B. UN PARTENAIRE STRATÉGIQUE CONFRONTÉ À DES RESPONSABILITÉS NOUVELLES DANS UNE RÉGION INSTABLE
1. L'apport fondamental de la Turquie à l'OTAN pour stabiliser le Proche-Orient
a) Un allié conscient de son influence géopolitique croissante
Alors que la présence de la Turquie dans l'OTAN et son rôle essentiel pour équilibrer la défense des pays membres ne sont pas aujourd'hui contestés, plusieurs événements récents sont venus mettre en évidence le fait que la Turquie pouvait avoir, dans certaines circonstances, une interprétation propre du devoir de solidarité inhérent à toute alliance militaire.
L'achat de plusieurs systèmes de batteries sol-air S400 russes en septembre 2017 a, ainsi, été vécu par certains membres comme une entorse à la cohérence militaire de l'Alliance puisque ces systèmes ne sont pas compatibles avec ceux utilisés par les pays membres et qu'ils sont susceptibles, comme souvent pour les technologies militaires sophistiquées, de permettre au pays fabricant d'accéder à des informations sur l'utilisation des systèmes vendus. Cet achat a été à l'origine d'une détérioration des relations de la Turquie avec les Etats-Unis qui s'est traduite, en particulier, par l'arrêt de la participation de la Turquie au programme de développement du chasseur F35, puis par l'adoption en décembre 2020 de sanctions plus larges prévoyant notamment l'interdiction des exportations d'armes américaines vers la Turquie.
Si l'épisode de l'achat des batteries S400 a laissé des traces au sein de l'Alliance, le blocage imposé par la Turquie à l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN, a nourri les interrogations sur la détermination de la Turquie à assurer le renforcement de l'Alliance dans le contexte de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Si la Finlande a pu rejoindre l'Alliance à compter du 4 avril 2023, la Suède a dû attendre le 7 mars 2024 pour l'intégrer à l'issue d'un dialogue compliqué avec la Turquie qui exigeait que la Suède modifie sa politique d'accueil de certains réfugiés politiques. Cette mise sous condition de l'adhésion de ces deux pays européens directement menacés par la Russie n'a pas contribué à faire oublier le trouble créé par l'épisode de l'achat des batteries de S400.
b) Le souhait de la Turquie de contribuer aux grands programmes d'armement européens
La position ambiguë de la Turquie au sein de l'Alliance constitue sans doute une des raisons pour lesquelles la coopération militaire entre la Turquie et les autres pays de l'OTAN est aujourd'hui limitée. Si l'Allemagne a accepté en octobre 2024 l'exportation de chasseurs Eurofighter à la Turquie, le projet de vente de systèmes franco-italiens sol-air SAMP-T n'a pu aboutir en dépit des demandes des autorités turques. Ces dernières ont réitéré aux membres de la délégation sénatoriale leur intérêt pour ce système de défense sol-air en regrettant que l'absence d'accord ait pour effet d'affaiblir l'OTAN.
Tout comme les pays européens, la Turquie a également tiré les leçons de la guerre en Ukraine en identifiant les problèmes d'approvisionnement auxquels elle pouvait être confrontée en cas de conflit. Le Gouvernement turc a ainsi décidé d'augmenter le budget des dépenses militaires de 150% en 2024 pour le porter à 40 Mds$ ce qui constitue un effort sans précédent en dépit du niveau élevé de l'inflation. Ce surcroît de moyens permettra de renforcer la BITD turque qui prévoit d'exporter des matériels d'armement à hauteur de 11 Md$ en 2024, en hausse de 83 % par rapport à 2023, alors que les importations devraient s'établir à 6 Md$.
Les échanges menés par la délégation sénatoriale à la Présidence des industries de défense, équivalent de la DGA, ont permis de prendre la mesure de la diversité et de l'expertise des entreprises turques de l'armement qui permettent au pays de disposer d'un large choix de drones, missiles, roquettes, véhicules blindés. Les responsables de la Présidence des industries de défense ont, par ailleurs, indiqué que la Turquie avait la volonté de développer un chasseur de 5ème voire de 6ème génération et était intéressée pour contribuer au SCAF en rappelant que la Turquie avait été partenaire des programmes Cougar et A400M et travaillait au développement d'une constellation de satellites Gökturk.
2. Une puissance régionale confrontée à des enjeux de sécurité fondamentaux
a) La volonté de la Turquie de peser davantage sur son environnement proche
La place de la Turquie a évolué en Méditerranée orientale depuis la fin de la guerre froide. L'éclatement de l'URSS a non seulement donné lieu à l'indépendance de l'Ukraine mais également à celle des différents États du Caucase tandis que les conflits en Irak puis en Syrie et en Libye ont rendu la région particulièrement instable, ce qui a amené la Turquie à s'impliquer pour stabiliser son environnement proche dans un sens conforme à ses intérêts.
