COMPTES RENDUS DES TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION

· Jeudi 2 mars 2023 Audition de la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer) 167

· Jeudi 23 mars 2023 Table ronde sur la situation à Mayotte 187

· Jeudi 6 avril 2023 Audition de MM. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer et Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) 209

· Jeudi 13 avril 2023 Table ronde sur la situation en Guyane 231

· Mardi 23 mai 2023 Étude sur les aspects notariaux et juridiques 247

· Jeudi 25 mai 2023 Audition d'Interco' Outre-mer 263

· Jeudi 1er juin 2023 Table ronde sur la situation à La Réunion 279

· Jeudi 1er juin 2023 Table ronde sur la situation en Guadeloupe 297

· Jeudi 8 juin 2023 Table ronde avec les ministères et l'ONF 313

· Mardi 20 juin 2023 Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire 333

Jeudi 2 mars 2023

Audition de la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer)

M. Stéphane Artano, président. - Messieurs les présidents, Mesdames, Messieurs, chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé d'inscrire à son programme de travail de 2023 une étude sur le foncier agricole dans les outre-mer. Selon le principe de parité que nous appliquons au sein de cette délégation, un binôme de rapporteurs a été nommé. Je tiens à remercier Vivette Lopez, sénateur du Gard, et Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, de s'être portés candidats pour approfondir cette problématique peu connue et pourtant essentielle.

Notre délégation s'est intéressée de longue date à la thématique foncière et a produit trois rapports remarqués sur différents aspects de ce sujet. Au cours des dernières années, certains territoires ont été particulièrement touchés par une perte de terres agricoles et une tendance générale à la diminution du nombre d'exploitations, sauf en Guyane. Nous aurons un focus particulier sur ce territoire totalement atypique de ce point de vue. Cette situation est très préoccupante compte tenu des enjeux d'autosuffisance alimentaire et de transformation écologique qui sont devant nous. Le Salon international de l'agriculture, qui se tient actuellement Porte de Versailles, s'en fait largement l'écho. Je remercie Victoire Jasmin d'avoir suggéré ce thème d'étude.

Nous engageons donc ce matin une série d'auditions consacrées plus particulièrement au foncier agricole outre-mer pour nous aider à prendre la mesure des difficultés auxquelles nos territoires sont confrontés.

Pour nous aider à évaluer le phénomène, nous avons fait appel à la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer), dont les responsables sont fortement mobilisés sur ces questions. Nous les remercions de leur disponibilité.

Nous accueillons donc ce matin : M. Emmanuel Hyest, président, accompagné de Mme Sabine Agofroy, chargée de relations publiques et internationales, MM. Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe et Robert Catherine, directeur de la Martinique.

Vous allez avoir la parole à tour de rôle et dans l'ordre que je viens d'énoncer pour une dizaine de minutes chacun, afin de présenter vos observations.

Ensuite, je laisserai la parole aux rapporteurs sur la base d'une trame qui vous a été adressée. Nous sommes preneurs de supports écrits et de toute contribution. Ils permettront d'alimenter les travaux des rapporteurs.

Ceux-ci interviendront pour vous demander certaines précisions, puis ce sera le tour de nos autres collègues.

M. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer. - Bonjour Mesdames et Messieurs. Nous sommes très heureux de participer à cette audition.

Les Safer des outre-mer font partie intégrante des Safer du territoire national. La Fédération a ainsi modifié ses statuts de façon à prendre en charge l'ensemble de leurs coûts de déplacement. Rodrigue Trèfle, ici présent, est le président du groupe des Safer d'outre-mer. Il participe aux réunions de la FNSafer.

Les Safer des outre-mer représentent un enjeu pour nous. En effet, les territoires ultramarins présentent certaines spécificités, liées à leur insularité et à l'exiguïté de leur superficie. Pour autant, la pression foncière s'exerce partout, à l'échelle nationale, voire à celle de la planète. La protection et la meilleure valorisation des terres agricoles sont un enjeu de société. La population s'accroît et plus personne ne conteste la réalité du changement climatique.

Les agricultures ultramarines sont souvent les premières confrontées à ce changement. Leur adaptation devient nécessaire. Le nombre d'hectares diminue dans ces territoires et l'autonomie alimentaire s'y réduit en conséquence.

À l'occasion d'un récent conseil d'administration décentralisé aux Antilles, beaucoup de présidents de Safer ont découvert les spécificités de l'outre-mer. L'agriculture représente aussi un enjeu de développement économique. En effet, le tourisme est lié au dynamisme de l'agriculture et à la production alimentaire locale. De fait, beaucoup de nos concitoyens apprécient une agriculture de proximité.

Le renouvellement des générations se révèle également un sujet majeur. Le déséquilibre de la pyramide des âges est plus accentué dans les outre-mer que sur le reste du territoire. Le taux de chômage y est aussi plus élevé. Il est donc fondamental d'accompagner les jeunes formés dans les lycées agricoles, d'être capable de leur faire de la place pour entrer dans le métier d'agriculteur.

En Guyane, une Safer se met en place depuis deux ans, non sans difficulté. En effet, l'État était historiquement propriétaire de la quasi-totalité du territoire. Paradoxalement, celui-ci est très étendu, mais les surfaces agricoles s'avèrent aussi faibles que celles des autres territoires ultramarins. Elles se situent aux alentours de 30 à 40 000 hectares sur un total de 8 millions d'hectares. La Guyane présente un véritable enjeu d'autonomie alimentaire, mais aussi de sécurité publique. Les implantations illégales et les phénomènes d'accaparement s'y révèlent nombreux.

Pour conclure ce propos liminaire, l'exiguïté des territoires restreint les ressources des Safer d'outre-mer. Aujourd'hui, ces dernières ne bénéficient plus de soutien public, hormis une enveloppe spécifique limitée. Chaque année, elles doivent aller réclamer un financement auprès des collectivités territoriales afin de boucler leur budget. Cet apport demeure fragile car il est soumis à un vote. Or, sans ce financement, les Safer ne pourront mettre en oeuvre la politique publique de contrôle et de régulation sur le territoire.

Nous avons donc réfléchi à un mode de financement particulier pour les Safer des outre-mer. Nous pourrons les évoquer. En revanche, nous ne souhaitons aucune modification sur les Safer métropolitaines.

M. Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe. - Bonjour à tous, je vous remercie pour cette invitation.

La crise sanitaire a révélé encore plus fortement la nécessité pour l'agriculture guadeloupéenne de subvenir aux besoins alimentaires de la population. Les Safer représentent à cet égard un outil capital.

Ainsi, la Guadeloupe a dû initier dans les quarante dernières années une politique publique d'État : la réforme foncière. Aujourd'hui, cette réforme concerne environ 8 000 hectares de terres, 700 agriculteurs installés et 25 % de la surface agricole utile (SAU) de Guadeloupe. Cela témoigne du poids d'une Safer d'outre-mer pour accompagner le développement économique.

Elle remplit aussi un rôle en matière d'aménagement du territoire, afin de permettre le développement d'autres activités économiques que l'agriculture.

La nécessité d'un avis conforme de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) a permis de protéger environ 800 hectares de surface agricole en Guadeloupe. Cet outil essentiel permet le maintien de terres non mitées. En effet, une protection particulière est nécessaire car beaucoup de constructions parsèment les terres agricoles.

L'agriculture familiale est relativement jeune. Elle date de moins d'un siècle. Traditionnellement fondée sur la canne à sucre et la banane, l'agriculture était destinée à la métropole. La diversification et la création de filières pour répondre aux attentes des Guadeloupéens sont assez récentes.

La moyenne d'âge des exploitants agricoles est élevée. Elle se situe autour de 57 ans. Le défi consiste à permettre rapidement un accès des jeunes au foncier.

Malgré la préservation de la SAU au cours des dix dernières années, l'augmentation des coûts affecte les capacités de production. Le revenu dégagé s'amoindrit. Depuis un an, certaines parcelles sont abandonnées, mal cultivées ou laissées en friche. Il s'avère par conséquent nécessaire de conforter la protection du foncier agricole.

Or, le marché foncier des départements d'outre-mer en Guadeloupe se trouve confronté à un problème économique. Comme l'a indiqué le président Emmanuel Hyest, ce marché ne permet pas de générer suffisamment de ressources pour financer nos équipes. Nous sommes contraints de nous adresser aux collectivités. Un soutien de l'État serait bienvenu afin d'assurer une pérennité financière. En effet, l'autonomie alimentaire relève à mon sens de sa responsabilité. Il convient de mentionner ce point.

M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique. - Je ne reprendrai pas les propos des présidents Emmanuel Hyest et Rodrigue Trèfle. La Martinique connaît les mêmes problématiques, de manière encore accrue.

En effet, les superficies y sont plus réduites et les Safer ne peuvent intervenir que sur les notifications reçues. Or, moins de 500 hectares sont notifiés chaque année à la Martinique. À titre de comparaison, 23 000 hectares sont notifiés dans les Pays de Loire. Nous avons ainsi des difficultés pour équilibrer les comptes.

De plus, nos capacités financières ne nous permettent pas de préempter ces terres dans leur intégralité. La loi pour l'avenir de l'agriculture et la forêt (LAAF) permet certes d'opérer une préemption partielle. Cependant, un propriétaire conserve la faculté de demander la vente de l'intégralité de son bien, y compris lorsque la Safer s'est mise d'accord au préalable avec le Conservatoire du littoral. Du coup, les Safer ne parviennent pas à intervenir.

Le vieillissement des agriculteurs affecte aussi la Martinique. De jeunes agriculteurs sont bien formés, à un coût élevé, mais leur formation demeure théorique. Ils ne bénéficient pas d'une expérience pratique acquise auprès des générations précédentes. Il conviendrait d'inventer un mécanisme d'apprentissage concret, sous forme de pépinières agricoles.

De plus, la population agricole dispose d'une très faible capacité financière. La Safer se trouve donc obligée de se garantir, tant en rétrocession qu'en location. Cela allonge les procédures. Nous mettons en place des mécanismes de portage avec le Crédit Agricole et nous avons passé des conventions avec les Établissements publics fonciers (EPF) pour permettre aux jeunes diplômés sans terre d'accéder au foncier agricole. La Collectivité a mis en place un autre mécanisme, appelé « banque de terres ». Cependant, ce dispositif présente une limite. À terme, l'agriculteur demeure locataire. Il convient donc de proposer un panel de solutions aux jeunes agriculteurs.

Certains outils, comme la CDPENAF, sont remarquables. Cependant, les élus locaux demandent sa suppression du fait de l'avis conforme qu'elles rendent. Cela constituerait un gros recul. Son handicap réside dans le caractère tranché de l'avis de conformité. Il ne peut être que positif ou négatif et empêche toute négociation. En Martinique, nous pratiquons donc des « pré-CDPENAF », afin de concilier les projets de développement de la commune et la préservation du foncier agricole. En effet, la Safer a pour mission de protéger le foncier agricole, mais aussi de favoriser le développement local.

Pour conclure, je voudrais attirer l'attention sur la diminution des superficies foncières. Aujourd'hui, la SAU représente 22 000 hectares, contre 80 000 en 1960. Pendant longtemps, la perte s'élevait à 1 000 hectares par an, pour un petit territoire de 1 100 kilomètres carrés. Grâce à la CDPENAF, elle se réduit, à hauteur de 700 ou 800 hectares par an. Cependant, la Martinique dispose d'environ 20 000 hectares de terres en friche anciennement agricoles. Leur qualification en « terres insuffisamment cultivées », prévue par la loi, pourrait constituer une option.

M. Emmanuel Hyest. - Je me permets d'ajouter un élément crucial. Le sujet s'est présenté en Martinique. En raison du climat, la végétation se développe très rapidement dans les terres laissées en friche. La situation s'est heurtée à une interprétation de l'Office national des forêts (ONF), qui s'oppose à une remise en culture dans ce type de cas. En l'occurrence, j'ai pu régler le problème à l'amiable avec l'ONF. Il conviendrait toutefois de se doter d'une doctrine permettant, après photo-interprétation, de remettre en culture des terres autrefois cultivées. Toutes les précautions environnementales devraient bien évidemment être prises. Ainsi, les ravines ne seraient pas défrichées. Cet enjeu, spécifique aux territoires d'outre-mer, est un peu moins prégnant en Guadeloupe, mais se retrouve aussi à La Réunion.

Il en va de même concernant les préemptions, notamment les préemptions partielles. Le prix du bâti est tel à La Réunion que la Safer ne peut pas courir le risque d'acquérir la totalité du bien. Il y a un vrai sujet de réflexion à avoir.

M. Stéphane Artano, président. - Merci pour vos remarques préliminaires. Je laisse maintenant la parole aux rapporteurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Merci, Monsieur le président.

Je souhaiterais rebondir sur les propos concernant la Martinique. Quelles raisons profondes empêcheraient-elles l'ONF de remettre les friches en culture ?

Par ailleurs, les contraintes européennes sur les produits sanitaires freinent-elles l'installation des agriculteurs ?

Vous avez aussi signalé l'âge de nombreux exploitants agricoles. Cependant, les jeunes sont-ils vraiment demandeurs ?

Le besoin de logement ne prend-il pas le pas sur les terres agricoles ? J'ai cru comprendre que les maisons individuelles étaient préférées aux appartements.

Le Conservatoire du littoral met-il à disposition des terres destinées à l'agriculture ou les conserve-t-il, si bien qu'elles deviennent également des friches ?

Enfin, avez-vous constaté des évolutions significatives au cours des dernières années ? Quelles sont actuellement les caractéristiques principales du foncier agricole ultramarin : types d'exploitation, modes de production, valorisation, etc. ? Quels sont ses atouts et ses faiblesses ? Quelles sont les menaces les plus alarmantes ?

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Messieurs les présidents, Madame, Messieurs de la Fédération nationale des Safer, c'est vraiment un plaisir de vous rencontrer aujourd'hui. Merci beaucoup de votre présence. Elle nous permettra d'avancer dans notre réflexion.

Pour ma part, j'ai eu l'honneur et la joie de coordonner entre 2015 et 2017 les trois rapports généraux consacrés au foncier en outre-mer. Ces travaux ont étudié de façon transverse la situation de blocage et de tension du foncier ultramarin. L'examen du foncier agricole constitue donc une suite logique.

La crise sanitaire et la guerre en Ukraine soulignent encore davantage la nécessité de l'autosuffisance alimentaire pour nos collectivités. Nos territoires ne peuvent plus continuer à dépendre d'importations, à plus de 80 % dans certains cas. Cela est particulièrement vrai pour les produits alimentaires.

Pour commencer, pourriez-vous nous rappeler la raison d'exister des Safer ? De fait, elles n'existent pas dans tous les départements d'outre-mer. Vous avez mis en place récemment une Safer en Guyane, mais il n'en existe pas à Mayotte.

Quels enseignements tirez-vous de l'expérience guyanaise ? En effet, Mayotte est confrontée aux mêmes contraintes. La pression démographique y est exceptionnelle. 300 000 habitants officiellement, 50 % supplémentaires en réalité, se concentrent sur une superficie très réduite de 374 km2. Les missions de la Safer y sont exercées par l'Établissement public foncier et d'aménagement. Or, un établissement public similaire existe en Guyane. Pourtant, la nécessité d'une Safer s'y est révélée.

Je salue le travail mené par l'Établissement public foncier de Mayotte. Pour autant, quelles raisons pourraient motiver la nécessité d'une Safer sur le territoire ? Cette nécessité s'applique-t-elle dans toutes les collectivités d'outre-mer ? Merci de bien vouloir nous éclairer sur votre organisation.

M. Emmanuel Hyest. - Je vais commencer par la mission des Safer. Lors de leur création en 1960, elles ne remplissaient qu'un rôle agricole. Le législateur a rapidement élargi leurs attributions à l'accompagnement de l'aménagement du territoire. Cela concerne particulièrement les grands ouvrages. Depuis quarante ans, la Safer intervient ainsi dans tous les grands ouvrages linéaires... à l'exception de Notre-Dame-des-Landes qui est un exemple emblématique pour lequel la Safer n'a pas été missionnée : 50 ans de projet et finalement une reculade pour aboutir à rien !

L'accompagnement des Safer permet un double résultat : aboutir à ce que les ouvrages se mettent en place à un coût moindre pour la collectivité nationale, puisque l'État est généralement le financeur et prise en compte l'intérêt des agriculteurs. En effet, les réserves foncières permettent de compenser les pertes de terres agricoles engendrées par les ouvrages.

À la différence des EPF, l'accompagnement des Safer s'opère toujours à travers un prisme agricole. Les enjeux pour l'agriculture sont systématiquement étudiés. La grande force des Safer réside dans la complémentarité. La présence des élus agricoles dans les Safer est une grande force. Les collectivités territoriales et locales, les associations de protection de l'environnement, en fait l'ensemble des usagers des territoires ruraux, siègent au sein des conseils d'administration et des comités techniques des Safer. Cela fait toute la différence.

La Guyane n'est pas encore opérationnelle. Je ne peux donc vous présenter de résultats. Nous avons été sollicités à plusieurs reprises concernant Mayotte. Nous nous y rendrons à l'occasion de notre prochain voyage à La Réunion, afin d'étudier les modalités d'un accompagnement éventuel. Dans un premier temps, nous pouvons imaginer un support de la part des équipes réunionnaises, en accompagnement bien entendu de l'EPF. En tout état de cause, la compréhension des problématiques impose de nous rendre sur place.

Le Conservatoire du littoral agit en vrai partenaire des Safer sur l'ensemble du territoire national. Une convention-cadre nationale a été renouvelée l'an dernier. Les relations sont aujourd'hui excellentes. En effet, la gouvernance et la réflexion scientifique du Conservatoire du littoral ont évolué en faveur de l'agriculture. Les Safer proposent les agriculteurs susceptibles d'exploiter les terrains du Conservatoire. Souvent, elles attribuent même au Conservatoire les terres dont elles sont propriétaires. La relation est donc très forte.

La raison d'être de la Safer réside dans la régulation du prix du foncier. Nous nous inscrivons dans le marché foncier, et nous le régulons. Notre rôle consiste à éviter l'emballement, les bulles spéculatives, etc. La Safer intervient au travers de son droit de préemption, sauf impossibilité (tel est le cas du marché sociétaire). J'y reviendrai. La loi Sempastous, votée en 2021, n'est entrée en application que ce 1er mars. Comme l'indiquait Robert Catherine, le poids de la propriété bâtie par rapport aux surfaces agricoles est parfois tel que nous ne pouvons intervenir. Toutefois, l'outil nous permet globalement d'intervenir tout en respectant la capacité à entreprendre et à se développer. Nous voyons notre rôle de régulation comme équilibré. Dans les faits, la Safer préempte souvent peu. Elle préempte moins de 1 % des 320 000 déclarations d'intention d'aliéner reçues chaque année. Ces préemptions représentent environ 10 % de notre activité. Le reste se réalise à l'amiable. Toutefois, les préemptions sont un peu plus nombreuses outre-mer.

L'autonomie alimentaire est un enjeu majeur. Les deux dernières crises ont encore davantage mis l'accent sur le sujet. Cette question se révèle particulièrement prégnante sur des territoires insulaires et exigus. Dernièrement, nous avons accompagné Malte sur la mise en place d'outils de régulation foncière.

Dans ces conditions, la réflexion sur le financement du service public des Safer sur un territoire ultramarin est absolument indispensable. En l'absence de Safer, l'intervention est beaucoup plus difficile. En Guyane, nous commencerons à agir dans un marché sans référence de prix. Les premières préemptions seront probablement contestées devant les tribunaux. Les Safer devront se montrer suffisamment solides pour supporter d'éventuelles condamnations. Ces considérations s'appliqueraient aussi à Mayotte. Là aussi, il conviendrait de prendre des références et des risques. De ce fait, nous souhaiterions une garantie de l'État sur certaines opérations à risque, notamment les préemptions partielles.

Enfin, le logement comme le tourisme sont régulièrement invoqués en opposition à la préservation des terres agricoles. Il est donc indispensable d'inscrire leur protection dans le marbre. C'est aujourd'hui un enjeu de société majeur, a fortiori sur des territoires contraints. L'alimentation et les réserves d'eau en dépendent.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Je rebondis sur vos propos. Je vous adresse une supplication : venez s'il vous plaît à Mayotte, avant de tirer la moindre conclusion. Mayotte et La Réunion ne sont pas confrontées aux mêmes enjeux ; leur niveau et leur rythme de développement sont différents.

M. Emmanuel Hyest. - Je vais essayer de trouver le temps pour me rendre sur place.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Les Safer gèrent-elles du foncier agricole dans d'autres collectivités d'outre-mer, comme la Nouvelle-Calédonie ?

M. Emmanuel Hyest. - Nous travaillons avec la Nouvelle-Calédonie. Nous avons élaboré un rapport sur le foncier agricole à la demande du gouvernement calédonien. Il n'a jamais été rendu public. Nous avons travaillé sur un état des lieux et sur la sortie de la mission de l'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF). Cette structure avait été mise en place pour rééquilibrer les territoires entre peuples autochtones et terres privées. Nous avons émis des propositions destinées à rendre le foncier plus mobile. Les baux ruraux constituent à cet égard une solution envisageable. Depuis 1945, la loi sur le statut du fermage a apporté des garanties aux fermiers. En métropole, 70 % des agriculteurs relèvent de ce statut. Cela ne pose aucun problème. Il s'agit également d'un élément de réponse en Guadeloupe et à La Réunion, pour ceux qui n'ont pas la capacité d'acheter le foncier.

Par ailleurs, nous venons de signer avec la collectivité de Saint-Martin un accord d'accompagnement portant sur la protection des terres agricoles et les mutations.

Nous accompagnons aussi la mise en oeuvre de lois foncières en Afrique de l'Ouest.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Quelle est la situation du fermage dans les outre-mer ?

M. Rodrigue Trèfle. - Je reviens d'abord sur la raison d'exister des Safer. Les Safer sont un espace de concertation. Elles réunissent l'ensemble des acteurs du monde rural et politique.

Par ailleurs, je rebondis sur la question du mode d'exploitation. La Guadeloupe a connu trois réformes foncières. La première est intervenue entre 1960 et 1968, avant la création de la Safer. Les usiniers ont alors dû vendre du foncier. 2 800 hectares ont alors été vendus et urbanisés. Lors de la deuxième réforme, entre 1968 et 1978, 3 900 hectares ont été cédés. La moitié a été urbanisée. La troisième réforme, initiée en 1981 et toujours motivée par la crise sucrière, a tiré les enseignements des deux précédentes.

Le modèle a été modifié, puisque la rétrocession en pleine propriété avait conduit à l'urbanisation. Dans ce cadre, les agriculteurs concernés sont devenus fermiers d'un Groupement foncier agricole (GFA), dont ils détiennent environ 40 % des parts sociales. La Safer, le Crédit Agricole et le département détiennent les 60 % restants. Plus de 700 personnes ont ainsi été installées sur 8 000 hectares. En quarante ans, pas 1 m2 de terres ont été déclassées. L'outil GFA permet donc de maintenir l'espace agricole pour les générations futures.

En Guadeloupe, les relations avec le Conservatoire du littoral sont assurées en bonne intelligence. Le Conservatoire permet la mise à disposition de certains espaces à un moindre coût. Ce partenaire majeur joue le jeu.

Enfin, l'agriculture guadeloupéenne est de type familial. Les exploitations restent de petite taille. La réforme foncière a permis d'augmenter la surface moyenne de 2,5 à 4,5 hectares. Toutefois, le coût devient élevé pour les entrants.

La recherche de l'autosuffisance alimentaire, invoquée depuis des décennies, est indispensable, d'autant plus que nous sommes très loin de la métropole. Nous sommes susceptibles d'être impactés plus fortement par les crises, notamment les guerres. 10 000 hectares de friches ont été identifiés en Guadeloupe. Ces terres doivent bénéficier au développement agricole. Le potentiel existe. Il faut le protéger et le conforter. Les Safer constituent à cet égard un lieu de régulation et de concertation avec tous les acteurs.

M. Emmanuel Hyest. - En complément, j'ajoute que l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) expérimente des solutions d'agriculture à la fois plus intensive et respectueuse de l'environnement. En effet, l'industrie cannière ne peut être totalement remplacée, les usines doivent rester approvisionnées. Or, les besoins de protection de l'environnement sont plus importants outre-mer du fait du climat. Les réflexions de l'INRAE devraient ainsi permettre l'émergence de nouveaux modèles. Des complémentarités avec l'élevage sont notamment étudiées. Ces modèles favoriseraient l'installation de jeunes agriculteurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Le changement climatique permet-il une autre agriculture ? De nouveaux produits peuvent-ils être cultivés ?

M. Rodrigue Trèfle. - En Guadeloupe, le retour à des productions abandonnées, comme la vanille ou le café, tend à se manifester, souvent sur la Côte-sous-le-vent. Il convient aujourd'hui de trouver un modèle de développement et d'optimiser la petite taille des exploitations. La Safer partage avec l'INRAE la volonté d'installer un maximum de jeunes sur de petites exploitations viables.

J'ai omis de préciser un élément concernant l'EPF. En Guadeloupe, la population vieillit et se réduit. La consommation d'espaces devrait diminuer en conséquence. L'EPF a choisi de racheter des habitations abandonnées dans les villes, (il y en a beaucoup) afin de construire et d'héberger la population. La Safer observe ces évolutions et peut ainsi se projeter.

M. Emmanuel Hyest. - Il convient aussi de mentionner la problématique de l'eau, qu'elle soit potable ou destinée à l'agriculture. À La Réunion, la Safer a ainsi accompagné le passage de l'eau de la Côte-sous-le-vent à la Côte-au-vent. L'irrigation permet ainsi de développer des terrains auparavant secs. De nouvelles méthodes d'irrigation permettent aujourd'hui d'économiser l'eau. Au demeurant, l'agriculture est souvent une composante de la réserve d'eau potable. Le raisonnement doit être global.

M. Stéphane Artano, président. - Merci de ces précisions. Avant de passer la parole à nos collègues, je souhaite vous demander les pistes de consolidation financière que vous envisagez pour les Safer en outre-mer. L'espace disponible et le volume d'échanges fonciers y sont visiblement très différents.

Mme Victoire Jasmin. - Merci aux différents intervenants ici présents. Je tiens à remercier le président Artano, mais aussi les collègues qui nous permettent de travailler sur ce sujet. Nous avons eu collectivement raison. En effet, le foncier est important. J'ai pu rencontrer à la fois la FNSafer, mais aussi différentes personnes ressources. Je me suis rendu compte de l'importance d'aborder cette problématique.

