droits des travailleurs. Vous verrez, le certain patronat comprendra rapidement !
M. Ivan Renar. Excellente proposition !
M. Jack Ralite. Je viens d'aborder ce projet de loi d'un point de vue de société ; mais il faut également le lire en faisant référence aux libertés et aux droits de l'homme.
Je suis stupéfait que le Gouvernement soit resté insolemment indifférent aux avertissements tant du rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'homme, M. Maurice Glele, que j'ai rencontré, que de la Fédération internationale des droits de l'homme, et de l'officielle Commission nationale consultative des droits de l'homme, dont j'ai ici le rapport sur ce projet de loi.
La France était jusqu'ici indemne dans les rapports traquant les atteintes aux droits de l'homme. C'est fini !
Relisons le préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, et au bonheur de tous. »
Alors, est-ce de l'ignorance, de l'oubli ou du mépris que la remise en cause pour menace à l'ordre public - et par qui serait apprécié cette menace ? - de la carte de résident de dix ans renouvelable de plein droit, qui représente un progrès important dans la politique d'immigration et qui fut approuvée à l'unanimité par le Sénat, le 28 juin 1984, lors du scrutin public n° 78, par 315 voix ?
Alors, est-ce de l'ignorance, de l'oubli ou du mépris que la disposition obligeant tout un chacun à déclarer le départ d'un hôte étranger ?
Voilà cinquante-deux ans que l'accueil de l'autre était garanti. C'est fini, malgré l'opposition du Conseil d'Etat. Comme quoi, droit des étrangers et liberté de tous sont mêlés, et l'Etat de droit ne se grignote pas innocemment !
La cause, à mon sens, est suffisamment entendue ; mais je dois encore noter que vous avez eu peur du mouvement des « sans-papiers ». Voilà des hommes et des femmes aux voix oubliées, ignorées, étouffées qui, d'un seul coup, avec une dignité à haute teneur de civilisation, déclarent simplement : « Nous voulons des papiers. »
En vérité, personne ne les aurait inquiétés s'ils ne les avaient pas demandés ! Mais les voilà, de Saint-Ambroise à Saint-Bernard, avec le père Coindé, en passant par La Cartoucherie pacifique, rigoureuse et généreuse d'Ariane Mnouchkine, obligeant, autour de dix hommes risquant leur vie pour la vie, la société française à réfléchir à une nouvelle approche de la question de l'immigration.
Ce mouvement, épaulé par un collège pluraliste de médiateurs, a imposé une vision par en bas d'une question de haut niveau et a obligé nombre de personnes, dans notre société, à quitter l'attitude défensive sur un terrain balisé par le Front national pour s'engager dans une lutte offensive. Ce n'est pas facile !
Je pense que des citoyens français dont la société ne sait plus quoi faire, à qui finalement le libéralisme sauvage demande de se faire oublier, en arrivent à se déconsidérer et passent du mécontentement de soi au ressentiment à l'égard de l'autre.
« Le trait fondamental de la volonté humaine, dit Nietzsche, c'est qu'elle a besoin d'un but, et plutôt que de ne rien vouloir, elle veut le rien. » « L'homme aime mieux vouloir le néant que de ne pas le vouloir. » Là est posté le Front national, comme organisation de la vengeance imaginaire, et ce d'autant plus facilement quand un préfet, comme dans le Var, vient impunément à la rescousse ! (Protestations sur les travées du RPR.)
M. Ivan Renar. Eh oui !
M. Jack Ralite. Ce mouvement des « sans-papiers » qui persiste s'étend et s'étendra. Ce mouvement, dont je suis solidaire, a fait éclater des tabous, a mis à mal des notions comme le « moindre mal », le « malgré tout, la vie continue » et l'acceptation de la descente dans le grand tunnel. Les « sans-papiers » ont été et sont du combustible démocratique et inventif pour quiconque se refuse de rester à quai dans notre pays.
M. Jean Chérioux. On se croirait au goulag !
M. Jack Ralite. Je souhaite à cet instant me souvenir de l'avenir, car la question de l'immigration, à mon sens, doit être transformée, comme le réel en mouvement nous l'indique, en question des migrations.
Le monde, aujourd'hui habité par la circulation des capitaux sans rivage, ne tolérerait-il pas, à l'exception des clandestins que les capitaux font circuler, la circulation des femmes et des hommes ?
Peut-on célébrer l'Europe et, sur notre sol, tourmenter les immigrés ? Je crois que se profile une nouvelle société civile internationale impliquant l'« option d'autrui ». C'est le seul moyen de mettre en échec la République mercantile universelle. Il y a nécessité de s'adapter au changement d'échelle. C'est non pas cesser de privilégier l'observation des nations, mais prendre en considération les mondes qui les traversent, les débordent et, ce faisant, ne cessent de les constituer et de les reconstituer. C'est d'une nouvelle politique de civilisation dont nous avons besoin ! C'est là l'essentiel !
