EXAMEN EN DÉLÉGATION

Réunie le mardi 2 avril 2024, la délégation à la prospective a examiné le rapport de Mme Sylvie Vermeillet et M. Didier Rambaud sur « IA, impôts, prestations sociales et lutte contre la fraude ».

Mme Christine Lavarde, présidente. - Bonsoir à tous. Je serai brève, car je vais immédiatement céder la parole aux rapporteurs Sylvie Vermeillet et Didier Rambaud. Ils vont nous présenter le premier rapport de notre travail collectif sur l'intelligence artificielle (IA) et l'avenir du service public, consacré à IA, impôts, prestations sociales et lutte contre la fraude qui, j'en suis certaine, suscitera l'intérêt. Pour ceux qui ont assisté à l'audition de la direction générale des finances publiques, vous avez découvert un outil d'IA pour la gestion des amendements aux lois de finances d'une puissance exceptionnelle en termes de gain de temps. Cet outil ouvre des perspectives intéressantes que la vice-présidente Sylvie Vermeillet entend, si j'ai bien compris, déployer au sein du Sénat. Nous lui souhaitons réussite dans cette entreprise. Je pense qu'il y a bien d'autres découvertes issues de vos différentes auditions. Nous sommes impatients d'en entendre davantage.

M. Didier Rambaud, rapporteur. - Il me revient d'introduire le sujet, avant que Sylvie Vermeillet ne le développe. Commençons par un rappel historique. Sous l'Ancien Régime, les rois de France confiaient la collecte des taxes et impôts indirects à des financiers, une pratique connue sous le nom de « ferme générale ». Ces fermiers ne pouvaient imaginer que l'intelligence artificielle deviendrait un outil essentiel pour le recouvrement des impôts, le contrôle des prestations sociales ou la lutte contre la fraude. En 2024, l'IA est omniprésente dans notre quotidien, avec ses opportunités, ses inquiétudes, et surtout, son langage.

Comme Nicolas Boileau l'a si bien dit, ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Aussi, pour que notre rapport soit le plus clair possible, permettez-moi de commencer par quelques définitions. L'IA vise l'apprentissage automatique, ou machine learning, par opposition à l'informatique classique. Un programme classique est comme une recette de cuisine, avec des ingrédients et une série d'instructions prédéfinies. L'apprentissage automatique permet à la machine d'apprendre les règles à partir de données d'entraînement. Par exemple, on peut lui apprendre à reconnaître les caractéristiques d'entreprises ayant fraudé la TVA pour mieux détecter cette fraude. Pour les modèles les plus avancés, on parle d'apprentissage profond, ou deep learning, permettant à l'IA de réaliser des tâches plus complexes comme la reconnaissance vocale ou le traitement d'images. Les intelligences artificielles génératives, comme ChatGPT, spécialisées dans le traitement du langage naturel et la génération de contenu (texte, image, code), fonctionnent avec le deep learning.

Actuellement, les administrations fiscales, comme la direction générale des finances publiques (DGFiP) et les douanes, utilisent un système basé sur l'informatique classique. Après avoir auditionné l'Urssaf, la CAF et l'assurance vieillesse, nous faisons le constat que toutes ces caisses de sécurité sociale, responsables de la collecte des cotisations et du versement des prestations, partagent un dénominateur commun. Leur mission principale est de gérer une quantité considérable d'informations, contrairement à d'autres services publics, dont l'activité est marquée par une dimension matérielle et physique, comme l'enseignement, la police sur le terrain ou les soins prodigués aux patients.

Face à ces flux d'informations massifs, l'État a entrepris de transformer ses administrations fiscales par le biais de la révolution numérique. La dématérialisation des procédures et des paiements, la déclaration en ligne, le prélèvement à la source, la déclaration sociale nominative et la facturation électronique ont modifié notre rapport à l'administration, tout comme l'administration elle-même. En quinze ans, la DGFiP a réduit ses effectifs de 30 000 postes, soit 25 %, sans compter les nombreuses fermetures de points d'accueil physiques. La révolution numérique, bien qu'efficace, a engendré quelques difficultés.