Les dirigeants turcs ont, par ailleurs, mis en oeuvre à compter de 2013 une nouvelle stratégie géopolitique appelée « Mavi Vatan » - la Patrie bleue - à l'initiative de l'ancien amiral Cem Gürdeniz pour revendiquer une souveraineté sur le plateau continental en Mer Égée et affirmer la vocation de la Turquie à exercer son influence en Méditerranée orientale. Cem Gürdeniz définit la « Patrie bleue » par cinq éléments :
- l'utilisation de la marine comme outil de diplomatie militaire ;
- le développement d'une industrie d'armement, en particulier navale et aérienne ;
- l'utilisation de navires de recherche sismique et de navires de forage pour explorer des gisements ;
- et la création de cadres juridiques, notamment au travers de traités, pour obtenir la reconnaissance internationale des zones de juridiction maritime turque.
La mise en oeuvre de la doctrine de « la Patrie bleue » a contribué à générer de vives tensions avec la Grèce et Chypre. Les relations entre la Grèce et la Turquie se sont néanmoins apaisées et le dialogue a été repris au plus haut niveau. Mais la question de la gestion du plateau continental et de la délimitation des zones maritimes demeure d'actualité, la Turquie n'ayant pas renoncé à négocier des traités avec des pays riverains comprenant des clauses relatives à la délimitation des zones maritimes.
Les membres de la délégation sénatoriale ont pu constater que les responsables turcs rencontrés se sont tous félicités du réchauffement des relations avec la Grèce et de la relance des coopérations économiques et commerciales, le dialogue se poursuivant sur la délimitation du plateau continental et de la ZEE. Elle a cependant observé qu'alors que des solutions de cohabitation fédérales étaient encore explorées il y a quelques années, la Turquie continuait à plaider en faveur de la reconnaissance d'un État dans la partie nord de l'île occupée par la Turquie.
La Turquie demeure attentive à la situation au Caucase qui constitue une seconde « zone tampon » avec la Russie, en plus de l'Ukraine. La Turquie et l'Azerbaïdjan entretiennent des relations très étroites au sein du « conseil turcique » tandis que des responsables des deux pays n'hésitent pas à évoquer « une seule nation, deux États ». Leur coopération militaire a amené la Turquie à fournir de nombreux drones militaires Bayraktar TB2 à l'Azerbaïdjan dans le cadre de son offensive au Haut-Karabagh.
La position de la Turquie sur le conflit entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie semble avoir évolué ces derniers mois puisque le gouvernement turc soutient le principe d'un accord de paix entre les deux pays. Le président de la commission des affaires étrangères, Fuat Oktay , a ainsi souligné devant la délégation « l'importance du dialogue ouvert en dépit des désaccords » et « le rôle très important que pouvait jouer la Turquie » pour aboutir à un accord. Les membres de la délégation considèrent que le soutien turc à la recherche d'un accord entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan constitue une avancée majeure à un moment où des tentations subsistent d'établir une continuité territoriale entre les différents territoires azerbaidjanais.
b) Le rôle particulier de la Turquie dans l'avènement d'un régime stable et inclusif en Syrie
La Syrie est un sujet stratégique pour la Turquie compte tenu des relations anciennes entre les deux pays, des liens étroits entre leurs populations et de la présence de plus de trois millions de réfugiés syriens en Turquie. Depuis 2011, la Turquie s'est impliquée dans le conflit syrien afin, notamment, de structurer les différentes oppositions au régime de Bachar El-Assad et de conduire des interventions en territoire syrien contre les forces kurdes. Elle visait en particulier à stabiliser suffisamment le nord du pays pour pouvoir y reconduire les millions de réfugiés installés sur son territoire. La chute du régime de Bachar El-Assad le 8 décembre 2024 doit ainsi beaucoup au soutien militaire de la Turquie à la coalition dirigée par le groupe islamiste Hayat Tahrir Ach-Cham (HTC).
Le rôle joué par la Turquie dans l'évolution politique de la Syrie comme son influence auprès des nouvelles autorités gouvernementales lui donnent une responsabilité importante pour concourir de façon décisive à une transition pacifique. Les défis sont immenses puisqu'il s'agit à la fois de jeter les bases d'un régime politique stable et inclusif, de préserver la souveraineté territoriale de la Syrie et de mobiliser les moyens nécessaires à la reconstruction du pays.
La délégation sénatoriale a pris acte de l'attachement de la Turquie à l'intégrité territoriale de la Syrie et souscrit à la préoccupation des autorités turques d'assurer la sécurité à ses propres frontières. Elle n'oublie pas non plus de rappeler le rôle joué par les forces kurdes syriennes pour lutter contre Daech et le régime de Bachar El-Assad et la nécessité de permettre à toutes les communautés de concourir au fonctionnement des nouvelles institutions syriennes.