2. Décentralisation et mutation de l'État unitaire
Aucun
Etat européen ne correspond aujourd'hui à la version classique de
l'Etat unitaire dont la France jacobine et napoléonienne fut le symbole
et le modèle.
Les structures traditionnelles de l'Etat unitaire ont été
affectées par un double mouvement qui tend à redonner au
marché un certain nombre de fonctions que l'Etat s'était
appropriées
mais aussi à transférer des pouvoirs de
décision au plus près du citoyen
. Ce dernier mouvement de
renforcement de l'autonomie locale connaît des fortunes diverses selon
les pays : décentralisation en France, recentralisation au
Royaume-Uni sous la pression des difficultés budgétaires, retour
aux libertés municipales et décentralisation dans les nouvelles
démocraties d'Europe centrale et orientale pour démanteler les
anciennes structures totalitaires.
La diversification est donc aussi l'apanage des Etats unitaires
. Au
Royaume-Uni, les règles du gouvernement local varient de l'Angleterre au
Pays de Galles, et du Pays de Galles à l'Ecosse. Au sein même d'un
Etat unitaire coexistent des composantes entretenant avec lui des relations
plus ou moins étroites qui vont parfois au-delà de la
décentralisation et jusqu'à l'autonomie et donc conduisent
à une forme de préfédéralisme. Au Portugal, les
Açores et Madère possèdent un statut adopté par
l'Assemblée de la République mais élaboré par les
assemblées législatives régionales qui disposent donc d'un
vrai pouvoir législatif certes limité.
Le développement de l'autonomie locale et régionale
(c'est-à-dire toutes les réformes de décentralisation) a
lui-même beaucoup contribué à changer la physionomie de
l'Etat unitaire.
Outre la grande décentralisation française de 1982-1985, objet
même de ce rapport, on relève le même esprit de
réforme au Luxembourg (loi communale du 13 décembre 1988), au
Portugal (1984-1991), en Grèce (1986-1990), au Danemark (1988), en
Suède (1992), en Norvège (1992) et aux Pays-Bas (1994). Ces
réformes ont façonné une espèce de droit commun de
l'autonomie locale en Europe, droit consacré par une convention du
Conseil de l'Europe sur l'autonomie locale et régionale en vigueur
depuis 1988 et signée par 23 pays. Les nouvelles démocraties
d'Europe centrale et orientale s'y réfèrent aujourd'hui pour
mettre en place leur organisation territoriale.
Cette évolution décentralisatrice se caractérise par les
traits suivants :
- adoption de systèmes de répartition des compétences par
la loi (France) ;
- transformation des procédures de tutelle vers des systèmes de
contrôle juridictionnel (France, Portugal, Suède) ;
- réduction du nombre de domaines dans lesquels les autorités
centrales peuvent exercer un contrôle d'opportunité (Danemark,
Finlande, Norvège, Pologne).
Mais, paradoxalement, même si la décentralisation traduit un
degré d'autonomie inférieur au fédéralisme,
elle
est souvent mieux assurée dans les Etats unitaires que dans les Etats
fédéraux ou autonomiques
. En effet, dans ces derniers Etats,
le statut des collectivités locales, la détermination des
conditions d'exercice et l'exercice lui-même de la tutelle
relèvent du législateur fédéré plus proche.
De même, l'appartenance a
un Etat fédéral
n'entraîne pas pour les collectivités locales une situation
financière plus avantageuse
. L'objectif d'assurer l'autonomie de
décision par l'octroi aux entités subétatiques
d'impôts propres et localisés est à peine
réalisé au niveau des Etats fédérés
eux-mêmes. La plupart des ressources des Länder allemands par
exemple proviennent d'impôts partagés. Les impôts propres
n'assurent qu'un montant très faible des ressources budgétaires
(moins de 10 %). Il n'est guère surprenant que les
collectivités locales ne soient pas mieux traitées à cet
égard que les Etats fédérés. Seule la Suisse assure
une répartition équilibrée de l'impôt entre les
trois niveaux et les communes suisses perçoivent une part plus
importante de l'impôt sur le revenu que la fédération
elle-même.
Le critère de la forme de l'Etat, lorsqu'on veut apprécier le
degré réel de décentralisation, apparaît donc de
moins en moins déterminant.
En outre, certains Etats unitaires se sont lancés dans une
expérience " régionaliste "
qui les rapproche
des Etats fédéraux.
Les choses se passent comme si les Etats unitaires poussés vers le
fédéralisme (ou en tout cas un degré très abouti de
décentralisation) refusaient d'opter pour la forme
fédérale déclarée et s'en tenaient à une
situation hybride. Le
Royaume-Uni
, après l'Italie, l'Espagne et
la Belgique, est le dernier en date de cette catégorie nouvelle d'Etats
régionalistes puisqu'en effet, le processus de
" dévolution " au profit du Pays de Galles et de l'Ecosse
vient d'aboutir avec le rétablissement des parlements gallois et
écossais dans leurs anciens droits.
Le premier exemple dans cette catégorie hybride est celui de
l'Italie
, république une et indivisible, qui reconnaît et
favorise les autonomies locales. L'Etat italien apparaît comme un Etat
unitaire au sein duquel semblent admis des éléments d'autonomie
politique et juridique au profit de divisions territoriales appelées
régions.
Quant à la
constitution espagnole
, elle reconnaît et
garantit le droit à l'autonomie des nationalités et des
régions qui composent l'Espagne. Les régions sont invitées
à se déclarer " communautés autonomes ". Deux
régimes d'autonomie leur sont offerts : immédiate pour les
" nationalités historiques " de l'Espagne et après un
délai de cinq ans pour les autres. Le pouvoir législatif de ces
régions autonomes n'est subordonné qu'à la constitution et
le contrôle exercé par l'Etat est purement juridictionnel. La
répartition des compétences est favorable aux communautés
qui disposent de toutes les compétences sauf celles attribuées
explicitement à l'Etat.