Service des Commissions

M. Hubert Védrine fait le point devant les sénateurs

de la crise au Kosovo

Réunie le jeudi 8 avril 1999, sous la présidence de M. Xavier de Villepin, président, la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées a entendu M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, sur la situation au Kosovo.

M. Hubert Védrine a tout d’abord indiqué que les opérations militaires de l’OTAN au Kosovo se poursuivaient avec un objectif inchangé : porter un coup décisif à la capacité militaire et répressive serbe. Tout en reconnaissant que les opérations militaires s’avéraient plus longues que prévu en raison des conditions météorologiques mais aussi du souci d’éviter des victimes civiles, il a considéré que les frappes aériennes montraient désormais pleinement leur efficacité en entamant de manière significative les capacités de l’armée et des forces spéciales serbes à se coordonner et à se regrouper.

Le ministre des Affaires étrangères a ensuite fait le point sur la situation humanitaire qui avait nécessité une mobilisation considérable en très peu de jours.

Il a estimé que la situation des réfugiés se présentait de manière très différente dans les trois pays qui les avaient accueillis. Si la société albanaise faisait preuve d’une grande disponibilité pour recevoir un nombre important de réfugiés kosovars, il n’en allait pas de même en Macédoine compte tenu du fragile équilibre qui caractérisait ce pays. Face au risque de déstabilisation d’une société où coexistent plusieurs communautés, les autorités macédoniennes souhaitaient que les réfugiés soient dirigés vers d’autres pays d’accueil et, en premier lieu, l’Albanie.

M. Hubert Védrine a précisé que l’idée de disperser les réfugiés dans les divers pays de l’Alliance ne recueillait l’assentiment ni des organisations humanitaires ni des réfugiés eux-mêmes. Aussi l’aide humanitaire devra-t-elle permettre, dans un premier temps, le transfert en Albanie des réfugiés présents en Macédoine, puis se prolonger par un soutien plus important et plus durable à l’Albanie qui devra accueillir l’essentiel des réfugiés.

Le ministre a indiqué que les possibilités d’aide aux réfugiés se trouvant au Monténégro étaient beaucoup plus réduites, les pays de l’Alliance ne disposant, par définition, d’aucune capacité dans ce pays alors que des incertitudes demeuraient sur la possibilité, pour les organisations non gouvernementales, d’y étendre leur action. Il a ajouté que, pour l’heure, les pays de l’Alliance cherchaient à aider le président monténégrin à faire face aux fortes pressions qu’il subit de la part des autorités de Belgrade. Le ministre a en outre indiqué que l’aide aux réfugiés kosovars constituerait l’une des principales questions à l’ordre du jour du Conseil européen du 14 avril.

Enfin, M. Hubert Védrine a évoqué l’évolution de la situation sur le plan politique et diplomatique.

Il a précisé qu’il procédait, avec les ministres des Affaires étrangères américain, britannique, allemand et italien, à une évaluation quotidienne de la situation en vue de coordonner les réactions des cinq principaux pays de l’Alliance. Il a ainsi rappelé la réaction concertée à l’annonce de cessez-le-feu par les autorités serbes, qui visait à demander au président Milosevic des garanties sur la réalité de ce cessez-le-feu, sur le retrait de ses troupes du Kosovo, sur le droit au retour des réfugiés, sur la mise en place du cadre politique prévu par les accords de Rambouillet et sur le déploiement d’une force de sécurité internationale.

Evoquant les actions diplomatiques en cours, M. Hubert Védrine a déclaré que les priorités du Gouvernement consistaient à maintenir la cohésion du groupe des pays occidentaux tout en cherchant à renouer le dialogue avec les autorités russes. Il a estimé que la recherche d’un règlement politique se fondait sur le cadre élaboré à l’issue des discussions de Rambouillet, afin de déterminer les éléments qui demeuraient valables et ceux qui devaient être revus. Il a indiqué que le Gouvernement français maintenait sa position en faveur d’une autonomie substantielle du Kosovo au sein de l’ensemble yougoslave, mais il a reconnu que les événements intervenus au cours des dernières semaines ne pouvaient pas rester sans incidence sur la nature des liens qui relieraient le Kosovo à l’autorité fédérale. Il a également observé que les dispositions relatives à la force de sécurité internationale devraient être reformulées et qu’un volet relatif au retour des réfugiés serait indispensable.

Le ministre des Affaires étrangères a souligné qu’aux yeux du Gouvernement français, il était indispensable que le Conseil de sécurité des Nations unies ait la responsabilité de l’approbation de la mise en œuvre d’une solution politique. Il a souligné l’importance, dans cette perspective, d’une reprise des discussions avec les autorités russes tout en reconnaissant que le point le plus délicat serait celui de la nature d’une future force de sécurité internationale.