L'intelligence artificielle suit un processus similaire en traitant des informations, mais celui-ci est aussi radicalement différent. Pourquoi ? Parce que l'IA, grâce à l'intelligence générative et aux modèles de langage, traite non seulement des chiffres et des données structurées, mais aussi des textes, des mots, des données non structurées et hétérogènes. Cette distinction a des conséquences majeures pour deux raisons. Premièrement, nous pouvons désormais confier à l'IA des tâches liées à tous types de documents : lois, règlements, jurisprudence, doctrine fiscale et sociale, bases douanières, pièces justificatives, échanges d'e-mails et de courriers, comptes rendus de réunion et notes de service. Ces documents sont au coeur du métier, bien plus que les calculs, longtemps délégués aux ordinateurs. Deuxièmement, l'IA, capable de comprendre le langage naturel, peut accomplir une multitude de tâches. L'IA générative peut non seulement améliorer l'efficacité du service public, mais aussi le rendre plus accessible, plus personnalisé et plus proche, en d'autres termes, plus humain. L'IA peut expliquer une démarche complexe de manière simple, rédiger un courrier, traduire un formulaire dans votre langue maternelle.

L'intelligence générative promet par conséquent une révolution numérique avancée, adaptée à nos besoins, comme le souligne la première partie de notre rapport, consacrée à l'expérimentation de l'IA générative.

Tous les acteurs auditionnés reconnaissent son potentiel, mais les expérimentations restent balbutiantes. Les cas d'usage identifiés concernent principalement des tâches administratives génériques ou de bureau, comme les résumés, les analyses, les traductions et la recherche documentaire.

Cependant, des expérimentations spécifiques à certains métiers émergent, comme le projet LLaMandement de la DGFiP, qui sera détaillé par Sylvie Vermeillet. Pour le reste, il s'agit des fameux chatbots, robots conversationnels qui utilisent l'IA générative pour des réponses personnalisées. Albert, le chatbot interministériel, s'entraîne sur le site service-public.fr pour assister les conseillers des maisons France services. La DGFiP développe des chatbots pour aider les agents à répondre aux usagers ou pour des recherches juridiques. Cependant, ces projets ont un défaut commun : ils ajoutent une couche superficielle d'IA à des procédures existantes sans transformation profonde. Albert, par exemple, ne peut pas exécuter des tâches à la place des usagers.

La véritable rupture technologique résidera dans l'intégration de l'IA au coeur des systèmes d'information, avec accès aux dossiers individuels. Bien que nous en soyons encore loin, c'est un objectif à poursuivre. L'enjeu à long terme n'est pas de savoir si l'IA peut remplir un formulaire ou envoyer un justificatif de domicile à votre place, mais plutôt de voir comment l'intégrer efficacement dans nos systèmes. Alors que la simplification est à l'ordre du jour, nos concitoyens s'interrogent sur l'existence d'un formulaire pour fournir des informations déjà détenues par l'administration.

Certes, nous pourrions être perçus comme en retard, mais rappelons que la technologie en question est récente et complexe, soulevant des questions juridiques et philosophiques. L'administration a besoin de temps, et la sagesse que nous cultivons au Sénat nous incite à éviter une précipitation dangereuse. Comparé à nos voisins, Bercy est plutôt en avance. Cependant, nous ne pouvons pas rester immobiles. La délégation a récemment entendu Philippe Aghion et Anne Bouverot, coprésidents de la commission de l'intelligence artificielle, auteurs d'un rapport remis au Président de la République. Le rapport souligne que l'IA est une révolution technologique incontournable, affectant tous les domaines d'activité. Alors que les États-Unis et la Chine l'ont intégrée dans leur stratégie de puissance, nous devons relever le défi pour maîtriser notre avenir. Mes chers collègues, pour y parvenir, il est essentiel de comprendre les limites et les risques de l'intelligence artificielle.

Trois aspects sont particulièrement préoccupants : la protection des données, la fiabilité des réponses de l'IA et leur compréhension. En ce qui concerne nos données, souvent personnelles, leur protection est non négociable. C'est un enjeu de maîtrise technologique, pour ne pas dépendre des entreprises étrangères, et un enjeu juridique. Le cadre juridique est solide, à la fois au niveau européen, avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et la récente loi sur l'IA (Artificial Intelligence Act), et au niveau national, avec les contrôles de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et du Conseil constitutionnel, et les dispositions législatives en matière de secret fiscal et médical. L'enjeu réside dans l'application effective de ce cadre.

Nous avons besoin d'institutions robustes, comme la Cnil, qui soutient déjà les administrations de Bercy et de la sécurité sociale dans leurs projets. La Cnil dispose-t-elle des ressources adéquates pour ses ambitions ? Ne devrions-nous pas renforcer ses pouvoirs avec un mandat plus large et plus de moyens ? La Commission de l'intelligence artificielle le recommande, et nous sommes en accord.