Je suis particulièrement satisfaite d'entendre votre point de vue sur la CDPENAF, car l'opinion des élus est différente généralement. Ainsi, vos propos permettent de recadrer le débat et de comprendre les raisons de votre action sur le foncier agricole. En tant qu'élus, nous avons été amenés à valider des Plans locaux d'urbanisme (PLU) sans toujours connaître l'avis de la Safer. Nous comprenons mieux également les contraintes budgétaires des Safer.

Nous avons la chance de disposer de lycées agricoles et de jeunes désireux de s'orienter vers l'agriculture. Malheureusement, le foncier manque. L'intérêt de ce travail est aussi de permettre aux jeunes qui veulent s'impliquer de bénéficier d'un accompagnement. J'ai entendu plusieurs propositions, comme celle de chantiers d'insertion permettant un transfert d'expérience. Le travail devra s'effectuer en coordination avec l'ensemble des partenaires du territoire.

Il est urgent d'agir concrètement en matière de souveraineté alimentaire.

Je vous remercie donc pour les réponses que vous nous avez déjà apportées. Je souhaiterais aussi évoquer rapidement l'aménagement du territoire.

En complément de vos propos, il convient de parler des écoquartiers.

Plusieurs textes récents, issus du Sénat, recommandent des mesures visant à ne pas artificialiser complètement les sols. Les événements naturels majeurs, comme la tempête Fiona, montrent comment l'eau reste en surface. Les contraintes liées à la chlordécone doivent également être prises en compte. Les cultures compatibles avec des sols contaminés doivent être valorisées et leur impact sur la santé étudié.

La tendance à l'extension urbaine me semble une erreur. Elle génère des surcoûts pour tous les réseaux : l'eau, l'assainissement, l'électricité, internet, etc. La recentralisation et les écoquartiers permettraient de maintenir le foncier agricole.

La situation est différente en Guyane, où le foncier appartient pour beaucoup à l'État. Celui-ci doit trouver les meilleures solutions possibles pour permettre à la remplir pleinement son rôle et de tendre vers l'autonomie alimentaire.

En complément des travaux coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, il convient de mettre l'agriculture au centre, tout en maintenant une certaine diversification, au-delà de la canne à sucre et de la banane.

Enfin, au regard des taux de chômage importants sur nos territoires, il importe de permettre aux jeunes de revenir travailler la terre. La situation est d'autant plus regrettable que la culture de la canne recourt actuellement à une main-d'oeuvre étrangère illégale. Ce modèle ne doit pas perdurer. Les réponses à apporter sont l'inclusion, mais aussi l'accompagnement des jeunes. Plusieurs pistes ont été évoquées avec Robert Catherine.

Je pense que nos travaux nous permettront d'inverser la tendance, afin de permettre à nos territoires de se développer sur le plan agricole et de viser la souveraineté alimentaire.

Mme Annick Petrus. - Nous avons tous compris l'importance du sujet dans nos travaux. Nos territoires ultramarins sont confrontés à une réelle problématique de disponibilité des surfaces agricoles et de survie alimentaire en cas de crise.

Je suis sénatrice de la collectivité territoriale de Saint-Martin, petit territoire de 53 km2 caractérisé par une double insularité. Je me réjouis de la convention signée en faveur de la protection des terres agricoles. Je n'ai pas encore pu en prendre connaissance dans le détail, d'où ma question. Cette convention prévoit-elle un accompagnement de la collectivité dans ses premiers pas vers l'agriculture ? Cet accompagnement peut être de tout ordre. L'agriculture est en effet extrêmement peu développée sur le territoire.

Mme Micheline Jacques. - Ma question sera d'ordre plus institutionnel. Sachant que dans les territoires régis par l'article 73 de la Constitution, les textes législatifs s'appliquent de plein droit, je souhaiterais savoir si les Safer sont consultées lors de l'élaboration ou des révisions de textes relatifs au foncier. Je pense par exemple à la loi Zéro artificialisation nette (ZAN) ou à la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU). Ces lois sont-elles adaptées aux territoires ? Chaque territoire ultramarin devrait-il à l'inverse bénéficier de dispositions spécifiques ? Comment parvient-on à articuler l'objectif d'autosuffisance alimentaire, les problématiques de logement et la loi ZAN dans des territoires où l'espace est très contraint et les tensions exacerbées ?

Mme Viviane Artigalas. - Je retrouve dans vos propos certaines problématiques de mon territoire des Hautes-Pyrénées. Les questions de foncier et les conflits avec les usages touristiques y sont présents. Nous sommes parvenus à mettre en place quelques outils de gestion du foncier. Ils permettent à des agriculteurs de racheter des bâtiments agricoles alors qu'ils ne disposent pas des moyens suffisants. En effet, le tourisme fait augmenter les prix. Ce conflit entre tourisme et agriculture existe dans les territoires ultramarins mais dans ce cas, le tourisme l'emporte-t-il ?

Ma deuxième question porte sur le revenu des agriculteurs. Trois lois « Egalim » ont été votées pour améliorer leur revenu. Dans ces conditions, qu'en est-il des activités complémentaires telles que l'agritourisme ?

Par ailleurs, vous évoquez une activité plutôt familiale en Guadeloupe, mais encore tournée vers la canne à sucre et la banane. Dans ces conditions, les possibilités de diversification permettent-elles de maintenir le revenu des agriculteurs ?

Enfin, les GFA de Guadeloupe me semblent constituer une alternative aux tentatives d'accaparement du foncier par de grandes sociétés que nous constatons sur d'autres territoires. Qu'en est-il véritablement ?

M. Emmanuel Hyest. - Je répondrai sur les questions générales et laisserai mes collègues intervenir sur les autres points.

Concernant l'adaptation, une partie de la réponse réside dans la modification de la fiscalité locale. Souvent, les élus locaux n'ont comme seule ressource pour augmenter leur capacité financière que la construction de maisons pour avoir une fiscalité supplémentaire. Dans les communes rurales, si on veut réduire la pression sur les terres agricoles, il faut trouver une autre assise que la seule assise foncière. Cette modification permettrait de générer d'autres ressources. La pression des élus locaux sur la ZAN serait alors moins importante.

Ensuite, il est indispensable d'accompagner l'ingénierie dans les collectivités locales rurales. En effet, beaucoup de collectivités n'en disposent pas. Il s'avère pourtant nécessaire à un urbanisme de qualité. Le sujet suppose une réflexion, des financements croisés, etc. Il convient d'imaginer un nouveau modèle plus cohérent. À cet égard, les Schémas de cohérence territoriale (SCcoT) sont un élément important. De fait, la protection du foncier agricole requiert une projection dans le temps long.

Enfin, pour répondre à la question concernant Saint-Martin, nous allons réaliser un diagnostic du territoire. Par la suite, nous proposerons des solutions en fonction des demandes de la collectivité.

Les Safer réalisent des diagnostics sur le foncier. Elles travaillent en complémentarité avec les chambres d'agriculture sur les sujets relatifs au développement agricole.

Je cède la parole à Rodrigue Trèfle. Robert Catherine vous présentera ensuite nos propositions de financement pour les Safer des territoires d'outre-mer.

M. Rodrigue Trèfle. - À Saint-Martin, l'état des lieux de toutes les parcelles commencera dans les prochains jours. L'examen détaillé portera sur leur valeur agronomique. La collectivité pourra ainsi mieux se projeter sur les potentialités agricoles du territoire. Dans un second temps, nous chercherons le meilleur accompagnement possible. Il convient de saluer l'initiative de M. Louis Mussington, président de la collectivité territoriale. En effet, un tel diagnostic n'avait jamais été réalisé dans le passé.

Pour répondre à la sénatrice Viviane Artigalas, la Guadeloupe connaît très peu les conflits d'usage entre tourisme et agriculture. Les terrains agricoles se situent en effet à l'intérieur des terres. En matière d'agritourisme, la doctrine de la CDPENAF consiste à autoriser une construction si elle complète le revenu d'un agriculteur. Dans le cas contraire, s'il y a une consommation de terre agricole au profit d'un non agriculteur, la commission tend à refuser.

Enfin, concernant les jeunes, c'est notre premier souci, nous cherchons en Guadeloupe à accompagner au mieux la transition entre générations. Les lycées agricoles forment de nombreux jeunes. Un peu moins de 400 jeunes diplômés susceptibles de gérer une exploitation ont été recensés il y a quelques années. Il convient de permettre à ces jeunes de s'insérer dans le tissu agricole tout en leur assurant un revenu. Plus qu'en métropole, l'appui de l'État s'avère indispensable.

M. Robert Catherine. - Je reviens sur le financement des Safer. Lors de leur création, les Safer bénéficiaient d'un financement important de l'État. Au cours des années, cette dotation publique s'est amenuisée. Les Safer d'outre-mer bénéficient encore d'un financement spécifique, mais il demeure insuffisant.

Par conséquent, nous avions formulé une proposition il y a cinq ou six ans. Elle consistait, sur le modèle des EPF, en une taxe affectée de deux euros par habitant. Cette proposition n'a malheureusement pas été validée.

Notre proposition est aujourd'hui assez proche. Elle consisterait à faire peser cette taxe, non sur les collectivités locales, mais sur le vendeur et/ou l'acquéreur. En effet, en Martinique, les 500 notifications annuelles représentent une valeur environ de 45 millions d'euros. Avec 1 à 2 % de ce montant, les Safer pourraient fonctionner sans peser sur les collectivités.

Actuellement, la Martinique bénéficie d'un financement annuel de 500 000 euros. Pour autant, elle ne sait jamais si ce financement sera reconduit ni quand il sera assuré. Ces incertitudes pèsent sur la gestion. Une modification du financement la rendrait plus indépendante, sans remettre en question le contrôle de l'État. En effet, deux commissaires du gouvernement siègent en son sein et disposent d'un droit de veto sur toutes les décisions.

Au risque de me répéter, notre proposition est la seule à ne pas reposer sur aucun financement public.

M. Emmanuel Hyest. - Je précise que cette solution est adaptée à la situation martiniquaise, compte tenu de la valeur des transactions. En revanche, tous les territoires ne se trouvent pas dans la même situation. La proposition du groupe des Safer consisterait à affecter aux besoins des Safer d'outre-mer une partie de l'enveloppe des EPF. Un plafond de deux euros répondrait aux besoins des Safer. Leur mission de service public devrait être financée comme telle.

M. Victorin Lurel. - Merci pour votre présence et vos précieuses informations. Pour la bonne forme, j'informe mes collègues que j'ai jadis été directeur de chambre d'agriculture et que j'ai créé plusieurs des 38 GFA de Guadeloupe, dont le premier.

Mes questions seront franches. J'espère qu'elles ne vous heurteront pas.

La première porte sur l'utilité des Safer aujourd'hui face aux EPF. L'indépendance des Safer justifie-t-elle l'introduction d'une taxe de même nature que celle des EPF ? Comme vous l'avez dit, une dépendance des Safer à l'égard des collectivités locales s'est instaurée. On peut imaginer les conséquences en matière d'indépendance, de préemption, de notification, de moyens, etc.

Vous avez évoqué le rôle de régulation des Safer. Or, selon les chiffres que vous nous avez communiqués, seules 14 préemptions ont été proposées sur les 1 104 notifications de 2019. En 2018, le prix moyen à l'hectare s'élevait à 238 000 euros. Aujourd'hui, il s'est réduit à 141 642 euros sur un marché très restreint. Dans ce contexte, régulez-vous réellement les prix ? Quelles préemptions avez-vous effectivement réalisées ? Disposez-vous des moyens nécessaires pour les assumer ?

Je m'interroge ensuite sur la nature juridique des Safer. Combien de Safer disposent-elles de présidents ? Comment la gouvernance est-elle assurée ? Certains rapports ont remis en question la gestion de Safer, leur efficacité et leur coût. Ce type d'instrument est-il aujourd'hui nécessaire à la régulation du foncier ? Convient-il de leur donner des moyens supplémentaires ? Selon quelles modalités ?

Concernant vos perspectives, je pense que les cultures traditionnelles de la banane et de la canne à sucre disparaîtront à plus ou moins long terme, faute de compétitivité. Dans ce contexte, quel est aujourd'hui le bilan de la troisième réforme foncière ? Sur les 12 000 hectares achetés par l'État dans le cadre du plan Mauroy, 7 500 à 8 000 hectares ont été distribués. Que fait-on des 1 700 hectares restants aujourd'hui sur le solde de 4 000 à 4 500 ? Certaines solutions innovantes sont certes mises en oeuvre. Certains terrains sont vendus, apparemment pour l'artificialisation, mais à quel prix ? La possession d'un stock vous permettrait peut-être de réguler à la fois le prix du foncier et celui de l'urbanisable.

Par ailleurs, quelle est l'articulation entre la loi SRU et la CDPENAF ? La loi SRU contraint les collectivités à disposer de logements sociaux. Elles sont pénalisées financièrement lorsqu'elles n'atteignent pas les objectifs fixés en la matière. Or, elles disposent par ailleurs d'une « surface agricole utile » qu'elles ne peuvent plus déclasser. En effet, un avis conforme de la CDPENAF est exigé, alors que seul un avis simple est demandé en métropole. Comment vivez-vous cette contradiction entre les obligations de mettre des terrains à disposition pour construire des logements sociaux et les objectifs de préservation d'un foncier agricole de bonne qualité ?

Concernant la réforme foncière elle-même, quelle est la situation aujourd'hui alors que 60 % des parts sont détenues par la société d'épargne foncière agricole de la Guadeloupe (SEFAG) et 40 % par les GFA ? Tout d'abord, près de 10 millions d'euros de créances sont impayés. Ensuite, la mise en propriété collective de 8 000 hectares via les GFA partait d'une bonne idée. La surface moyenne des exploitations se situait entre dix et quinze hectares. Elle devait être consacrée à la canne à sucre à hauteur de 60 %, le reste à la diversification, végétale et animale. Or, aujourd'hui, beaucoup d'agriculteurs ne paient pas leur loyer, n'exploitent plus et sous-louent à des travailleurs étrangers, généralement haïtiens. Aussi, ne faut-il pas repenser cette réforme foncière ? Les Safer en ont-elles les moyens ? À mon sens, une mise à plat se révèle nécessaire. Les mêmes considérations s'appliquent à l'EPF. Tôt ou tard, il sera confronté à des difficultés financières. En effet, les collectivités ne peuvent pas rembourser. Les EPF sont victimes de leur succès et d'un manque d'anticipation.

J'aurais bien d'autres questions sur l'orientation agricole, les PLU et l'absence d'agence d'urbanisme dans les collectivités, le temps nécessaire pour modifier ou geler le foncier, etc. Par ailleurs, le réalisme conduit à viser une certaine autonomie alimentaire plutôt que l'autosuffisance. L'État a fixé pour 2030 des objectifs inatteignables en matière de ZAN. Une réflexion pragmatique s'impose. Les outils doivent être revus, tout comme la CDPENAF. En effet, les demandes de déclassement émanent des agriculteurs eux-mêmes, d'autant plus que le principe de non-compensation, imposé par le Conseil d'État, s'avère impraticable.

Je m'arrête là. Nous pourrons peut-être discuter de ces points de manière plus approfondie à l'occasion du rapport. En résumé, mes questions portent sur la régulation, la gestion, l'avenir et les moyens pour que les Safer restent un outil utile au service d'une politique agricole familiale.

M. Emmanuel Hyest. - La fin de votre propos, Monsieur le sénateur, démontre tout l'intérêt de la CDPENAF. La pression des intérêts particuliers est forte et ce n'est pas une raison pour laisser faire. En outre-mer, l'écart entre le prix du foncier agricole et celui de ses autres destinations est plus important qu'ailleurs. Il va de 1 à 800. Plus que jamais, la protection du foncier agricole s'avère indispensable a fortiori dans les territoires très contraints. L'enjeu est majeur.

Un placement des Safer sous le contrôle des EPF a été envisagé il y a quelques années. Heureusement, l'opération ne s'est pas concrétisée. De fait, la spécificité agricole des Safer les met au service de l'intérêt général. Alors que les contentieux liés au foncier représentent 70 % du total à l'échelle mondiale, ils sont presque inexistants dans notre pays depuis une soixantaine d'années. En effet, les collectivités locales et le monde agricole ont compris que les Safer regardent le territoire à travers un prisme agricole. Les EPF ne disposent pas de la même capacité. En effet, leur rôle consiste à dégager des terrains destinés à l'urbanisme. La différence est majeure. En revanche, nous sommes complémentaires. Cette complémentarité a d'ailleurs été inscrite dans la loi, sous le ministère de Mme Cécile Duflot. De nombreuses conventions sont conclues entre EPF, Safer et Régions. Elles permettent de conduire et de financer des opérations conjointes sur des enjeux mixtes.

Quant à la réforme foncière de la Guadeloupe, elle requiert du courage politique. Il importe de contraindre les locataires à payer leur loyer. La sous-location est intolérable, face à l'enjeu de développement que représente l'installation de jeunes agriculteurs. La loi doit s'appliquer ; en l'occurrence, le statut du fermage prévoit la perte du bail rural en cas de sous-location. Cette situation est spécifique à la Guadeloupe. À La Réunion, des GFA ont été constitués, les contraintes sont identiques, mais globalement les agriculteurs paient leur loyer.

M. Victorin Lurel. - Je me permets d'intervenir. J'ai lu dans votre rapport une nouvelle orientation relative à la vente en pleine propriété. Certes, les problèmes de comportement et de responsabilité ne peuvent être niés. Le laisser-faire constitue une vraie dérive. Pour autant, la transformation d'une propriété collective en propriété individuelle crée d'autres difficultés. Les deux premières réformes foncières se sont traduites en urbanisation. Il importe de maintenir le caractère collectif, mais assorti d'une gestion efficace. Pour cette raison, je vous interrogeais sur le type de gouvernance des Safer et leurs moyens d'intervention sur le foncier, comme le nombre de conseillers, d'agents, etc.

M. Emmanuel Hyest. - Les Safer sont des sociétés anonymes à but non lucratif. Leurs dirigeants sont des présidents-directeurs généraux. Juridiquement, tous les présidents de Safer sont des mandataires sociaux et sont responsables, y compris sur leurs biens propres. Néanmoins, un financement pérenne est nécessaire pour que les Safer d'outre-mer assurent leur mission. Les moyens financiers permettent de mettre en oeuvre des moyens humains. Toutefois, les Safer ne disposent pas de pouvoir de police. Elles peuvent alerter, mais l'action revient ensuite au pouvoir politique ou à la justice. Face à un fort enjeu de développement local, il est anormal que certains profitent du système pour percevoir des revenus qui ne leur sont pas destinés.

M. Victorin Lurel. - Les GFA ont probablement le dernier mot dans les assemblées générales. Ils devraient pouvoir intervenir. Cela fonctionne à La Réunion.

M. Emmanuel Hyest. - C'est un réel enjeu, propre à la Guadeloupe. Il conviendrait à mon sens que le rapport en fasse état.

M. Rodrigue Trèfle. - J'interviendrai sur plusieurs points, en commençant par les préemptions. Grâce à l'action de la Safer, les prix commencent à diminuer. Un hectare coûte cependant plus de 200 000 euros. Concernant les 65 notifications, la Safer a estimé le prix trop élevé et a indiqué acheter à un prix inférieur. Pour autant, la loi autorise le vendeur à retirer son bien de la vente dans un délai de six mois. De fait, il le retire dans la majorité des cas. Même en cas d'accord sur le prix, il s'avère souvent nécessaire d'aller en justice pour obliger le notaire à rédiger l'acte. Les pratiques déplorables se sont multipliées en Guadeloupe. Dans les faits, rien n'empêchait l'acheteur d'un terrain agricole de faire construire une grande villa avec piscine. Les maires n'intervenaient pas. La CDPENAF s'inscrit contre ces pratiques. Les demandes de permis de construire constituent un barrage efficace. Pour déposer un permis sur un terrain agricole, il faut en effet être agriculteur, présenter une déclaration de surface et justifier que l'activité agricole nécessite d'habiter sur l'exploitation.

En deuxième lieu, la Safer supporte encore le poids du foncier acquis lors de la réforme. En effet, la mise en place de la réforme a pris beaucoup de temps. Il a fallu avancer de l'argent aux agriculteurs qui souhaitaient s'installer et porter une partie des 40 % des parts dans les GFA. Les organismes financiers n'interviennent pas comme en métropole. De plus, les GFA sont gérés par la chambre d'agriculture. Ses représentants sont tentés de faire plaisir à leurs pairs qui sont aussi leurs électeurs. Dans ce contexte, la dette de fermage n'a cessé d'augmenter. Aujourd'hui, la part de la Safer dans les 40 % de parts sociales des agriculteurs s'élève à environ 700 000 euros. La Safer porte également les 60 % de parts de la SEFAG. Or, les fermages ne sont pas payés. Un audit de la Direction générale des finances et des affaires générales (DGFAG) a été présenté en juin 2022. Il souligne le laxisme criant de la gérance des GFA, assurée par le président de chambre. En l'absence de mesure, la Safer ne pourra jamais répondre à l'attente des collectivités qui souhaitent mettre le foncier à disposition de ceux qui le travaillent. La Safer ne pourra agir seule. Il suffit d'une volonté politique. En l'état, elle subit une triple peine : elle a mis en place la réforme, non sans mal ; elle a porté les parts sociales de ceux qui ne pouvaient pas payer ; aujourd'hui, elle se trouve face à 8,5 millions d'euros d'impayés. Les collectivités et l'État doivent intervenir. Notre conseil d'administration a donc décidé d'attirer l'attention des deux collectivités sur la question pour leur demander d'agir. Depuis l'audit de la DGFAG, nous avons demandé des explications au gérant de la GFA. Il n'a jamais honoré ses rendez-vous. L'objectif est d'arriver à mettre le foncier agricole à la disposition de ceux qui le travaillent.

M. Victorin Lurel. - Le Crédit Agricole est-il majoritaire au sein de la SEFAG ?

M. Rodrigue Trèfle. - Non, il détient 25 % des parts. La Safer est le premier actionnaire, suivie du département, puis du Crédit Agricole.

Je souhaite répondre également à l'interrogation concernant la vente de terres en pleine propriété. Je rappelle que les terrains mis en propriété collective étaient des terrains plats et mécanisables. Or, nous avons aujourd'hui en portefeuille des terrains vallonnés qui ne peuvent être exploités à moindre coût. De plus, les évolutions législatives empêchent désormais toute revente pendant quinze ans si la Safer n'est pas sollicitée. De son côté, la CDPENAF s'opposerait à toute transformation en lotissement. En outre, la valorisation agronomique de ces terrains est faible. Leur intégration dans les GFA serait difficile. Par conséquent, nous avons choisi de privilégier l'accès en pleine propriété au bénéfice d'agriculteurs jeunes et formés.

Enfin, nous avons en stock du foncier classé en terrain boisé. Nous avions conclu une convention avec le conseil départemental afin d'acquérir et de protéger ces terrains. La Safer les supporte pour le compte de la collectivité, mais telle n'est pas sa vocation. Nous espérons pouvoir les céder un jour au Département.

M. Emmanuel Hyest. - Je reviens sur la régulation. La Guadeloupe constitue une exception. En Martinique ou à La Réunion, les prix sont proches de ceux du territoire national. L'écart varie de 5 000 à 15 000 euros l'hectare, en fonction de la qualité des sols, de l'emplacement, des possibilités de spéculation, etc. Les prix guadeloupéens sont révélateurs d'une situation très dégradée, dans laquelle la Safer ne pouvait pas intervenir il y a quelques années, faute de moyens financiers. La situation est aujourd'hui différente.

Par ailleurs, le droit de préemption régule le prix, même lorsque la Safer ne l'exerce pas concrètement. Les représentants de la propriété privée le lui reprochent régulièrement. De fait, les prix du foncier agricole en France sont inférieurs à ceux constatés en Europe. Cela procure à l'agriculture française un réel avantage compétitif.

M. Victorin Lurel. - Auparavant, le prix du foncier était lié à celui des locations. Ainsi, certains arrêtés préfectoraux concernant la culture de la banane ou de la canne sont encore en vigueur. Or, il semble que les loyers eux-mêmes ont explosé. Les barèmes fixés par arrêté préfectoral ne sont plus respectés. Une déconnexion s'opère entre le marché agricole régulé et les loyers effectifs. Sans aller jusqu'à administrer ou geler le marché du foncier, il conviendrait peut-être de renforcer les moyens législatifs dans certains domaines pour se doter de moyens de régulation.

M. Emmanuel Hyest. - En l'occurrence, ces pratiques relèvent de l'usage, mais sont illégales.

M. Victorin Lurel. - Il en va de même des « dessous de table » en liquide. Il est donc nécessaire de repenser tout le dispositif en vue d'une plus grande efficacité dans un petit territoire où les terrains agricoles sont rares.

Mme Victoire Jasmin. - L'irrigation a été évoquée rapidement. Je souhaite mentionner une opération innovante réalisée par de jeunes Guadeloupéens. Ils ont mis en place une application qui permet de déclencher l'irrigation en fonction du taux d'humidité. Il convient de signaler une telle initiative dans le contexte actuel.

Par ailleurs, quelle est la situation de Marie-Galante et des autres îles de l'archipel ?

Je souhaiterais également savoir comment vous appréhendez les relations entre les Safer et le service des Domaines.

M. Rodrigue Trèfle. - La Direction régionale des finances publiques (DRFIP) est partie prenante des instances dirigeantes des Safer. Nous travaillons de façon étroite avec les Domaines.

Marie-Galante présente beaucoup de spécificités. Pour des raisons historiques, la majeure partie du foncier agricole appartient à la collectivité départementale. Elle a racheté les terres de l'usine sucrière locale qui a connu beaucoup de déboires. La situation inquiète la Safer : la production cannière chute, les exploitants sont plus âgés que dans le reste de la Guadeloupe et les jeunes quittent l'île. Il devient urgent de remettre en production les terres en friche afin d'alimenter la seule usine sucrière de Marie-Galante. Cela étant, l'île a la chance de disposer de terres. De plus, les sols ne sont pas contaminés par la chlordécone. Il s'agit donc d'un levier potentiel pour augmenter la production en Guadeloupe.

Depuis quelques années, l'alimentation représente une réelle difficulté. Il a fallu ponctionner une partie de l'eau destinée à l'irrigation de Grande-Terre pour répondre aux besoins de la population. L'agriculture manque d'eau et les coupures sont de plus en plus longues.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je souhaite informer Robert Catherine que nous nous déplacerons à la Martinique du 16 au 20 avril. Les suggestions pour notre programme sur place seront d'une grande utilité.

M. Stéphane Artano, président. - Pour conclure cette audition, nous vous remercions de la qualité de vos interventions et des précisions que vous nous avez apportées. Nous vous rappelons qu'un questionnaire vous a été adressé. Au-delà de vos rapports d'activité, nous serons intéressés par toute communication ou proposition susceptible d'éclairer nos rapporteurs.

