2. Une analyse stratégique de la spécialisation internationale
Le
rapporteur adhère tout à fait à la logique de ces deux
documents qui mettent l'accent sur le rôle tout à fait
déterminant du vendeur dans le choix des lieux de vente.
Mais, il tend à ne pas isoler cette observation du mode de
fonctionnement d'un marché marqué par des comportements de
duopole - à la fois compétitifs et coopératifs .
Ce
sont bien les vendeurs qui disposent mais ce sont les grandes maisons de vente
qui proposent
, et qui sauront orienter la demande dans le sens de leurs
intérêts à long terme. Cela n'est pas contradictoire avec
les analyses précédentes dans la mesure où les
considérations de coûts et de charges pour le vendeur seront
effectivement dans la plupart des cas déterminantes.
a) L'analyse de la spécialisation
Comme cela a été souligné dans les deux rapports les oeuvres de niveau international sont très mobiles car le vendeur n'hésitera pas à tenir compte de différences de charge, fussent-elles minimes. Mais il ne faut pas pour autant sous-estimer les facteurs tenant à la localisation de l'offre ou de la demande.
(1) La notion de marché international
Le
marché international peut se définir en fonction d'une certaine
valeur ; le seuil de 500 000 francs proposé par les rapports
Aicardi et Chandernagor apparaît raisonnable, même s'il ne s'agit
là que d'une approximation variable selon les types d'oeuvres : 500
000 francs c'est probablement peu pour un tableau de l'école
impressionniste ; c'est beaucoup pour un dessin de maître ancien,
dont on peut penser qu'il atteint le niveau international à un niveau de
prix situé aux alentours de 200 à 250 000 francs.
Mais on peut aussi chercher
à définir le marché
international de façon fonctionnelle, comme celui où
s'échangent les oeuvres dont les prix justifient le déplacement
des oeuvres et des acheteurs entre les pays et plus certainement encore entre
les continents.
Dans les segments élevés du marché le nombre
d'opérateurs importants ne dépasse pas le millier. Selon un
initié, la clientèle importante en matière de peinture du
XIX
ème
et du XX
ème
siècle -
c'est-à-dire celle susceptible d'acheter plusieurs fois par an des
oeuvres d'un prix supérieur au seuil du niveau international - se
répartirait de la façon indiquée dans le tableau
ci-dessous. Ces chiffres sont donnés comme des indications des rapports
d'importance entre les marchés européens et américains.
Opérateurs segment supérieur du marché (XIX e etXX e )
|
USA |
Europe |
Asie |
Total |
Personnes privées |
100 |
40 |
20 |
160 |
Professionnels |
50 |
50 |
10 |
160 |
Musées |
10 |
10 |
10 |
30 |
Total |
160 |
100 |
40 |
300 |
On voit que, selon ces informations relatives au marché du XIX ème XX ème siècles, qui représentaient en 1997 chez les deux grandes maisons de vente anglo-saxonnes, 1,28 milliards de francs, soit environ le tiers de leur chiffre d'affaires total, le centre de gravité du marché se trouve nettement aux États-Unis, pour ce qui est de la grosse clientèle 46( * ) .
(2) Les facteurs déterminants de la spécialisation
Comment
se répartit le marché des oeuvres de niveau international entre
les places ? Certes, on peut sans risque affirmer que ce sont
effectivement les vendeurs qui font la loi. Mais, quels sont les facteurs qui
déterminent leur choix ? Quel rôle jouent les maisons de
vente dans ce choix ?.
Pour simplifier, on peut dire que
les vendeurs tiendront compte des charges
mais aussi de la taille et du dynamisme du marché
. Le niveau des
charges est sans doute déterminant mais, il faut aussi faire entrer en
ligne de compte d'autres facteurs liés à l'offre, à la
demande ou à l'efficacité de l'intermédiation.
Pour qu'un marché soit dynamique et attire par un
phénomène de boule de neige des produits de l'extérieur,
il faut :
•
une demande intérieure soutenue
, c'est le cas des
États-Unis, depuis longtemps mais ce n'est pas suffisant ou en tous cas
ce ne l'a pas longtemps été dans la mesure où ce n'est que
récemment que New-York s'est imposé comme la place dominante du
marché mondial de l'art ;
•
une offre abondante
: de ce point de vue, tel est le cas
de la France et, pour l'art du XIX
ème
et
XX
ème
siècles, des États-Unis, qui ont non
seulement été parmi les premiers à découvrir
l'impressionnisme et toutes les avant garde qui lui ont succédé,
mais encore ont fini par accumuler des stocks considérables dans
beaucoup de compartiments du marché ;
• enfin, quand on a ni une offre abondante, ni une demande
particulièrement soutenue, on peut néanmoins développer un
marché " off shore ", tel est le cas de Londres, qui a pu
faire valoir
longtemps de coûts d'intermédiation faibles et une
efficacité commerciale forte
et donc un bon rapport qualité
du service/prix, même si ce ratio tend aujourd'hui à se
détériorer.