En ce qui concerne la fiabilité des réponses de l'IA, nous sommes également confrontés à un défi majeur. L'intelligence artificielle générative peut parfois présenter des erreurs, des hallucinations. C'est une conséquence directe de sa nature probabiliste. La réponse n'est jamais identique, et dans de rares cas, elle peut être fausse ou absurde. Pour les tâches créatives, comme la génération d'images, ou celles nécessitant une approche statistique, sa nature probabiliste est un atout pour détecter la fraude ou comprendre le langage naturel. Cependant, pour déterminer l'éligibilité à une aide sociale ou calculer un impôt, aucune erreur n'est tolérée. Par conséquent, l'IA sera utile pour certaines opérations, mais pas pour d'autres.

En ce qui concerne la compréhension des réponses données, il faut examiner le fonctionnement de l'intelligence artificielle. Dans le réseau de neurones de l'IA, seules la première couche, l'information d'entrée, et la dernière, la réponse, sont connues de l'utilisateur. Tout ce qui se passe entre les deux est inconnu et incompréhensible pour un humain. Ce sont des fonctions mathématiques abstraites construites par le modèle lors de son entraînement. Par conséquent, non seulement l'IA ne donne jamais la même réponse, mais elle ne peut pas non plus expliquer pourquoi. C'est ainsi qu'une innovation technique devient un défi juridique, car elle contredit trois principes constitutionnels : l'égalité devant la loi, l'accessibilité et l'intelligibilité de la loi, ainsi que le droit à un recours effectif.

En conclusion, il est essentiel de comprendre que l'intelligence artificielle peut proposer, mais ne peut jamais décider. C'est avec cette approche que nous pourrons peut-être développer une intelligence artificielle publique de confiance, souhaitée dans le domaine des finances publiques et de la lutte contre la fraude, un sujet sur lequel ma collègue va s'exprimer plus en détail.

L'intelligence artificielle, bien qu'efficace pour détecter des anomalies, ne doit pas déclencher de contrôles ou de redressements automatiques. L'intervention humaine reste indispensable, et nous devons veiller à ce que cette nécessité perdure.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Madame la Présidente, mes chers collègues, avant d'aborder la lutte contre la fraude, je souhaite vous présenter le projet d'IA générative le plus avancé à ce jour, qui concerne notre domaine, celui du Parlement, et plus précisément, celui de nos amendements.

Lors de l'examen du projet de loi de finances en séance publique, les services de Bercy sont confrontés à une grande quantité d'informations : 5 400 amendements déposés à l'Assemblée nationale l'an dernier, 3 700 au Sénat, à traiter dans un délai très court. À la commission des finances du Sénat, cette période très courte est surnommée la « nuit de la mort », tant le travail est ardu.

Pour traiter ces amendements, la DGFiP a élaboré un processus innovant en quatre étapes : l'attribution aux bureaux compétents, la recherche d'amendements similaires, le résumé de l'objet et la rédaction de la position du Gouvernement. Habituellement, les amendements sont lus un par un, envoyés au bureau de la direction de la législation fiscale (DLF) compétent à partir d'une recherche dans un tableau Excel. La recherche des similaires est laborieuse, incomplète et source d'erreurs. Combien d'entre nous n'ont pas vu un ministre se rendre compte, en lisant sa fiche de banc, qu'elle aborde un autre sujet ou qu'elle ne tient pas compte d'une rectification ? Enfin, pour la rédaction de la synthèse et de la position, les efforts se concentrent sur les amendements susceptibles d'être adoptés, ce qui signifie que si vous êtes dans l'opposition ou au Sénat, vous n'aurez pas la même attention. L'outil LLaMandement, conçu par la DGFiP, automatise les trois premières étapes. L'attribution de tous les amendements se fait en 15 minutes, au lieu de 6 à 10 heures auparavant. La recherche de similarités prend 10 fois moins de temps et le résumé de l'objet est effectué instantanément par une IA générative, sans perte de qualité. Cela ne bouleverse pas l'organisation de la DGFiP, mais constitue un changement majeur pour les agents concernés. L'intérêt du projet réside dans la démonstration de ce que l'IA générative peut produire avec deux data scientists en stage d'immersion à la DLF et six mois de travail. C'est un outil auquel le Sénat s'intéresse avec prudence, mais aussi avec un grand intérêt. Passons maintenant à la lutte contre la fraude.

