F) DE FÂCHEUSES RÉMINISCENCES
Autant l'admettre : l'influence, plus ou moins consciente,
d'idées ou d'attitudes passées continue à peser sur nos
comportements.
C'est ce qu'Alain Peyrefitte appelle la
" rémanence de la divergence
".
Pour preuve, la répartition géographique actuelle du
développement continue à reproduire la carte religieuse du
XVI
e
siècle et la fracture entre l'Europe de la
Réforme et de la contre-réforme à diviser les
sociétés de notre continent.
Et toujours, selon Peyrefitte, les différences entre l'Europe et
l'Amérique y trouvent, en grande partie, leur origine. Soulignant ainsi
" l'extraordinaire rémanence de la distorsion religieuse, il constate
que la géographie du développement correspond à une
géographie des comportements fondés sur la confiance,
libérée dans certaines contrées par la Réforme,
inhibée dans d'autres par la Contre-Réforme ".
Il est vrai que l'Eglise catholique, qui "
vit à l'échelle des
millénaires "
a mis plusieurs siècles à
reconnaître une valeur positive à la modernité ainsi qu'aux
principes de l'économie de marché.
" Il lui fallait -
écrit-il -
du temps pour séparer le bon grain et la
liberté créatrice de l'ivraie de la liberté corruptrice
".
Même l'encyclique
" sociale " Rerum novarum
persistait à
condamner (en 1891!) l'innovation, jugée responsable des maux qui
accablaient les ouvriers, et prêchait au contraire la résignation,
recommandant à l'homme de prendre en patience sa condition, dans
l'attente que son travail trouve dans l'au-delà son ultime signification.
Mais quelle était la portée réelle des positions de
l'Église dans une société de plus en plus
sécularisée, sinon déchristianisée, où
l'Église allait perdre progressivement l'essentiel de ses pouvoirs
temporels ?
Quelle influence pouvait encore exercer l'Église dans une France de
tradition gallicane, soumise aux lois de séparation de l'Église
et de l'Etat ?
Une chose est sûre : le centralisme, le dirigisme et le corporatisme ont
la vie dure dans notre pays, témoignant de l'imprégnation
persistante des mentalités par des conceptions économiques
archaïques.
La querelle des 35 heures, dans laquelle certains considèrent le travail
comme un gâteau à partager plus que comme le résultat d'une
dynamique de créations d'emplois, en est une illustration. En France,
plus qu'ailleurs, les élites, qui ont le culte de la hiérarchie,
demeurent attirées par la fonction publique ou par l'industrie
étatique.
Bien que quatrième exportateur mondial, notre pays éprouve des
difficultés à conquérir de nouveaux marchés et
à commercialiser de nouveaux produits. Dans l'économie et la
recherche, le poids du secteur public, demeure plus important chez nous que
chez nos concurrents.
Si on ne peut y voir qu'une influence très indirecte et très
ancienne de l'Eglise, cela témoigne, en tout cas, de la persistance d'un
" mal français "
dont les racines plongent fort avant dans
notre
histoire.
Alain Peyrefitte les a magistralement analysés dans son ouvrage,
montrant que les problèmes avaient pourtant souvent été
perçus, à travers les différentes époques par nos
dirigeants ou leurs contemporains, mais sans qu'ils puissent pour autant
infléchir le cours des choses de façon suffisamment
significatives.
1. Concernant le commerce
Louis XI essaie ainsi, sans succès, de court-circuiter
l'axe Savoie-Genève-Bourgogne-Pays-Bas. Il préconise la
suppression des péages ou octrois intérieurs, tente d'autoriser
les aristocrates et les gens d'église à faire du commerce et
affranchit de nombreuses villes. Il tente enfin, comme vont le faire plus tard
les Britanniques avec le Navigation Act, d'assurer à la flotte marchande
française un monopole de desserte du territoire national.
Richelieu suggère qu'il faut
" donner prix au trafic et rang au
marchand ".
Colbert, lui-même, ne reconnaissait-il pas que
" la liberté est
l'âme du commerce "
et que
" tout ce qui tend à restreindre
la liberté et le nombre des marchands ne vaut rien ".
?
Mais l'État demeure omniprésent, y compris dans les tentatives de
promotion des activités concernées.
La campagne française des Indes créée par Colbert en 1663
n'est, selon Peyrefitte, qu'un
" ersatz étatique des compagnies de
négociants de type anglais et hollandais "
. Quant à la
nouvelle France, après que la liberté générale du
commerce y fut supprimée en 1672, il ne lui reste que deux
activités essentielles - selon son gouverneur de l'époque - :
" la conversion des âmes et la chasse des castors ".
" Dans sa finalité, le mercantilisme français est ordonné
à l'État même si les moyens qu'il prescrit sont propres
à développer l'industrie et le commerce ".
En Angleterre et en Hollande, en revanche, l'État garantit le commerce
mais ne le gère ni ne le gêne. Et Peyrefitte de conclure :
" Le commerce y est l'affaire des commerçants ".