B. POC EN STOCK : LE PROJET « 100 % SCANNING » DE LA DOUANE
Le projet « 100 % scanning », porté par le pôle « Science des données » de la délégation à la stratégie de la douane, appelle les mêmes remarques. Il s'agit cette fois d'utiliser un algorithme de deep learning pour analyser les images de scanners à rayons X afin de détecter les produits stupéfiants envoyés par fret express et postal, alors que les flux liés au e-commerce explosent. L'expérimentation porte sur la détection du cannabis et de la cocaïne.
Le e-commerce : La douane a fait du e-commerce l'une de ses priorités. Le défi est de taille : comme l'avait souligné la commission des finances du Sénat dès 2014, l'atomisation des envois - très nombreux mais représentant chacun un faible enjeu individuel - prive de toute efficacité les méthodes habituelles de contrôle des marchandises, pensée pour le commerce traditionnel (conteneurs, camions, etc.). Il est ainsi tout à fait illusoire d'espérer pouvoir contrôler chaque paquet individuel, et quand bien même une infraction serait constatée, la lourdeur de la procédure (qui est judiciaire) et la quasi-certitude qu'elle n'aboutisse pas (le destinataire n'est pas responsable du contenu de l'envoi) conduit la plupart du temps la douane à saisir la marchandise, sans autre suite. Dès lors, ces envois échappent en grande partie à la taxation (droits de douane et TVA à l'importation), et donnent lieu à d'innombrables trafics (stupéfiants, cigarettes, etc.), facilités notamment par les plateformes de vente en ligne du darknet. |
La douane : « Administration de la frontière et de la marchandise », la DGDDI est directement aux prises avec le monde matériel : dédouanement des importations, contrôles de conformité (normes européennes, contrefaçon, etc.), e-commerce, lutte contre les trafics (armes, stupéfiants, espèces protégées, etc.), mais aussi contrôles migratoires, surveillance des façades maritimes ou encore protection de l'environnement - des « métiers » qui sont autant de terrains d'expérimentation potentiels pour l'IA. |
Si l'objectif à terme est de couvrir 100 % des envois, le dispositif n'est pas encore opérationnel à ce jour : il faut encore finaliser l'acquisition des scanners, puis assurer leur intégration dans les SI métier de la douane, c'est-à-dire passer du POC (proof of concept) à la production (le déploiement), une étape toujours très complexe puisqu'elle implique, cette fois, les directions métier et la DSI. L'intégration à la chaîne de traitement des colis au sein des centres logistiques est aussi un défi à part entière.
L'algorithme de détection, en revanche, est prêt - et les premiers tests ont donné d'excellents résultats, avec une précision d'environ à 80 % dans la détection d'envois contenant des stupéfiants.
Là encore, le projet présente un intérêt bien au-delà de son premier cas d'usage. Ses principaux acquis sont :
- la preuve du concept, avec une technologie qui pourrait être facilement étendue à la détection d'autres types de flux illicites : autres stupéfiants, argent liquide, armes ou encore produits du tabac, dont la vente en ligne est interdite, et dont la forme est aisément reconnaissable (du moins pour les cigarettes). Il s'agit d'ailleurs de l'une des mesures annoncées dans le cadre du plan tabac 2023-2025 ;
- la maîtrise de la technologie : l'algorithme est indépendant du matériel utilisé et donc des fabricants de scanners et prestataires extérieurs. Cette technologie dont la douane est propriétaire pourrait être valorisée, par exemple dans le cadre d'une coopération internationale ou européenne. Les mêmes remarques valent pour les données d'entraînement, ici une vaste bibliothèque d'images de colis (frauduleux ou non), un actif précieux, valorisable et susceptible d'être enrichi avec le temps ;
- l'internalisation des compétences : si la douane a fait appel à un prestataire extérieur (Capgemini) lors du développement de l'algorithme, elle a en parallèle développé sa propre compétence en interne. Compte tenu de la taille réduite des équipes et du turnover inhérent à la matière, le véritable défi consistera toutefois à maintenir cette compétence dans la durée.
Ces deux POC - « Foncier innovant » à la DGFiP et « 100 % scanning » à la douane - doivent être salués et étendus à d'autres cas d'usage similaires, mais il ne faut pas pour autant s'en satisfaire : il est possible, et nécessaire, d'aller beaucoup plus loin grâce au deep learning.
D'une part, ce sont en fait tous les contrôles basés sur l'imagerie qui gagneraient à intégrer une couche d'IA pour analyser les données et détecter les fraudes, en particulier à la douane où les flux physiques sont nombreux (conteneurs, véhicules, passagers, etc.) et les matériels de détection variés (RX, photos aériennes, radars, etc.). La DGDDI est d'ailleurs en train d'acquérir une dizaine de camionnettes « backscatters », des scanners mobiles et polyvalents permettant de contrôler tout type de véhicule en 60 secondes, et pouvant être déployés avec flexibilité dans les ports et sur les axes routiers et autoroutiers.