M. Emmanuel Hyest. - Chaque année, nous organisons une conférence de presse avec les services de l'État. Nous y mettons en avant le prix des terres en France. Les départements d'outre-mer feront l'objet d'un focus particulier. Vous recevrez tous une invitation à cette conférence.

Jeudi 23 mars 2023

Table ronde sur la situation à Mayotte

Mme Micheline Jacques, présidente. - J'ai l'honneur de remplacer aujourd'hui le président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser car il est actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il participe à nos travaux en visioconférence.

Dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, la Délégation sénatoriale aux outre-mer organise ce matin une table ronde dédiée à Mayotte.

En effet, après une première audition avec la Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer), le 2 mars dernier, nos rapporteurs Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, ont souhaité aborder la situation à Mayotte qui a la particularité de ne pas avoir de Safer.

Le président de la FNSafer, M. Emmanuel Hyest, nous a aussi annoncé qu'il se rendrait prochainement sur l'île afin d'écouter les acteurs locaux à ce sujet.

Pour dresser le panorama de la situation à Mayotte, nous allons entendre à tour de rôle ce matin :

- le conseil départemental, qui en l'absence de M. Ben Issa Ousseni, sera représenté par son chef de cabinet M. Mouhamadi Assani ;

- la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt de Mayotte (DAAF) représentée par M. Philippe Gout, son directeur, qui est accompagné de M. Bastien Chalagiraud, directeur adjoint ;

- l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) représenté par M. Yves-Michel Daunar, directeur général, qui est accompagné de M. David Vancauteren, directeur du pôle stratégie agricole ;

- la chambre de l'agriculture, de la pêche et de l'aquaculture de Mayotte (CAPAM) représenté par son directeur, M. Stéphane Allard ;

- la Fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE), représentée par M. Naïlane-Attoumane Attibou, secrétaire général ;

- le Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, représenté par M. Soumaila Moeva, président, qui est accompagné de Martin Khuu, coordinateur ;

- et enfin la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique, représentée par Mme Karine Nouvel, directrice générale, et M. Yohan Auffret, directeur adjoint ; cet organisme gère la protection sociale des exploitants agricoles et de leurs familles depuis 2015.

Dans un premier temps, je vous demanderai dans votre propos liminaire de pointer les éléments principaux caractérisant selon vous le foncier agricole mahorais, puis les rapporteurs interviendront pour des précisions complémentaires sur la base du questionnaire qu'ils vous ont adressé. Enfin, je donnerai la parole à nos autres collègues.

M. Mouhamadi Assani, chef de cabinet du président du conseil départemental de Mayotte. - Le président a un empêchement de dernière minute qui ne lui permet pas de participer à cette table ronde. Je prends donc la main en compagnie de M. Enfanne Haffidou, directeur général adjoint en charge du développement économique et de M. Saitu Said-Haldi, directeur de l'agriculture, des ressources terrestres et maritimes.

M. Enfanne Haffidou, directeur général adjoint en charge du développement économique du conseil départemental de Mayotte. - Avant de vous présenter les actions du département dans le domaine agricole, nous vous communiquons quelques chiffres pour vous permettre de mieux comprendre le contexte de notre département.

La superficie agricole utile est estimée à 20 000 hectares. Elle est composée de terres arables, qui accueillent des cultures maraîchères, vivrières, fourragères, d'arbres fruitiers, de vanille et de café, de surfaces toujours en herbe sous les cocotiers et de surfaces en jachère. Elle n'inclut pas la forêt. Il est difficile d'apprécier l'évolution exacte de la superficie mahoraise car l'observatoire mahorais n'est pas suffisamment alimenté en données.

Le foncier agricole mahorais est détenu à 60 % par le conseil départemental, à 30 % par des particuliers et à 10 % par l'État.

Le problème structurel de l'indivision successorale n'est toujours pas résolu et empêche tout déploiement d'actions en matière agricole.

M. Philippe Gout, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt de Mayotte (DAAF). - Nous vous remercions de nous avoir associés à cette table ronde. Le foncier agricole est au coeur de nos préoccupations. L'ensemble des services locaux de l'État s'est approprié cette question sous le prisme du développement d'une agriculture professionnelle au service d'une ambition de souveraineté alimentaire du territoire. C'est dans cette optique que nous abordons, au niveau du ministère de l'agriculture, la question du foncier, dont on a coutume de dire à Mayotte qu'il est rare. Tous les collègues qui sont autour de cette table ronde virtuelle pourront en témoigner.

Cependant, si la question de la rareté du foncier est récurrente à Mayotte, c'est à travers le prisme d'un foncier disponible pour le déploiement et la mise en oeuvre d'une politique publique que nous souhaitons aborder le sujet.

Le foncier agricole existe, nous y reviendrons quand nous aborderons sa superficie. Notre préoccupation est de pouvoir disposer d'un foncier disponible et sécurisé, au sens de la propriété foncière. C'est un enjeu important à Mayotte, que le sénateur Thani Mohamed Soilihi connaît parfaitement, et qui parfois entrave la capacité de certains acteurs à s'investir dans une activité professionnelle sur le territoire.

Je prends quelques instants pour revenir sur la démarche que nous avons conduite depuis quelques années en matière de foncier, dans un environnement qui évolue très rapidement, ce qui est particulièrement éclairant.

À la demande du préfet de Mayotte, nous avons lancé en 2019 les états généraux de l'agriculture en y associant les parlementaires, le président du conseil départemental, la chambre d'agriculture et l'ensemble des acteurs du territoire autour de 3 thématiques identifiées comme prioritaires : les marchés informels, l'eau et le foncier agricole. Nous nous étions donnés comme ambition de construire des solutions de terrain, pragmatiques et opérationnelles.

Sur le foncier, nous avions recensé des enjeux de sanctuarisation de surfaces significatives de terres agricoles au profit de la mise en oeuvre d'une agriculture professionnelle, la régularisation de l'occupation foncière des agriculteurs professionnels et l'installation.

Parmi les actions validées, je peux citer la mise en place de la réglementation des baux ruraux et donc la sécurisation des conditions juridiques de mise à disposition du foncier de l'État et du conseil départemental, la conduite d'opérations de régularisation du foncier départemental, la conduite d'une opération d'installation sur un titre appartenant au foncier privé de l'État, des opérations de zones agricoles expérimentales, conduites par l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte, le renforcement du point accueil installation (PAI) sur le territoire et enfin une réflexion pour sécuriser les exploitations agricoles, en permettant notamment aux agriculteurs de vivre sur leur exploitation.

Vous constatez que, dès 2019-2020, ces sujets importants ont été traités. Le sénateur Thani Mohamed Soilihi a beaucoup oeuvré à la mise en oeuvre de ces préconisations. Si le sujet est important et complexe, des avancées très significatives ont été accomplies dans le domaine du foncier en seulement quelques années. Les acteurs locaux se sont approprié cette question.

M. Saitu Said-Haldi, directeur de l'agriculture, des ressources terrestres et maritimes du conseil départemental de Mayotte. - Comme M. Enfanne Haffidou, nous observons que la plupart des parcelles sont en indivision et que des travaux sont en cours pour que les propriétaires puissent obtenir un titre de propriété.

Le foncier agricole mahorais est en majorité valorisé dans un modèle intensif de monoculture commerciale, notamment de manioc et de bananes, mais aussi dans un modèle d'autoconsommation.

L'agriculture familiale reste dominante, souvent sur de petites exploitations de moins d'un hectare. L'agriculture traditionnelle cohabite donc avec l'agriculture commerciale.

La superficie réellement cultivée est de 7 000 hectares. Les fruits sont cultivés sur 3 700 hectares, les légumes sur 1 500 hectares, les superficies restantes accueillant des cultures de féculents, bananes vertes et manioc.

Pour protéger et valoriser le foncier agricole, le conseil départemental mène de nombreuses actions, souvent en partenariat avec les différentes institutions de développement agricole.

Une grande partie des parcelles agricoles sont occupées de manière irrégulière, par des agriculteurs ou par d'autres personnes pour des activités non agricoles. Une des grandes difficultés du département est d'agir pour mettre ces parcelles à la disposition des agriculteurs. Le conseil départemental répertorie tous les agriculteurs qui exploitent les parcelles agricoles dont il est propriétaire pour identifier ceux qui souhaitent se professionnaliser et les accompagner. Les parcelles de ceux qui sont plus âgés ou qui ne veulent pas se professionnaliser seront proposées à de jeunes agriculteurs ou à des professionnels.

Le département possède aussi des parcelles de très grande taille. Il envisage de les morceler, de les viabiliser en facilitant l'accès à l'eau et en réhabilitant les pistes agricoles et de proposer des baux à des agriculteurs professionnels. Parmi les atouts dont dispose le territoire, beaucoup de jeunes agriculteurs souhaitent s'installer.

L'autosuffisance alimentaire est un objectif atteignable. L'île est presque autosuffisante en féculents et en fruits et légumes. En revanche, sur d'autres filières, l'autosuffisance semble difficile à atteindre, notamment parce que la taille moyenne des parcelles est de 1 hectare.

Par ailleurs, une grande partie de la production est détruite par les lémuriens et les roussettes, et les agriculteurs sont confrontés à des vols. Le conseil départemental réfléchit à un plan de protection des exploitations agricoles et à l'identification des animaux d'élevage avec des puces électroniques. C'est une opération coûteuse et il envisage de doter quelques animaux par exploitation.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour vos propos très éclairants et je redonne la parole à M. Philippe Gout.

M. Philippe Gout. - Nous avons bien identifié le foncier comme un défi à relever, de nombreuses actions ont été entreprises pour apporter des solutions à cette problématique qui sera sans doute évoquée par l'ensemble des participants à cette table ronde.

Notre angle d'attaque est de disposer d'un foncier disponible et non d'un foncier occupé, pour déployer une stratégie d'installation, en vue de la souveraineté alimentaire du territoire, qui est la colonne vertébrale de notre action.

À ce titre, l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) a pour mission d'aménager et d'équiper le foncier agricole de l'État. Ce foncier est aujourd'hui occupé par des personnes qui exercent une double activité. La difficulté est de conjuguer l'occupation longue de ce foncier avec la stratégie de l'État pour la souveraineté alimentaire de l'île.

Si le conseil départemental est le premier propriétaire foncier du territoire, l'État dispose d'un peu plus de 700 hectares de foncier agricole. Ces propriétés de l'État dont la détention est juridiquement sécurisée doivent servir de démonstrateur d'une politique de souveraineté alimentaire.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie et je donne la parole au directeur général de l'EPFAM.

M. Yves-Michel Daunar, directeur général de l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM). - L'EPFAM a été créé en juin 2017 et a commencé à exercer son droit de préemption en octobre 2019. S'il n'y a effectivement pas de Safer à Mayotte, l'article L.189-41 du code rural indique que les missions des Safer sont exercées par l'EPFAM, notamment en termes d'acquisitions foncières, de régulation des prix du foncier. L'établissement veille aussi à éviter le mitage et le morcellement du foncier agricole.

En matière d'aménagement agricole, nous travaillons avec la commune de Bandrélé sur l'aménagement de son pôle agricole, avec l'État sur l'aménagement d'une parcelle de 56 hectares. L'objectif est de travailler de manière expérimentale et de voir comment les méthodes peuvent être déclinées à l'échelle du territoire. Nous prenons en compte l'hydraulique agricole dans ces aménagements et nous cherchons à identifier des circuits courts et à mettre en place des fermes urbaines.

Enfin, nous accompagnons l'installation d'agriculteurs, notamment sur le foncier maîtrisé par l'établissement mais aussi dans le développement d'une agriculture biologique.

En termes d'organisation, nous disposons d'un pôle dédié doté de 7 ETP. Les décisions de l'établissement sont prises après avis de la commission départementale ad hoc, comme le prévoit le code rural, et dont la composition est basée sur celle des conseils d'administration des Safer. L'objectif est d'associer les professionnels de l'agriculture aux décisions qui sont prises sur le territoire, notamment en matière de préemption. Nous pouvons aussi réaliser des acquisitions amiables, les dernières propositions reçues portant sur 250 hectares.

En termes de préemption, nous avons reçu, depuis 2019, 714 déclarations d'intention, portant sur 233 hectares de foncier, avec un prix moyen de 22,78 euros par m2. En 2022, les prix ont atteint environ 30 euros. De nombreuses transactions portent sur de petites parcelles, 85 % couvrant moins de 5 000 m2. C'est pourtant la surface minimum permettant à un maraîcher de vivre. 65 % des parcelles couvrent moins de 1 000 m2, pour une surface médiane de 550 m2. Par conséquent, la majorité des petites parcelles qui sont mises sur le marché n'ont pas une vocation agricole.

La commission départementale nous demande d'intervenir de façon systématique en préemption sur les petites parcelles, ce qui n'est pas sans conséquences sur l'ambiance sociale du territoire. On nous annonce parfois des prix à 40 euros pour que nous ne préemptions pas les parcelles. Par ailleurs, nous ne préemptons pas quand l'achat est réalisé par un agriculteur déclaré. Nous voyons également apparaître des montages avec des sociétés écran à vocation agricole pour échapper à la préemption mais nous sommes très vigilants.

Le foncier est relativement onéreux. L'EPFAM a installé 18agriculteurs sur les terres dont il est propriétaire, après avoir évalué leur vocation à devenir des agriculteurs professionnels. Si les personnes présentes sur le foncier ne souhaitent pas devenir agriculteurs professionnels, l'établissement les indemnise et installe de nouveaux propriétaires. Certaines personnes disposent parfois d'un titre de propriété qui n'a pas été enregistré, ce qui génère des conflits.

L'établissement loue le foncier dont il est propriétaire environ 1 200 euros par hectare et par an, pour un prix d'achat moyen de 120 000 euros. Il ne pourra donc couvrir le prix d'achat qu'après 100 ans de location.

L'objectif de l'établissement est de permettre aux agriculteurs de s'installer dans de bonnes conditions. Nous les accompagnons également dans l'élaboration de leurs bilans prévisionnels, dans la recherche de financements auprès du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ou des banques. Deux agriculteurs sont enfin financés par des banques de la place et vont débuter leur exploitation, alors qu'un autre va racheter les terres qu'il exploite à l'établissement.

Je rappelle que notre première acquisition en 2019 concernait une exploitation de 5 hectares que l'ancien propriétaire n'arrivait pas à vendre et qu'il commençait à démembrer, alors qu'elle disposait de serres et de réseaux hydrauliques. Nous sommes intervenus pour la maintenir dans l'espace agricole mahorais.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces propos très éclairants. Je donne la parole à M. Naïlane-Attoumane Attibou.

M. Naïlane-Attoumane Attibou, secrétaire général de la Fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE). - Je vous remercie pour votre invitation. Je tiens à préciser ce que nous entendons par agriculteur et par cultivateur car les définitions ne sont pas toujours les mêmes. La plupart des Mahorais cultivent des champs qui se transmettent de génération en génération, pas forcément de manière officielle. Cependant, la pratique coutumière consacre l'appartenance de tel terrain à telle famille. Par ailleurs, une partie du foncier agricole est cultivée dans des espaces naturels sensibles, dans des espaces protégés qui parfois bénéficient de subventions publiques.

Des terres agricoles sont aussi situées dans des zones agroforestières extrêmement sensibles et leur exploitation n'est pas compatible avec la réglementation des milieux agricoles protégés. Alors que l'île est confrontée à une crise de l'eau, il y a des champs à proximité directe des périmètres des zones de captages, pourtant protégées. Cette situation se traduit par une pollution diffuse et fait peser un risque sur la sécurité alimentaire en matière d'eau.

Les parcelles sont souvent en indivision et sont occupées et exploitées par des personnes qui n'en sont pas propriétaires.

La réglementation appliquée à Mayotte n'est pas toujours cohérente avec la superficie du territoire. Les normes métropolitaines ne sont pas adaptées à l'île. Par exemple, le code forestier autorise le déboisement de parcelles dans la limite de 4 hectares mais cette superficie est très importante sur un territoire de 375 km2. Les pratiques agricoles ne sont pas suffisamment encadrées alors que la densification de la population renforce le besoin d'encadrer le foncier agricole. Même s'il appartient à l'État ou au département, ces acteurs ne maîtrisent pas forcément ce qui se passe sur le terrain. Les terres sont souvent exploitées par des squatteurs. Il est important d'intégrer cette réalité du territoire et de maîtriser réellement le foncier agricole et le foncier protégé.

J'attire votre attention sur le décalage entre ce qui est officiel et ce qui se passe au quotidien sur le terrain. Nous payons cet écart en termes de biodiversité, de ressource en eau, de diversité des espèces et des espaces.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Je donne la parole à M. Soumaila Moeva.

M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte. - Je rappelle que 43 % des agriculteurs mahorais ont plus de 60 ans et 10 % ont moins de 40 ans. Si le vieillissement de la population agricole est une problématique nationale, celle-ci est accentuée à Mayotte par le maintien d'une agriculture non professionnelle qui freine l'installation et le développement des filières.

Je rappelle que les aides de la PAC ne sont soumises à aucune restriction d'âge, de type d'activité ou de maîtrise foncière.

Le territoire souffre aussi d'un manque d'incitations financières à la transmission. Les aînés sont contraints de conserver le foncier agricole car ils ne peuvent pas partir en retraite. Par conséquent, les jeunes agriculteurs ont du mal à trouver du foncier.

Par ailleurs, des personnes, en situation régulière ou non, pratiquent une agriculture avec des méthodes peu conventionnelles, en utilisant des produits phytosanitaires interdits en France, qui entrent dans la chaîne alimentaire.

Sur les 15 premiers diplômés du brevet professionnel de responsable agricole (BPRA) à Mayotte, seuls 6 disposent d'un foncier leur permettant de s'installer et de bénéficier du soutien de l'Union européenne. Les 9 autres sont confrontés à un parcours du combattant pour trouver du foncier.

94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressés au point accueil installation (PAI) et cherchent du foncier agricole. Ils mettent entre 3 et 5 ans pour trouver des terres, certains abandonnent. Cette situation maintient des agriculteurs compétents et diplômés dans une situation de semi-professionnalisation. Ils sont contraints d'exploiter des terres sans bail ou titre, sans possibilité d'investir, ou de trouver un emploi alimentaire. Faute d'une politique forte sur le foncier agricole, c'est la réalité à laquelle sont confrontés les jeunes agriculteurs mahorais.

Sur la maîtrise foncière, le syndicat porte plusieurs propositions.

Sur les terres du conseil départemental en zone agricole faisant l'objet de revendications au nom de l'occupation coutumière, le syndicat demande qu'un critère de portage de projet agricole soit rendu obligatoire, à savoir le passage par le PAI, une formation à l'agriculture et la rédaction d'un projet agricole. Sans mise en place d'une telle mesure, les terrains sont voués à se diviser et, à terme, à s'ajouter à la dynamique d'urbanisation sauvage. Sur les terres du conseil départemental en zone agricole (zone A) ne faisant pas l'objet de revendications au nom de l'occupation coutumière, le syndicat réclame une interdiction de cession ou de location à des personnes non agricoles.

Sur les terrains privés en zone A ou en zone N, le syndicat revendique l'application de l'article L.181-31 du code rural et de la pêche maritime, et demande la mise en place effective des recommandations du précédent rapport sénatorial, sur la réactivation d'une commission consultative des baux ruraux et la création de groupes fonciers agricoles, qui sont des éléments essentiels du développement du fermage sur le territoire. Aujourd'hui, seuls 1 % des exploitants louent leurs terres.

Par ailleurs, le syndicat demande la mise en place d'une politique de valorisation des terres incultes ou en friche par l'EPFAM avec un soutien du département, sur le modèle de ce qui a été mis en place à La Réunion.

Sur les terrains du conseil départemental et de l'EPFAM mis en location, le syndicat demande que l'implantation du logement principal sur l'exploitation soit facilitée, ce qui limiterait les vols, ainsi que la mise en place de villages agricoles. En effet, les parcelles louées aux agriculteurs sont souvent dépourvues d'infrastructures. La création de villages agricoles permettrait de viabiliser des parcelles à fort potentiel agricole.

Enfin, dans l'optique d'encourager la transmission et réduire la rétention des terres agricoles, il est nécessaire de réformer les conditions d'attribution de la PAC, tout en assurant un revenu aux agriculteurs retraités, avec la mise en place d'un minimum retraite couplé à des aides à la transmission versées par le département. En effet, ouvrir l'ensemble des terres privées au fermage permettrait d'augmenter rapidement et de façon significative les installations de nouveaux agriculteurs, notamment des jeunes agriculteurs.

Sans initiative forte sur une meilleure maîtrise du foncier agricole, l'agriculture mahoraise est vouée à l'échec. Le syndicat est convaincu que les agriculteurs professionnels, en particulier les jeunes, présents sur leur exploitation, usant de techniques raisonnées, voire biologiques, entretenant les cours d'eau et leurs terrains, sont aujourd'hui les plus à même d'assurer la préservation et le développement de l'agriculture à Mayotte.

Il faut donc nous encourager, en facilitant notre installation sur des terres accessibles et sécurisées.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie infiniment pour toutes ces précisions. Je rappelle que nous sommes preneurs des contributions écrites de tous les intervenants pour nourrir nos travaux.

Je donne la parole à M. Stéphane Allard.

M. Stéphane Allard, directeur de la chambre de l'agriculture, de la pêche et de l'aquaculture de Mayotte (CAPAM). - J'ai écouté l'ensemble des interventions et je partage le constat général sur les difficultés d'accès au foncier pour les agriculteurs qui veulent s'installer. Ces difficultés sont aussi liées à l'histoire. En effet, nous sommes missionnés par le conseil départemental pour développer le fermage mais ce système ne fonctionne pas du tout à Mayotte, ce qui bloque le développement de l'agriculture. Les exploitations ont une taille moyenne de 1,4 hectare, ce qui est peu, et beaucoup restent sur la culture vivrière.

Une des solutions serait que le conseil départemental et l'État mettent en place le fermage pour les jeunes agriculteurs, qui disposeront d'un SIRET et qui seront inscrits à la MSA. Il existe un potentiel de foncier mais il n'est pas utilisé.

Enfin, il existe des terres agricoles, par exemple en Tanzanie, disponibles à la location. Pour nourrir la population de Mayotte, on pourrait envisager un développement de l'approvisionnement régional et des investissements d'agriculteurs mahorais en Tanzanie. Une telle approche résoudrait les problèmes d'approvisionnements de Mayotte en produits agricoles frais, de qualité et locaux. Mayotte importe 60 % de son alimentation de métropole, 15 % du Brésil, 5 % d'Argentine et d'Afrique du Sud. Des solutions locales existent, sans doute à Madagascar ou à La Réunion.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention. Nous terminons ce tour de table avec Mme Karine Nouvel de la Mutualité sociale agricole (MSA).

Mme Karine Nouvel, directrice générale de la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique. - La MSA d'Armorique couvre les populations agricoles du Finistère et des Côtes d'Armor et a la charge de la gestion de la protection sociale des agriculteurs mahorais depuis le 1er janvier 2015. Depuis cette date, ils ont obtenu un statut qui leur permet de bénéficier d'une protection sociale. Sur le volet maladie, ils sont éligibles aux indemnités journalières en cas d'arrêt de travail et à la prise en charge de leurs frais médicaux. Sur le volet retraite, ils bénéficient de la retraite de base.

En 2019, l'assurance accidents du travail et maladies professionnelles a été mise en place, comme la retraite complémentaire obligatoire.

Au 1er janvier 2023, la MSA d'Armorique - Mayotte couvrait 1 338 chefs d'exploitation mahorais. 52 % ont plus de 60 ans. Elle couvre également 350 conjoints collaborateurs et 50 aides familiaux. 2 471 personnes ont donc des droits ouverts en maladie.

Avant 2015, le statut d'agriculteur n'existait pas à Mayotte. Les agriculteurs et leur famille relevaient de la caisse de Sécurité sociale de Mayotte, sans appel de cotisations. Par conséquent, les agriculteurs professionnels n'ont ouvert aucun droit à retraite avant 2015.

À partir de cette date, pour être affilié à la MSA, l'agriculteur devait exploiter une surface pondérée minimum de 2 hectares. La notion d'obligation d'affiliation n'est toujours pas intégrée par la population agricole, d'autant que l'attribution des aides PAC n'est pas soumise à une obligation d'affiliation à la MSA, contrairement aux règles applicables en métropole.

Les cotisations ne sont pas calculées sur les revenus professionnels mais en fonction de la surface pondérée. La loi du 13 décembre 2000 prévoit un certain nombre d'exonérations de cotisations pour les territoires ultramarins, sur les cotisations maladie, prestations familiales et retraite de base.

La cotisation sur les indemnités journalières AMEXA est applicable depuis 2015. C'est une cotisation forfaitaire de 180 euros. La cotisation sur les indemnités journalières ATEXA est applicable depuis 2019. Elle est calculée en fonction de la surface pondérée. Enfin, la cotisation retraite complémentaire obligatoire est applicable depuis 2019. Elle est aussi basée sur la surface pondérée.

Malgré les exonérations, le taux de recouvrement des cotisations reste faible, autour de 20 %. Il a cependant augmenté depuis 2015, notamment grâce à la mise en place du prélèvement bancaire en 2019 et à des opérations de communication locales.

Je laisse la parole à mon directeur adjoint qui détaillera quelques points spécifiques sur l'impact de la structuration du foncier sur la protection sociale des exploitants mahorais.

M. Yohan Auffret, directeur adjoint de la Mutualité sociale agricole (MSA) d'Armorique. - Cela a été rappelé, 52 % des chefs d'exploitation couverts par la MSA ont plus de 60 ans et beaucoup d'agriculteurs s'installent à l'âge de la retraite. Ce sont souvent d'anciens fonctionnaires ou d'anciens salariés, qui possédaient un terrain. Seuls 7 % des chefs d'exploitation ont moins de 40 ans.

La structuration et la gestion du foncier à Mayotte peuvent avoir plusieurs impacts sur la protection sociale des agriculteurs affiliés à la MSA.

Il a été constaté, à plusieurs reprises, que des exploitants agricoles ont vu leurs parcelles réduites car ils exploitaient sur le domaine forestier, sur une parcelle devenue inaccessible ou encore sur du foncier victime de l'érosion.

Au-delà de la perte d'exploitation, cela génère une diminution des déclarations de surface pondérée, ce qui entraîne une baisse des cotisations appelées et, à long terme, le versement d'une retraite moins importante.

Une diminution de la parcelle peut également générer une désaffiliation, si la surface exploitée en hectare pondéré descend en dessous du seuil d'affiliation à la MSA qui est de 2 hectares. Les personnes dont l'agriculture est la seule activité seront dès lors sans protection sociale.

Si les droits aux prestations maladie restent acquis pour les frais de santé en cas de désaffiliation, ils ne sont plus couverts pour le risque accident du travail et maladie professionnelle, ne bénéficient plus des indemnités journalières maladie et ne cotisent plus pour leur retraite.