Dans le domaine de la détection de la fraude, l'intelligence artificielle est utilisée depuis plusieurs années, son intérêt étant particulièrement évident. Une distinction notable existe entre les administrations de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et de la douane, d'un côté, et la sphère sociale de l'autre. La DGFiP, pionnière du data mining, croise les données pour détecter des anomalies en fonction de certains seuils et critères de risque, de manière centralisée par une équipe de 30 personnes, dont 10 data scientists. Le traitement des données génère une liste de contribuables pour le contrôle sur le terrain. Tous les pays de l'OCDE utilisent le data mining, la DGFiP ayant débuté il y a une dizaine d'années. Aujourd'hui, 50 % des contrôles des professionnels et 36 % des contrôles des particuliers proviennent du data mining. L'activité principale de la DGFiP concernant les professionnels, on peut dire que la moitié de la programmation du contrôle fiscal est désormais automatisée. Les gains de productivité, bien que non chiffrables, sont significatifs.

Le data mining a-t-il amélioré la détection de la fraude ? Les résultats du contrôle fiscal sont en hausse, avec plus de 15 milliards mis en recouvrement cette année, mais sur plusieurs années, les résultats restent stables et la part des contrôles donnant lieu à un redressement est constante. Les contrôles issus du data mining représentent la moitié des contrôles, mais seulement 2 milliards de recettes sur les 15 milliards. Le data mining a donc automatisé la programmation, mais pas nécessairement amélioré la détection. L'IA est donc au coeur du sujet, car le data mining n'est pas du machine learning. La base du data mining est de simples croisements de données, de l'informatique classique, mais pas de l'IA. Les indicateurs ne distinguent pas entre les deux, mais le contenu en IA du data mining est limité, expliquant peut-être l'absence d'augmentation massive des résultats. Le data mining avec IA utilise principalement l'apprentissage automatique supervisé, une technique simple, mature depuis 20 ans et largement répandue, utile lorsque l'on sait déjà ce que l'on cherche.

Pour repérer des fraudes complexes ou inconnues, l'apprentissage non supervisé est essentiel, permettant à la machine de trouver les corrélations par elle-même. Cependant, cette technique sophistiquée reste marginale. À la douane, l'administration, dotée de milliards de données sous-valorisées, a adopté le data mining et recruté six data scientists. Malgré ces efforts, ces six personnes demeurent insuffisantes.

En comparaison avec Bercy, la sphère sociale est sur la défensive. Le data mining y est plus récent, moins assumé et sans IA. L'algorithme de scoring de la CAF, au coeur d'une polémique l'an dernier, n'est qu'un croisement basique avec des données de risque prédéfinies. Accusée de cibler les plus pauvres, la CAF soutient que les aides sont destinées aux plus démunis. L'IA a l'avantage d'apprendre à détecter la fraude sans critères a priori, améliorant nettement les résultats. En un an, le montant des fraudes détectées par l'Assurance maladie a bondi de 50 % à 406 millions d'euros, après une stagnation entre 200 et 300 millions d'euros depuis 10 ans. Pour les centres de santé, le montant des fraudes a été multiplié par 10. Les redressements Urssaf ont augmenté de 50 % en un an, atteignant 1,2 milliard d'euros. Même tendance à la CAF et pour l'assurance vieillesse. Ces progrès, obtenus par de simples croisements de données, ont justifié le relèvement des objectifs par le Premier ministre.

Lorsqu'on évoque l'IA en matière de lutte contre la fraude fiscale ou sociale, on parle d'outils simples, loin de la frontière technologique ou du niveau standard dans le secteur privé. Récemment, devant notre délégation, le professeur Raphaël Gaillard a évoqué l'IA pour aider les victimes d'accidents à retrouver la parole ou l'usage de leurs jambes. Il s'agit d'un tout autre registre et des avancées de l'IA des 10 dernières années avec l'apprentissage profond, ou deep learning, et des réseaux de neurones. En matière de lutte contre la fraude, cette technologie n'est pas utilisée, à l'exception de deux initiatives récentes et prometteuses de la DGFiP et de la douane.

Le projet Foncier innovant, piloté par la direction de la transformation numérique de la DGFiP, exploite le deep learning pour identifier des constructions non signalées. Testé sur les piscines, il a révélé 23 000 installations non déclarées dans 9 départements pilotes, générant 10 millions d'euros de recettes supplémentaires pour les communes. Sa généralisation à la métropole est estimée à 5 % du parc privé, soit 43 millions d'euros, démontrant l'efficacité du deep learning.