Le ministre a ensuite répondu aux questions des commissaires.

M. André Boyer s’est interrogé sur le rôle joué par l’UCK contre les forces serbes et sur les liens qui unissaient l’UCK à l’OTAN.

M. Alain Peyrefitte s’est étonné que les stratèges de l’OTAN n’aient pas prévu que les frappes aériennes pourraient déchaîner une offensive de purification ethnique contre les Kosovars albanophones. Pourquoi, s’est-il étonné, rien n’avait donc été prévu sur le plan humanitaire ? Il a regretté qu’une certaine forme de suivisme de la France à l’égard de l’OTAN et des Etats-Unis n’ait pas permis l’affirmation d’une originalité diplomatique française, notamment à l’égard de la Russie, ou vis-à-vis de la demande de trêve formulée par le Pape. M. Alain Peyrefitte s’est étonné des communiqués triomphalistes émis par l’OTAN au regard des résultats obtenus. Pouvait-on enfin, s’est interrogé le sénateur, imaginer encore une coexistence possible entre Albanais et Serbes du Kosovo ?

M. Bertrand Delanoë a souhaité que le prochain sommet européen, qui sera consacré à la situation des réfugiés, soit également l’occasion d’exprimer une initiative politique de l’Europe. Il s’est enquis des forces sur lesquelles la Russie pourrait s’appuyer pour jouer un rôle dans la crise présente. Il s’est enfin demandé si le retour de l’ONU dans la gestion diplomatique de la crise ne pourrait pas être l’occasion, en impliquant d’autres Etats que ceux engagés dans l’opération militaire, d’élargir l’assise d’une solution politique future.

M. Emmanuel Hamel a estimé que la Russie n’était pas totalement absente sur la scène diplomatique, comme l’avait démontrée la récente mission de M. Primakov. Il s’est étonné que l’on se refuse à parler de génocide pour qualifier les actes commis par les Serbes au Kosovo. Il s’est interrogé sur les risques encourus par le Président du Montenegro face à M. Milosevic. Il s’est enfin enquis de la capacité de résistance du régime du président Milosevic aux bombardements de l’OTAN.

M. Michel Caldaguès s’est inquiété de la hiérarchie des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire au sein de l’OTAN, en particulier de ceux établis entre le secrétaire général de l’Alliance et le commandant militaire suprême de l’OTAN en Europe. La nature de ces rapports était, à ses yeux, plus essentielle encore dans la perspective d’une éventuelle intervention terrestre.

M. Claude Estier a souhaité obtenir des précisions sur le sens à donner aux informations, en provenance du Kosovo, faisant état d’un retour des réfugiés de zones frontalières vers l’intérieur de la province ou de l’accompagnement, par des forces serbes, de journalistes à Pristina.

Mme Danielle Bidard-Reydet a estimé, comme le ministre, que le fait d’éloigner les réfugiés de leur province pour les disséminer dans différents pays du monde, ne constituait pas la meilleure solution. Mme Danielle Bidard-Reydet s’est inquiétée par ailleurs de l’avenir réservé à une Serbie que les bombardements de l’OTAN auraient détruite. Quelle serait, par ailleurs, a demandé Mme Danielle Bidard-Reydet, la nature d’une prochaine force d’interposition ? Ne conviendrait-il pas que la Russie soit fortement impliquée dans une telle force ?

M. Christian de La Malène a reconnu, avec le ministre, la difficulté pour les responsables occidentaux de gérer, sur le plan de la communication, une coalition aussi vaste que celle qui était impliquée dans l’opération militaire actuelle. Elle aboutissait à des surenchères verbales conduisant à disqualifier des interlocuteurs potentiels. Il a souhaité savoir si les buts de guerre des Etats-Unis étaient identiques à ceux de la France et des Européens.

M. Aymeri de Montesquiou s’est étonné de l’obstination manifestée par M. Milosevic alors que l’issue à laquelle elle avait abouti était largement prévisible et risquait de conduire à la destruction de la Serbie. Il a relevé le contraste entre l’importance des dépenses militaires consenties par les Européens et la nécessité pour eux de bénéficier, malgré tout, de l’appui américain dans une opération armée.

M. Jean-Luc Mélenchon s’est interrogé sur le rôle qui pourrait revenir à l’UCK dans la suite des événements. Quelle serait également la place qui serait faite aux Kosovars albanophones modérés conduits par M. Rugova ? L’accord conclu par ce dernier avec les autorités serbes revêtait-il une certaine valeur ou devait-il être considéré comme nul et non avenu ? Si les Etats-Unis étaient réticents à replacer l’ONU au centre du dispositif diplomatique, quel serait le cadre alternatif pour une solution politique ? Enfin, M. Jean-Luc Mélenchon constatant les qualificatifs sévères dont M. Milosevic faisait l’objet depuis quelques jours, s’est interrogé sur la possibilité, dans ces conditions, de continuer de le considérer comme un interlocuteur crédible pour des négociations futures.