Nous avons organisé une table ronde autour de la prévention du mal-être. Au-delà des problèmes de vols, la principale difficulté liée au foncier concerne l'accès aux exploitations. Elle entraîne une perte d'exploitation car les parcelles sont difficiles à entretenir et à aménager. Les difficultés d'accès avec un véhicule empêchent également les exploitants de transporter leur production.

Cette perte d'exploitation entraîne, là encore, une incapacité à payer les cotisations. Ils ne bénéficient plus de la couverture des indemnités journalières en cas de maladie ou d'accident du travail. À plus long terme, ils ne pourront pas bénéficier de la retraite complémentaire obligatoire (RCO) sur les périodes non cotisées.

Sur la PAC, contrairement à la métropole, la condition d'affiliation à la MSA ne figure pas parmi les critères d'éligibilité à la PAC. Ce point de réglementation entraîne nécessairement une conservation du foncier agricole par des personnes dont la profession n'est pas agriculteur, ni à titre principal ni à titre secondaire, mais qui bénéficient de la PAC.

Cette situation génère une distorsion de concurrence entre les exploitants affiliés à la MSA, qui ont des charges sociales à payer, vis-à-vis des exploitants « non-officiels », qui n'ont pas de charges sociales mais qui bénéficient, malgré tout, de la PAC.

L'état de la protection sociale peut constituer un frein à l'installation et au maintien des agriculteurs dans leur métier.

Un nombre important de dispositifs de protection sociale ne sont pas mis en oeuvre, ce qui renforce le sentiment d'inégalité vis-à-vis de la métropole pour nos assurés, parfois de rejet de la MSA et accentue les difficultés d'accès aux soins et d'accès aux droits.

La législation prévoit que les exploitants agricoles peuvent bénéficier d'un congé maternité/paternité par le biais d'un service de remplacement. En l'absence de service de remplacement, ils peuvent procéder à une embauche directe. À Mayotte, il n'y a aucun service de remplacement et la possibilité de procéder à une embauche directe est très limitée compte tenu du contexte local. Ainsi, les dispositions réglementaires encourageant le congé maternité/paternité ne sont pas applicables sur le territoire.

Il conviendrait de faire évoluer les textes pour prendre en compte la situation de Mayotte et laisser la possibilité aux exploitants de bénéficier directement des indemnités journalières forfaitaires en cas de maternité/paternité.

En termes de retraite, la retraite agricole de base a été mise en place en 2015. Les exploitants agricoles n'ont donc pu acquérir de points et de validation d'années d'activité que depuis 8 ans. Pour la retraite complémentaire obligatoire, l'obtention de points est encore plus récente, puisqu'elle a été mise en place en 2019. À ce jour, aucun texte ne prévoit une validation gratuite de points pour les années antérieures à 2015.

Si ce sujet dépasse le cadre du champ de responsabilité de la MSA, les représentants des différentes organisations agricoles nous remontent régulièrement cette demande que nous relayons. Cette situation génère de l'incompréhension de leur part et incite les agriculteurs à ne pas s'affilier, car ils considèrent qu'ils ne bénéficieront pas d'une retraite convenable, ou à ne pas prendre leur retraite et donc à ne pas libérer de foncier.

Au 1er janvier 2023, il y avait 4 retraités agricoles à Mayotte, les pensions mensuelles oscillant entre 64,81 euros et 292,40 euros. Les pensions les plus importantes comprennent la part versée au titre de la retraite complémentaire obligatoire.

L'Allocation Spéciale pour personne âgée, différente de l'Aspa versée en métropole, est gérée par la Caisse de Sécurité sociale de Mayotte. Un exploitant peut en bénéficier, à compter de 65 ans, sous conditions de ressources, tout en conservant son activité. Son montant représente la moitié de celui versé en métropole. Il n'est pas incitatif à la cessation d'activité et donc à la libération de terres agricoles. 246 agriculteurs en bénéficient. Je signale également que l'Aspa est récupérable sur la succession.

Le calcul de la retraite agricole est basé sur les années d'activité. Pour rappel, un agriculteur ne peut cotiser que depuis le 1er janvier 2015. L'absence de validation de trimestres et de points gratuits pour les périodes antérieures à 2015 constitue le principal frein au départ à la retraite et par conséquent à la cession du foncier.

Les coefficients de pondération appliqués aux productions déclarées sont inadaptés au contexte. En effet, les cotisations des exploitants agricoles de Mayotte ne sont pas déterminées en fonction des revenus professionnels, mais, à l'instar des autres DOM, selon les productions déclarées auxquelles sont appliqués des coefficients de pondération. Cette inadaptation se traduit par des cotisations appelées trop importantes au regard des revenus générés par l'activité des exploitants. Les cotisations n'étant pas payées, les assurés ne bénéficient pas de droits tels que les indemnités journalières, la retraite complémentaire obligatoire ou l'Atexa.

Par ailleurs, certaines cultures ne sont pas bien identifiées, notamment les cultures maraîchères, pourtant très répandues à Mayotte, qui ne bénéficient pas de coefficient de pondération.

Enfin, la complémentaire santé solidaire n'a pas encore été mise en place à Mayotte. Son déploiement est prévu au 1er janvier 2024. Un dispositif d'exonération du ticket modérateur existe depuis 2019. Il permet aux assurés de bénéficier d'un 100 % santé, sous réserve d'une demande adressée chaque année et de la transmission de l'avis d'imposition, pour vérifier que ses revenus sont en dessous des seuils d'éligibilité.

Cependant, la population que nous couvrons, en raison de la barrière de la langue et de la culture locale, n'est pas toujours en mesure de transmettre les éléments demandés pour pouvoir bénéficier de l'exonération du ticket modérateur.

En 2020, la MSA a sollicité la DGFIP afin d'obtenir, à l'instar de la Caisse de Sécurité sociale de Mayotte, les flux permettant de renouveler automatiquement les droits des assurés éligibles.

Les différentes problématiques exposées peuvent apparaître techniques mais leur résolution est essentielle pour le bon déploiement de la protection sociale des exploitants agricoles et de leurs familles et la professionnalisation du monde agricole.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention. Je donne successivement la parole à nos deux rapporteurs.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Merci Mme la présidente. Je salue nos invités dont les interventions ont énormément enrichi notre réflexion. Mes collègues sont édifiés par ce qu'ils ont entendu, notamment au cours des deux dernières interventions. Je remercie la MSA d'avoir insisté pour participer à cette table ronde.

C'est au travers de vos auditions que la délégation aux outre-mer aura une idée plus précise de ce qui se passe dans ce jeune département. Cette étude a été proposée par Victoire Jasmin, sénatrice de la Guadeloupe, que je remercie, dans le prolongement des études que nous avons effectuées de 2015 à 2017 sur le foncier en outre-mer. Elle a proposé à la délégation, qui l'a accepté à l'unanimité, cette étude complémentaire sur le foncier agricole à l'aune des crises que nous venons de traverser et qui mettent en évidence la nécessité de réduire les importations et de produire davantage localement, pour tendre vers l'autosuffisance agroalimentaire.

Cette étude transpartisane est menée sans parti pris, avec tous les groupes politiques du Sénat. Yves-Michel Daunar a mentionné le texte qui a créé l'EPFAM et qui lui a confié la préemption des terres. Je connais d'autant plus ce texte que c'est la délégation aux outre-mer qui a proposé la création des EPFA de Guyane et de Mayotte. Après deux ans d'existence, l'EPFA de Guyane a émis le souhait de mettre en place une Safer. La question se pose pour Mayotte, notamment en entendant la Fédération mahoraise des associations environnementales. En effet, la protection des espaces naturels figure parmi les missions des Safer.

Notre île est minuscule par rapport à d'autres territoires. Elle s'étend sur 374 km2 et est très densément peuplée. Il faut à la fois construire des logements, des routes, mais aussi développer l'agriculture.

Dans le rapport que nous rédigerons avec ma collègue Vivette Lopez, nous émettrons un certain nombre de préconisations, enrichies par vos éclairages, pour améliorer la situation.

Comme l'a rappelé la présidente, nous vous remercions de nous transmettre par écrit les réponses au questionnaire que nous vous avons fait parvenir.

En écoutant certains d'entre vous, nous pouvons avoir l'impression que tout va bien. Le conseil départemental a prévu une excellente programmation pour attribuer des parcelles aux agriculteurs. S'il y parvient, ce sera une très bonne nouvelle. Les services de l'État ont eux aussi mis en place un programme pour faciliter l'attribution de terres agricoles.

Or, les jeunes agriculteurs n'ont pas accès aux terres agricoles. Comment pouvez-vous mieux coordonner vos actions, pour améliorer la situation et dans quels délais ? Depuis la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, l'obligation de produire en local se fait plus que jamais ressentir et il est essentiel d'aider les agriculteurs qui sont prêts à s'investir pour développer la production locale.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je suis heureuse de conduire cette mission avec Thani Mohamed Soilihi. Nous avons absolument besoin de nos agriculteurs. Je les remercie de produire les aliments nécessaires à notre existence.

J'ai noté que le foncier agricole était aussi une de vos priorités. M. Naïlane-Attoumane Attibou a distingué le foncier protégé et le foncier agricole. Qu'en est-il du foncier protégé ? Est-il vraiment nécessaire de le protéger ? Une partie de ce foncier pourrait-elle servir au foncier agricole ?

Je n'ai pas très bien compris si les agriculteurs avaient le droit ou non de construire un hangar et une habitation sur leur propriété agricole, notamment pour surveiller leurs cultures. Que se passe-t-il quand un agriculteur vend sa maison à quelqu'un qui n'est pas agriculteur ? Est-il autorisé à procéder à cette transaction ?

Vous avez parlé du service de remplacement pour le congé parental. Ce service pourrait-il servir pour des congés ou pour remplacer les agriculteurs malades ?

Quelles sont les menaces que le changement climatique fait peser sur Mayotte ?

Enfin, au regard de l'objectif d'autosuffisance alimentaire et des caractéristiques du foncier agricole mahorais, quels sont les handicaps et les atouts de Mayotte, notamment pour l'installation des jeunes ? Les normes européennes constituent-elles un frein à l'installation de jeunes agriculteurs ?

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je donne la parole à M. Yves-Michel Daunar.

M. Yves-Michel Daunar. - Si vous avez eu l'impression que tout allait bien au niveau du foncier, M. le sénateur, c'est que je me suis sans doute mal exprimé.

Tout ne va pas bien et nous rencontrons de grandes difficultés sur le terrain. J'ai parlé de la problématique du morcellement, avec des ventes de terrains de 200 m2, en plein espace agricole ou naturel. Je rejoins la position de M. Soumaila Moeva pour la mise en place d'une commission sur le morcellement agricole.

Les préemptions réalisées par l'établissement sont très mal vécues sur le territoire. Nous avons réuni hier les notaires et les géomètres, qui, compte tenu de la politique de l'établissement en matière de préemption, sont de plus en plus menacés par leurs clients, d'autant que nous avons une action en révision de prix quasi systématique, dès que le prix du foncier dépasse 40 euros. L'action de l'établissement n'est pas admise par le territoire.

Je crois que la mise en place de la Safer en Guyane répondait au « mouvement des 500 frères ». Je ne suis pas certain qu'elle soit complètement en activité, d'autant plus que la dotation de l'État de 200 000 euros ne lui a pas permis de commencer à travailler.

L'EPFAM travaille sur le foncier agricole que l'État met gracieusement à sa disposition pour la réalisation de chemins d'exploitation et d'aménagements divers.

Nous menons notre action sans dotation de l'État. Le préfet de Mayotte et la DAAF se sont beaucoup investis pour que nous puissions bénéficier d'une dotation. C'est grâce à la volonté du Conseil d'administration que nous avons réussi à fonctionner.

Je rappelle qu'une Safer est une société anonyme, qui ne fonctionne donc pas uniquement avec les subsides de l'État ou des collectivités territoriales.

Sur le dernier exercice, l'EPFAM a acquis pour près de 3 millions d'euros de foncier et perçu des recettes de location à hauteur d'environ 10 000 euros. Le foncier est occupé, les difficultés de libération de ce foncier sont réelles. Nous avons recruté des agents de terrain, pour identifier les agriculteurs, dans des conditions qui ne sont pas toujours très simples. En faisant preuve de persuasion, parfois dans des délais assez longs, nous parvenons à récupérer du foncier pour installer de jeunes agriculteurs. Je précise que tous les agriculteurs qui se sont installés à Mayotte au cours des dernières années ont bénéficié du soutien de l'établissement.

L'accès à l'eau pose aussi des difficultés. Nous allons mener des tests avec la DAAF sur le secteur de Trévani et essayer d'installer des agriculteurs.

Les agriculteurs ne sont pas les seuls à rencontrer des difficultés d'accès au foncier. Le président d'Abattoir de Volailles de Mayotte (AVM) cherche 24 hectares de foncier mais l'État, qui possède 350 hectares de foncier à Trévani n'est pas en mesure de l'aménager car le foncier est squatté par 132 agriculteurs, dont seule une dizaine est « siretisée » et cotise. Nous cherchons à récupérer ce foncier pour installer de jeunes agriculteurs professionnels pour un développement agricole du territoire.

Nous devons trouver des solutions pour récupérer le foncier agricole appartenant au conseil départemental et y installer, dans des conditions satisfaisantes, des agriculteurs et leur permettre de dégager des revenus suffisants, tout en contribuant à l'autonomie alimentaire du territoire.

Pour attribuer le foncier de l'établissement à des agriculteurs, nous mettons en place des appels à projet. Un certain nombre d'invités à cette table ronde participent aux commissions d'attribution.

La situation n'est pas facile mais nous sommes convaincus que nous parviendrons à l'améliorer.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Qui souhaite intervenir pour répondre aux questions posées par les deux rapporteurs ?

M. Saitou Said-Halidi. - Le réchauffement climatique a un effet direct sur la production agricole. La saison des pluies est de plus en plus courte, ce qui impacte la production vivrière. Les rendements des productions de bananes et de manioc sont en nette baisse en raison de la sécheresse.

Avec la DAAF, nous essayons de rendre certaines exploitations autonomes en eau. Sur chaque bâtiment d'élevage, nous mettons en place un système de récupération des eaux de pluie qui permet d'alimenter cet élevage en eau.

Le département dispose également d'un centre de recherche agronomique qui travaille sur des variétés locales, délaissées par les agriculteurs, par exemple sur des variétés de tomates cerises ou des aubergines beaucoup plus résistantes aux maladies et au déficit hydrique.

Enfin, sur l'autosuffisance alimentaire, nous travaillons à l'augmentation de la production des élevages en important des fourrages déshydratés de Madagascar pour nourrir les animaux. Ce projet est complété par un projet d'importation de vaches de race de métropole pour l'amélioration génétique de nos cheptels.

Mme Karine Nouvel. - Pour favoriser l'installation des jeunes agriculteurs, il est essentiel de favoriser les départs en retraite des agriculteurs en activité. 52 % des agriculteurs du territoire ont plus de 60 ans. Pour qu'ils libèrent des terres, il faut améliorer le niveau des retraites. Je rappelle que le dispositif de retraite de base a été mis en place en 2015 et que le dispositif de retraite complémentaire obligatoire date de 2019. Les droits sont donc très limités. En absence d'octroi de points gratuits pour valoriser les retraites, des agriculteurs poursuivent leur activité et conservent le foncier.

Il nous semble également important de renforcer les obligations d'affiliation. Elles ne sont pas bien assimilées, alors qu'elles sont essentielles pour ouvrir les droits en cas d'accident du travail, les indemnités journalières en cas de maladie et les droits retraite. Il est important de renforcer la communication sur ce sujet et de conditionner l'octroi des aides de la PAC à l'affiliation à la MSA. Elles ne seront ainsi attribuées qu'aux agriculteurs professionnels et leur montant pourra être revalorisé.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. M. Philippe Gout souhaite intervenir.

M. Philippe Gout. - Je ne veux pas paraphraser Yves-Michel Daunar, mais je confirme que tout ne va pas bien. Cependant, tous les acteurs ont mis en place un dispositif qui permet d'aller vers une action publique plus ciblée, plus cohérente, avec les baux ruraux, la commission permettant de sécuriser la propriété, la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) qui protège les espaces naturels et forestiers, etc.

Dans une situation que nous considérons tous comme très difficile, nous avons su, collectivement, avec l'aide du législateur, mettre en place des outils sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour développer des politiques publiques de masse.

C'est aussi parce que la fluidité naturelle du marché de la transmission n'est pas garantie à Mayotte, pour les raisons qui ont été parfaitement évoquées, que l'État a souhaité mobiliser son foncier agricole. Nous avons commencé à le faire en validant, avec les services de la direction des finances publiques, une délégation de gestion de ce foncier vers l'EPFAM, notamment sur la parcelle n° 40 de 56 hectares dont nous avons parlé. Les enquêtes au niveau local visent à déterminer qui, en termes d'occupation, a vocation à y rester au titre de l'agriculture professionnelle, et qui a vocation à être relocalisé pour libérer des terres à l'installation. Nous devrons être imaginatifs puisque nous entrons dans une logique de conflit d'usage avec des Mahorais qui occupent ces terrains dans le cadre d'une occupation coutumière, ancestrale. Ils occupent des terrains sur le foncier agricole de l'État. Notre souci n'est pas d'alimenter le conflit mais de trouver collectivement, y compris avec nos collègues jeunes agriculteurs qui peuvent peut-être faciliter la démarche, la manière de résoudre ces conflits d'usage et libérer des parcelles suffisamment importantes pour installer de jeunes agriculteurs. Un occupant pourrait consentir à occuper moins d'espace dès lors que les terrains seront aménagés, viabilisés, ce qui sécurisera la production.

Nous espérons que cette stratégie se concrétisera et nous aurons peut-être besoin de l'éclairage de tous, y compris du législateur, pour avancer sur ce chemin.

Pour répondre aux questions de Mme Vivette Lopez, nous observons une atteinte aux espaces protégés par une agriculture clandestine, notamment dans les espaces forestiers, par le défrichement de parcelles.

Les services de l'État travaillent en collaboration avec les services du département et ceux de l'ONF, accompagnés par les forces de l'ordre, pour essayer de lutter contre ce défrichement. Nous intervenons sur les parcelles défrichées en détruisant les productions agricoles illicites pour juguler la propension à dénaturer les espaces naturels.

Je rappelle que la forêt représente un réservoir d'eau important. Par conséquent, la déforestation est particulièrement nuisible à l'eau. Par ailleurs, le conflit d'usage entre l'eau domestique et l'eau agricole sera nécessairement tranché en faveur de l'eau domestique.

Pour rebondir sur les propos de mon collègue représentant les associations environnementales, nous sommes aujourd'hui dans une situation catastrophique à Mayotte, avec une saison des pluies peu abondante. Nous approchons de la fin de la saison des pluies et les réservoirs sont vides ! Cette situation est inédite. Jusqu'à présent, les réservoirs servaient à faire le tampon entre le début de la saison sèche et la saison des pluies. Les mois qui viennent seront sans doute difficiles.

En termes de logement sur le foncier agricole, la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) examine régulièrement des projets de construction pour améliorer les outils d'exploitation et le logement sur le foncier agricole. Nous donnons des autorisations dès lors que la Commission est en mesure de s'assurer de la légitime prétention des demandeurs à exercer une véritable activité agricole. C'est une façon de sécuriser la production face à la prédation des roussettes et à la prédation humaine. Il est particulièrement choquant de voir le travail d'un agriculteur détruit en quelques instants par quelques personnes pillant sa production. Le devenir de ces constructions en cas d'arrêt d'activité des agriculteurs n'est pour l'instant pas notre sujet.

Enfin, les aides européennes ne sont en effet pas conditionnées à l'affiliation. Je rappelle que 80 % de la production agricole de Mayotte est de nature vivrière. Les aides de la PAC, telles qu'elles ont été jusqu'à présent attribuées, ont une logique d'accompagnement social de tout petits producteurs sur quelques centaines ou milliers de m2. C'est une façon d'accompagner cette agriculture vivrière, qui participe de l'autonomie alimentaire du territoire.

Nous sommes bien sûr focalisés sur une agriculture professionnelle, notamment pour alimenter demain les marchés, la restauration collective et la restauration scolaire. Chaque jour, ce sont 100 000 repas qui pourraient être servis à nos jeunes.

Avec la mobilisation du foncier public, nous soutenons l'agriculture professionnelle, mais nous ne devons pas négliger l'agriculture vivrière qui est un fort amortisseur social, un moyen de subsistance unique pour des centaines ou des milliers de tout petits producteurs, qui n'auront pas vocation, compte tenu des surfaces qu'ils occupent, à s'engager dans une agriculture professionnelle. Les aides PAC sont versées à environ 700 personnes sur les 6 000 « agriculteurs ». Nous pouvons réfléchir à l'infléchissement de ces aides mais cela ne résoudra pas les difficultés que nous connaissons.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Avant de donner la parole à M. Yohan Auffret, je salue notre collègue Abdallah Hassani qui nous a rejoints en visioconférence.

M. Yohan Auffret. - Le sénateur Vivette Lopez nous a interrogés sur le service de remplacement. En métropole, un service de remplacement ne sert pas uniquement aux congés maternité ou paternité. En termes de législation de la Sécurité sociale, pour bénéficier d'un congé maternité ou paternité et d'indemnités journalières, il faut passer par un service de remplacement puis par une embauche directe. Ce n'est pas le cas pour les autres motifs d'utilisation du service de remplacement auquel les agriculteurs de métropole peuvent recourir librement. Ce service sert aussi d'accompagnement social pour les personnes en difficulté.

La création d'un tel service de remplacement à Mayotte permettrait d'éviter à des femmes enceintes de 8 mois d'aller tous les jours sur leur exploitation.

La condition d'affiliation à la MSA ne concerne pas que la PAC, mais tous les autres types d'accompagnement, comme la mise à disposition de récupérateurs d'eau de pluie.

Au-delà de l'affiliation, il faut aussi s'assurer que les personnes accompagnées règlent leurs cotisations sociales. Nous devons veiller à ce que les aides portent sur des exploitations viables, affiliées, pour éviter toute distorsion de concurrence par rapport à des exploitants qui ne seraient pas affiliés.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. Je laisse la parole à M. Soumaila Moeva.

M. Soumaila Moeva. - Je suis d'accord avec les différentes interventions sur l'habitat et l'installation.

Je précise néanmoins que l'installation est directement liée au foncier. Sur la programmation de la PAC 2014-2020, nous n'avons pu installer que 10 agriculteurs. La principale difficulté est liée au foncier mais ceux qui obtiennent des terres sont confrontés à des problèmes de financement. Nous avons besoin de renouveler les générations et nous devons offrir aux anciens de bonnes conditions pour les inciter à partir, notamment en termes de retraite.

Au niveau des formations, le brevet professionnel responsable d'entreprise agricole (BPREA) a remplacé en 2021 la capacité professionnelle agricole (CPA). Or, il n'y a eu qu'une seule promotion en 2022. Ces formations sont normalement financées par le conseil départemental mais l'offre de formation 2023 n'a toujours pas été publiée et le lycée agricole ne peut pas lancer les inscriptions pour cette formation essentielle. En effet, pour bénéficier des fonds européens, un jeune agriculteur doit être titulaire du BPREA.

Nous souhaitons également que le département ou l'EPFAM puisse garantir du foncier aux agriculteurs diplômés du BPREA. Ces derniers ont besoin d'un accompagnement efficace !

Nous nous transmettrons une contribution écrite synthétisant nos positions.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Merci Monsieur le président. Permettez-moi de vous féliciter pour votre engagement. Je suis très attachée à la formation des jeunes et, à titre personnel, je n'hésiterai pas à relayer et à appuyer votre demande. Je donne la parole à notre rapporteur pour une dernière question.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Ma question s'adresse à la DAAF. Parmi les améliorations à apporter à la situation du foncier à Mayotte, avez-vous identifié des évolutions législatives ? Nos rapports sont lus très attentivement, notamment par le Gouvernement, et nos préconisations passées ont fait l'objet de projets de loi ou d'amendements du Gouvernement, comme la création de l'EPFAM.

M. Philippe Gout. - Ce qui nous paraît important, et qui a été rapporté par nos collègues de la MSA et par le président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs, c'est l'accès à la retraite pour les agriculteurs âgés. Le législateur pourrait s'emparer de cette problématique qui permettrait de rentrer dans une logique de transition/installation, en veillant à ce qu'un agriculteur disposant d'un foncier sécurisé, puisse partir à la retraite dans de bonnes conditions.

Je rappelle que près de 80 % des habitants du territoire vivent sous le seuil de pauvreté et que le « petit foncier » dont jouissent les anciens les aide à survivre. Tant qu'ils ne disposeront pas d'une retraite leur permettant de subvenir à leurs besoins, nous n'arriverons pas à engager ce processus d'installation/transmission.

Pour le reste, pour le travail que nous menons sur le foncier avec l'EPFAM, il est possible que les services de l'État reviennent vers le législateur pour envisager quelques modifications de la législation. Pour l'instant, nous essayons de faire valoir cette intelligence collective sur le territoire entre des occupants, des prétendants et une logique de souveraineté alimentaire.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. Avant de conclure cette table ronde, je donne la parole à M. Naïlane-Attoumane Attibou.

M. Naïlane-Attoumane Attibou. - Vous nous avez demandé si une agriculture pouvait être envisagée dans les zones protégées. La réponse est non dans les réserves naturelles nationales qui viennent d'être mises en place. Pour les autres zones, la réponse dépend de l'existence d'occupations antérieures. Il existe des conventions agroforestières autorisant des agriculteurs sur des zones adaptées, pour des pratiques agricoles compatibles avec les milieux naturels.

Sur le changement climatique, Mayotte est dans une situation dramatique en matière d'eau. L'accompagnement à l'installation agricole n'intègre presque jamais la problématique de l'eau. Des agriculteurs prélèvent de l'eau dans les rivières et sont verbalisés par l'administration, qui les a installés, pour prélèvements illégaux dans les rivières. Il est donc essentiel que la problématique de l'eau soit intégrée en amont de l'installation pour éviter tout conflit d'usage.

Je ne pense pas que l'agriculture vivrière soit un obstacle direct à l'installation des jeunes agriculteurs.

Par rapport à l'installation, les Mahorais ont une relation particulière à la terre. En effet, à la naissance, le placenta est enterré. Il est donc peu probable que des anciens, même s'ils ne sont plus en mesure de les exploiter, acceptent de céder leurs terres à une personne extérieure à leur famille. Le foncier est destiné à être transmis à la génération suivante. Il faut trouver le moyen de rassurer les propriétaires ou encourager l'exploitation des terres par leur famille.

