2.2 La stratégie de l'État souffre de l'imprécision du droit.
L'État, au lieu de conserver, dans le cadre des lois de décentralisation, une certaine autorité sur les territoires présentant des enjeux nationaux, a voulu, a posteriori, à partir de 1983, encadrer les pouvoirs qu'il venait de confier aux collectivités territoriales. Difficile conciliation entre émancipation des territoires et contrôle national, qui amène à une confusion des pouvoirs, des responsabilités, et des objectifs.
Remise en cause des formes de régulation traditionnelles et adaptation l'État
Les conflits qui se manifestent sur le littoral, de façon de plus en plus aiguë depuis deux décennies, se traduisent par une mise en cause des principes ou des modes traditionnels de régulation des usages. C'est, par exemple, le problème de la concurrence jugée déloyale des activités nouvelles, du point de vue des activités plus anciennement implantées sur le littoral, et de l'apparition de modes d'usage qui échappent aux formes de régulation en place (cas de la pêche de loisir en Méditerranée, de la chasse dans les marais agricoles de Vendée, de l'aquaculture en marais salicole à Guérande, de la plaisance dans les zones de pêche en Martinique...).
Cette remise en cause implique une évolution du statut des acteurs locaux de la régulation. Du point de vue de l'État, la nouvelle donne de la décentralisation amène à la question suivante : comment l'État peut-il agir dans la nouvelle complexité institutionnelle et la complexité sociale croissante pour assurer cohésion et cohérence ?
La régulation définit une action organisant et gérant des équilibres instables entre des stratégies de nature parfois contradictoires, et suivant des procédures tout aussi aléatoires.
Administration du littoral
Le littoral ne dispose d'aucune administration spécifique. Le contraste est particulièrement marqué avec la montagne. La loi montagne a mis en place un Conseil National de la Montagne, parfois critiqué, mais qui a le mérite de constituer un forum où la montagne française reconnait et affirme son identité. De même, ont été mis en place des comités de massif, des CIAT
Montagne et un fonds d'intervention. Des taxes ont été introduites comme celle sur les remontées mécaniques
Rien de tel n'existe pour le littoral. La création d'un Conseil National du Littoral a été constamment refusée.
En ce qui concerne les administrations de l'État, l'ancienne Mission Interministérielle à la Mer (MISMER), qui n'intervenait pas sur le littoral a été réformée en 1995 en Secrétariat Général de la Mer. « Il est associé à l'élaboration de la politique » du littoral, indique le décret constitutif du
Comité Interministériel à la Mer. Deux ans après, force est de constater, à travers les trois Comités Interministériels de la Mer (CIM) qui ont eu lieu, que son rôle, s'agissant de la politique du littoral, est demeuré discret, tant par rapport à l'autre organisme coordinateur qu'est la DATAR, que par rapport aux principaux ministères qui lui disputent ce rôle.
Le Ministère de l'Équipement se voit le véritable héritier d'un Ministère de la Mer, par ses attributions' en matière de transport, d'infrastructures, de gestion du DPM. La Direction des Ports et de la Navigation Maritime est devenue la Direction du Transport Maritime, des Ports et du Littoral
Les Conférences maritimes régionales, réunissant préfet maritime et préfet civils se préoccupent peu de gestion intégrée des côtes.
Au total, une quinzaine de ministères sont concernés par le littoral. Outre l'Équipement et la défense, citons :
- le Ministère du Tourisme, lequel a, en 1991, supprimé son Service d'Étude et d'Aménagement Touristique du Littoral, tout en conservant celui de la montagne ;
- le Ministère de l'Intérieur (casinos et jeux, Dotation aux Communes Touristiques) ;
- le Ministère de la Santé (thalassothérapie et qualité des eaux de baignade) ;
- celui des Finances (gestion du DPM),
- celui de l'Industrie (BRGM) et ressources sous-marines ;
- celui de la Recherche (IFREMER).
La France ne s'est nullement souciée d'organiser avec efficacité les institutions et administrations du littoral, lesquelles, tout autant que la législation ou le financement sont, par les rouages et les hommes mis en place, les instruments d'une politique des pouvoirs publics. Il importe de souligner la contradiction entre l'enjeu d'une politique littorale et maritime moderne et l'éparpillement, sur différents objectifs, d'institutions spécifiques.
La loi littoral, illustration de l'évolution réglementaire
L'évolution récente marque, de plus en plus l'effacement de la loi devant le contrat. La gestion par la loi garante de l'unité du corps social est de plus en plus remplacée par la gestion par le contrat. Si cette évolution rappelle la logique qui prédomine chez la plupart de nos partenaires européens, elle n'en est pas moins contradictoire avec le coeur juridique de la République.
Tout comme pour la loi de décentralisation, l'émergence de la politique de l'environnement littoral, couronné par la publication de la loi littoral, répond à la logique de l'aléatoire réglementaire.