À la douane, un outil a été conçu pour détecter les stupéfiants dans le fret express et le courrier, un trafic massif échappant aux autorités. Le projet 100 % scanning prévoit de scanner les paquets puis d'analyser les images avec une intelligence artificielle. Bien que le système ne soit pas encore en place, l'algorithme est opérationnel et repère le cannabis et la cocaïne dans 80 % des cas.

Ces deux projets sont prometteurs et pourraient être étendus à d'autres domaines, comme le contrôle des containers dans les ports ou des passagers suspectés d'être des mules. Si l'IA multiplie l'efficacité de la détection de la fraude par 100 ou 1 000, l'administration actuelle ne pourra absorber un tel volume. Ces exemples mettent en lumière le dilemme de l'efficacité. L'IA générative, avec son aptitude à traiter le langage naturel et les données non structurées, pourrait révolutionner la lutte contre la fraude complexe, l'évasion fiscale internationale, le renseignement fiscal et les enquêtes.

J'en viens maintenant à nos recommandations, axées autour de trois priorités.

Premièrement, il est essentiel d'identifier précisément les usages de l'intelligence artificielle en déterminant clairement ce qu'elle peut et ne peut pas accomplir.

Deuxièmement, nos objectifs doivent être clairs : l'IA doit améliorer le service public en facilitant le travail des agents et en offrant un meilleur service aux usagers, plus efficace et humain. Elle doit également permettre des économies, une réalité que nous devons accepter. L'IA automatisera certaines tâches, entraînant la disparition de certains métiers, mais elle en augmentera d'autres, conduisant les agents à se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée, moins répétitives. L'équilibre entre ces deux aspects reste à déterminer. Enfin, l'IA ne doit en aucun cas porter atteinte à nos libertés et droits fondamentaux. C'est l'enjeu majeur de l'AI Act, qui vise à trouver le bon compromis entre protection et innovation. Le texte propose une approche basée sur le niveau de risque, avec des exclusions pour la manipulation du comportement, le crédit social, l'identification biométrique hors impératif de sécurité, et des obligations renforcées pour les modèles de fondation comme ceux d'OpenAI, Google et Mistral AI. La France a approuvé ce texte le mois dernier. Sa mise en oeuvre et son adaptation aux différents domaines seront déterminantes. Il faudra réfléchir à ce que cela signifie pour l'impôt et notre système social.

Troisièmement, pour relever ce défi, nous devons nous doter des moyens humains, techniques, juridiques et financiers nécessaires.

Bien qu'il soit trop tôt pour entrer dans les détails, nous pouvons évoquer six grands enjeux. Premièrement, adopter une méthode basée sur l'expérimentation, commencer petit pour prouver le concept, permettre aux agents volontaires de tester leurs idées, en s'appuyant sur de petites équipes transversales. Deuxièmement, améliorer la coordination. Nous avons rencontré le coordinateur national pour l'IA, Guillaume Avrin, et son adjoint. Ils ont déjà beaucoup à faire pour structurer la filière, car la France a tous les atouts pour devenir un acteur majeur. Cependant, ils ont peu de temps pour la coordination interne. Les administrations auraient grandement besoin d'une doctrine commune, d'un catalogue d'outils, et d'un accès mutualisé à la puissance de calcul. En principe, la direction interministérielle du numérique (Dinum) devrait jouer un rôle clé, mais elle manque de moyens, particulièrement face à l'influence de Bercy. Un chef de file devrait être désigné, et la DGFiP semble être le choix évident. Trois axes d'investissement sont nécessaires : d'abord, renforcer les compétences. Cela implique le recrutement de profils spécialisés, leur rémunération et leur fidélisation, ainsi qu'un effort de sensibilisation et de formation à l'échelle de l'administration. Deuxièmement, accéder à la technologie. Les modèles, qu'ils soient ouverts ou fermés, gratuits ou payants, doivent être adaptés aux usages. Troisièmement, investir dans la puissance de calcul, un enjeu mondial, notamment pour les unités de traitement graphique (GPU), essentielles à l'intelligence artificielle. Quelques administrations ont déjà commencé à s'équiper, ce qui est une avancée positive. Ensuite, l'accès aux données est crucial. Les administrations fiscales et sociales disposent de données internes utiles, déjà disponibles et autorisées à être exploitées. Ces données sont massives, exhaustives, fiables, homogènes, uniques et gratuites. Cependant, le vrai défi réside dans l'échange insuffisant de données entre les administrations. Malgré la levée des obstacles juridiques par le législateur, les échanges restent limités.