Nous essayons d'encourager et d'encadrer des pratiques pour parvenir à l'autosuffisance alimentaire.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je salue le directeur de la chambre d'agriculture qui est originaire de ma région et je remercie tous les intervenants pour leurs explications.

Mme Micheline Jacques, présidente. - J'ai noté qu'il était nécessaire d'adapter la législation aux réalités du territoire. La différenciation territoriale est la colonne vertébrale des travaux de notre délégation. Elle a été le cheval de bataille de notre ancien président, Michel Magras, et nous y sommes très attachés.

Je vous remercie pour vos interventions, qui ont été particulièrement éclairantes. Je remercie Thani Mohamed Soilihi pour son implication sans faille au service de Mayotte et Abdallah Hassani, qui défend ardemment son territoire.

Nous sommes preneurs de vos contributions écrites. Cette table ronde est la preuve que le Sénat est une assemblée à l'écoute des territoires.

Jeudi 6 avril 2023

Audition de MM. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer et Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM)

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Monsieur le président, messieurs, chers collègues, j'ai l'honneur de remplacer aujourd'hui le Président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser de ne pas être présent physiquement. Il est actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon et il participe à nos travaux en visioconférence. Il vous salue chaleureusement et conclura cette audition.

Dans le cadre de l'étude sur le foncier agricole dans les outre-mer lancée début mars par la Délégation sénatoriale aux outre-mer, nous entendons ce matin Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, et Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM).

Dans un premier temps, nous vous demanderons de répondre au questionnaire qui vous a été adressé pour préparer cet échange. Au cours de nos premières auditions, nous avons identifié plusieurs problématiques qui s'articulent autour du recul du foncier agricole disponible, des difficultés de fonctionnement des Safer, de la lutte contre les friches, de l'installation des jeunes agriculteurs, de la mutation des modes de production, ou encore de l'impact de la transition écologique.

Dans un deuxième temps, les rapporteurs Thani Mohamed Soilihi et moi-même interviendront pour vous demander des précisions complémentaires.

Enfin, je donnerai la parole à nos collègues qui la demanderont.

Monsieur le délégué interministériel, vous avez la parole.

M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer. - Bonjour madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs. Je salue le président Stéphane Artano et la sénatrice Victoire Jasmin, qui sont présents malgré l'heure matinale dans leurs territoires.

Mme Victoire Jasmin. - Je suis à l'aéroport en partance pour la Guadeloupe. Je suis heureuse de vous saluer.

M. Arnaud Martrenchar. - Nous estimons que la surface agricole utile des territoires ultramarins représente aujourd'hui environ 130 000 hectares.

Le dernier recensement agricole, publié en mars 2022, date de 2020. Il s'agit d'un outil statistique remarquable qui offre de précieuses données. Cependant ce recensement n'est mené que tous les dix ans. En effet, il est difficile de dresser un état des lieux de l'emploi agricole, ou de mesurer le nombre d'exploitants, les surfaces agricoles, ou encore les volumes de production.

Ce recensement montre l'évolution de la situation du foncier agricole depuis 1985, dans chacun des territoires d'outre-mer. Nous constatons une rétractation globale de la surface agricole utile des territoires ultramarins. Cette problématique se retrouve dans l'ensemble du territoire national.

Seule la Guyane fait exception. La surface agricole utile de ce territoire augmente assez régulièrement depuis 1985. Il s'agit aussi du seul territoire où le nombre d'installations d'exploitants agricoles a augmenté.

Le recul du foncier agricole doit évidemment être suivi de près au regard de l'objectif d'autosuffisance alimentaire. L'augmentation des productions agricoles est étroitement liée à l'évolution des surfaces agricoles.

Dans les territoires de grandes cultures traditionnelles d'exportation, comme la Martinique, la Guadeloupe ou La Réunion, il existe un débat très ancien autour d'une éventuelle diminution de la culture de la banane ou de la canne à sucre, au profit d'une diversification des cultures.

Nous avons réalisé des estimations sur le nombre d'hectares supplémentaires à mettre en culture pour aboutir à une autosuffisance alimentaire. Pour autant, chacun sait que nous ne parviendrons pas à une autosuffisance alimentaire en outre-mer d'ici à 2030. Certaines cultures, comme les cultures céréalières, y sont quasiment absentes.

Les surfaces nécessaires pour atteindre les objectifs réalistes fixés par chaque territoire d'outre-mer représentent quelques centaines d'hectares. Nous pourrions largement trouver ces surfaces, sur les terres en friche.

Il existe aussi une volonté d'augmenter la production de banane ou de canne à sucre, ainsi que les surfaces dédiées à ces cultures. Cependant, ces productions diminuent en raison de difficultés de certains exploitants. Ces derniers ne parviennent plus à poursuivre leurs activités, notamment en raison de retraits de produits phytosanitaires, et ils finissent par laisser leurs cultures en friche.

Actuellement, il faut suivre de près le recul du foncier agricole. Il faut mettre en place tous les outils disponibles pour préserver au mieux la surface agricole. Pour autant, la situation actuelle n'est pas rédhibitoire au regard de l'objectif d'autosuffisance alimentaire.

M. Jacques Andrieu, directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer. - Cette étude sur le foncier agricole d'outre-mer est particulièrement intéressante. Les territoires d'outre-mer connaissent en effet de fortes contraintes sur le foncier. Le modèle agricole des outre-mer se différencie fortement de celui de l'Hexagone.

Les surfaces moyennes d'exploitation atteignent cinq ou six hectares en outre-mer, contre plus de soixante en métropole. L'agriculture d'outre-mer est très productive à l'hectare. Elle emploie aussi beaucoup de main-d'oeuvre à l'hectare. Dans ces territoires, les zones cultivables sont limitées, en raison de contraintes topographiques, bien que la Guyane présente des spécificités sur ce point. Aussi, ces territoires sont petits et il est difficile d'y trouver de nouvelles surfaces agricoles, si ce n'est par la mise en valeur des friches.

Il est possible d'atteindre une autonomie alimentaire dans les outre-mer en augmentant les surfaces des activités agricoles qui peuvent permettre des augmentations sensibles de la production (maraîchage, élevage...). Parmi les consommations de produits agricoles qui montent le plus en puissance dans les outre-mer figurent celles des viandes blanches (poulet, porc...), qui proviennent notamment de l'élevage hors-sol. De plus, une grande part de l'augmentation de la production des fruits et des légumes est réalisée en serres.

Ainsi, si les pâtures et les productions en plein champ dépendent beaucoup de l'évolution des surfaces agricoles, il existe des marges de progrès importantes pour d'autres types de productions.

Par ailleurs, nous pouvons penser qu'au regard de la taille de la Guyane, il suffirait d'augmenter la surface agricole pour augmenter la production. En réalité, le cas de ce territoire s'avère plus complexe. En effet, la surface réellement utilisable pour l'agriculture reste essentiellement limitée au littoral guyanais. Même un défrichage de la forêt tropicale, que nous ne souhaitons évidemment pas, n'offrirait pas de sols qui se prêteraient particulièrement à l'agriculture. Nous ne pouvons pas espérer une grande augmentation de la surface agricole guyanaise via des défrichements. Pour autant, il est aussi possible en Guyane de réaliser des gains de surfaces agricoles sur des friches.

Enfin, les recensements agricoles décennaux nous fournissent des données objectivées et comparables qui nous permettent de suivre des évolutions. Cependant, Mayotte n'a pour le moment participé qu'au dernier recensement.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Ces recensements rendent-ils compte d'une diversité des cultures ?

M. Jacques Andrieu. - Ces recensements montrent effectivement toute la diversité des systèmes de production agricole des territoires ultramarins. Toutefois, comme l'indiquait Arnaud Martrenchar, certaines cultures peuvent occuper localement une place importante, voire dominante, en termes de surface agricole. La culture de la banane occupe une place importante en Guadeloupe et en Martinique. Il en est de même pour la culture de la canne à sucre dans ces deux territoires et à La Réunion, bien que sa place tende à diminuer en Martinique.

M. Arnaud Martrenchar. - Une Safer fonctionne comme une agence immobilière, en se rémunérant sur les transactions foncières agricoles. Cependant, en outre-mer, le volume de ces transactions est bien plus faible que dans l'Hexagone. De ce fait, le système de financement des frais de fonctionnement des Safer rencontre des difficultés en outre-mer.

Ces Safer dépendent donc d'une subvention du ministère de l'Agriculture et d'un fonds de péréquation des Safer, similaire à celui des chambres d'agriculture. Pour autant, ces Safer peinent à fonctionner. Ces aides ne leur permettent pas d'obtenir un niveau de financement équivalent à celui des Safer métropolitaines.

Pourtant, les Safer sont utiles et leur absence se fait sentir. La Guyane, qui ne dispose pas encore d'un agrément, ne peut exercer son droit de préemption. Par conséquent, nous constatons que certains terrains agricoles de ce territoire sont vendus en prévision d'une spéculation immobilière.

En 2014, une discussion a eu lieu avec le Conseil d'État sur les dispositions relatives aux outre-mer de la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt. Le Conseil d'État avait émis des réserves sur la complexité de mise en oeuvre d'une des dispositions de cette loi, qui modifiait le code rural et de la pêche maritime pour permettre la sortie de l'indivision successorale de terres non cultivées avec l'accord de seulement deux tiers des ayants droit.

En pratique, cette mesure a effectivement été difficile à appliquer. Lorsque les notaires ne connaissent pas le nombre d'héritiers, il n'est pas possible de calculer le pourcentage d'héritiers qui s'accordent à sortir d'une indivision et l'opération s'étend dans le temps.

Pour les terres en friche, les dispositions du code rural et de la pêche maritime pour les outre-mer prévoient une procédure de mise en valeur des terres incultes ou manifestement sous-exploitées. Un recensement de ces terres est réalisé, puis les propriétaires concernés sont informés sur l'état de leurs terres. Si leurs terres ne sont pas mises en culture, les préfets émettent des arrêtés de mise en demeure. Néanmoins, si les propriétaires ne respectent pas ces mises en demeure, la situation de leurs terres est peu susceptible d'évoluer. Il faut donc réfléchir à une évolution législative qui exposerait ces propriétaires à des sanctions, qui pourraient être d'ordre fiscal.

Des dispositifs incitatifs pourraient aussi être imaginés. Les propriétaires qui feraient l'effort de mettre en valeur leurs terres, en les exploitant eux-mêmes ou via un fermage ou un autre bail, pourraient être exonérés de certaines taxes (taxe foncière...).

En tout état de cause, en matière de mise en valeur de friche, il faut réfléchir à des dispositifs législatifs plus forts. En effet, les dispositifs actuels ne fonctionnent pas bien.

Or, ces terres en friche seraient bien utiles pour parvenir aux objectifs d'autonomie alimentaire et d'installation des jeunes exploitants. Ces derniers peinent aujourd'hui à s'installer.

Pour cela, il faut résoudre les difficultés liées aux retraites agricoles. En effet, de nombreux exploitants d'outre-mer ont peu ou pas cotisé. Malgré les systèmes de bonification qui permettent de cotiser moins longtemps en outre-mer que dans l'Hexagone pour un niveau de retraite équivalent, les personnes qui n'ont pas cotisé ne bénéficient pas de retraites. Ainsi, de nombreux exploitants disposent de pensions de retraite qui atteignent 300 à 400 euros par mois. Ils sont donc contraints de travailler après l'âge de la retraite, sans transmettre leurs exploitations.

L'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) peut permettre de recevoir environ 960 euros par mois. Cependant, l'Aspa fait l'objet, après le décès du bénéficiaire, d'un recouvrement de la part des ayants droit. Le seuil du recouvrement de l'Aspa a été rehaussé pour les outre-mer, passant de 39 000 euros à 100 000 euros. Il devrait encore s'élever, peut-être à 150 000 ou 160 000 euros.

Néanmoins, malgré l'augmentation de ce seuil, il existe un frein spécifique aux outre-mer pour l'adhésion à l'Aspa. Les maisons d'habitations attenantes aux exploitations agricoles sont moins nombreuses en outre-mer, alors même qu'elles sont exclues du champ de recouvrement de l'Aspa. Cette spécificité tient à l'histoire métropolitaine du foncier agricole, marquée par le développement de corps de ferme séculaires. De cette façon, les agriculteurs métropolitains sont plus nombreux à pouvoir léguer leurs maisons et leurs exploitations, tout en bénéficiant de l'Aspa.

Même s'il a existé des plantations en outre-mer, les maisons attenantes aux exploitations y sont moins fréquentes. On peut également citer l'exemple de l'application de la loi Littoral à Mayotte qui a contribué à séparer les maisons d'habitations et les exploitations agricoles. Les personnes dont la maison n'est pas attenante à leur exploitation agricole ne choisissent donc pas de bénéficier de l'Aspa, pour permettre à leurs ayants droit de la récupérer.

C'est pourquoi il serait possible de faire évoluer la loi pour que les maisons d'habitation des agriculteurs soient réputées attenantes à leurs exploitations. Naturellement, cette mesure aurait un coût, mais elle pourrait être très utile pour favoriser l'installation des jeunes exploitants.

M. Jacques Andrieu. - Nous recueillons actuellement des remontées de l'ensemble des départements sur les freins et les leviers liés au développement de l'agriculture et le foncier agricole est toujours cité comme un enjeu majeur.

La question du foncier est étroitement liée à celle de l'installation des jeunes. Il faut pouvoir fluidifier l'accès à la propriété agricole en agissant sur les freins cités par Arnaud Martrenchar. De plus, il faut pouvoir limiter les rétentions d'exploitations par les retraités, mais aussi les autres usages des friches liés au tourisme ou encore aux infrastructures.

Pour ce faire, l'ensemble des dispositifs existants doivent être examinés. Nous pouvons y intégrer des sanctions pour les rétentions d'exploitation en friche et des incitations pour les installations. Nous fluidifierions ainsi le marché foncier agricole, tout en continuant à le réguler.

Pour améliorer la situation de la propriété foncière, je me rapporte aux propos d'Arnaud Martrenchar, qui a évoqué le champ de recouvrement de l'Aspa. Il est vrai que l'histoire particulière des territoires d'outre-mer fait que la maison attenante à l'exploitation n'y est pas la norme. Cette particularité peut d'ailleurs aussi poser des difficultés pour la sécurisation des terres agricoles contre les vols.

M. Arnaud Martrenchar. - La sécurisation des terres agricoles constitue effectivement un enjeu important en outre-mer, notamment dans certains territoires. Le sénateur Thani Mohamed Soilihi conviendra qu'il existe un vrai problème de sécurité à Mayotte, notamment sur les terres agricoles (vols de produits agricoles...). En effet, les exploitants mahorais ne résident pas dans leurs exploitations. Leurs exploitations sont désertes la nuit et il est aisé d'y pénétrer. De plus, même lorsque les voleurs sont surpris, ils ne s'enfuient pas nécessairement.

Devant ce problème de sécurité mahorais, il existe un dispositif d'aides publiques pour acheter des chiens. Ce dispositif avait été mis en place dans l'Hexagone pour lutter contre la prédation des ours ou des loups. En Guyane, ce dispositif permet d'acheter des mules et des chiens pour protéger les cheptels contre les jaguars. Les mules sont très protectrices et n'ont pas peur des jaguars.

Pour sécuriser les terres agricoles mahoraises, il importe que les agriculteurs puissent disposer de maisons d'habitation dans leurs exploitations. La loi Littoral, qui impose de bâtir sans rupture de continuité avec l'urbanisation existante et qui s'applique à Mayotte, pourrait donc être aménagée, spécifiquement pour les agriculteurs mahorais.

Par ailleurs, aux Antilles, presque un chevreau sur deux, voire deux chevreaux sur trois, est tué par des chiens errants. Une telle mortalité s'avère dramatique pour les éleveurs. Ce cas se retrouve aussi à La Réunion, où des éleveurs voient parfois la totalité de leurs basses-cours ravagée par des meutes de chiens errants. Pour faire face à cette problématique, les exploitants ne doivent pas hésiter à faire appel aux aides publiques pour acheter des chiens de garde, qui peuvent se montrer très efficaces, même contre des meutes de chiens. Il faut aussi continuer à sensibiliser les propriétaires pour les inciter à ne plus laisser divaguer leurs animaux et pour les stériliser.

Les grandes cultures de canne à sucre ou de banane, très critiquées pour différentes raisons, sont cependant très structurées. Les entreprises de ces filières sont associées à des conseils techniques, à de l'ingénierie administrative et financière, ainsi qu'à des ingénieries de projets. Elles peuvent embaucher des cadres, pour répondre aux appels à projets nationaux et offrir des conseils techniques aux agriculteurs.

Ces cadres peuvent notamment conseiller les jeunes agriculteurs, en leur prodiguant des conseils techniques très spécialisés. En particulier, ils fournissent des conseils sur les adaptations à réaliser devant les retraits croissants de produits phytosanitaires demandés par les scientifiques. Ces adaptations peuvent d'ailleurs demander de mettre en place des itinéraires techniques spécifiques, exploitation par exploitation. Or seules ces filières structurées peuvent apporter aux agriculteurs ce type de conseils techniques.

Le modèle de la filière sucrière de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion souffre d'un défaut majeur, d'ordre structurel. En effet, cette filière se trouve excessivement dépendante des aides publiques qui sont de l'ordre chaque année d'environ 220 millions d'euros. Ces aides sont destinées uniquement à la production de sucre. Elles ne soutiennent pas la production de rhum. Or, cette filière produit 200 000 tonnes de sucre, qui se vend aux alentours de 500 euros la tonne. Cette production est donc vendue à 100 millions d'euros.

Ce sucre est exporté vers l'Hexagone et concurrence directement la betterave sucrière. Par ailleurs, les sucres de spécialité proviennent d'Amérique du Sud. Or chacun sait que les coûts de l'agriculture résident avant tout dans la main-d'oeuvre. Il est donc difficile de concurrencer des pays où le salaire mensuel minimum atteint 100 euros.

De plus, les aides transitent par les sucreries, qui les reversent ensuite aux exploitants, et elles sont forfaitaires. Quel que soit le volume de canne à sucre produit, l'aide perçue par les sucreries reste identique. Or, on peut penser qu'acheter 1,5 million de tonnes de canne à sucre revient moins cher à la sucrerie, que l'achat de 2 millions de tonnes de ce produit.

C'est pourquoi une transparence des entreprises sucrières sur le partage de la valeur ajoutée s'avère essentielle pour la sérénité de tous. Victoire Jasmin, qui est en Guadeloupe, pourra témoigner des tensions sociales liées à la signature de la convention canne.

Par ailleurs, les entreprises sucrières doivent se diriger vers des produits à forte valeur ajoutée. Est-il vraiment nécessaire de développer la production de sucre en vrac qui se vend à 250 euros la tonne ? Ne vaut-il pas mieux tendre au maximum vers la production de sucres de spécialité, qui se vendent à 900 ou 1 000 euros la tonne ?

Aujourd'hui, il n'existe pas de sucre de canne français issu de l'agriculture biologique. Je sais que la sucrerie Gardel souhaite en produire. La sucrerie Tereos souhaitait tenter de produire 5 000 tonnes de ce type de sucre, soit 10 % du marché national.

M. Jacques Andrieu. - Les entreprises sucrières ont connu d'importantes restructurations. En outre-mer, nous sommes passés d'une multitude d'entreprises sucrières, à cinq sucreries : deux sucreries à La Réunion, comprises dans un même groupe ; deux sucreries en Guadeloupe, dont une à Marie-Galante ; une en Martinique. Ce processus de restructuration est donc arrivé à son terme.

Il est difficile d'identifier les liens directs qui peuvent exister entre les évolutions de filières particulières et le marché foncier agricole. En tout état de cause, la réallocation des besoins est permise par la fluidité de ce marché.

Je présume que votre question renvoie à l'expérience à tirer des groupements fonciers agricoles (GFA) de la Guadeloupe. Ces GFA avaient été créées dans le cadre de la troisième réforme foncière du territoire amorcée en 1981. La fermeture de sucreries avait donné lieu à la réallocation de terres. Dans ce cas particulier, il existe un lien direct entre une mutation sectorielle et le marché foncier agricole.

Plus largement, dès lors qu'un marché foncier fonctionne correctement, les réallocations entre cultures peuvent s'opérer de manière relativement fluide.

M. Arnaud Martrenchar. - Les phénomènes naturels extrêmes auxquels sont exposés les territoires ultramarins représentent un handicap. Pour autant, ces phénomènes contraignent ces territoires à se situer à la pointe de l'innovation et de la résilience.

Ainsi, à Saint-Barthélemy, des bâtiments de dernière génération supposés être résistants aux cyclones se sont avérés sensibles aux cyclones majeurs, ce qui va pousser le territoire à être encore plus performant dans ce domaine.

La géographie tropicale n'est pas seulement associée à l'existence de phénomènes climatiques majeurs, hormis pour les territoires situés au niveau de l'équateur. Cette géographie est aussi associée à des problèmes particulièrement accrus liés aux ravageurs des cultures. Ces territoires ne connaissent pas d'hiver et les ravageurs y sont extrêmement virulents.

C'est pourquoi il est bien plus difficile de pratiquer une agriculture biologique en outre-mer qu'en climat tempéré. Des associations viennent me voir pour promouvoir une agriculture intégralement biologique en outre-mer et nourrir tous les territoires ultramarins avec des produits biologiques. Il est très facile de formuler ce voeu. Les agriculteurs n'emploient pas les produits phytosanitaires de gaieté de coeur. S'ils pouvaient se passer totalement de ces produits, ils le feraient. Cependant, il existe des réalités biologiques.

Si les maladies végétales n'étaient pas traitées avec ces produits, ces maladies détruiraient les cultures. Par conséquent, des pertes de rendement considérables seraient constatées et les prix des produits offerts aux consommateurs s'envoleraient. Or, une frange importante de la population en outre-mer vit avec des revenus très faibles. Pour beaucoup, la première qualité d'un produit alimentaire se trouve dans son prix. Il s'agit d'une réalité. Il n'est tout simplement pas réaliste d'imaginer que nous pourrions pratiquer une agriculture intégralement biologique dans les territoires ultramarins, tout en proposant des produits peu onéreux.

Pour autant, des agriculteurs ultramarins se lancent dans l'agriculture biologique et nous les soutenons. Toutefois, nous devons être conscients des difficultés qui se présentent devant le développement de cette forme d'agriculture.

Par exemple, les représentants de la filière de la banane exprimaient il y a quelques années l'impossibilité de cultiver des bananes en utilisant l'agriculture biologique. Cette filière espère cultiver 320 000 tonnes de bananes en 2030, sans produit phytosanitaire, ce qui n'est pas possible aujourd'hui car ils doivent utiliser des fongicides contre la cercosporiose.

Pour éviter d'utiliser un fongicide et pratiquer une agriculture biologique, il existe un système de vitroplants de bananiers dont le gène de sensibilité à la cercosporiose a été retiré par la technique des ciseaux moléculaires. L'invention de cette technique a été récompensée par un Prix Nobel en 2020. Or, les agriculteurs ne peuvent pas utiliser ces vitroplants, qui sont considérés comme des organismes génétiquement modifiés, même si aucun gène étranger n'a été introduit dans ces organismes. L'Union européenne réfléchit à l'utilisation de vitroplants dans toute l'Europe. Il est donc possible de se diriger vers une agriculture biologique, mais il ne faut pas s'interdire de bénéficier des innovations. Il est impossible d'un côté de refuser les progrès de la science, dont les améliorations génétiques et, de l'autre, de réclamer des productions peu onéreuses.

M. Jacques Andrieu. - Je partage entièrement les propos d'Arnaud Martrenchar sur les difficultés associées à la transition écologique. Je souhaite aussi mettre en exergue les atouts des outre-mer, qui peuvent les rendre propices au développement d'une agriculture biologique intensive, à savoir : le climat ; la disponibilité en eau ; la fertilité des sols ; la technicité des exploitants agricoles qui connaissent les cultures adaptées à leurs territoires. Le chemin de la transition écologique est déjà engagé en outre-mer et les filières agricoles jouent le jeu. Je suis confiant sur ce point.

Néanmoins, les agriculteurs ultramarins devront aussi s'adapter au changement climatique. Ce dernier peut se manifester de manière très différente selon les territoires, bien que la Guadeloupe et la Martinique se trouvent dans la situation comparable.

Il semble que le changement climatique devrait s'opérer plus rapidement dans les outre-mer, avec des phénomènes qui ne sont pas tous identifiés, même si la littérature scientifique s'étoffe sur ce sujet. Ces territoires devront faire face à une augmentation de la température, à une montée des eaux, à des modifications de régimes hydriques et à des phénomènes climatiques extrêmes (ouragans...) qui ne seront pas nécessairement plus nombreux, mais qui seront plus intenses. Ces mutations doivent être anticipées, car elles toucheront fortement les modes de production et les itinéraires techniques des exploitants agricoles.

M. Arnaud Martrenchar. - Les ministres chargés de l'agriculture, des outre-mer, de la santé et de la mer ont écrit aux préfets des outre-mer en janvier 2023 pour leur demander de bâtir dans chaque territoire, avec les acteurs locaux, les collectivités et les représentants du monde agricole, des feuilles de route territoriales associées à un objectif de souveraineté alimentaire. Cette démarche s'adapte à chaque territoire, car aucun territoire n'est semblable.

Dans ce cadre, nous cherchons à construire des trajectoires réalistes, pour progresser au mieux dans certains secteurs, tout en identifiant les points où les progrès ne sont pas possibles. L'autonomie alimentaire atteint des niveaux variables selon les territoires. Par exemple, Mayotte et la Guyane se trouvent assez avancées en termes d'autosuffisance en produits végétaux, mais leur autosuffisance en produits animaux est bien moindre.

Dans la construction de ces trajectoires, nous identifions des facteurs limitants, tels que le foncier. Nous incitons donc les acteurs locaux à mettre en place toutes les procédures possibles pour préserver le foncier agricole.

Les commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) s'intéressent directement à la préservation du foncier agricole. En outre-mer, contrairement à l'Hexagone, un avis conforme des CDPENAF est obligatoire pour la délivrance de permis de construire. Des élus ultramarins souhaitent changer cette obligation d'avis conforme. Néanmoins, nous savons que le retrait de cette obligation impacterait le foncier agricole.

Je comprends tout à fait les maires qui souhaitent conserver la maîtrise du foncier. Cependant, nous ne pouvons pas envisager de développer les productions alimentaires et de préserver le foncier agricole, tout en prenant des mesures qui aboutiraient à un recul du foncier agricole. Telle est la position du ministère de l'agriculture.

L'Union européenne n'intervient pas sur les outils de préservation directe du foncier agricole. L'État central n'intervient pas non plus dans les décisions des CDPENAF. En revanche, le système d'aides de l'Union européenne peut avoir des effets sur la préservation du foncier agricole.