Toute l'histoire de ces trente dernières années est
marquée par un accroissement de l'efficacité commerciale et
technique des deux grandes maisons de vente anglo-saxonnes mais aussi par une
croissance encore plus rapide de leurs coûts d'intermédiation.
Londres est ainsi passé de 10 % à la charge du vendeur et aucun
frais acheteur au milieu des années soixante à l'instauration
d'un " buyer's premium " de 10 % en 1975 porté à 15 %
pour les lots d'une valeur inférieure à 300 000 francs en 1991,
tandis que les commissions vendeurs étaient dans la foulée en
1994 rendues plus rigides pour éviter le laminage des marges.
(3) Les chances de la place de Paris
Les
chances de Paris doivent s'apprécier en fonction de ces critères,
avec l'idée que, s'agissant de multinationales, l'efficacité de
l'intermédiation est équivalente quel que soit la place choisie
et que les frais doivent être mis en rapport avec l'état du
marché, tant du point de vue de l'offre que de la demande.
De ce point de vue, il faut sans doute distinguer les marchés pour
lesquels il y a une offre et une demande comme le mobilier Art déco ou
le livre, ou à certains égards comme le dessin ancien bien que la
tradition très forte à Londres et la croissance du marché
à New-York rende l'ascension de la place de Paris plus difficile.
Deux points en conclusion de ces analyses prospectives :
• le marché de la peinture impressionniste et de la
première moitié du XX
e
siècle reste largement
hors de portée, compte tenu du fait que la demande et sans doute une
bonne part de l'offre se trouve maintenant localisées aux
États-Unis ; cela signifie qu'en la matière, les ambitions
françaises ne peuvent se limiter qu'à des opérations
ponctuelles, des " coups " toujours possibles, mais qui sur le moyen
terme ne devraient pas peser en termes de chiffres d'affaires dans le partage
du marché global ;
• mais, mis à part ces très grosses ventes, rien n'est a
priori hors d'atteinte pour Paris : on a bien vu que la foire de
Maastricht s'est imposée dans un autre registre certes, mais qui prouve
que l'on peut encore développer des activités complètement
" off shore ", indépendamment de l'agrément du
séjour à Paris que tous les opérateurs se plaisent
à reconnaître.
Mais, la grande inconnue reste l'évolution de la concurrence et la
question de savoir si la montée des coûts de structures des deux
grandes maisons de vente laissera la place à des structures de ventes
légères aussi efficaces commercialement mais moins chères
que les deux majors du marché de l'art.
b) La logique mondiale des multinationales anglo-saxonnes et la place faite à Paris
Les
maîtres du jeu seront
, au-delà des vendeurs,
les
" majors " anglo-saxons qui arbitreront entre les places en fonction
d'une logique mondiale,
quoiqu'aient pu en dire les représentants
des deux grandes maisons de vente
.
Le représentant de la maison Christie's peut affirmer
:" La
stratégie de vente des maisons anglo-saxonnes est effectivement de
vendre à Paris. Nous essayons à la fois de convaincre les
interlocuteurs français et les maisons anglo-saxonnes que Paris et la
France ont un rôle important à jouer dans le domaine du
marché de l'art
. " ; mais il n'en reste pas moins que la
stratégie des maisons de vente est parfaitement internationale comme le
montre la tableau ci-joint sur la répartition géographique du
chiffre d'affaires de Christie's et comme en témoigne l'interview
donnée dans le Journal des arts d'avril 1999 par le nouveau co-directeur
de Sotheby's Europe, ancien directeur du London Commodity Exchange :
En réponse à la question, " Londres et New York sont
traditionnellement considérés comme les deux grands centres du
marché de l'art ; Cela va-t-il changer ? ", celui-ci affiche la
démarche de la grande maison de vente : "
Sotheby's est une
société internationale, et l'Europe est une partie
intégrante du marché de l'art mondial. Ce continent est à
la fois une mine d'objets et la source de nouvelles collections. La
stratégie de Sotheby's est d'étendre sa base d'activités
à travers l'Europe pour tenir compte des spécificité
régionales, comme elle le fait aux États-Unis et en
Grande-Bretagne. Nous sommes en train d'ouvrir de nouvelles salles de vente
à Paris, Amsterdam et Zurich. Toutes participeront à
l'activité internationale de Sotheby's, mais chacune devra être
légitimée par sa propre rentabilité.