Voici quelques pistes pour progresser. Je vous remercie de votre attention. Je tiens également à remercier toute l'équipe de la délégation pour leur accompagnement tout au long de ce débat, des auditions et pour la production de ce rapport. Nous avons demandé à ChatGPT de produire notre rapport, uniquement à partir des données fournies. L'IA a été très créative, produisant toutes les illustrations que vous voyez. Pour le rapport lui-même, le résultat est assez impressionnant. Nous ne nous attarderons pas dessus, mais gardez à l'esprit que ChatGPT peut élaborer un rapport captivant sur cette intelligence artificielle.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Je tiens à exprimer ma sincère gratitude à tous les deux pour avoir initié ce cycle de courts rapports, qui, bien que qualifiés de « courts » selon la terminologie de la Cour des comptes, s'étendent sur 50 pages, un format standard pour nos rapports.

Je vous remercie non seulement pour le traitement du sujet abordé, mais aussi pour les précieuses explications techniques sur l'intelligence artificielle et les concepts connexes, qui seront sans doute repris ou cités dans les travaux ultérieurs de la délégation. L'effort déployé sur la forme est également apprécié, je suis convaincue qu'il sera beaucoup plus engageant pour nos collègues. Dès ce matin, des journalistes m'ont d'ailleurs sollicitée pour obtenir une copie du rapport, témoignant de l'intérêt suscité.

Didier Rambaud nous a offert une synthèse éclairante sur le calcul quantique, et Sylvie Vermeillet a évoqué la « nuit de la mort » dans une vidéo produite par la direction de la communication du Sénat, illustrant ce que les humains faisaient avant, et ce qu'ils ne feront peut-être plus grâce à l'intelligence artificielle. Il est essentiel que nous prenions le temps de lire attentivement ces rapports. Ils ont le mérite de définir clairement ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, à travers des exemples concrets qui parleront à tous. Lorsque nous discuterons de la santé ou d'autres sujets, nous aborderons peut-être des aspects plus techniques, mais ici, tout le monde est concerné, que ce soit par le paiement des impôts ou la perception de prestations sociales. Ces rapports montrent ce que l'on peut accomplir et comment simplifier la vie des agents.

Cependant, il est important de noter que l'intelligence artificielle, bien qu'efficace, peut créer un sentiment de mal-être au travail. Un service, dont je tairai le nom, a confié lors d'une audition que l'intelligence artificielle traite désormais tous les dossiers faciles, laissant aux agents uniquement les dossiers difficiles à gérer. Il sera nécessaire d'ajouter de l'empathie. Lorsqu'on évoque la transformation des métiers, l'humain se retrouvera dédié aux cas les plus complexes. Cela suscite sans doute des interrogations ou des commentaires parmi vous.

Mme Amel Gacquerre. - Je tiens à remercier sincèrement les auteurs de ce premier rapport, prélude à une série d'analyses approfondies. Il établit des fondations solides qui permettront d'éviter des redondances dans les travaux ultérieurs. Cela nous incitera à explorer davantage le coeur des sujets, avec une approche plus directe. J'apprécie l'effort déployé qui servira de point de départ pour les recherches à venir.

La notion de pénibilité au travail a retenu mon attention. C'est un aspect souvent négligé et l'exemple que vous avez cité illustre parfaitement son importance. Cela soulève des questions essentielles sur nos relations au travail, un sujet qui mérite une réflexion plus approfondie, peut-être dans un cadre différent.

Deux points abordés dans votre rapport m'ont particulièrement marquée : la compétence en intelligence artificielle et le manque d'échange d'informations entre les administrations. Concernant la compétence, je m'interroge sur la manière dont elle est traitée au sein des administrations : par des recrutements internes ou par des collaborations extérieures ?

En ce qui concerne l'échange d'informations, il est évident que nos administrations travaillent souvent en silo. C'est un défi majeur que nous devons surmonter. J'aimerais savoir si des efforts sont déployés pour améliorer la situation. L'efficacité, dont nous parlions, passe avant tout par la cessation du travail en silo. Un grand merci pour votre travail.

M. Jean-Raymond Hugonet. - J'ai deux questions précises. Premièrement, j'ai noté la diminution de 30 000 postes à la DGFiP au cours des 15 dernières années, soit 2 000 emplois par an, est-ce bien cela ? Deuxièmement, vous avez évoqué le traitement des amendements après leur dépôt. J'aimerais savoir si vous avez étudié l'impact de l'intelligence artificielle sur ce processus, particulièrement dans le contexte où certains collègues, en application du droit sacré d'amendement des parlementaires, se voient confrontés à un nombre excessif d'amendements qui n'apportent pas une contribution significative. Avez-vous eu l'occasion d'expertiser ce phénomène ?

