PREMIÈRE PARTIE
L'IA GÉNÉRATIVE : UNE EXPÉRIMENTATION TIMIDE, QUI ÉVITE L'ESSENTIEL

I. L'IA SUR ÉTAGÈRE

Le lancement de ChatGPT a conduit à une prise de conscience du « potentiel massif » de l'IA générative, notamment au sein des administrations de Bercy et des caisses de sécurité sociale, qui ont rapidement lancé une réflexion et identifié de premiers cas d'usage : 60 à l'Urssaf par exemple, ou 167 à la Cnaf qui a fourni des licences et proposé un accompagnement aux collaborateurs volontaires. La DGFiP a quant à elle consacré la 4e édition de son séminaire IA, en novembre 2023, à l'IA générative.

Il apparaît toutefois que la quasi-totalité des cas d'usage envisagés sont en réalité des cas d'usage généralistes, potentiellement utiles dans tout type d'organisation avec une « vie de bureau », mais sans dimension « métier » spécifique. La plupart du temps, il s'agit d'utiliser des outils « sur étagère », prêts à l'emploi, dans une version standard et bientôt grand public, qui n'implique pas d'intervenir sur la technologie sous-jacente - c'est d'ailleurs ce qui fait leur intérêt. Par exemple, avec l'intégration de Copilot dans la suite bureautique Microsoft 365 (Word, Excel, PowerPoint) et le moteur de recherche Bing, utiliser l'IA générative pour des tâches courantes sera demain aussi « naturel » qu'utiliser les autres outils numériques de notre quotidien.

Cela ne remet pas en cause l'intérêt de tels outils, qui pourraient libérer les agents de tâches chronophages et fastidieuses, dont l'automatisation n'est pas possible avec des outils « classiques ». Il faut insister sur ce point : pour la plupart des tâches en question (résumé, traduction, etc.), une IA comme ChatGPT affiche déjà une performance comparable ou supérieure à celle d'un humain, et pour une fraction de son temps et de son coût - ce qui rend son utilisation intéressante même si la réponse n'est pas « parfaite ». Et les progrès sont très rapides : on parle d'outils qui n'existaient même pas il y a un an et demi.

Quelques cas d'usage « standard » de l'IA générative

Résumé et analyse : documents, rapports, comptes rendus, priorités...

Rédaction : courriers, articles, contrats...

Traduction

Information : veille d'actualité, recherche documentaire, liste d'interlocuteurs...

Simplification et personnalisation : explication en termes simples, FAQ/glossaire...

Communication : génération d'images et de logos, création de supports...

Aide à la créativité : idées, exemples, argumentaires, intelligence collective...

Productivité : bureautique (Copilot), planning, automatisation des tâches...

Pilotage et gestion : analyse de risques, indicateurs, budget, audit...

RH : analyse de CV, guide d'entretien...

SI : génération de code, automatisation des requêtes, tests de cybersécurité...

L'impact sur l'organisation interne de l'administration, sur l'allocation des moyens humains et budgétaires, et in fine sur la qualité du service public, pourrait être majeur. En outre, notre choix d'organiser collectivement un grand nombre de services (redistribution, santé, protection sociale, etc.) doit s'accompagner, en contrepartie, d'une capacité du service public à accueillir l'innovation au même titre que le secteur privé - au risque, sinon, d'être remis en cause.

Il reste que cette transformation, comparable à l'informatisation des années 1990-2000, n'est pas spécifique à l'administration, qu'elle prendra du temps, et qu'il ne faut pas en attendre un effet automatique sur la productivité ni sur l'emploi.

L'impact de l'IA sur la productivité et l'emploi

La Commission de l'intelligence artificielle, co-présidée par l'économiste Philippe Aghion, spécialiste de l'innovation, estime que les gains de productivité dus à l'IA pourraient conduire, en France, à une hausse du PIB comprise entre 250 et 420 milliards d'euros sur 10 ans, soit autant que la valeur ajoutée de toute l'industrie.

En revanche, cette hausse ne serait que transitoire, et l'effet cesserait une fois l'IA adoptée et les gains de productivité engrangés. L'ampleur de ces gains reste en outre très incertaine, de même que leur répartition dans l'économie et la société. On peut notamment souligner que :

- si certaines innovations ont conduit à des gains de productivité majeurs (électricité), d'autres, tout en transformant l'économie et la société, n'ont eu qu'un effet modeste sur les gains de productivité (Internet), voire imperceptible (smartphone).

a contrario, pour la première fois, une technologie (l'IA générative) permet d'automatiser certains métiers de la connaissance, de la créativité, de l'intelligence, et donc la production de nouvelles idées. En d'autres termes, il s'agit d'une innovation... qui sert à innover.