"
A la question, " Aimeriez-vous voir la part européenne du
marché s'accroître aux dépens des États-Unis
? ", la réponse est nette :
" Non, mon
intérêt stratégique est un intérêt mondial. La
réussite de Sotheby's s'opère à l'échelle
internationale et dépend de l'essor de nos activités, à la
fois en Europe et aux États-Unis, et de nos investissements dans le
développement de notre réseau sur Internet..
. "
La réponse fournie à la question, " le marché de
Zurich tiendra-t-il compte des marchés suisse et allemand ? ", est
également sans ambiguïté : "
L'Allemagne compte
de nombreuses maisons de vente régionales. Sotheby's opère sur le
marché intermédiaire et supérieur ; notre salle de Zurich
suivra donc la même ligne, en laissant aux maisons locales l'organisation
des ventes d'oeuvres de moindre valeur. Zurich s'adressera au marché
local, suisse et allemand, mais sera également tourné vers
l'étranger, notamment si l'harmonisation de la TVA et l'introduction du
droit de suite sont conduites à leur terme au Royaume-Uni
. "
Enfin, la réponse à la question, "
Quand Paris ouvrira,
qu'y vendrez-vous ? " est non moins éclairante sur la
démarche de Sotheby's : " Nous ne sommes pas encore tout à
faire décidés. Naturellement, nous vendrons des biens
français. Pour nous, Londres et New York resteront les principaux
centres internationaux, les autres dépendront du dynamisme du
marché local
".
On ne peut être plus clair sur la logique mondiale qui présidera
à la spécialisation entre les différentes places du
marché de l'art. Toute la question est de savoir si la logique des
États peut encore s'imposer face à celles des multinationales.
*
* *
La
démarche du rapporteur consiste, pour apprécier les chances d'une
relance du marché de l'art en France, à se demander quel est dans
les évolutions le poids des facteurs structurels par rapport à
ceux relevant du cadre juridique et fiscal.
Il ne faut pas exagérer l'importance des facteurs fiscaux par rapport
aux évolutions économiques générales ; il ne
faut pas aussi se complaire dans l'évocation nostalgique d'une
suprématie, réelle certes mais dont nous sommes efforcés
de montrer les limites, ne serait-ce que, comme on l'a vu, les milliardaires
américains de la fin du siècle dernier et du début de ce
siècle n'achetaient pas ou peu en ventes publiques.
Mais cette démarche se veut aussi critique. Analysant un marché
mondial qui nous dépasse, le rapporteur a souhaité prendre un peu
de recul et ne pas considérer qu'en ce domaine comme dans d'autres, nous
avions le meilleur système, même si de façon
complètement incompréhensible pour nous, les autres s'obstinaient
à ne pas en reconnaître les mérites.
A cet égard, il faut admettre que la formule de M. Jacques Tajan, selon
laquelle " le système anglais a fait ses preuves mêmes pour
les aveugles " n'est guère contestable, indépendamment d'une
attitude générale ayant trop tendance à justifier une
absence de réglementation, qui ne serait en France qu'une loi de la
jungle inacceptable.
Si le présent rapport reprend nombre d'analyses et de propositions des
deux rapports précités, il s'en distingue par un zeste de
scepticisme sur la capacité à créer la
compétitivité et à offrir des garanties uniquement par des
règles de droit.
En particulier, si les deux grandes maisons de vente sont parvenues à
dominer le marché de l'art mondial sans offrir de garanties juridiques
explicites, c'est bien parce que les garanties de compétences
réelles qu'elles soient commerciales ou scientifiques, sont plus
importantes que toutes les assurances juridiques ou financières.
S'agissant du marché des oeuvres de niveau international, il est
optimiste voire illusoire, de croire qu'on va le rapatrier, même
partiellement, par des garanties juridiques ; les vendeurs - qui sont bien
conseillés ne serait-ce que par les experts des deux grandes maisons de
vente répugneront à proposer leurs biens sur un marché
trop contraignant, tandis que les acheteurs, à partir d'un certain
niveau de prix, sont non moins bien conseillés et savent que
l'acquisition d'une oeuvre d'art ancienne, notamment, comporte bien souvent une
part de risque.
Bref, un peu plus de pragmatisme à l'anglo-saxonne et un peu moins de
juridisme à la française dût notre fierté nationale
en souffrir quelque peu.