Mme Nadège Havet. - Je vous félicite pour le travail accompli. J'apprécie que vous ayez clarifié les différents aspects de l'intelligence artificielle. Ma question concerne le domaine social. Avez-vous ressenti une volonté de progresser ? Vos propos mettent en évidence les défis liés au traitement et à la corrélation des données. Cependant, existe-t-il une réelle intention de surmonter ces obstacles, ou sommes-nous plutôt réticents à avancer ?

M. Stéphane Sautarel. - Merci pour cette présentation éclairante. Mes interrogations se concentrent sur les aspects humains de l'intelligence artificielle, en particulier les freins culturels qui entravent son adoption. Je m'intéresse aussi à la qualité de vie au travail et à l'impact de l'IA sur les tâches quotidiennes. Comme notre présidente l'a souligné, l'IA pourrait laisser aux employés les tâches les plus complexes, ce qui pourrait générer des résistances. De plus, je m'interroge sur la disponibilité des ressources humaines nécessaires et la capacité du secteur public à les rémunérer. Dans le système actuel, sommes-nous en mesure de relever ces défis institutionnels ? Avez-vous identifié des limites liées à notre cadre d'action actuel ?

M. Didier Rambaud, rapporteur. - Je ressens une certaine frustration sur ce travail car le calendrier était particulièrement serré. Il s'agit donc d'une mise à plat, d'un premier jet. Il y a six mois, l'intelligence artificielle était encore un concept flou pour moi. Cependant, j'étais conscient qu'il s'agissait d'une révolution majeure, la plus radicale depuis l'invention de l'imprimerie par Gutenberg, et que nos vies seraient désormais rythmées par des algorithmes. En tant que membre de la commission des finances, le sujet de la lutte contre la fraude m'a particulièrement intéressé, un enjeu auquel le Sénat porte une attention particulière depuis plusieurs années. C'est pour cette raison que je me suis lancé dans cette aventure. Cependant, je reconnais avoir encore besoin d'affiner mes connaissances, notamment sur le plan technique.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Il est indéniable que le logiciel de la DGFiP, qui traite 3 700 amendements au projet de loi de finances en 15 minutes, suscite l'intérêt du Sénat. Ce logiciel, en open source, a clairement un intérêt pour la réduction de la pénibilité. Cependant, le mal-être au travail est lié à la culture des administrations. La DGFiP et les douanes, engagées dans l'intelligence artificielle, cherchent des résultats, contrairement à la sphère sociale, qui reste prudente, je le confirme à Nadège Havet. Les arguments avancés sont la sensibilité et la protection des données.

Pourtant, les impôts sont également des données sensibles. La DGFiP, qui traite ces données, a vu deux ingénieurs prendre l'initiative de travailler sur les amendements grâce à une expertise acquise lors d'un stage de six mois. Il y a une vraie motivation et un désir de résultats. Les administrations de la sphère sociale, bien qu'elles utilisent des chatbots pour répondre aux questions des usagers, hésitent à aller plus loin dans le traitement des données. On perçoit une réticence, un manque de volonté, illustrant deux mondes distincts.

L'absence d'échange de données entre les administrations est évidente, témoignant d'une divergence culturelle et d'une approche différente de l'intelligence artificielle. Dans le contexte social, on évoque le risque de mal-être engendré par l'IA. Cependant, l'approche doit être prudente, comme nous l'avons souligné. La protection des données est un enjeu majeur, un point sur lequel la DGFiP est claire. Lorsqu'une sélection de données est effectuée, la machine apprend à sélectionner, mais c'est toujours l'humain qui a le dernier mot sur les dossiers à contrôler. La machine propose, mais c'est l'humain qui décide. Les dossiers les plus complexes restent entre leurs mains, et les agents semblent satisfaits de cette situation.

