2. L'instabilité liée aux interventions de l'administration
S'agissant du patrimoine national, il est normal que l'État dispose de prérogatives régaliennes. La France n'a pas bonne réputation ; mais aujourd'hui, elle est sans doute moins protectionniste que la Grande-Bretagne et c'est avec cette dernière que les grands collectionneurs du moment comme le Musée Getty, ont eu le plus de difficultés pour faire aboutir leurs achats, comme l'a montré l'affaire des Trois Grâces de Canova 65( * ) .
a) Le contrôle des "trésors nationaux"
De 1941 à 1992, la France a efficacement et à moindres frais, protégé son patrimoine artistique vis-à-vis de l'extérieur grâce à la réglementation douanière, issue de la loi du 23 juin 1941.
(1) L'ancien régime
Les
caractéristiques de ce régime étaient les suivantes :
• un champ d'application extrêmement large incluant tous les
objets présentant un intérêt national d'histoire ou d'art,
antérieurs à 1900 (tableaux) ou à 1830 (ameublement) ;
• une procédure articulée sur la déclaration
fournie à la douane par l'exportateur -, d'une part, cette
déclaration déclenchait la procédure conduisant
l'administration de la culture à délivrer ou à refuser
l'autorisation d'exportation; d'autre part, elle fixait une valeur sur la base
de laquelle l'État, pendant un délai de 6 mois, pouvait retenir
l'objet. Dans le cas où l'autorisation était
délivrée, cette valeur servait d'assiette à un droit de
douane de 5%.
Concrètement, l'administration avait dans ces conditions trois
possibilités
:
•
soit refuser
purement et simplement
la sortie
d'une
oeuvre,
en se fondant essentiellement sur la loi du 23 juin 1941 - et
accessoirement sur le décret du 30 novembre 1944 -, à condition
que l'oeuvre en question n'ait pas été importée
régulièrement ;
•
soit
"retenir" l'oeuvre
, c'est-à-dire
l'acquérir au prix déclaré par l'exportateur, en
s'appuyant également sur la loi du 23 juin 1941, c'était le droit
dit "de rétention" ;
•
soit
la
classer "monument historique
" - ce qui, par le
fait même, en interdisait l'exportation définitive - en vertu de
la loi du 31 décembre 1913.
(2) Les nouvelles règles du jeu
La mise
en place par l'Union européenne d'un marché unique à
compter du ler janvier 1993 a rendu nécessaire la révision d'un
mécanisme efficace et peu coûteux.
Premièrement, parce qu'en ce qui concerne les échanges intra-
communautaires, il n'y avait plus matière à déclaration ni
par conséquent à un quelconque droit de douane ;
Deuxièmement, parce qu'en ce qui concerne les échanges extra-
communautaires, puisque l'union européenne constituait désormais
un territoire douanier unique et qu'une procédure douanière
harmonisée s'imposait en conséquence. Tel fut l'objet du
règlement (C.E.E) n°3911/92 du Conseil des communautés
européennes en date du 9 décembre 1992 concernant l'exportation
de biens culturels.
C'est la loi du 31 décembre 1992 qui en a tiré les
conséquences en modifiant le régime de circulation des oeuvres
d'art.
Les nouvelles dispositions s'appuient sur deux principes posés par les
textes communautaires : d'une part, l'exception admise par l'article 36 du
Traité de Rome à la libre circulation des marchandises à
l'intérieur de l'espace européen, exception qui trouve sa
justification dans la "protection des trésors nationaux" ayant une
valeur artistique, historique ou archéologique" ; d'autre part, le fait
que la Communauté constitue une union douanière et que, partant,
elle applique un régime commun aux exportations vers les pays tiers.
Pour définir les" trésors nationaux" -la Commission
Européenne avait eu quelques velléités de préciser
cette notion - les pouvoirs publics se sont montrés très
pragmatiques, en estimant que trois catégories de biens culturels
devaient être obligatoirement rangés parmi les "trésors
nationaux".
• ceux qui font partie des collections nationales ;
• ceux qui sont ou qui seront classés monuments historiques ;
• ceux pour lesquels on a refusé la licence d'exportation ou pour
lesquels on refuse le certificat.
Le certificat constitue, la pierre angulaire du nouveau dispositif. Il s'agit
d'une sorte de "passeport" - qui n'est exigé qu'au dessus de certains
seuils de valeur - garantissant que l'oeuvre en question n'est pas
considérée comme un trésor national et qu'elle peut donc
quitter librement le territoire français.