La loi vise à mettre en harmonie l'aménagement, la protection et la mise en valeur en imposant un zonage spécifique des sols, qui découpe le littoral en bandes parallèles aux rivages ou au domaine public naturel. Ces bandes ont des régimes juridiques différents selon leur proximité de l'eau. On remarque un certain gradient puisque, à mesure que l'on s'éloigne de la limite du DPM, les contraintes s'atténuent (DPM, bande des 100m, espaces proches du rivage et enfin territoire communal). En conséquence, le littoral est désormais délimité, organisé et géré par le droit et l'activité administrative. Il devient, selon l'expression de B. Bousquet, un littoral d'institution 120 ( * ) .
La loi littoral est conçue sous la forme d'un système qui tente de combiner des objectifs à caractère sinon opposés, tout au moins que la réalité rend difficilement conciliables. Des domaines qui relèvent de problématiques de gestion différentes (organisation des activités maritimes, urbanisation, protection des espaces naturels, etc.) sont abordés uniformément, de même que des territoires aux caractéristiques physiques et socio-économiques très variées.
Pour ce faire, l'État incitateur tente d'orienter la gestion du problème, en rappelant solennellement certains principes, mais ne va guère plus loin, vu qu'il ne donne pas à ces généralités des compléments suffisamment précis dans le corps du texte pour leur permettre d'avoir une chance de rentrer immédiatement dans la pratique. On est donc en présence d'une loi qui, soit est à appliquer au cas par cas, soit est à considérer à un degré de généralité qui la rend peu opérante.
Pour favoriser la protection, le législateur élabore une chaîne de notions très vagues censées enserrer les pratiques d'urbanisation et de développement. Timide, l'approche juridique se veut donc pragmatique.
L'application de la loi littoral offre ainsi une illustration particulièrement claire de cette modulation. On constate en effet que, jusqu'en 1990, la loi n'a pour ainsi dire pas été appliquée, à tel point qu'une circulaire d'octobre 1991 signée part 7 ministres a dû rappeler aux préfets leurs obligations concernant l'application de cette loi. À partir de 1991, du fait d'un début de mobilisation des services de l'État, et de la sévérité accrue des tribunaux, la loi a été appliquée dans un sens plus protectionniste.
La loi littoral s'est signalée, dès sa rédaction par la singularité de ses formes et de ses procédures, en tant qu'instrument de réglementation de l'espace. Le caractère vague donné à certaines des notions contenues dans la loi paraissait démontrer l'absence de volonté politique ou le désir d'adapter son cadre d'intervention à une forme plus négociée de la prise de décision.
Observe-t-on, sur le littoral, et dans l'application de la loi qui le régit spécifiquement, une responsabilisation de l'ensemble des acteurs locaux et une répartition cohérente des processus de la décision publique ?
Plusieurs éléments entravent, sur le littoral, l'équilibre de la décision collective :
- le poids relativement faible des associations d'élus du littoral, qui réduisent la possibilité pour l'État d'avoir affaire à un interlocuteur cohérent et organisé. Par ailleurs, la carence de l'État en matière de pédagogie de la loi littoral a permis aux interprétations exagérées, dont celle-ci pouvait être l'objet, de perdurer.
La remise en question de la pertinence du tout-tourisme en tant que moteur du développement commence par ailleurs à être perceptible. Le tourisme engendre des recettes, mais il créé aussi beaucoup de dépenses, l'urbanisation engendrant des besoins importants de services collectifs. On constate, par exemple, que, sur le littoral varois, les communes les plus endettées sont celles qui ont le plus sacrifié à l'urbanisation touristique. Aussi, on peut espérer, à terme, être en présence, d'élus d'eux-mêmes plus sensibles aux problématiques de développement intégré et durable ;
- la représentation des intérêts de pêcheurs, marins, et autres métiers de la mer semble tout à fait marginale dans l'application de la politique du littoral ;
- une troisième catégorie d'acteurs est apparue sur la scène publique, particulièrement sur le littoral, dont la prise en compte ne s'est pas encore suffisamment traduite dans l'organisation du débat public : il s'agit des associations.
On constate que les associations d'usagers de l'espace ou d'écologistes ne pouvant guère accéder à la scène des négociations, leur intervention dans la politique se solde davantage par des conflits juridiques en aval de la décision que par des pratiques de médiation au niveau des choix. L'initiation de l'activisme associatif en matière de protection du littoral, prend une forme essentiellement conflictuelle, tant sont restreintes les modalités de négociation de la décision en matière d'aménagement
La même critique qui était valable au sujet de l'intercommunalité, à savoir que la loi littoral la présuppose plus forte qu'elle n'est en réalité, est valable pour l'engagement des multiples forces sociales, politiques et juridiques qui coexistent sur le littoral. L'inégale implication de l'ensemble des acteurs ne permet pas l'apparition spontanée d'un équilibre dans les formes de développement et de gestion du littoral.
* 120 BOUSQUET (B) : Définition et identification du littoral .- In : Revue juridique de l'environnement n° 4.- 1990.