La politique agricole commune (PAC) comprend deux piliers, à savoir le soutien des marchés et des revenus agricoles, et le soutien de la politique de développement rural. Dans l'Hexagone, le premier pilier de la PAC bénéficie d'un budget annuel de 7 à 8 milliards d'euros, tandis que l'enveloppe annuelle du second pilier s'élève à 1 milliard d'euros.

En outre-mer, le premier pilier de la PAC est porté par le POSEI, avec 278 millions d'euros de crédits communautaires annuels, tandis que le second pilier est porté par le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), dont l'enveloppe septennale s'élève à environ 850 millions d'euros sur l'ensemble des régions ultrapériphériques sur sept ans, soit environ 120 millions d'euros par an.

Dans l'Hexagone, les aides de la PAC sont liées à la surface des exploitations. Les agriculteurs déclarent leurs surfaces agricoles et reçoivent des subventions, indépendamment du niveau de production des exploitations. En Europe continentale, à une époque donnée, il avait fallu freiner la production.

En outre-mer, nous avons choisi en 1989 de coupler ces aides à la production, pour inciter à la production. À l'occasion du Conseil interministériel des outre-mer (CIOM) du 6 novembre 2009, ce choix politique a été réitéré par le président de la République. C'est un choix politique.

Les agriculteurs ultramarins dont la production n'est pas connue ne peuvent donc pas bénéficier de ces aides. Dans les faits, la proportion de ces agriculteurs n'est pas négligeable. Régulièrement, des représentants du monde agricole ultramarin réclament la mise en place d'aides surfaciques.

Des aides surfaciques ont été mises en place par exception à Mayotte. En effet, le niveau de structuration des filières agricoles est bas dans ce territoire, où les agriculteurs structurés sont généralement les seuls à déclarer leurs niveaux de production. Sans cette mesure, très peu d'aides auraient été versées à Mayotte. De plus, cette mesure a incité les agriculteurs à déclarer leurs surfaces, alors que beaucoup d'entre eux ne l'avaient pas fait.

Par ailleurs, un rapport produit en 2022 par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) préconisait le recours à une aide par exploitation. L'Académie d'Agriculture est du même avis. La forme de ces aides dépend seulement de choix politiques.

Toutefois, la mise en place des aides surfaciques dans l'ensemble des outre-mer a des inconvénients. Imaginons l'affectation d'une enveloppe de près de 20 millions d'euros pour une aide surfacique. Immédiatement, les 20 millions d'euros sont consommés sans qu'un seul kilogramme de plus ne soit produit. Elle pourrait toutefois contribuer à limiter à terme la déprise agricole en sécurisant financièrement les agriculteurs.

Même si la mise en place d'aides nationales destinées à améliorer la gestion du foncier agricole demande l'approbation de l'Union européenne, la gestion du foncier agricole s'opère davantage au niveau national qu'au niveau européen.

M. Jacques Andrieu. - L'Union européenne ne souhaite d'ailleurs pas s'ingérer dans la gestion du foncier agricole, ou dans la définition des modèles agricoles. Elle laisse les États membres définir leurs propres orientations et leurs propres organisations en la matière. Les régimes liés au foncier agricole sont d'ailleurs très différents selon les territoires européens.

Pour la PAC (2023-2027), des propositions d'orientation sont formulées par les États membres, puis validées par l'Union européenne. La gestion du POSEI suit ce même principe. L'Union européenne se contente de vérifier que les propositions d'orientations liées au POSEI sont conformes à ses objectifs généraux, sans établir elle-même de règles très précises.

Par ailleurs, l'ODEADOM n'intervient pas directement sur les questions foncières. Pour autant, cet office s'intéresse aux effets fonciers des dispositifs d'aides qui peuvent être mis en place (aides à l'hectare...). Ces dispositifs peuvent inciter des agriculteurs à agrandir leurs exploitations ou à relâcher du foncier. Autrement dit, ces dispositifs peuvent avoir des effets sur la pression foncière, ou encore sur la limitation des friches.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Un agriculteur qui parvient à vivre de son activité a-t-il le droit de ne pas recevoir d'aides ? Je pense que certains agriculteurs souhaitent pouvoir s'en sortir sans aides.

M. Arnaud Martrenchar. - Il n'est évidemment pas obligatoire de demander des aides. Les exploitants qui ne souhaitent pas d'aides n'en demandent pas.

En revanche, certains agriculteurs qui souhaiteraient recevoir des aides n'en perçoivent pas. Pour percevoir ces aides, ils seraient contraints de déclarer leurs volumes de production. Or ils ne souhaitent pas effectuer ces déclarations, car ils craignent des vérifications fiscales. Ces déclarations les contraindraient aussi à entrer dans une forme de structuration, qui peut ne pas leur convenir, notamment en raison de risques de retards de paiement. Ces agriculteurs préfèrent se rendre au marché, pour vendre directement leurs productions.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - On ne peut pas tout avoir !

M. Arnaud Martrenchar. - Certains agriculteurs se rendent sur les marchés locaux, que nous cherchons d'ailleurs à promouvoir, tout en étant parfaitement à jour de leurs obligations fiscales. Nous pourrions aussi réfléchir à un système d'aide destiné à promouvoir ce type de circuits courts. Je le répète, personne ne contraint les agriculteurs à demander des aides.

Je ne suis pas expert en matière de fermage. Ce système existe en outre-mer comme ailleurs. Il faut tenter de le développer. Des propriétaires peuvent ne pas être en mesure d'exploiter eux-mêmes leurs terres, pour différents motifs (manque de moyen, absence de vocation agricole...).

Nous ne pouvons pas contraindre ces propriétaires à aliéner leurs exploitations. Une telle contrainte serait inconstitutionnelle, hormis dans des cas très précis, tels que des expropriations liées à des projets d'intérêt général (autoroutes...). Pour autant, nous pouvons contraindre ces propriétaires à proposer un fermage, dans le cadre de procédures liées aux terres en friche. Toutes les mesures qui peuvent contribuer à la mise en valeur des terres arables doivent être prises. Dans ce cadre, le fermage peut être mobilisé.

M. Jacques Andrieu. - Je ne suis pas non plus expert sur la question du fermage en outre-mer. Historiquement, dans la politique agricole française, le fermage a représenté un élément important de sécurisation des terres cultivées. Le fermage est toutefois mobilisé très diversement selon les régions. Il existe des régions de fermage et des régions de propriété. Ces disparités existent sans doute aussi en outre-mer.

Le développement du fermage serait certainement utile en outre-mer, mais je ne saurais pas déterminer s'il s'agit d'un levier majeur à actionner pour atteindre les objectifs d'autosuffisance alimentaire. Je ne sais pas non plus si nous pourrons beaucoup le développer. En effet, le fermage présente des contraintes importantes qui peuvent rebuter les propriétaires (obligations de baux à long terme...).

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Monsieur le délégué, monsieur le directeur, je vous remercie vivement pour vos éclairages. Vous nous avez beaucoup appris. Nous pourrons avancer dans notre étude - très importante - qui concerne le foncier agricole.

Je souhaite revenir sur les Safer, que vous présentez comme étant économiquement en difficulté en outre-mer. Ces Safer sont toutefois utiles, notamment dans le cadre de la lutte contre l'inflation et de la protection des espaces naturels et des terres agricoles.

Comme vous le savez, Mayotte ne dispose pas de Safer. Le droit de préemption y est donc exercé par l'Établissement public foncier et d'aménagement (EPFA). Estimez-vous que l'exercice du droit de préemption est bien géré à Mayotte ? Je vous interroge sur ce point, car la Guyane, qui dispose aussi d'un EPFA, met pourtant en place une Safer.

Pourrait-on imaginer pour Mayotte un système qui permette de répondre à l'objectif de protection du foncier agricole porté par les EPFA et les Safer, tout en améliorant le modèle économique de l'agriculture ?

Par ailleurs, au sujet de la loi Letchimy, vous avez expliqué que l'obligation de contacter les indivisaires peut s'avérer difficile lorsque nous ne les connaissons pas tous. Certes, des mesures de publicité sont prises pour que chacun puisse savoir qu'une indivision est en cours de traitement. Néanmoins, je signale que l'une des difficultés liées à ces indivisions tient au fait que les indivisaires sont contactés tant au début qu'à la fin du processus de sortie de l'indivision. Par conséquent, pourrions-nous réaliser l'économie de la seconde prise de contact avec les indivisaires ? En effet, cette seconde prise de contact peut générer des complications supplémentaires dans le processus de sortie d'indivision. En définitive, nous pourrions renforcer la publicité liée à ce processus, tout en le simplifiant. Il faut noter que des indivisaires sont parfois introuvables.

M. Arnaud Martrenchar. - La Guyane a été le premier territoire à se doter d'un EPFA. Cet établissement disposait durant des années de la compétence agricole et urbaine. Le ministère de l'Agriculture était réticent à l'idée d'installer une Safer en Guyane, alors même que les moyens nécessaires pour la faire fonctionner n'étaient pas identifiés et qu'elle n'aurait pas bénéficié d'une dotation nationale suffisante. Sur cette base, le droit de préemption devait être confié à l'EPFA de Guyane. Néanmoins, cet EPFA n'a pas exercé ce droit, dans l'attente d'un décret qui n'a jamais été publié. En effet, le projet de création d'une Safer était resté pendant. Le droit de préemption n'a donc jamais été exercé en Guyane.

À la suite du mouvement social guyanais de 2017, les accords de Guyane ont prévu la création d'une Safer. Or, en 2023, cette Safer n'est toujours pas agréée. Le droit de préemption n'est toujours pas exercé sur ce territoire. La sénatrice de Guyane, Mme Marie-Laure Phinéra Horth, connaît les difficultés liées à l'agrément de cette Safer. Je rappelle que l'EPFA de Mayotte a été doté de ce droit de préemption.

Vous vous interrogiez sur les motifs de la création d'une Safer en Guyane. Les Guyanais ont estimé que la gouvernance de la commission de l'EPFA qui aurait décidé du droit de préemption serait trop peu orientée vers l'agriculture. Ils ont estimé que la création d'une Safer permettrait au monde agricole d'exercer par lui-même le droit de préemption sur le foncier agricole.

Un EPFA dépend essentiellement du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et bénéficie de moyens de fonctionnement. En intégrant à cet établissement la gestion du foncier agricole, il était possible de bénéficier de ces moyens de fonctionnement. De plus, les textes précisent bien que les décisions liées à l'exercice du droit de préemption qui concernent le monde agricole sont prises par des commissions à dominante rurale.

Néanmoins, si dans les textes, l'EPFA de Mayotte dispose du droit de préemption, je n'ai pas de précisions sur la fréquence de l'exercice de ce droit par cet établissement. Je ne connais pas suffisamment la situation de Mayotte, mais je ne me remémore pas d'exemples d'usage de ce droit par son EPFA. S'il s'avérait que ce droit n'avait pas été exercé, il faudrait identifier les éventuels points de blocage.

Par ailleurs, en 2014, la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt avait fait évoluer le code rural et de la pêche maritime, pour faciliter la procédure de sortie de l'indivision. Pour vérifier l'existence d'indivisaires, les notaires doivent effectuer une publicité au niveau national, mais aussi au niveau du territoire de l'exploitation concernée. En l'absence de réponse durant un certain délai fixé dans les textes, le notaire est en droit de procéder à la vente, même lorsque le nombre exact d'indivisaires n'est pas connu.

Vous évoquez une difficulté liée au fait que cette publicité doit être réalisée au début et à la fin de la procédure de sortie de l'indivision. Les parlementaires pourraient toujours faire évoluer la législation sur ce point. Cependant, je pense qu'il faudrait préalablement inviter des notaires ultramarins, pour leur demander de préciser les éléments qui pourraient être changés dans les textes. Je vois bien qu'il existe une difficulté liée à l'indivision, mais je ne suis pas notaire. Une séance de travail pourrait être organisée avec des spécialistes de la question.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Avec Marie-Laure Phinéra-Horth, nous avons assisté en mars à un colloque qui dressait un bilan de la loi Letchimy. Les travaux de ce colloque donneront lieu à la rédaction d'un rapport. J'avais insisté sur les particularités du foncier agricole d'outre-mer.

M. Arnaud Martrenchar. - Je vous transmettrai la disposition qui a été intégrée au code rural en 2014. Cette disposition concerne exclusivement les terres agricoles et elle est très précise. À ce jour, je ne suis pas en mesure de vous indiquer les changements à apporter à la loi Letchimy. Il faudrait échanger avec des spécialistes de la question.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - La loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) a été adoptée par le parlement il y a plus d'un an. Ce texte prévoit la suppression du plafonnement des cessions de terrain aux communes de Guyane. Cette disposition vise à faciliter la mise en oeuvre de l'accord de Guyane du 21 avril 2017. De plus, l'État s'est engagé à céder 250 000 hectares de terrains à la collectivité de Guyane et aux communes du territoire. Pouvez-vous apporter des précisions sur la publication des décrets d'application de cette loi, relatifs à ces engagements ?

Par ailleurs, nous ne pouvons pas nier l'importance d'une structure telle que la Safer pour mon territoire. Arnaud Martrenchar vient d'évoquer ce sujet. Pourtant, près de deux ans après la création de la Guyane, la structure ne dispose toujours pas d'agrément ni de droit de préemption. Or, ces outils, vous le savez, sont primordiaux pour permettre à la mener à bien ses missions. Devons-nous paralyser le fonctionnement d'une telle structure pour des histoires personnelles ?

Enfin, j'ai eu l'occasion de me rendre sur le terrain avec l'ex-député Olivier Damaisin, pour rencontrer des jeunes agriculteurs en souffrance après une succession de suicides d'agriculteurs. Olivier Damaisin devrait remettre un rapport sur ce sujet vers la fin du mois de février ou début mars. Comme nous sommes en avril, je souhaite m'informer sur l'état de ce rapport.

M. Arnaud Martrenchar. - Olivier Damaisin a remis son rapport il y a une semaine. La semaine prochaine, ce rapport sera présenté au cabinet du ministère de l'agriculture. J'ai lu ce rapport qui présente plusieurs recommandations.

Ce rapport évoque certaines questions pour lesquelles je ne trouve pas de réponses, comme la question des pistes agricoles. Il est notoire que les pistes agricoles ne sont pas entretenues. En particulier, l'Office national des forêts n'entretient plus les pistes qu'il trace, une fois les exploitations forestières achevées. Or, je ne sais pas à qui appartiennent ces pistes. Je crains que ces pistes appartiennent aux communes, qui ne disposent pas aujourd'hui des moyens nécessaires pour les entretenir. Au regard de l'intensité de la saison des pluies guyanaise, les agriculteurs installés le long de ces pistes rencontrent des difficultés dès que ces pistes cessent d'être entretenues par l'ONF. Des spécialistes du droit pourraient identifier les propriétaires de ces pistes. Une fois que leur statut sera précisé, nous pourrions vérifier si le FEADER est mobilisable pour les entretenir.

Par ailleurs, j'avoue ne pas connaitre l'état d'avancement des décrets d'application de la loi 3DS qui se rapportent au transfert de 250 000 hectares de terrains que vous citez. Je dois me renseigner sur ce point. Je n'ai pas suivi ce sujet qui ne relève pas de ma compétence et je déplore avec vous le fait que ce transfert n'ait pas été réalisé à ce jour.

Enfin, la situation actuelle de la Guyane n'est pas du tout satisfaisante. Vous vous êtes rendue avec le sénateur Georges Patient au ministère de l'Agriculture pour défendre le cas de cette Safer. J'ai aussi reçu l'ex-député Gabriel Serville et actuel président de la collectivité territoriale de Guyane, qui déplorait le fait que la Safer ne dispose pas du droit de préemption. Durant le temps de nos palabres, la spéculation foncière se poursuit. Cette situation n'est évidemment pas satisfaisante.

D'après la procédure en vigueur, le président de la Safer doit d'abord être agréé. Puis, il faut monter un dossier d'agrément de la Safer. Enfin, une fois que la Safer est agréée, elle dispose de facto du droit de préemption, sans qu'il y ait besoin de publier un texte. Or nous rencontrons une difficulté que je ne détaillerai pas dans le cadre de cette audition, dans la mesure où nous ne pouvons pas évoquer des situations individuelles. Pour autant, il faut absolument résoudre cette difficulté.

Mme Victoire Jasmin. - J'attends beaucoup du rapport d'information sur le foncier agricole.

Nous avons auditionné des représentants des Safer et de la Fédération nationale des Safer, qui nous ont fourni des explications au sujet des différents territoires d'outre-mer. Le fait que les agriculteurs disposent de petites surfaces peut leur poser des difficultés. Aussi, les agriculteurs ne bénéficient pas non plus toujours de toutes les aides qu'ils pourraient percevoir.

Selon vous, dans l'optique de favoriser la mise en valeur des terres en friche, serait-il opportun de mettre en place des chantiers d'insertion destinés à aider les enfants d'agriculteurs à reprendre les exploitations de leurs parents ? Ces chantiers d'insertion pourraient notamment inciter les jeunes à se diriger vers des formations agricoles. Dans les outre-mer, le chômage des jeunes est important et ces derniers ne sont pas toujours très qualifiés. Cependant, les jeunes peuvent craindre de prendre la suite de leurs parents par manque de formation ou d'accompagnement.

De plus, il faut aussi réaliser de la pédagogie auprès des agriculteurs proches de l'âge de départ en retraite. Je note que les jeunes agriculteurs payent de plus en plus leurs charges. Ils sont plus nombreux à cotiser pour leurs retraites, même si les absences de cotisations posent encore des problèmes au moment de la liquidation de la retraite.

Faudrait-il accompagner les agriculteurs pour les aider à préparer leurs départs à la retraite, en lien avec les services sociaux et la caisse de retraite des agriculteurs ?

Les agriculteurs continuent parfois à travailler après l'âge de la retraite, sans que leur travail soit toujours rentable. Ils peuvent bloquer le foncier, bien que des jeunes soient en attente d'emplois. Un accompagnement social permettrait d'éviter ces difficultés.

Par ailleurs, il est vrai que le dialogue social n'est pas toujours apaisé. Il existe en ce moment un mouvement social chez les planteurs de canne à sucre de Guadeloupe. Cependant, les économies d'outre-mer sont fragiles. En particulier, les filières agricoles s'appuient parfois majoritairement sur de la main-d'oeuvre étrangère, qui ne se trouve pas nécessairement en situation régulière de séjour. Dans ce contexte, au regard des montants importants utilisés pour subventionner les filières de la canne à sucre et de la banane, ne faudrait-il pas inciter ces filières à développer la formation de leurs salariés ? Ces formations pourraient prendre la forme de chantiers d'insertion, car les jeunes ont besoin d'être encadrés. Beaucoup de jeunes souhaitent travailler, mais ils ont peut-être peur de franchir le pas et de se diriger vers le monde agricole.

Parallèlement, il faut aussi favoriser le dialogue social dans ces filières pour construire des projets communs. Les usiniers peuvent évoluer vers la production de sucres de spécialité, ou d'autres produits plus rémunérateurs. Il est aussi possible de planter des cannes fibreuses destinées à la production de biocarburants. De nombreuses pistes existent.

Avec ces évolutions, les jeunes qui résident à proximité et qui se dirigent vers l'emploi devront être de plus en plus formés pour rejoindre ces filières.

De plus, au-delà des problèmes d'indivision, il est aussi possible d'inciter les enfants à reprendre les exploitations de leurs parents. Ainsi, dans le cadre de la procédure destinée à mettre en culture les terres laissées en friche (arrêtés préfectoraux de mise en demeure...), nous pourrions inciter les enfants d'agriculteurs qui se trouvent au chômage de se déclarer en tant qu'agriculteurs.

Ils pourraient alors bénéficier de formations de base, qui leur permettraient notamment de connaître le régime juridique des agriculteurs. Très souvent, des agriculteurs qui reprennent les exploitations de leurs parents n'ont pas été formés et ils ne prennent pas l'habitude de payer leurs charges fiscales ou sociales. Un accompagnement, qui impliquerait les collectivités et les différents services publics, pourrait être mis en place pour ces jeunes.

Certains agriculteurs ne demandent pas d'aides, par méconnaissance, mais aussi en raison de difficultés à remplir des dossiers administratifs. Ils peuvent avoir besoin d'aide. Les rapports du Sénat de 2018 et 2019 sur les risques naturels majeurs des outre-mer, dont j'ai été co-rapporteure, ont montré que beaucoup d'agriculteurs ne sont pas assurés. Ces personnes peuvent parfois beaucoup perdre en cas d'ouragans, avec la destruction de leurs cultures. Or, elles ne savent pas toujours comment procéder pour bénéficier des aides publiques liées aux catastrophes naturelles. Un effort pédagogique doit donc être mené avec le concours des chambres d'agriculture.

Les différents éléments que je viens d'évoquer pourraient contribuer à sécuriser l'avenir de l'agriculture et à réduire la surface des terres en friche.

Par ailleurs, certains enfants de bénéficiaires des GFA n'ont pas toujours compris le fonctionnement du dispositif. Un effort de pédagogie doit aussi être mené auprès d'eux. Pour eux, les terres des GFA appartiennent à leurs familles. Ils ne comprennent pas qu'à partir du moment où ils partent en retraite, ou qu'ils cessent leurs activités, ils doivent céder leurs exploitations pour permettre à d'autres personnes de les reprendre.

Selon moi, ces mesures pourraient contribuer à mieux utiliser et valoriser le foncier agricole. Sur le volet social, ces mesures permettraient aussi de mieux insérer les jeunes en attente d'intégration professionnelle.

En particulier, le foncier agricole peut être mobilisé pour favoriser le retour à l'emploi des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), dont les parents détiennent des exploitations non cultivées.

Enfin, je note que la loi Letchimy a notamment été inspirée par le rapport rédigé par notre collègue Thani Mohamed Soilihi sur le foncier à Mayotte. En tout état de cause, je remercie une fois de plus le président Stéphane Artano d'avoir lancé ces travaux sur le foncier agricole. Je remercie aussi les personnes auditionnées et j'attends leurs réponses et leurs suggestions.

M. Arnaud Martrenchar. - Je pense qu'il faut absolument se saisir de l'opportunité offerte par la concertation menée actuellement sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles. Ce projet de loi sera présenté cet automne au Parlement. Dans ce cadre, des groupes de travail nationaux se sont constitués autour de la formation agricole, de l'installation et de la transmission, et de la transition agroécologique.

En Guadeloupe, il existe un groupe de travail, chargé de faire remonter l'ensemble des propositions au ministère de l'Agriculture. Nous pourrions très bien intégrer dans ces propositions vos suggestions, telles que les chantiers d'insertion pour les jeunes, ou l'accompagnement social des agriculteurs qui souhaitent prendre leur retraite pour permettre aux jeunes de s'installer. Une réunion aura lieu le 12 avril 2023.

Il serait opportun d'y intégrer toutes les propositions que vous évoquez, et auxquelles je souscris pleinement. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas disposé d'un vecteur tel que celui-là. Il faut en profiter, car, il peut s'avérer difficile de faire aboutir des propositions de nature législative sans un vecteur adapté. Lorsque nous les intégrons dans d'autres projets de loi, le Conseil constitutionnel les censure en tant que cavaliers législatifs.

Vous avez aussi évoqué le problème des agriculteurs qui n'ont pas accès aux aides par méconnaissance. Or nous sommes conscients qu'il existe un déficit en termes d'ingénierie de projets en outre-mer, pour les agriculteurs, ou même pour les communes.

Souvent, on déplore que les outre-mer demandent de l'argent mais qu'une fois cet argent octroyé, il n'est pas dépensé. Depuis des années, nous cherchons à trouver des moyens pour renforcer cette ingénierie.

En Guyane, nous avons établi une organisation particulière de la préfecture, avec une forme de cellule d'ingénierie de projets. Lorsque nous avons mis en place les systèmes d'aide à la relance, nous avons désigné des sous-préfets à la relance.

Dans le cadre du plan France 2030, nous craignons que les outre-mer réalisent un mauvais « score », dans la mesure où ce plan s'appuie sur des guichets nationaux. Nous savons bien que de nombreux acteurs ne disposent malheureusement pas de l'agilité nécessaire pour accéder à ces guichets. Lorsque ces guichets s'ouvriront, les acteurs de l'Hexagone seront les premiers à candidater aux appels à projets. C'est pourquoi nous avons établi dans chaque territoire d'outre-mer un référent France 2030.

Par ailleurs, les chambres d'agriculture devraient accompagner les agriculteurs qui peinent à monter des dossiers de demandes d'aides.

Mme Victoire Jasmin. - Je n'avais pas connaissance du groupe de travail qui oeuvre actuellement en Guadeloupe. Je ne pourrais pas participer à la réunion du 12 avril. Je n'y ai d'ailleurs pas été invitée directement.

Pour autant, je peux tout à fait présenter une contribution écrite à ce groupe de travail. J'ai d'ailleurs posé é récemment une question écrite au ministre de l'agriculture, où j'ai mentionné la proposition du chantier d'insertion. Compte tenu de la situation actuelle de mon département, je prépare aussi d'autres travaux...

M. Jacques Andrieu - Pour revenir sur votre intervention, je note que les questions que vous soulevez s'inscrivent directement dans les débats actuels liés au projet de de loi d'orientation et d'avenir agricoles. Ces débats sont tenus dans des groupes de travail nationaux, mais aussi au niveau local, dans les régions de l'Hexagone et dans l'ensemble des outre-mer. Dans ce cadre, il existe évidemment des possibilités de contributions écrites. Il importe aussi que les acteurs concernés puissent participer à cette concertation. Les travaux touchant l'enseignement et la formation professionnelle se tiennent souvent dans des lycées agricoles, dans tous les territoires.

Nous pouvons faire parvenir à la Délégation sénatoriale aux outre-mer des éléments généraux sur cette concertation, qui est pilotée par la Direction générale de l'enseignement et de la recherche (DGER) du ministère de l'Agriculture.

Cette concertation est en cours. Comme le mentionnait Arnaud Martrenchar, vous pouvez vous saisir de ce vecteur pour faire remonter vos propositions, qui concernent des sujets importants (formation, accompagnement des agriculteurs, transmissions intergénérationnelles...).

Le ministre souhaite aussi que cette concertation s'intéresse aux nouveaux enjeux de la transition agroécologique et du changement climatique. Si une réunion est organisée le 12 avril en Guadeloupe, d'autres réunions se tiendront aussi dans l'ensemble des départements.