Les gains de productivité impliquent deux effets contraires sur l'emploi :

d'une part, un effet d'éviction : en déplaçant certaines tâches du travail humain vers les machines, l'IA tend à détruire des emplois ;

d'autre part, un effet de productivité : en augmentant la productivité des individus, l'IA conduit à une augmentation du rapport qualité/prix des produits et services proposés aux consommateurs, donc à une demande plus élevée et, in fine, à davantage d'embauches et à la création de nouvelles tâches.

Les rares études réalisées à ce jour suggèrent que l'effet de productivité tend à l'emporter sur l'effet d'éviction : l'IA remplacerait donc des tâches, et non des emplois. Dans un pays comme la France, les emplois directement remplaçables par l'IA ne représenteraient que 5 % des emplois, tandis que l'IA pourrait entraîner par ailleurs la création de nouveaux métiers.

La situation sera cependant très variable selon les secteurs, les métiers et les tâches. Il semble toutefois clair que les tâches et métiers administratifs (secrétariat, gestion, administrations publiques, etc.) figurent parmi les plus concernés par la révolution de l'IA - avec, là encore, un effet incertain sur le partage entre « métiers augmentés » et « emplois supprimés ».

Parmi les nombreux usages « généralistes » de l'IA générative, un domaine en particulier pourrait avoir un impact déterminant pour les administrations de Bercy et les organismes de la sphère sociale : l'assistance à l'écriture de code informatique.

Les systèmes d'information (SI) sont la colonne vertébrale des administrations fiscales et sociales. À elle seule, la DGFiP utilise près de 700 applications métier différentes, et compte 5 200 agents dans ses services informatiques. La douane, pour sa part, utilise 200 applications et compte 420 informaticiens. L'Urssaf assure la gestion d'environ 100 applications. Ici, l'IA générative pourrait radicalement changer la donne, compte tenu de ses performances impressionnantes en matière de génération de code informatique et d'assistance aux développeurs.

Le codeur général des impôts

Moins d'un an après son lancement, GitHub Copilot, l'assistant IA de Microsoft spécialisé dans l'aide à la création de code et basé sur le même modèle que ChatGPT, est déjà utilisé quotidiennement par plus d'un million de développeurs ; on estime que l'IA rédige déjà 60 % du code (avec un objectif à moyen terme de 80 %), et permet un gain de productivité de 55 % et une amélioration générale de la qualité. D'autres modèles généralistes ou spécialisés (Code Llama, Claude 3 Opus, ou le tout récent Devin) donnent également d'excellents résultats.

Pour l'administration fiscale, l'intérêt ne réside pas seulement dans la génération de nouveau code (auto-complétion, commentaire), mais aussi dans l'utilisation des systèmes existants (génération de requêtes de bases de données), leur maintenance et leur sécurisation (génération de tests en matière de cybersécurité).

Surtout, l'IA générative pourrait contribuer de façon décisive à l'effort de modernisation de systèmes pour la plupart anciens, complexes et cloisonnés : on peut par exemple l'utiliser directement pour « traduire » un programme écrit dans un langage obsolète, dont la maintenance demande des compétences de plus en plus difficiles à trouver sur le marché, en un langage plus moderne et plus adapté à l'interconnexion avec d'autres systèmes. Les perspectives pour résorber la dette technologique et réinternaliser la maîtrise des SI sont considérables.

La DGFiP l'a d'ailleurs bien compris : l'assistance au code fait partie des cas d'usage les plus prometteurs parmi ceux qu'elle a identifiés.

Source : DGFiP/DTNum, matrice d'impact et de faisabilité

Bien sûr, ces outils viennent avec leurs propres risques en matière de sécurité et de confidentialité : d'une part, les IA peuvent générer des erreurs, et rendent nécessaire un surcroît de précaution dès lors qu'il s'agit d'intervenir sur des applications aussi critiques que la gestion de l'impôt ; d'autre part, l'utilisation de Copilot implique d'utiliser le cloud de Microsoft, ce qui pose la question du risque de fuite de données (cf. infra).

Il convient toutefois d'adopter une approche différenciée en fonction du niveau de risque, et il est en tout état de cause impensable que les développeurs continuent de se voir interdire l'utilisation d'outils comme GitHub ou Copilot - comme c'est le cas aujourd'hui -, alors que ceux-ci font désormais partie des outils de base du métier. Une telle mesure est de toute évidence contreproductive : non seulement elle pousse les agents en poste à utiliser ces outils hors du cadre autorisé (shadow IT, maintenant shadow AI), mais en plus elle décourage les futurs candidats potentiels, que l'État a déjà tant de mal à recruter et fidéliser.

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