Les efforts de recrutement interne et les formations restent à développer, un point souligné lors de l'audition de la commission de l'IA. Aujourd'hui, on estime qu'il y a environ 2 000 experts en données en France, dont un tiers sont des statisticiens, ce qui ne répond pas à nos besoins actuels. Nous manquons d'experts en IA. Nous avons rencontré deux experts à la DGFiP qui ont travaillé sur le projet LLaMandement, et bien que nous en ayons également rencontré au sein des douanes, ils sont extrêmement rares. Le plan de lutte contre la fraude de 2023 prévoit 35 mesures, dont la moitié n'est pas mise en oeuvre. Par exemple, la base interministérielle des RIB frauduleux n'est pas partagée entre les administrations, ce qui est surprenant. Les partages d'informations entre la DGFiP et les douanes, entre la DGFiP et l'Urssaf, entre la Cnam et les complémentaires de santé, ne se font pas. C'est un problème majeur.

Lorsqu'on interroge les administrations sur leur collaboration, la réponse est souvent évasive. La Dinum, bien qu'ayant pour mission de faciliter le dialogue, semble ne pas jouer pleinement son rôle. De même, la DGFiP, bien qu'affirmant sa disponibilité, ne semble pas suffisamment engagée dans la communication inter-administrations.

La sphère sociale, quant à elle, se concentre davantage sur les chatbots. Les douanes et la DGFiP, dotées d'outils plus avancés, font figure de pionniers, notamment grâce à un outil interne développé par les douanes pour scanner les colis. Conçu avec ingéniosité, cet outil est d'une efficacité remarquable. Ces équipes sont ainsi à la pointe en Europe, grâce à leur volonté d'innover. Ces administrations méritent notre soutien. Il est également essentiel d'encourager la sphère sociale à progresser, car malgré les outils limités dont elle dispose, des avancées significatives ont été réalisées.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Je tiens aussi à souligner l'évolution rapide des techniques de la douane, observée lors d'une visite avec la commission des finances. Il y a quatre ou cinq ans, la détection des envois illégaux se basait sur l'origine des avions. Par exemple, pour la recherche de drogue, l'attention se portait systématiquement sur les enveloppes provenant des Pays-Bas. L'expéditeur et le format de l'enveloppe étaient également pris en compte. Cependant, ces méthodes reposaient essentiellement sur des statistiques. Aujourd'hui, en quelques mois ou années, nous avons vu l'émergence d'un traitement beaucoup plus sophistiqué, qui dépasse désormais les capacités humaines.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Je souhaite répondre à Jean-Raymond Hugonet sur la question des amendements. Il est exact que cette question relève de ma vice-présidence. Le président Larcher m'a chargée de travailler sur cette problématique. En Italie, par exemple, un député a déposé 23 millions d'amendements sur un seul texte. Nous souhaitons éviter un tel scénario. Dans le cadre de la réflexion sur la modernisation du travail parlementaire, nous explorons l'utilisation de l'intelligence artificielle pour gérer les amendements. Le système pourrait trier et analyser les amendements, identifier les doublons, et préparer des fiches. Il ne permettrait pas d'entraver le dépôt d'amendements, mais aiderait à les gérer. Nous manquons d'outils juridiques, mais une évolution de notre règlement est envisagée. L'IA pourrait, par exemple, éviter le dépôt de millions d'amendements ne différant que par un chiffre. Nous devons anticiper et préparer une réglementation adéquate. J'ai récemment rencontré une députée italienne pour comprendre leur expérience. Ils ont pris de l'avance sur nous en matière d'IA. Nous pouvons donc observer leurs actions et les problèmes qu'ils pourraient rencontrer.

Un autre aspect prometteur de l'IA concerne l'amélioration des études d'impact et de l'évaluation des politiques publiques. Lorsqu'un projet de loi est soumis, une étude d'impact doit l'accompagner. L'IA pourrait améliorer l'évaluation de ces études, souvent jugées insuffisamment documentées. Lors d'une rencontre avec Yann Le Cun, directeur de l'IA de Meta, je lui ai posé la question : l'IA va-t-elle changer la prise de décision politique ? Sa réponse a été affirmative. L'intelligence artificielle pourrait nous aider à partager et harmoniser les données, en particulier lorsqu'elles sont accessibles en open source.

Ainsi, si nous partagions une évaluation commune des coûts, cela pourrait faciliter un accord sur la priorisation des politiques. Nous pourrions alors nous concentrer sur ce que nous souhaitons réaliser en premier, où nous voulons agir, sans nous préoccuper excessivement des coûts. L'IA promet des avancées significatives pour nos travaux, notamment au Sénat, bien qu'elle puisse sembler effrayante en raison des bouleversements qu'elle pourrait entraîner.

Mme Christine Lavarde, présidente. - Merci pour vos réponses. Je soumets à présent au vote l'adoption du rapport.

La délégation adopte, à l'unanimité, le rapport et en autorise la publication.

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