Par ailleurs, comme vous l'indiquez, il existe effectivement un besoin de formation et d'accompagnement des jeunes agriculteurs et des personnes qui souhaitent se lancer dans l'agriculture. Pour répondre à ce besoin, nous avons la chance de pouvoir compter sur le réseau de la formation agricole (lycées publics, lycées privés, maisons familiales rurales...), qui existe dans tous les départements d'outre-mer. Ce réseau propose tant des formations initiales que des formations continues, courtes ou diplômantes, qui permettent d'accéder au statut d'agriculteur. Les freins à l'utilisation de ce réseau sont discutés dans les débats actuels.

Aussi, la question de l'emploi est remontée par les filières. Il s'agit d'une question majeure, notamment dans les outre-mer. D'une part, des employeurs peinent à trouver la main-d'oeuvre qui correspond à leurs attentes et d'autre part, le taux de chômage est important et des jeunes souhaitent entrer dans la vie active. Nous tentons d'étudier au mieux cette question.

Vous avez encore soulevé une question sur les assurances des exploitants agricoles. Ce sujet a aussi été identifié. Une importante réforme a été menée sur l'assurance récolte dans l'Hexagone. Cette réforme sera suivie d'une ordonnance qui permettra de tenir compte des particularités des outre-mer. L'offre d'assurance s'y avère insuffisante, car la survenue de phénomènes climatiques extrêmes rend l'assurabilité difficile pour les assureurs. Il s'agit de mieux identifier la part de la contribution de la solidarité nationale et celle des assurances.

Je serais très intéressé par d'éventuelles auditions qui concerneraient l'application de la loi Letchimy. La question de la sortie des indivisions est souvent ressortie des débats de la concertation actuelle. Je ne dispose pas d'éléments de bilan quantitatif sur cette loi. Je ne sais pas si cette loi fonctionne bien ou si elle permet de dépasser les dispositifs identifiés comme bloquants par les notaires.

Enfin, le dispositif des GFA de la Guadeloupe est particulier. Une question se pose sur la manière dont ce dispositif peut se pérenniser, après la vie active de ses bénéficiaires.

Mme Victoire Jasmin. - Je souligne l'importance de la question de l'assurance des agriculteurs.

Mme Vivette Lopez, président et rapporteur. - Je vous remercie pour vos éclairages très précis. Je propose maintenant à notre président de conclure cette réunion, depuis Saint-Pierre-et-Miquelon.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie, chère Vivette Lopez, d'avoir présidé cette séance. Je remercie nos interlocuteurs pour la qualité de leurs interventions.

Cette étude sur le foncier agricole se veut aussi constructive que celle que nous venons d'achever sur la continuité du territoire, à laquelle le Sénat est très attaché.

Cette étude s'inscrit dans le contexte de la préparation du prochain CIOM, prévu pour la mi-mai. En tant qu'élus, nous espérons que les thématiques mises en avant dans nos travaux (déchets, mobilité, enjeux agricoles...) seront prises en compte dans le cadre des travaux du CIOM. Naturellement, celui-ci ne réglera pas toutes les problèmes, mais il s'agit d'un élément important du dispositif annoncé par le ministre délégué chargé des outre-mer.

La présente étude s'achèvera fin juin. Nous pouvons faire confiance à notre binôme de rapporteurs, qui se montreront proactifs. Je pense que vous l'avez senti, au regard de son implication. Nous sommes évidemment intéressés par vos contributions écrites, d'autant plus que vous travaillez directement à répondre aux défis évoqués au cours de cette audition. Parmi ces défis figure celui de la pollution des sols et des eaux par le chlordécone, sujet qui a donné lieu à un échange nourri, autour du rapport fait au nom de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) par notre collègue Catherine Procaccia, entre les membres des délégations aux outre-mer de l'Assemblée nationale et du Sénat. Je me permets donc de vous renvoyer à ces débats.

Je précise aussi que nos rapporteurs se rendront prochainement à la Martinique du 16 au 20 avril, pour rencontrer des acteurs de terrain. De nombreuses pistes de réflexion seront sans doute à creuser du côté de nos collectivités territoriales, notamment autour du droit de préemption, des banques de terres, ou encore de la sortie de l'indivision en outre-mer (loi Letchimy...).

J'ai aussi retenu vos propositions, en particulier votre suggestion de modification législative concernant les maisons d'habitations non attenantes aux exploitations d'outre-mer. Pour porter leurs propositions, les parlementaires sauront se saisir des véhicules législatifs annoncés par le Gouvernement. Ils pourront aussi se saisir des niches parlementaires des différents groupes !

Je vous remercie encore pour vos éclairages.

Jeudi 13 avril 2023

Table ronde sur la situation en Guyane

Mme Annick Petrus, présidente. - Chers collègues, j'ai l'honneur de remplacer le président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser car il est actuellement en déplacement.

Dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, la Délégation sénatoriale aux outre-mer examine aujourd'hui la situation en Guyane, qui présente de nombreuses spécificités, dont celle d'être à 97 % recouverte par la forêt amazonienne, avec un très haut niveau de biodiversité protégée par un parc national.

Nous accueillons donc autour de cette table ronde Guyane :

- pour la collectivité territoriale de Guyane : M. Roger Aron, vice-président en charge de l'agriculture, la pêche, la souveraineté alimentaire et l'évolution statutaire, et M. Jérémy Lecaille, responsable du service agriculture ;

- pour la direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) de Guyane, M. Patrice Poncet, directeur ;

- pour la direction générale de la coordination et de l'animation territoriale (DGCAT) de la préfecture : Mme Myriam Virevaire, directrice adjointe ;

- pour l'Établissement public foncier et d'aménagement de la Guyane (EPFA Guyane) : M. Denis Girou, directeur général ;

- pour la chambre d'agriculture : M. Albert Siong, son président ;

- pour la Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) de Guyane : Mmes Chantal Berthelot et Sabrina Hight, administratrices ;

- et enfin pour le Parc amazonien de Guyane : M. Pascal Vardon, son directeur.

Tout d'abord, nous vous demanderons de répondre au questionnaire qui vous a été adressé pour la part correspondant à vos missions.

Ensuite, le co-rapporteur Thani Mohamed Soilihi interviendra pour vous demander des précisions complémentaires. Je vous prie d'excuser notre collègue co-rapporteur Vivette Lopez qui est retenue par un autre engagement.

Enfin, je donnerai la parole à nos collègues qui la demanderont.

En attendant que MM. Roger Aron et Jérémy Lecaille soient connectés, la parole est à Mme Myriam Virevaire.

Mme Myriam Virevaire, directrice adjointe de la DGCAT, chargée de la mission foncière. - Je vous prie d'excuser d'abord l'absence du secrétaire général, M. Gatineau, qui est en mission à Kourou.

Le foncier agricole en Guyane fait partie de la feuille de route du préfet, de même que le projet stratégique agricole de développement. L'État veille à appliquer le droit et la réglementation d'attribution du foncier agricole sur son domaine privé. La création de la « mission foncier » au 1er janvier 2020 a permis de raccourcir les délais d'attribution avant l'examen des demandes par la commission d'attribution foncière. De plus, la gestion des baux emphytéotiques agricoles par la « mission foncier » permet de dynamiser la transmission et la pérennisation des exploitations agricoles et d'éviter la spéculation. Le code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) et le code rural et de la pêche maritime en bornent le fonctionnement.

Les espaces agricoles du schéma d'aménagement régional (SAR) représentent 200 000 hectares, dont 70 000 sont détenus par l'État. Les concessions et baux emphytéotiques représentent 17 % de cette surface, contre 13 % pour la propriété privée, 5 % pour l'Établissement public foncier et d'aménagement (EPFA) et 15 % pour les communautés.

Depuis 2000, 1 511 décisions d'attribution ont été édictées par l'État. Ainsi, 26 000 hectares ont été attribués. 279 cessions gratuites agricoles ont découlé de ces décisions, puisqu'à la suite des baux emphytéotiques, les hectares valorisés peuvent être cédés gratuitement aux agriculteurs.

Les 20 000 hectares à l'appui des cartographies délivrées depuis 2018 lors de la création de la Safer seront rapidement répartis. Il est attendu des trois administrateurs provisoires de la Safer, MM. Georges-Michel Phinéra-Horth, Albert Siong et Roger Aron, un modèle économique viable permettant la vente du foncier agricole aux agriculteurs à juste prix. Un travail devra être mené avec l'EPFA, spécialisé dans les aménagements agricoles. L'État continuera à délivrer du foncier selon la réglementation en vigueur, malgré la présence de la Safer. L'article L.3211-5 du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) interdisant la cession de terrains d'une superficie supérieure à 150 hectares, la réglementation permettant de délivrer gratuitement du foncier à la Safer devra être modifiée pour aller au-delà de ce seuil.

La plupart des exploitations agricoles bénéficient d'une habitation sur place, que la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) peut régulariser afin de préserver le foncier agricole de la spéculation. Voilà pour les réponses à votre questionnaire.

M. Patrice Poncet, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) de Guyane. - Le modèle de l'agriculture guyanaise diffère complètement du modèle hexagonal. La superficie de la Guyane équivaut à celle de la Nouvelle-Aquitaine, mais elle est couverte à 70 % d'une forêt de huit millions d'hectares, alors que la plus grande forêt métropolitaine n'en compte qu'un million. Cependant, la surface agricole utile (SAU) guyanaise avoisine les 36 000 hectares, contre 4 000 000 en Nouvelle-Aquitaine

La population guyanaise s'élève à 300 000 habitants environ, mais elle avoisinera les 570 000 habitants en 2040 selon l'INSEE.

Sur les 6 200 exploitations recensées, l'agriculture guyanaise est d'abord familiale et vivrière. 85 % des exploitants agricoles travaillent sur des surfaces de moins de deux hectares. L'agriculture est surtout présente à côté des grands fleuves séparant le département du Brésil et du Suriname.

La filière animale représente 200 à 250 exploitations de viandes. Les plus grandes exploitations d'élevage bovin intensif peuvent atteindre 8 000 hectares, pour un taux de chargement très faible d'environ une tête par hectare. Ce mode d'exploitation est proche du modèle brésilien. La dizaine d'exploitations fonctionnant ainsi correspond aux plus grands élevages d'Europe.

La filière de fruits et légumes est très dynamique : elle compte plus de 600 exploitations localisées dans des bassins de production très précis et développées surtout par la communauté Hmong. Les taux de couverture concernant les fruits et légumes sont donc satisfaisants. La filière doit cependant continuer à se développer pour pallier la croissance démographique.

De plus, quelques producteurs de cannes confectionnent un rhum de grande qualité, primé au Salon international de l'agriculture.

Enfin, alors qu'en métropole l'installation de jeunes agriculteurs suppose la transmission d'exploitations, en Guyane elle repose sur la mise en valeur du foncier boisé. La déforestation est cependant très complexe.

M. Pascal Vardon, directeur du Parc amazonien de Guyane. - Le Parc amazonien de Guyane a été créé en 2007 et représente 40 % du département. Il est entièrement recouvert de forêt amazonienne, à l'exception de quelques bourgs le long du fleuve Maroni et de l'Oyapock. Au total, 20 000 personnes occupent une surface de 34 000 km2, soit la taille de la Belgique.

L'agriculture est surtout familiale, vivrière, mais stratégique pour l'autosuffisance alimentaire des habitants : il s'agit principalement d'une agriculture sur abattis-brûlis, consistant à brûler la forêt sur de petites parcelles d'un hectare maximum, puis à les exploiter. Au bout de deux ou trois ans, la perte de rendements nécessite de recommencer l'opération. Il s'agit du mode de production traditionnel des Amérindiens, dont les villages suivaient l'exploitation itinérante des terres. Aujourd'hui, les villages sont fixés le long des deux fleuves. Néanmoins, la pratique subsiste, notamment dans les zones de droit d'usage collectif (ZDUC), qui permettent aux populations d'obtenir un droit d'usufruit sur le foncier appartenant à l'État à des fins agricoles, mais aussi de pêche, de chasse et même pour l'installation de carbets provisoires liés à la culture sur abattis.

Les ZDUC existent depuis 1987 et ont introduit le concept de communauté d'habitants tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt, terme repris dans le décret de création et la charte du parc national. Cependant, la pratique des abattis-brûlis existe également en dehors des ZDUC. Le droit foncier officiel se confronte alors à des pratiques traditionnelles informelles, comprenant des attributions par lignage, notamment chez les communautés bushinenguées comme les Alukus. L'attribution d'ouvrages publics comme le chantier de la piste entre Maripasoula et Papaichton peut pâtir de cette confrontation.

Ce mode d'exploitation agricole est aujourd'hui indispensable, car il compte pour 40 à 50 % de l'apport alimentaire des familles. En effet, les aliments importés dans les comptoirs chinois le long du Maroni sont de mauvaise qualité. De manière générale, l'importation est difficile. La forêt isole : seuls les transports fluvial et aérien raccordent les quatre communes du sud de la Guyane ; ce type de transport est compliqué et coûteux.

Il existe également un outil de concession itinérante sur abattis permettant d'accorder vingt hectares d'exploitation pour que le bénéficiaire n'en utilise qu'un seul par an et organise sur le périmètre de sa concession un assolement sur vingt ans. Cependant, les sollicitations formelles sont quasiment inexistantes.

L'agriculture entre dans le champ d'activité du Parc amazonien au titre du développement local, l'un des trois piliers de nos missions avec la nature et la préservation et la transmission des différentes cultures locales. Cependant, les filières agricoles sont peu nombreuses : l'agriculture, l'artisanat, le tourisme et une petite exploitation de bois. Dans le sud de la Guyane, il s'agit d'une économie naissante.

M. Roger Aron, vice-président de la collectivité territoriale de Guyane, en charge de l'agriculture et de la pêche. - Étant aphone, je ne pourrai pas parler longuement. Nos missions se bornent à l'aide aux agriculteurs, aux mesures propres au FEDER et à des aides particulières à certains agriculteurs compte tenu des particularités des exploitants. Depuis cette année, nous assurons la gestion de la Commission d'orientation stratégique du développement agricole en partenariat avec la préfecture.

M. Patrice Pierre, directeur général adjoint de l'EPFA Guyane. - Concernant le diagnostic général de la situation foncière en Guyane, l'EPFA ne dispose pas d'éléments de comparaison avec les autres DOM. Étant à la fois un établissement d'aménagement et un établissement public foncier, ses missions s'articulent autour de trois axes : construction de la ville amazonienne durable, maîtrise du foncier et contribution au développement agricole de la Guyane dans le cadre de l'aménagement des terres. C'est ce dernier sujet qui nous intéresse aujourd'hui.

À travers les aménagements groupés, nous avons augmenté la SAU de plus de 20 % entre 2010 et 2014, afin de répondre à un objectif fixé par la collectivité territoriale de Guyane (CTG) à travers le schéma d'aménagement régional (SAR). Les aménagements groupés permettent l'installation massive d'agriculteurs dans des lotissements agricoles bénéficiant de voiries primaires et d'accès parcellaires. Entre 2013 et 2018, l'EPFA a attribué plus de 37 % du foncier en Guyane, soit 4 400 hectares environ.

L'État possède une part du foncier plus importante mais ne procède qu'à des attributions individuelles, sur demande des agriculteurs et après décision de la commission d'attribution foncière. L'EPFA procède lui à des aménagements sur des parcelles disponibles, puis sélectionne des candidats sur des terrains prêts à être cultivés. L'EPFA vise l'aménagement de 1 000 hectares de foncier par an.

Concernant nos missions vis-à-vis des autres acteurs, nous nous appuyons d'abord sur le code de l'urbanisme et le CG3P. L'EPFA sollicite du foncier provenant du domaine privé de l'État, que celui-ci lui concède puis lui cède. Sitôt aménagées, les terres deviennent propriété de l'EPFA, ce qui permet de les attribuer aux agriculteurs. Ainsi, nous pouvons réaliser des opérations agricoles en nous appuyant sur les plans locaux d'urbanismes (PLU) des communes.

Notre conseil d'administration paritaire comprend beaucoup des personnes présentes à cette table ronde. Il compte six représentants de l'État et six représentants des élus.

Notre plan stratégique de développement 2021-2026 prévoit le lancement de trois nouvelles opérations agricoles, à Régina, Roura et Iracoubo. Les premiers travaux débuteront l'année prochaine. Ces opérations permettront le désenclavement de plus de 5 000 hectares de terrain et l'installation de 400 agriculteurs. La mission d'aménagement de l'EPFA s'inscrit dans les documents de planifications tels que les PLU et le SAR afin de répondre à la demande d'augmentation de la surface agricole formulée par la CTG.

Concernant l'installation de la Safer en Guyane, nous avons actualisé notre politique de stratégie agricole en 2018, lors des travaux de préparation de la Safer. L'EPFA fait partie du groupement d'intérêt public (GIP) de la Safer. En 2022, une fois celle-ci créée, nous avons réactualisé notre politique agricole en présentant à notre conseil d'administration l'état de notre patrimoine et en signant une convention nationale avec l'EPFA et la FNSafer. Cette convention permet de réfléchir ensemble, notamment au sujet de l'étalement urbain ou de l'objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Nous avons également voté pour acquérir une part sociale de la Safer, afin de participer à son conseil d'administration, ce qui a été accepté mais pas encore été mis en oeuvre. Désormais, la Safer doit définir sa stratégie pour que nous puissions adopter un mode de travail en commun : soit en oeuvrant pour son compte, soit en formant un partenariat, soit en nous dessaisissant de nos missions à son profit.

Néanmoins, il est très important d'éviter les stop-and-go. En attendant que la Safer définisse sa propre stratégie, l'EPFA poursuit le développement de ses opérations foncières. Celles-ci nécessitent généralement trois à quatre ans pour être lancées, entre la recherche de financement, la validation politique et le lancement des travaux.

La question concernant le droit de préemption était adressée à la CTG. Néanmoins, j'y apporterai une réponse historique. Le conseil d'administration de l'EPFA avait délibéré en 2011 afin de pouvoir mettre en oeuvre le droit de préemption. Celui-ci n'a jamais été mis en oeuvre. L'Établissement public d'aménagement de Guyane est devenu l'EPFA Guyane en 2016, ce qui correspond à la mise en place d'une opération d'intérêt national. Les statuts remaniés intègrent à l'article 2 des dispositifs permettant de bénéficier du droit de préemption sur arrêté préfectoral concernant les espaces naturels et sensibles. Cependant, la création de la Safer rend inutile l'obtention par l'EPFA de ce droit de préemption visant à éviter le morcellement du foncier rural et la spéculation.

J'ai déjà partiellement répondu à la question concernant la procédure administrative d'attribution de terrains relevant du domaine de l'État. Celle-ci favorise l'augmentation de la SAU. Elle est suspendue au plafond de 150 hectares qui n'était pas appliqué auparavant malgré l'existence de la loi. L'EPFA considère que ce texte n'est pas applicable au domaine privé de l'État, celui-ci n'étant pas soumis au code forestier. Nous attendons une décision de nos ministères de tutelle, mais ce sujet peut bloquer la suite des opérations, nos opérations dépassant systématiquement le seuil des 150 hectares.

Concernant l'accompagnement des porteurs de projets, nous avions mis en place des partenariats avec la chambre d'agriculture. En effet, l'EPFA installe les agriculteurs sur les parcelles mais dispose seulement d'une compétence d'aménagement, et non de compétences d'accompagnement. Les conventions mises en place sur les opérations « Cacao » à Roura et « Bassins mines d'or » à Mana avaient très bien fonctionné. Cependant, ces dispositifs n'ont pas perduré faute de financements. Une augmentation des moyens alloués permettrait à cet accompagnement de véritablement favoriser la réussite des projets.

Concernant la facilitation de la construction d'habitats pour les exploitants agricoles, nous avions réalisé, lors du projet d'aménagement « opération Wayabo » à Kourou, des parcelles destinées à l'habitat et des parcelles destinées à la culture, afin que les agriculteurs puissent accéder aux parcelles agricoles depuis un village desservi en eau, en électricité et en services publics.

Cependant, ce système n'a pas fonctionné. Tout d'abord, la ville de Kourou n'avait pas les moyens de vérifier que les aménagements se situaient bien sur la zone réservée. Mais surtout, les agriculteurs souhaitent toujours vivre sur leurs parcelles pour éviter les vols et pouvoir les surveiller. Pour remédier à ce problème, les parcelles sont désormais aménagées sous forme de lotissements agricoles. Le règlement de lotissement permet aux agriculteurs d'habiter sur site.

Concernant les jeunes agriculteurs, l'EPFA étant avant tout un outil de mise en oeuvre, il ne définit pas de politiques d'installations. Cependant, le système d'attribution des parcelles suppose une consultation des partenaires (chambre d'agriculture, DAAF, CTG, etc.) afin de déterminer le type de parcelles en fonction de différents critères géographiques et topographiques.

Une fois les parcelles prêtes à être attribuées et aménagées, une nouvelle réunion a lieu au moment de l'appel à candidatures lancé par l'EPFA et de la mise en place d'une Commission locale foncière et de commissions techniques. Cette commission réunit notamment les partenaires ici présents, à l'exception du Parc amazonien sur lequel l'EPFA n'intervient pas puisqu'il est cantonné au domaine privé de l'État.

Les membres de cette commission définissent les règles d'attribution en privilégiant par exemple les agriculteurs de la commune concernée, en fonction de la spécificité des parcelles. Chaque dossier est noté en commission technique ; un classement est établi, puis les attributions sont réalisées par ordre de priorité.

Concernant les installations groupées d'agriculteurs, elles nous paraissent la solution la plus adaptée. Les acteurs interrogent souvent la nécessité d'ouvrir de nouveaux espaces agricoles alors que les espaces déjà ouverts sont peu utilisés. Les agriculteurs les utilisent parfois mal. L'EPFA reçoit néanmoins des commandes de la part des communes et de son conseil d'administration pour de nouvelles opérations d'aménagement qui ont fait démonstration de leur efficacité depuis les années 2000. L'augmentation de la SAU a ainsi augmenté entre 30 et 60 % selon le ratio considéré. Les aménagements groupés permettent un meilleur accès à la terre pour faire vivre et travailler les exploitants tout en garantissant aux collectivités une meilleure exploitation de leur territoire et de leurs services. Ces extensions ne dispensent pas de prendre en considération le foncier agricole déjà disponible ou en déshérence.

Concernant la sécurisation des terres agricoles et les vols, j'ai évoqué le souhait des agriculteurs d'habiter sur site afin de pouvoir surveiller leurs exploitations. Les lotissements ne suffisent pas : une coopération avec les forces de l'ordre ou, en cas de vol de bois, avec l'office national des forêts est nécessaire.

Concernant la constitution de filières agricoles, l'EPFA n'a pas d'avis particulier. Le littoral comporte principalement des filières en structuration : un sixième des exploitations occupe la moitié environ de la SAU.

Concernant les objectifs d'autosuffisance, l'immensité du foncier disponible constitue un atout pour le territoire. Cependant, il nécessite d'être désenclavé : pour être disponible, il doit être aménagé. L'agriculture familiale de subsistance peut permettre également de réaliser de microprojets contribuant au développement économique guyanais, puisqu'une fois la subsistance familiale assurée, le surplus agricole est revendu. Il faut néanmoins la dissocier de l'agriculture professionnelle concernant principalement de plus gros producteurs, dans l'élevage ou le maraîchage. L'agriculture familiale n'a pas besoin d'une grande surface agricole.

Concernant la CDPENAF, nous n'avons pas de questions particulières, puisque le président de l'EPFA y siège avec le président de la CTG. L'instruction de la CDPENAF est stricte, conformément aux règles qu'elle applique. Cependant, l'absence de mise en oeuvre du droit de préemption semble contribuer à la rendre plus stricte encore.

M. Albert Siong, président de la chambre d'agriculture de Guyane. - Les propos précédents étaient très clairs. Je reviendrai seulement sur quelques points urgents. Pour commencer, il n'y aura jamais trop de foncier agricole en Guyane. En effet, très souvent, les lois ne sont pas appliquées, contrairement aux autres DOM et à l'Hexagone. Le jeune agriculteur doit peser de toutes ses forces pour lancer son affaire. Sur toutes les installations mises en place depuis plusieurs années, seules deux ou trois exploitations ont été aménagées correctement : Javouhey, Cacao et Césarée, c'est-à-dire des zones où les voies d'accès jusqu'aux exploitations sont relativement pérennes.

Même si nous voulons aménager d'autres zones agricoles, l'absence de réseaux d'accès pour l'eau ou l'électricité empêche tout développement. La Safer est aujourd'hui mise en place. Cependant, personne ne veut lui donner les moyens d'accompagner véritablement la filière agricole en créant de nouvelles zones.

La chambre d'agriculture n'a pas les moyens d'accompagner les jeunes porteurs de projets. L'objectif de souveraineté alimentaire à l'horizon 2030 souhaité par le président de la République est clairement inatteignable en Guyane compte tenu du manque de moyens. Les difficultés sont trop grandes. Pour que la Guyane parvienne à un même niveau que les autres territoires français, il faut injecter beaucoup d'argent. L'État en a les moyens.

Deux structures sont dédiées à l'agriculture en Guyane : la chambre d'agriculture et la Safer. Cette dernière est chargée de distribuer les parcelles aux jeunes agriculteurs tandis que la chambre doit les accompagner et leur permettre de développer leurs parcelles. Sans cet accompagnement, rien n'est possible.

Mme Sabrina Hight, administratrice de la Guyane. - Le projet de la Safer est né de négociations entre les services de l'État et la profession agricole dans le cadre d'un mouvement social qui a permis la rédaction de l'accord de Guyane en avril 2017. À cette occasion, la nécessité de protéger et valoriser les terres agricoles guyanaises face aux enjeux de développement agricole, de préservation de l'environnement et de lutte contre la spéculation a été mise en exergue. Le groupement d'intérêt public (GIP) Safer est la première concrétisation de cet accord de 2017. Il est composé à 90 % des membres du conseil d'administration de la Safer. Les fonds permettant le lancement de cette dernière ont été délégués par le ministère de l'agriculture. En partenariat avec la direction de l'agriculture et l'EPFA, le GIP Safer avait les missions suivantes :

- réaliser un diagnostic du foncier agricole guyanais sur la base du marché actuel et de ses évolutions ;

- élaborer un modèle économique et organisationnel efficace, viable, adapté au foncier guyanais ;

- proposer des adaptations du cadre juridique existant, y compris concernant les perspectives de financement à long terme de la future Safer ;

- rédiger les statuts de la Safer ;

- procéder aux démarches administratives permettant sa création et l'obtention des agréments des ministères de tutelle ;

- piloter le processus de création mis en oeuvre par le directeur du GIP.

La Guyane a ainsi été créée en 2021 en tant qu'institution contribuant à la gestion du foncier agricole guyanais.

Mme Chantal Berthelot, administratrice de la Guyane. - La Safer a été créée en mai 2021. En août, une gouvernance a été mise en place. Elle a traversé quelques turbulences : aujourd'hui, sa gouvernance est collégiale et exercée par le vice-président de la CTG MM. Roger Aron, le président de la chambre d'agriculture, Albert Siong, et Georges-Michel Phinéra-Horth, en attendant la prochaine assemblée générale en mai.