Il remplace la licence d'exportation - du moins lorsque l'oeuvre d'art quitte
la France à destination d'un des pays de la Communauté ; en
revanche, lorsqu'elle est exportée vers un pays tiers, elle doit
être également munie d'une autorisation d'exportation étant
entendu que, dès l'instant où elles ont reçu le
certificat, elles obtiennent automatiquement l'autorisation.
Pour résumer, les différences entre le certificat et l'ancienne
licence sont les suivantes :
1. la licence était exigée, quelles que soient la nature et la
valeur du bien ; le certificat n'est obligatoire que pour les oeuvres
appartenant à des catégories déterminées et, dans
la plupart des cas, ayant une valeur supérieure à certains seuils
de valeur : 1 million de francs pour les tableaux, 350 000 francs
pour les sculptures, objets de collection, meubles anciens...,100 000
francs pour les dessins, estampes, photographies aucun seuil de valeur pour les
archives et les objets archéologiques.
2.
la licence devait être demandée au moment de l'exportation
; le certificat peut l'être à tout moment Ainsi un
commissaire-priseur est-il en mesure de savoir, avant une vente, si une oeuvre
peut quitter la France
.
3. la licence était valable pendant six mois tandis que le certificat
l'est pendant cinq ans.
4. Le nouveau système institue une commission, actuellement
présidée par M. André Chandernagor, composée de
représentants de l'État, et comportant deux professionnels du
marché de l'art, qui doit donner son avis lorsqu'un refus est
envisagé, ce qui permet un débat contradictoire.
5.
La licence pouvait être refusée autant de fois qu'elle
était demandée. Il n'en va pas de même s'agissant du
certificat. Le propriétaire de l'oeuvre d'art qui s'est vu refuser une
première fois le certificat peut, après trois ans, adresser une
nouvelle demande à l'administration. Celle-ci n'a alors d'autre choix,
si elle considère que l'oeuvre en question ne doit pas quitter la
France, que de l'acquérir ou de la classer monument historique, avec le
risque de devoir verser une indemnité au propriétaire
.
En
effet, l'application depuis le 31 décembre 1992 de la nouvelle
législation relative aux "trésors nationaux" fait l'objet d'un
bilan contrasté.
D'une part, le marché n'a pas été affecté par le
changement de législation - ce que confirment les éléments
statistiques fournis par la direction générale des douanes
à l'Observatoire des mouvements internationaux d'oeuvres d'art.
Mais, d'autre part, la nouvelle procédure de contrôle,
initialement prévue pour protéger le patrimoine national, ne
permet que difficilement à l'État des maintenir sur le territoire
français les oeuvres les plus importantes de notre culture.
(3) Un bilan contrasté
Les
principaux problèmes posées par la législation de 1992
sont les suivants :
1) Le refus de certificat n'est valable que trois ans. A l'issue de ces trois
ans, si le trésor national, interdit de sortie n'a pas fait l'objet,
soit d'une acquisition, soit d'un classement au titre des Monuments
Historiques, le refus de certificat ne peut être renouvelé. Le
trésor national devient paradoxalement exportable.
2) Il n'existe aucune obligation pour le propriétaire de vendre à
l'État le trésor national qu'il détient.
3) La loi ne prévoit aucun dispositif permettant d'évaluer au
juste prix les oeuvres que l'État souhaiterait acquérir.
Le système devient ainsi largement inopérant, faute pour
l'État de disposer de moyens d'acquisition proportionnés à
la valeur des oeuvres déclarées "trésors nationaux".
En effet, depuis l'arrêt Walter, qui a contraint l'État à
payer une indemnité excessivement lourde pour un tableau de Van Gogh
classé Monument historique, le classement au titre de la loi de 1913
devient en pratique difficile à envisager dans la plupart des cas. Dans
ce contexte, l'unique moyen de retenir définitivement un trésor
national est donc de l'acquérir.
(4) Le régime britannique de contrôle des oeuvres d'art à l'exportation
L'exportation d'oeuvres d'art de Grande-Bretagne fait l'objet
d'une
réglementation nationale et d'une réglementation
européenne.
Une oeuvre d'art ayant plus de 50 ans d'âge et d'une valeur
supérieure à certains seuils financiers ne peut être
exportée de Grande-Bretagne que moyennant l'obtention soit d'une licence
britannique soit d'une licence européenne.