Une telle perspective pose toutefois des questions délicates, illustrant parfaitement ce « dilemme de l'efficacité » auquel l'IA confronte l'action publique en général (cf. encadré ci-après).
D'autre part, si la reconnaissance visuelle est un domaine ancien et important de la recherche en IA, avec des applications nombreuses (diagnostic médical, conduite autonome, etc.), ce n'est qu'un domaine parmi d'autres, et surtout ce n'est pas le domaine qui présente le plus d'intérêt pour la lutte contre la fraude fiscale et sociale, où d'autres types de données non structurées - et notamment textuelles - pourraient être exploitées par des algorithmes de deep learning.
« 1 % scanning », ou le dilemme de l'efficacité
Si l'algorithme de la douane est efficace pour détecter les produits illicites dans les petits colis individuels, pourquoi ne pas utiliser l'IA contrôler l'ensemble des conteneurs transportés par voie maritime, par lesquels transite l'essentiel du commerce international, et donc l'essentiel du trafic de stupéfiants, ou encore l'ensemble des passagers des vols Cayenne-Orly, dont on estime que 20 % à 30 % sont des « mules », qui pour la plupart ne sont pas appréhendées ?
La technologie de base est la même : il s'agit d'apprendre à une IA à reconnaître des motifs récurrents sur des images fournies par des scanners. Pour la première fois dans l'histoire, il existe une solution technologique - l'usage combiné d'instruments de détection et de l'IA - qui permettrait en théorie de contrôler l'ensemble des conteneurs, en détectant les fraudes avec une efficacité sans précédent, et avec un impact minimal sur la durée d'immobilisation.
Certes, la fraude s'adapte, et il existe des obstacles pratiques et financiers à court terme. À long terme, toutefois, rien ne l'interdit, et l'argument du coût n'est pas valable : un scanner portuaire constitue bien sûr un investissement lourd, mais celui-ci doit être comparé aux gains potentiels (en termes de taxation comme de lutte contre les trafics) qui résulteraient de la possibilité d'examiner potentiellement tous les conteneurs sans les immobiliser.
La véritable raison est ailleurs : sans réflexion profonde sur les objectifs poursuivis, à organisation inchangée et à droit constant, l'IA risquerait, pour ainsi dire, d'être « trop » efficace. Cette question doit être prise au sérieux.
Une part non négligeable du commerce international relève de la fraude, qu'il s'agisse de trafics illicites ou de non-paiement des droits et taxes, et il est vraisemblable que cette fraude échappe dans son immense majorité aux États. Si demain une technologie permettait de détecter cent fois, mille fois plus de trafics, l'administration n'aurait tout simplement pas les moyens de faire face à l'ampleur de la tâche, du moins à droit constant et à organisation inchangée (procédure judiciaire, etc.).
En outre, même en admettant que l'administration se donne les moyens d'intervenir sur les fraudes ainsi détectées pour les empêcher, ce gain d'efficacité se paierait directement par une perte massive d'attractivité pour les ports français, au profit de destinations où les contrôles sont plus permissifs - certains pays, en Europe, s'en sont d'ailleurs fait une spécialité. En effet, les conséquences ne concerneraient pas que les fraudeurs : si des stupéfiants sont détectés dans un chargement, c'est tout le conteneur qu'il faut ouvrir, tout le camion qu'il faut immobiliser, et toute la chaîne logistique qui s'en trouve perturbée.
Le contrôle des marchandises relève d'un arbitrage implicite entre efficacité de la lutte contre la fraude d'une part, et attractivité économique d'autre part. Avec les méthodes de détection traditionnelles (contrôle documentaire lors du dédouanement, inspections aléatoires, renseignement, etc.), les moyens sont limités et l'arbitrage entre efficacité et attractivité se fait « naturellement » : certaines fraudes sont détectées et entraînent une intervention, d'autres non. Demain, il sera peut-être nécessaire de faire cet arbitrage beaucoup plus explicitement : « combien de tonnes de cocaïne sommes-nous prêts à accepter sur notre territoire pour maintenir la compétitivité de nos ports ? ».
Cet exemple, certes théorique, illustre un point essentiel : l'IA, en raison même de son efficacité sans précédent, pourrait nous obliger à nous poser des questions qui, jusqu'à maintenant, ne se posaient pas.
Ce « dilemme de l'efficacité » se pose dans les mêmes termes pour toute l'action publique, et donc pour toute la sphère fiscale et sociale.