4. De nouveaux huguenots ?
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Selon certaines personnes que j'ai auditionnées, le nombre, difficile
à vérifier, des français expatriés serait de 35.000
environ dans la Silicon Valley, et de 50.000 à Londres.
Tous ne sont pas des créateurs d'entreprises, ni des spécialistes
des techniques d'information et de communication.
Il serait donc sans doute exagéré d'établir un
parallèle entre les huguenots, contraints à l'exode par les
persécutions religieuses, et ces compatriotes, dont on tenterait de
montrer qu'ils ont été, pour leur part, victimes de tracasseries
fiscales et administratives qui les a poussés à émigrer.
Mais des analogies ne peuvent pas néanmoins ne pas venir à
l'esprit.
Il s'agit, en effet, comme dans le cas des huguenots, d'une faible part,
certes, de notre population, mais d'une proportion sans doute beaucoup plus
importante de nos élites entreprenantes et innovantes.
Ainsi, le dommage que représente leur départ pour
l'économie française est, comme autrefois pour celui des
huguenots, difficile à évaluer, mais l'importance de leur
contribution au développement de leur pays d'accueil est, quant à
elle, manifeste.
Eric Benhamou , par exemple, a créé en 1981 une
société américaine Bridge Communications qui a
fusionné en 1987 avec 3 Com, lequel vient de s'unir, à son
tour, avec US Robotics . Le nouvel ensemble, constitué par les deux
entreprises qui n'existaient pas il y a dix ans, pèse aujourd'hui autant
que Bull en terme de chiffre d'affaires (25 milliards de francs) !
Un autre de nos compatriotes, Bernard Lacroute fait partie de l'équipe
dirigeante de Sun Micro systems qui, depuis sa création en 1983, a
embauché dix mille personnes et réalise 2 milliards de dollars de
chiffre d'affaires.
On pourrait multiplier de tels exemples. Il n'en demeure pas moins qu'une
question se pose : qu'est-ce qui manque à de jeunes entrepreneurs
innovants français dans leur pays et qu'ils vont chercher aux Etats-Unis
? Un accès plus facile à des sources de financement plus
abondantes (capital risque notamment), la proximité d'un
véritable marché (qui contraint parfois des PME
créées en France à s'exiler aux Etats-Unis pour venir au
contact de la clientèle), un environnement administratif et fiscal plus
favorable (régime des stock-options) et aussi, en même temps, plus
stimulant.
Le désir légitime d'enrichissement n'est pas la seule motivation
: il semble que joue aussi un besoin d'accomplissement personnel, plus facile
à assouvir aux Etats-Unis car le succès y est, socialement,
davantage accepté.
En même temps, un certain droit à l'échec y est aussi plus
largement reconnu, ce qui facilite la prise de risque.
Une page du quotidien
Le Monde
consacrée, en septembre 1997, aux
aventuriers français de la Silicon Valley publie des propos recueillis
auprès de certains d'entre eux selon lesquels :
" Ici,
(en Californie)
on ne fait pas de quartier "
mais
" il
y a de l'argent et l'argent attire les bonnes idées ". " Le
système français est fait pour l'artillerie lourde... La lourdeur
du cadre législatif des sociétés françaises et nos
rigidités empêchent de restructurer facilement, de
réajuster le tir technologique ".
Ou encore :
" La formation scientifique est excellente en France. Nous
avons
un capital intellectuel de très grande valeur, mais pas les
mécanismes financiers correspondants pour l'exploiter ".
La valeur des ingénieurs français, même s'ils ne sont pas
sortis de Polytechnique ou de l'Ecole des Mines, est effectivement largement
reconnue en Californie.
Dans le domaine de la production audiovisuelle, les talents français
sont également très prisés, à tel point que les
sociétés américaines viennent recruter à la sortie
des écoles parisiennes des graphistes et des animateurs,
spécialistes d'effets spéciaux.
La taille des prestataires européens est malheureusement encore trop
faible, malgré leur savoir-faire, pour leur permettre d'absorber la
charge de travail d'une superproduction hollywoodienne.
L'entrepreneur est le résultat, selon Michel Serres, d'une
extraordinaire fusion du capital et de l'esprit d'aventure. L'un et l'autre
font trop souvent cruellement défaut en France, on va donc les chercher
en Amérique.
Combien d'emplois perdus, combien de dépenses d'éducation
gaspillées, quelle perte de croissance résulte-t-il de ce
processus ?
Le départ de France de créateurs d'entreprises est d'autant plus
regrettable pour nous et profitable à leur pays d'accueil que leur
situation d'émigré va les obliger à ajouter à leur
savoir-faire
, un art du
faire savoir
, de plus en plus essentiel
à la diffusion de l'innovation aujourd'hui.
En outre, ce phénomène est loin d'être compensé par
une immigration dans notre pays de personnes autant qualifiées.
" Alors que les français les plus habiles -
note l'auteur d'un
ouvrage anonyme précité du XVIII
e
siècle -
sont nombreux à s'installer à l'étranger
(pas
seulement à cause de la révocation de l'Edit de Nantes),
les
étrangers de talent équivalent ont beaucoup de mal à venir
travailler en France... double abus dans notre législation qui tend,
d'un côté, à dépeupler l'Etat et nous prive, de
l'autre, des moyens de réparer nos pertes ".