M. Xavier de Villepin, président, a enfin interrogé le ministre sur l’hypothèse d’une partition du Kosovo.

Le ministre a alors apporté aux sénateurs les précisions suivantes.

Le recours à la force n’avait été décidé qu’en dernière instance par tous les gouvernements concernés. Il était le résultat de l’obstination et de la politique répressive de M. Milosevic, et la conséquence de ses multiples refus et de sa politique de terrorisation des populations civiles kosovares albanophones.

L’ordre international tel que la France le concevait impliquait pour notre pays un effort diplomatique intense. Pour autant, il n’y avait eu aucun suivisme des Etats-Unis par la France ou les Européens dans la crise actuelle. La décision de déclencher les opérations militaires n’avait pas été prise sous une quelconque pression des Etats-Unis. Ceux-ci s’étaient, au contraire, largement impliqués dans les efforts diplomatiques qui avaient précédé. La question de la crédibilité de l’OTAN constituait sans doute un enjeu particulier pour les Etats-Unis.

L’UCK était une formation regroupant divers courants qui avaient commencé à s’ordonner lors des négociations de Rambouillet. Elle ne constituait pas l’interlocuteur unique de la communauté internationale. Il fallait se souvenir que M. Rugova a toujours été animé par un idéal de paix. Toutefois, il existait une incertitude sur les conditions dans lesquelles M. Rugova avait été amené à faire une déclaration conjointe avec les autorités de Belgrade.

La population civile albanophone du Kosovo avait subi des exactions avant le déclenchement de l’action militaire. M. Milosevic avait sans doute prémédité les décisions qui entraînent aujourd’hui une situation humanitaire tragique. La communauté internationale a su se mobiliser. Au demeurant, après trois jours de confusion, les organisations humanitaires étaient en état d’agir efficacement.

La relation entre la France et la Russie restait très forte. La coordination avec les responsables russes avait été particulièrement dense, notamment lors des négociations de Rambouillet. Le Président de la République avait d’ailleurs encouragé la mission de bons offices effectuée par M. Primakov auprès de M. Milosevic.

Les inconvénients entraînés par les frappes aériennes devaient être mis au regard de ceux qu’aurait entraîné l’inaction.

Le Conseil européen qui se tiendra la semaine prochaine sera également l’occasion de souligner l’engagement européen et la nécessaire implication de l’ONU dans tout règlement futur.

La tentation existait chez M. Milosevic de déstabiliser le régime du président du Montenegro. La France avait exprimé publiquement son entier soutien à ce dernier.

Les démarches récentes du Président Milosevic ne témoignaient pas d’un véritable revirement.

La chaîne de décisions qui avaient précédé le lancement de l’opération militaire avait fonctionné dans de bonnes conditions. C’est sur la base de la volonté politique exprimée dans le cadre du Conseil atlantique que le Secrétaire général de l’OTAN avait donné les instructions au commandement militaire. On ne pouvait pas, à cet égard, parler d’un quelconque déssaisissement de la décision politique au profit des militaires.

Le refus exprimé par la France de contribuer à la dispersion des réfugiés dans différents pays n’empêchait pas un accueil au cas par cas sur la base d’une volonté clairement exprimée par les intéressés.

La communauté internationale n’était pas en conflit avec la Serbie mais avec un régime qui était devenu insupportable aux yeux mêmes de ses soutiens traditionnels. La politique conduite par M. Milosevic depuis des années avait eu un résultat catastrophique pour le peuple serbe. Il s’agissait, dès maintenant, de réfléchir à la place qu’occuperait la Serbie dans l’Europe future.

Il pourrait y avoir des discussions entre les Etats-Unis et certains pays européens sur l’issue de la crise actuelle en ce qui concerne le rôle respectif qui serait reconnu à l’OTAN et au Conseil de sécurité.

La réaction du président Milosevic sur le Kosovo n’était pas comparable à celle qu’il avait eue sur la crise en Bosnie-Herzégovine. Le Kosovo constituait en fait la base principale de sa nouvelle carrière politique, ce qui l’avait amené, sur ce dossier, à considérer tout compromis comme une menace.

Le maintien du Kosovo dans le cadre de la République yougoslave, qui était la position de la communauté internationale, ne devait pas empêcher de réfléchir à des modalités institutionnelles particulières permettant d’organiser une coexistence possible entre serbes et albanophones du Kosovo.

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