Vous me répondez qu'il y a urgence ; mais à force d'avancer l'urgence, on finit par oublier l'urgence de l'essentiel.
Mme Nelly Olin. Oh ! là ! là !
M. Jack Ralite. Je me suis laissé dire qu'on observait une diminution, en quelques années, du nombre des étudiants immigrés, notamment en droit, ces derniers choisissant maintenant volontiers les bourses américaines. Voilà des liens précieux pour l'avenir qui se tissent ailleurs et pour ailleurs !
Mme Danielle Bidard-Reydet. Très bien !
M. Jack Ralite. Ce projet de loi indique à sa manière votre incapacité politique à penser ensemble les problèmes locaux et globaux. Mieux, il fige cette incapacité. C'est une sorte de drame. La notion même de frontière évolue, et son traitement aussi. Il y a le traitement à l'ancienne, aggravé dans la convention de Schengen, où les frontières, de citoyennes, deviennent policières et favorisent un ping-pong outrageant pour les émigrés à travers une surenchère sécuritaire. Il y a le traitement à l'avenir où les frontières sont citoyennes, où serait prise en compte l'émergence même d'une citoyenneté transnationale. Aujourd'hui, en tout cas, se pose la question en Europe d'un contrôle démocratique à exercer sur les contrôleurs des frontières.
Le temps me manque pour déplisser l'ensemble de la question. Comment taire, cependant, la nécessité d'une autre conception des rapports Nord-Sud introduisant des rapports d'égalité et non de domination, annulant les intérêts de la dette, plus élevés que la dette elle-même,...
M. Robert Pagès. Très bien !
M. Jack Ralite. ... investissant cette dette dans les pays eux-mêmes, restaurant un juste prix pour les matières premières, refusant les politiques d'ajustement structurel ?
Comment ne pas noter l'application actuellement très restrictive du droit d'asile, notamment à l'égard de citoyens algériens auxquels je pense toujours beaucoup ?
Je veux conclure par le détour andalou. En 1492,Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille prennent Grenade et en chassent les Maures et les Juifs séfarades (Exclamations sur les travées du RPR)...
M. Ivan Renar. Mais oui !
M. Jack Ralite. ... causant une blessure à l'Europe méditerranéenne, blessure qui n'est toujours pas cautérisée.
M. Ivan Renar. Eh oui !
M. Jack Ralite. Braudel, dont il fut question hier, a eu sur ce point des réflexions qui devraient nous inspirer. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. Ivan Renar. Très bien !
M. Jack Ralite. Dans le fou d'Elsa, Aragon écrit superbement sur cette tragédie qui toucha les « rejetés » comme les « maintenus ».
Les « rejetés » : « Et si Dieu l'a voulu qu'ici borne à l'Islam soit mise désormais » ;
« Toi qui dis : mais c'est un Juif, n'as-tu pas honte de ta langue ? ».
Les « maintenus » : « Personne ne sait plus parler à la foule, et quel but lui donner, que lui dire de demain... Les gens d'ici se retrouvent dans le quotidien de leurs haines, des petites histoires de tous les jours, ils sont aveuglés de larmes, si bien que le fiel amèrement leur remonte, et les rivalités mesquines se font jour, la colère est à chaque pas détournée, à chaque pas, sortant de chez lui, le Grenadin se heurte au Grenadin, qui lui fit tort de quelque chose, il n'y a plus de temps à vider d'autres querelles que celle qui se présente au coin de la rue. »
Parce que je ne veux pas que l'Albertivillarien se heurte à l'Albertivillarien, le Dionysien au Dionysien, le Fontenaisien au Fontenaisien, j'ai voulu, avec Patrick Braouezec, député-maire de Saint-Denis, rejoint par Pascal Buchet, maire de Fontenay-aux-Roses, proposer un but pour demain... Nous sommes quatre-vingt-douze maires de l'Ile-de-France à avoir réagi ainsi, quatre-vingt-douze maires confrontés au dur quotidien, au vrai quotidien, au quotidien nommé chômage, et qui ne veulent pas vous laisser utiliser l'immigration comme masque à votre obstination têtue à réduire l'exclusion par l'ultra-libéralisme dans lequel vous vous enfoncez et, avec vous, la France !
« Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde », disait Albert Camus.
Tel est le contenu de cette motion tendant à opposer la question préalable. Je vous demande, en la votant, mes chers collègues, de rejeter globalement le projet de loi portant diverses dispositions sur l'immigration. ( Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Paul Masson, rapporteur. Défavorable.
M. Jacques Mahéas. Il faut répondre sur le fond !
M. Robert Pagès. C'est un peu court !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur. Défavorable également.
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 2, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet du projet de loi.
Je suis saisi de deux demandes de scrutin public émanant l'une du groupe du RPR, l'autre du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.) M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 96:
Nombre de votants | 317 |
Nombre de suffrages exprimés | 317 |
Majorité absolue des suffrages | 159 |
Pour l'adoption | 96 |
Contre | 221 |
Demande de renvoi à la commission