Une licence britannique est nécessaire pour l'exportation d'une oeuvre
dont la valeur est supérieure au seuil financier applicable selon la
législation nationale dans les deux cas suivants:
• l'oeuvre est exportée vers un autre pays de l'Union, ou,
• l'oeuvre est destinée à un pays en dehors de l'Union et
le seuil financier national pour le type d'oeuvre concerné est
inférieur au seuil financier européen.
Une licence européenne est nécessaire pour l'exportation en
dehors de l'Union d'une oeuvre dont la valeur est supérieure au seuil
financier européen applicable. Une licence d'exportation est
octroyée automatiquement pour toute oeuvre importée en
Grande-Bretagne il y a moins de 50 ans.
Lorsqu'une licence britannique ou européenne est
nécessaire
66(
*
)
, la
demande est adressée au Ministère de la Culture, de la
Communication et des Sports. Un expert est invité à donner son
avis sur l'opportunité de l'exportation. Il émet un jugement sur
base d'un certain nombre de critères.
Ces
critères
dits
" Waverley
" sont les suivants
• L'oeuvre est-elle associée de si près à
l'histoire de la Grande-Bretagne et à sa vie nationale que son absence
serait considérée comme un malheur?
• L'oeuvre est-elle d'une importance esthétique exceptionnelle?
• L'objet est-il d'une signification exceptionnelle pour l'étude
de certaines formes spéciales d'art, de savoir ou d'histoire?
L'expert doit se prononcer dans un bref délai généralement
15 jours. S'il conclut que l'oeuvre ne remplit pas les critères
"Waverley", la licence est émise sans délai. S'il conclut que
l'oeuvre remplit un ou plusieurs critères "Waverley", il soumet la
demande de licence au Comité de Révision.
Si le Comité considère que l'oeuvre est d'importance nationale,
il recommande au Ministre de retarder l'octroi de la licence.
Les institutions britanniques et les particuliers sont alors invités
à faire une offre d'achat à un prix au moins égal à
la valeur du marché fixée par le Comité
. Si l'oeuvre a
été acquise récemment aux enchères, cette valeur
sera généralement fixée au prix marteau augmenté de
la commission d'achat. Les amateurs ont généralement une
période de 2 à 6 mois afin de présenter leur offre et de
réunir les fonds.
Si une offre d'achat est faite pendant la période fixée, et si
cette offre est acceptée par le demandeur de licence, l'oeuvre est alors
cédée avec engagement de l'acquéreur de la conserver en
Grande-Bretagne. Le demandeur est libre de refuser l'offre. Dans ce cas, il
devra conserver l'oeuvre en Grande-Bretagne. Si aucune offre n'est faite
pendant la période fixée, la licence d'exportation est
octroyée.
Ce système a l'avantage d'établir un équilibre entre les
intérêts de l'État et ceux du propriétaire. L'oeuvre
n'est grevée d'aucune charge tant qu'elle demeure en Grande-Bretagne. Si
l'exportation de l'oeuvre est déclarée d'intérêt
national, son propriétaire a le choix entre la vente en Angleterre au
prix du marché, ou la conservation de l'oeuvre en Grande-Bretagne. S'il
s'avère que personne n'est intéressé, ou n'a les moyens
d'acquérir l'oeuvre, l'exportation est autorisée.
Un nouveau projet de loi, modifiant la loi de 1992, est en cours
d'élaboration afin de rendre plus efficace le dispositif de protection
du patrimoine. Il devrait s'inspire comme le proposait la commission
présidée par M. Aicardi du système britannique.
b) Le droit de préemption
Le droit
de préemption a été institué par les articles 36 et
37 de la loi du 31 décembre 1921, en contrepartie de l'abrogation du
contrôle de l'exportation des oeuvres d'art, institué un an plus
tôt et finalement rétabli en 1941.
Il s'agissait de mettre en oeuvre une autre conception de la défense du
patrimoine national : d'une part, les exportations d'oeuvres d'art
étaient soumises à une taxe de 1 % destinée à
permettre à la Caisse des monuments historiques d'acheter les oeuvres
importantes ; d'autre part, on dote l'État, d'une
prérogative nouvelle, qui devait faciliter ces interventions : la
préemption en vente publique.
La préemption peut être définie comme la faculté
légale pour l'État de se substituer, au prix d'adjudication, au
dernier enchérisseur, que celui-ci soit français ou
étranger.
La loi n° 65-947 du 10 novembre 1965 soumet au droit de préemption
de l'État - étendu sous certaines conditions de procédures
aux collectivités locales
67(
*
)
- " les curiosités, les antiquités, les livres anciens et
tous les objets de collection (peintures, aquarelles, pastels, dessins,
sculptures et tapisseries originales) ".
Cette nouvelle définition a permis la préemption d'objets
variés, dont certains relèvent plus du patrimoine historique
comme la machine à calculer de Pascal, que de la stricte notion d'oeuvre
d'art.
On note
, également, que sa
définition
légale permet d'en faire usage pour acquérir des oeuvres
contemporaines
.
L'exercice du droit de préemption ne dispense pas de la consultation des
organes consultatifs chargés de se prononcer sur les acquisitions.
En pratique l'administration - ce sont en général les
musées ou les bibliothèques - a le choix : décider de
se comporter en enchérisseur ordinaire ; et donner pour instruction
à son agent de participer aux enchères dans la limite des
crédits qui lui ont été accordés ; elle peut
aussi exercer son droit de préemption de façon à
éviter de provoquer par son intervention de nouvelles enchères.
La décision de préemption est annoncée verbalement
à l'ensemble de la salle sitôt l'adjudication prononcée.
L'agent habilité, qui a donc prononcé à haute voix la
formule rituelle " sous réserve de l'exercice du droit de
préemption de l'État ", se fait connaître
auprès de l'officier ministériel, qui enregistre la
préemption mais aussi l'acquisition sous condition résolutoire de
l'adjudicataire évincé.
Un problème récurrent est celui de l'exercice du droit de
préemption, alors que le prix de réserve n'est pas atteint et que
le marteau s'abat, sans que le commissaire-priseur ait prononcé le mot
" adjugé ". Les tensions ne sont pas rares entre l'officier
ministériel et le conservateur chargé d'exercer les
prérogatives de l'État.
La validité de la préemption est soumise à sa confirmation
dans un délai de quinze jours. Ce laps de temps permet une nouvelle
consultation du Conseil artistique des musées nationaux et de prendre
une décision définitive d'achat. En cas de renonciation
explicite, ou faute de confirmation expresse, l'objet revient à
l'adjudicataire.
Les commissaires-priseurs n'aiment guère cette procédure, dont la
menace est de nature à décourager des acheteurs éventuels
et donc à peser sur les prix. Les acheteurs étrangers, souvent
venus spécialement pour l'oeuvre en question sont donc frustrés
de leur acquisition.
Effectivement, l'intention trop nettement affichée avant la vente,
d'exercer le droit de préemption perturbe le jeu normal des
enchères ; tandis que son exercice trop fréquent pendant la
vente mécontente les acheteurs, surtout lorsque les prix payés
sont modiques.
Ainsi, l'État s'est particulièrement fait remarquer, à la
fin de l'année dernière, en exerçant près de cent
fois son droit de préemption sur des papiers déchirés de
Picasso, des photographies de Dora Maar et des livres, manuscrits et documents
illustrés par l'artiste.
Le tableau ci-après, qui récapitule le nombre de
préemptions par an entre 1983 et 1997, montre que ce nombre a tendance
à croître. Il passe d'une quarantaine au cours des années
1983 et 1984, à un niveau compris entre 100 et 120 à partir des
années 1993 à 1996.
En revanche, le nombre de préemptions portant sur des oeuvres d'une
valeur supérieure à 500 000 francs, reste assez peu important
sauf pendant la période 1986 à 1991, où - sauf en 1989 ce
nombre était supérieur à 5. On remarque que l'année
1994 se caractérise par un petit nombre de préemptions mais un
montant global correspondant de près de 24 millions de francs.
Il n'en reste pas moins que, si l'on peut conclure que la préemption
intervient peu sur le marché des oeuvres de niveau international, cela
veut dire que le plus grand nombre de préemptions porte sur des objets
de relativement faible valeur unitaire. Le record est battu en 1996, avec 127
préemptions, dont 126 pour des objets d'une valeur inférieure
à 500 000 francs.
Il conviendrait d'éviter d'utiliser le droit de préemption pour
acheter des pièces de trop petite valeur unitaire, ce que
malheureusement les musées ou les bibliothèques sont bien
obligés de faire, compte tenu de l'insuffisance chronique de leurs
moyens.
Il est intéressant de noter à cet égard que les
musées nationaux achètent, pour les pièces importantes de
niveau international, relativement peu souvent en ventes publiques.
Le tableau précédent montre que les musées partagent, en
ce qui concerne les peintures valant plus de 500.000 francs, l'essentiel de
leur clientèle entre les particuliers et les galeries, les achats en
ventes publiques ne comptant que de façon marginale (7 %) comme mode
d'acquisition.