La Safer n'a pas pu devenir opérationnelle, c'est-à-dire obtenir l'agrément du conseil d'administration lui permettant de mettre en place un plan d'action stratégique. Néanmoins, la Safer est un outil technique et opérationnel nécessaire à l'aménagement du foncier agricole et à l'installation des agriculteurs. L'historique réalisé par les intervenants montre que nous sommes à un croisement du développement agricole de la Guyane. Certains agriculteurs sont restés présents depuis le Plan vert, l'agriculture familiale est toujours très présente. Un programme d'encadrement de l'agriculture familiale de l'Ouest guyanais (PEAFOG) a permis sa reconnaissance et sa prise en compte de longue date.

Notre présence montre qu'il ne doit exister aucune concurrence entre les différents organismes. La Safer vise d'abord à aménager des lotissements pour faciliter l'installation des agriculteurs. Des problématiques de défrichage et d'habitat se posent. Les agriculteurs veulent pouvoir accéder aux services publics, y compris au numérique. Leur installation ne doit plus être aussi pénible qu'auparavant. Je suis agricultrice depuis 1983. Notre métier doit être rendu attractif afin de nourrir les 600 000 habitants que comptera la Guyane en 2050.

Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos interrogations.

Mme Annick Petrus, présidente. - Je vous remercie. La parole est au rapporteur Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Merci à toutes et tous pour vos éclairages. Vous avez été si exhaustifs que j'ai peu de questions. La délégation avait produit une série de rapports entre 2015 et 2017. Nous étions étonnés que le foncier en Guyane soit détenu à plus de 95 % par l'État. Dans une recommandation, nous demandions des rétrocessions de terrains. Pourriez-vous nous en dire plus, en particulier concernant la partie agricole ?

Par ailleurs, avant la création de la Safer, l'EPFA détenait-il un droit de préemption en Guyane ?

M. Patrice Pierre. - Avant la création de la Safer, l'EPFA Guyane détenait le droit de préemption en vertu d'une loi d'orientation agricole. Cependant, aucun décret d'application n'a été publié. Depuis que nos statuts ont été revus, l'article 2 nous permet théoriquement d'exercer le droit de préemption sans décret d'application. Il suffisait d'un arrêté préfectoral, comme à Mayotte, où l'EPFA, comportant les mêmes statuts que l'EPFA Guyane, exerce le droit de préemption. Néanmoins, la Safer étant en cours de création politique et administrative, les travaux de délégation du droit de préemption à l'établissement foncier n'ont jamais eu lieu. L'EPFA n'est aujourd'hui plus légitime à exercer ce droit, qui revient à la Safer dans les espaces naturels et sensibles. Par ailleurs, l'EPFA Guyane exerce le droit de préemption concernant ses autres missions, en milieu urbain et dans les zones d'aménagement différées, dans le cadre des opérations d'aménagements urbains. J'apporte cependant une réponse technique à une question qui reste politique.

Concernant les rétrocessions, les opérations de rétrocessions sont relativement simples : l'État nous cède le terrain nécessaire à la réalisation des lotissements agricoles, que nous cédons ensuite à notre tour. Une partie est cédée sous forme de baux emphytéotiques aux agriculteurs, et nous avons mis en place un processus de cession aux agriculteurs installés une fois leur terrain mis en valeur. L'EPFA n'est propriétaire du terrain que pendant la période probatoire de mise en valeur, qui reste néanmoins assez longue. En effet, nous appliquons la durée minimum du bail emphytéotique, soit dix-huit ans et un jour.

Une fois les infrastructures primaires réalisées, celles-ci sont rétrocédées aux collectivités ou aux agriculteurs eux-mêmes selon qu'il s'agisse de voiries primaires ou secondaires. À la fin des opérations d'aménagements, l'EPFA ne possède plus un seul mètre carré de terrain. Même si, dans les faits, le déroulement des opérations est bien plus complexe, nous ne sommes pas concernés par les rétrocessions aux collectivités en dehors du cadre opérationnel comprenant les voies publiques et d'éventuels établissements publics. Le reste du terrain est rétrocédé aux agriculteurs.

Mme Myriam Virevaire. - Les cessions gratuites réalisées durant le bail emphytéotique ou à son terme sont réglementées par le CG3P. Une fois une partie du terrain mise en valeur pendant dix ans, l'agriculteur peut demander la cession gratuite de cette partie du terrain. Il en obtient ainsi la propriété, tandis que la partie restante est conservée en bail.

Les 279 cessions gratuites accordées depuis les années 2000 représentent entre 20 000 et 30 000 hectares cédés gratuitement aux agriculteurs. Le CG3P permet de céder gratuitement aux collectivités des parcelles relevant du domaine privé de l'État. Suite aux accords de Guyane de 2017, 250 000 hectares devaient être répartis entre les collectivités. 90 000 hectares ont déjà été répartis. Nous poursuivons notre prospection envers les autres collectivités, dont certaines ne sont pas dotées de services d'urbanisme, afin de leur proposer des parcelles selon leurs besoins. Nous organisons des commissions tous les deux mois permettant, à l'appui d'une délibération de la collectivité, de céder gratuitement le nombre d'hectare souhaité.

Il est par ailleurs prévu dans les accords de Guyane de céder 400 000 hectares aux communautés d'habitants sous la forme d'un établissement public de coopération culturelle et environnementale. La CTG, le Grand Conseil coutumier et l'État doivent acter la création de l'établissement de manière à pouvoir céder les hectares mentionnés.

M. Dominique de Legge. - Je vous prie d'excuser le caractère métropolitain de mes questions.

D'abord, quel est le rapport entre le nombre de candidats pour une attribution et le nombre d'attributions réelles ? En métropole, la population agricole est vieillissante. La libération de parcelles se traduit dès lors par des agrandissements plutôt que par des installations. J'aimerais savoir si la Safer parvient véritablement à faire s'installer de jeunes agriculteurs et sur quelles superficies en moyenne.

Ma deuxième question se rapporte au statut de l'attributaire : j'ai cru comprendre qu'il s'agissait de baux emphytéotes. Est-ce à dire que la structure attributive assure les investissements nécessaires à l'intégralité de l'exploitation ou une part est-elle laissée à l'exploitant ?

Par ailleurs, suite à des attributions, certains candidats se sont-ils désistés au bout d'une année ou deux ? Je vous remercie.

Mme Myriam Virevaire. - Pour obtenir une attribution agricole, il est aujourd'hui nécessaire d'être déjà agriculteur, aide familial, ou d'avoir passé un diplôme agricole. Ce critère restreint le nombre de candidats. Certains, en effet, n'avaient aucune connaissance agricole : ils avaient simplement travaillé la terre dans un cadre familial, ce qui se traduisait par des difficultés.

Aujourd'hui, les candidats non diplômés sont orientés vers les services d'enseignement agricole et la direction générale des territoires et de la mer (DGTM) afin qu'ils puissent suivre une formation adaptée. L'obtention d'un diplôme permet ensuite d'avoir droit à des subventions de la part de la CTG et de la DGTM.

Actuellement, la commission d'attribution foncière émet 90 % d'avis favorables, suivis par une décision favorable du préfet. Suite à un échec faute de diplôme, certains candidats ont passé une équivalence et sont revenus vers nous six mois plus tard. Dans les deux mois, ils ont obtenu une attribution favorable.

Néanmoins, parmi les candidats, les jeunes agriculteurs sortis du lycée sont peu à peu remplacés par d'anciens élèves de lycées agricoles s'étant forgé une expérience et arrivant mieux armés face aux difficultés agricoles du territoire.

Nous recevons une vingtaine de dossiers par mois, qui sont traités dans les six mois. Nous sommes attentifs à l'accès à la parcelle et à la qualité du sol. En effet, les candidats choisissent où ils vont exploiter. Parfois, après une visite de terrain, nous orientons la personne vers un autre terrain lorsque nous jugeons les difficultés d'exploitation trop grandes.

Les attributions ayant été assez généreuses à la fin du siècle dernier, plusieurs abandons ont eu lieu, les candidats ne possédant pas les qualités requises. Cependant, même après abandon, le bail emphytéotique agricole leur confère un droit de propriété temporaire. Il est alors difficile pour nous de revenir sur ces attributions. Deux solutions se présentent alors : conclure un accord à l'amiable avec l'attributaire ou lancer une action en justice à son endroit, qui peut durer entre trois et cinq ans.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - Voilà un an, dans le cadre de la loi 3DS, le Parlement a voté les modalités pour la rétrocession de 250 000 hectares à la CTG et aux communes guyanaises. Les décrets d'application sont toujours attendus, néanmoins la question sera débattue prochainement au Comité interministériel des outre-mer (CIOM). Aussi, M. Aron, la CTG se projette-t-elle déjà dans cette redistribution du foncier ? Quel sera le pourcentage consacré à l'agriculture ?

Par ailleurs, les jeunes agriculteurs ont le plus grand mal à s'installer. Pourtant, la Guyane ambitionne depuis longtemps d'améliorer son autosuffisance alimentaire. Depuis mon élection au Sénat, je suis souvent interpellée par les agriculteurs : ils me parlent des lourdeurs administratives, des difficultés à obtenir certaines aides, de leur installation dans des zones éloignées de tout. De plus, les pistes forestières ne sont pas praticables en temps de pluie.

Face à cette situation, beaucoup d'agriculteurs préfèrent jeter l'éponge ou mettre fin à leurs jours. La chambre d'agriculture et l'État devraient leur apporter un soutien plus important. Monsieur le Président de la chambre d'agriculture, quelles solutions préconisez-vous, hormis la solution financière dont vous avez parlé ?

M. Roger Aron. - En effet, concernant ces 250 000 hectares, aucune décision définitive n'a été prise. De nombreuses demandes émanant de certaines collectivités en manque de foncier ont été recueillies. Nous attendons également la mise en place de la Safer pour savoir comment nous allons distribuer ce patrimoine foncier. Notre SAR est aussi en cours de redéfinition. Pour toutes ces raisons, nous sommes dans une période d'attente.

Nous disposons toutefois d'un patrimoine foncier privé dans certaines communes. Nous avons pris l'initiative de louer des parcelles, notamment à Apatou, à travers le Groupement de développement agricole, une association d'agriculteurs très dynamique. À terme, une cession des parcelles à très bas prix devrait avoir lieu.

M. Albert Siong. - Vous avez raison, Madame la Sénatrice : les exploitations agricoles sont enclavées et rencontrent des difficultés. Nous nous préoccupons de cette question depuis longtemps.

Concernant l'installation des jeunes agriculteurs, la chambre d'agriculture travaille avec la DAAF. En effet, les jeunes agriculteurs doivent souvent gagner de l'argent au préalable pour ensuite travailler pleinement sur leurs exploitations. Nous cherchons donc à mettre en place, avec la DAAF, un revenu leur permettant d'exploiter directement leurs parcelles. L'ancien directeur de la DAAF jugeait cette initiative réalisable. Nous finalisons actuellement une feuille de route à l'horizon 2030. Ce document sera disponible en fin de semaine.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - Merci pour ces réponses rassurantes.

M. Patrice Poncet. - Le Président évoque les travaux engagés dans le cadre du prochain projet de loi sur l'avenir de l'agriculture. La question nationale du renouvellement des générations d'agriculteurs a donné l'occasion d'engager en Guyane une très large concertation sur des thématiques afin de lever les freins.

Par ailleurs, les pistes forestières rappellent le front pionnier brésilien, même si elles n'en ont pas forcément la dimension. Pour commencer l'exploitation d'un massif forestier, l'Office national des forêts (ONF) crée des pistes forestières afin d'extraire des ressources naturelles qui seront exploitées dans le respect de l'environnement. Ensuite, une économie productive se développe grâce aux agriculteurs qui s'installent le long des pistes, parfois de manière informelle. L'entretien de ces routes et dessertes devient rapidement primordial. Or, nous sommes confrontés à un imbroglio juridique. En effet, l'État reste propriétaire de ces emprises de dessertes permettant l'accès aux exploitations par les habitants. L'autorité communale devrait à terme reprendre ces infrastructures. Ensuite, des services comme l'eau et l'électricité doivent être mis en place.

La voirie est le préalable à toute installation dans les zones agricoles. La création d'un plan directeur devrait permettre d'identifier l'état de ces voies. En effet, le climat de la Guyane est équatorial, ce qui a de nombreuses conséquences. En zone de montagne, le personnel de santé perçoit une indemnité kilométrique spécifique. Désormais, il reçoit également une indemnité « pistes », puisque le déplacement sur les pistes agricoles représente un vrai défi.

De plus, concernant l'installation des jeunes, la profession agricole évalue le besoin foncier pour développer l'agriculture de filières à 11 000 hectares : 9 000 pour la filière animale et 2 500 pour la filière végétale. Ces estimations sont le résultat des travaux engagés en 2021 dans le cadre de concertations.

Devenir agriculteur en Guyane est évidemment un combat : malgré l'existence d'une « dotation jeunes agriculteurs », certains peuvent renoncer. De plus, cette dotation est détournée pour déforester et créer des dessertes au lieu de mettre en place un outil de production. Les jeunes agriculteurs devraient être installés sur les périmètres aménagés proposés par la Safer ou l'EPFA.

Mme Chantal Berthelot. - La Safer a beaucoup été citée lors de cette table ronde. Or, il s'agit seulement d'un outil d'accompagnement à l'installation des agriculteurs. Nous avons besoin du soutien de la Délégation sénatoriale aux outre-mer afin d'accompagner l'agriculture guyanaise, mais aussi des services de l'État.

Le président de la chambre d'agriculture a parlé pour son institution en ce sens. De même, la Guyane a besoin que l'État s'engage à ses côtés pour fonctionner correctement. Le modèle économique que nous affinons actuellement demandera un investissement de l'État à hauteur d'un million et demi d'euros pour les six ans à venir. En effet, la CTG a déjà fourni ces dernières années un accompagnement très important. Depuis le rapport du Sénat de 2017, le constat de ces besoins a été fait. La Safer se met en place, mais un appui est nécessaire car la population augmente.

M. Albert Siong. - Je remercie les sénateurs et sénatrices d'avoir mené cette mission, car le foncier représente l'avenir de la Guyane. J'espère que nos demandes seront appuyées afin de pouvoir développer l'agriculture guyanaise et nourrir la population.

M. Pascal Vardon. - Je voudrais souligner l'intensité de l'orpaillage illégal, à la fois dans le Parc national et sur les zones littorales, et la fréquence des vols de production et de matériel. Des bandes de garimpeiros circulent sur les pistes en forêt. Après tous leurs efforts d'aménagement et de mise en valeur de la parcelle, les agriculteurs sont confrontés à ce fléau. Il s'agit d'un problème de défense de la souveraineté nationale. Les gendarmes et les forces armées de Guyane sont sous-dotés en moyens pour lutter contre ces phénomènes. Les sanctions prises sont souvent de simples obligations de quitter le territoire, même en cas de flagrant délit.

Mme Annick Petrus, présidente. - Je vous remercie à mon tour, Mesdames et Messieurs, pour la clarté de vos explications. Je ne doute pas que vous aiderez nos rapporteurs à mieux appréhender les particularités de la Guyane s'agissant du foncier agricole.

Mardi 23 mai 2023

Étude sur les aspects notariaux et juridiques

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, dont les deux rapporteurs sont Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, la délégation sénatoriale aux outre-mer organise cet après-midi un focus sur les aspects notariaux et juridiques de cette question.

Nous allons entendre en premier les représentants des Chambres des notaires et, vers 17 heures, nous accueillerons des avocats du Conseil national des barreaux (CNB).

Pour la première séquence, je remercie de leur participation en visioconférence :

- Maître Sylvie Pons-Servel, notaire à Saint-Denis de La Réunion, présidente de la Chambre interdépartementale des notaires de La Réunion et Mayotte ;

- Maître Éric Hoarau, notaire à Saint-Louis de La Réunion ;

- Maître Emmanuel de Survilliers, notaire au Lamentin, en Martinique.

Mesdames, Messieurs, vous aurez la parole pour vos propos liminaires afin de présenter vos observations, préalablement aux échanges avec nos collègues. L'ordre d'intervention sera inversé pour respecter les contraintes d'agenda de M. Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Je vous remercie, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, chers collègues, chers Maîtres, je vous remercie d'avoir répondu à notre sollicitation.

La nécessité de produire localement est devenue impérative au lendemain de la crise du Covid et en plein déroulement du conflit en Ukraine. Importer depuis des zones géographiques éloignées s'avère pénalisant pour les outre-mer.

Notre étude porte sur la raréfaction des terres agricoles. Vos avis sur la question sont importants puisque des aspects juridiques ont surgi lors de nos auditions. Nous souhaitons savoir si les propositions recueillies, notamment lors de notre visite en Martinique, sont juridiquement pertinentes.

Nous sommes confrontés à une problématique d'installation des jeunes agriculteurs alors même que leurs aînés sont réticents à céder leur place. Les retraites insuffisantes et la valorisation réduite des propriétés rendent la transmission difficile.

À cet égard, nous souhaiterions savoir s'il existe un équivalent du fonds de commerce en matière agricole qui pourrait être valorisé et transmis aux jeunes générations d'agriculteurs.

Quelques années après la mise en place de la loi Letchimy concernant les sorties d'indivision et après l'établissement de la commission de l'urgence foncière (CUF), cette dernière sera remplacée, à Mayotte, par un groupement d'intérêt public (GIP). Maître Pons-Servel, pouvons-nous faire un point sur ces dispositifs ?

Pouvez-vous nous faire un retour sur les travaux menés avec le Conseil supérieur du notariat le 10 janvier dernier puisque le foncier agricole pourrait être également concerné ?

Mme Sylvie Pons-Servel, notaire à Saint-Denis de La Réunion. - La problématique est différente selon les zones géographiques. La CUF de Mayotte s'intéresse au statut de l'occupant en particulier. Souvent, celui-ci exploite depuis des années des terres, sans pour autant pouvoir les transmettre à d'éventuels héritiers, en l'absence d'un titre de propriété en bonne et due forme. La situation est similaire à La Réunion et conjuguée à une absence de reconnaissance des bâtiments construits sur les terrains agricoles.

Il est essentiel de protéger les parcelles agricoles d'un éventuel morcellement. Elles devraient constituer la propriété des personnes qui les exploitent, parfois depuis des dizaines d'années, afin d'éviter leur dégradation et leur transformation en friche.

M. Éric Hoarau, notaire à Saint-Louis de La Réunion. - J'ajoute qu'à Mafate et dans les Hauts, où de nombreuses personnes occupent des terrains sans être titrées, les parcelles sont protégées par le label Espaces naturels sensibles (ENS) et par le règlement d'urbanisme du SCoT de l'île. Celui-ci, par le biais de l'Office national des forêts (ONF), empêche l'exploitation desdits terrains.

Il est impossible de faire reconnaître un quelconque droit de propriété sur ces terres, sauf à travers des conventions d'occupation précaire. Cette solution empêche la transmission des terrains et des exploitations, leur augmentation ou, tout simplement, leur préservation.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - J'en déduis que la protection des espaces naturels prévaut sur celle des terres agricoles. Le retour à l'agriculture des terrains en friche est rare et difficile. Nous l'avons constaté lors de notre visite en Martinique où, plutôt que de remettre en agriculture des terres en friche, il est envisagé de demander à de grandes exploitations de céder une partie de leurs terres pour faciliter l'installation de jeunes agriculteurs. Cette solution nous interpelle.

10 000 hectares sont actuellement en friche à la Martinique. Selon certaines sources, pour atteindre l'autonomie alimentaire, la transformation de seulement 1 000 hectares en terres agricoles suffirait.

Les friches prévalent-elles donc sur les terres agricoles ?

M. Emmanuel de Survilliers, notaire au Lamentin, Martinique. - Comparativement à la situation du début du siècle dernier, les zones agricoles ont diminué au profit de zones dites « naturelles », donc inexploitées. Comme Mme Vivette Lopez, nous nous interrogeons sur l'éventuelle conversion de ces friches en agricoles.

La commission départementale de l'aménagement foncier (CDAF), à laquelle j'ai eu l'occasion de siéger, avait constaté que le code rural empêchait les agriculteurs de déboiser et réinvestir des zones qui étaient exploitées quelques dizaines d'années auparavant.

M. Stéphane Artano, président. - Mes Sylvie Pons-Servel, Éric Hoarau et Emmanuel de Survilliers, vous êtes invités à donner votre avis sur les points du questionnaire qui vous semblent essentiels.

Nous vous remercions par ailleurs de nous transmettre par écrit toute note ou réponse que vous souhaitez partager avec nous et qui n'aura pas été abordée lors de la présente audition.

Mme Sylvie Pons-Servel. - J'aborderai uniquement la situation à Mayotte. La commission d'urgence foncière (CUF) a pour mission le titrement de toutes les personnes, quel que soit le terrain qu'elles occupent, en reconnaissant l'occupation desdits terrains. Les intéressés peuvent ainsi bénéficier de la prescription trentenaire.

Cette problématique est gérée par l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM), l'équivalent de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) réunionnaise, qui vise à valoriser les terres agricoles et à les redistribuer. Malheureusement, celles-ci appartiennent à des personnes privées qui, souvent, ne les exploitent pas elles-mêmes et souhaitent diviser ces biens pour les transmettre. L'EPFAM leur refuse cette possibilité. Si elle décide de préempter, le prix est extrêmement faible et ne correspond pas à celui pratiqué habituellement dans les transactions entre Mahorais.

L'attribution de titres aboutit à une situation complexe. D'une part, il existe une volonté de développer lesdites terres agricoles, d'autre part, les personnes qui en sont propriétaires ne peuvent plus les valoriser, que ce soit en les transmettant librement ou en les partageant entre leurs enfants.

M. Éric Hoarau. - À La Réunion, dans l'ordre des règles juridiques, la protection exercée sur les espaces naturels prévaut et empêche toute intervention sur les terres agricoles des Hauts. Elles ne peuvent pas être transmises entre particuliers. La politique publique d'urbanisme mise en place en décembre 2020 les protège, instaurant ainsi un conflit entre l'intérêt public et l'intérêt privé.

Les particuliers en ont déduit qu'ils ne pouvaient plus partager les terres agricoles. Or, cela est possible, mais l'opération est soumise au contrôle du morcellement des terres effectué par la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) et l'ONF, ainsi qu'au droit de préemption exercé par la Safer.

Les particuliers essaient naturellement de contourner ces règles que nous veillons, dans le cadre de notre mission, à faire respecter.

L'absence de titres de propriété constitue un problème récurrent, aggravé par la multiplication des indivisions et par l'obsolescence du cadastre. Une loi datant de 2018 permettait de valider des prescriptions trentenaires à l'issue de cinq ans, mais l'État n'a pas soutenu cette protection. Beaucoup de notaires refusent de valider lesdites prescriptions.

Actuellement, il est interdit de prescrire un terrain agricole puisqu'il faut l'avoir habité de manière non équivoque pendant trente ans. Or, s'agissant de parcelles agricoles - et par conséquent, non bâties - cela est impossible. Clarifier cet aspect juridique permettrait d'aboutir à la résolution du désordre foncier évoqué dans le questionnaire.

Mme Sylvie Pons-Servel. - Des travaux ont en effet été menés et ont abouti à des propositions de loi dans ce sens.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Quelles améliorations de la loi Letchimy suggérez-vous afin de renforcer son efficacité ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Nous avons organisé un groupe de travail avec des notaires des outre-mer, des universitaires et des représentants du centre de recherches, d'information et de documentation Notariales de Paris (CRIDON). Le Conseil supérieur du notariat (CSN) a ensuite soumis les propositions des modifications qui en ont résulté.

M. Victorin Lurel. - Pouvez-vous m'indiquer si le mécanisme de cantonnement est bien compris dans la loi Letchimy ? L'article 750 du code général des impôts (CGI) est-il bien pris en compte ? Les droits de partage à hauteur de 2,5 % de la valeur du bien sont-ils appliqués ou les transactions en sont-elles exonérées ? Certains notaires nous ont fourni des informations contradictoires à ce sujet. Qu'est-ce qui entrave l'application de la loi Letchimy ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Les causes en sont multiples. La procédure impose un délai d'attente de dix ans. Par ailleurs, son déroulement est compliqué, puisqu'elle exige l'envoi de nombreuses notifications, non seulement aux opposants, mais également à tous les autres héritiers ou indivisaires. C'est pourquoi nous avons soumis des propositions en vue de sa simplification.

M. Emmanuel de Survilliers. - La loi Letchimy prévoit l'exonération des droits de partage pendant dix ans, ce qui permet d'alléger la fiscalité. À la suite du colloque du 10 janvier 2023 organisé sous l'égide du CSN, des préconisations ont été formulées afin d'améliorer les points de blocage évoqués par Me Sylvie Pons-Servel.

Pour information, nous avons demandé un cantonnement qui faciliterait les partages. Malheureusement, il me semble qu'il n'a pas été retenu. Un réel problème d'impécuniosité et d'équilibre existe dans le partage des terres. Parfois, certains membres des familles concernées souhaitent abandonner leurs parts ce qui, sur le plan fiscal, représente une donation.

La Martinique possède un système automatique de mise à bail forcée pour les propriétaires qui ne libéreraient pas leur terrain de manière spontanée et conventionnelle. Tous les terrains en friche ont été recensés, dans le but probable d'y obliger les propriétaires de terrains libres et non occupés. Toutefois, selon mes informations, cette pratique n'a pas encore été mise en oeuvre puisque les propriétaires préfèrent signer une convention lorsqu'ils sont sollicités. La Safer de la Martinique pourrait vous fournir de plus amples informations sur le sujet.

Les travaux visant la résolution des difficultés liées aux successions et aux titrements, dont certains concernent des titres très anciens dont les droits de succession n'ont pas été réglés à temps, seront peut-être traités par le GIP en cours d'établissement à la Martinique. Cet organisme pourra aider les notaires et les professionnels et, surtout, accompagner ceux de nos concitoyens qui n'arrivent pas à régler et à réunir les pièces nécessaires pour clarifier leurs successions. Nous espérons que dans les dix - quinze années à venir ces affaires auront été résolues.

Toutefois, cela ne représente qu'une facette de la problématique. De nombreuses terres en friche possèdent un titre de propriété. D'autres terrains risquent d'être mis à bail forcé, en dehors de l'établissement de tout droit de propriété.

M. Dominique Théophile. - Pouvez-vous repréciser les possibilités de contournement du droit de préemption de la Safer ?

M. Emmanuel de Survilliers. - Pour information, deux types de contrôles existent actuellement : l'un qui vise les ventes de terres agricoles, est effectué par la Safer, et l'autre qui porte sur le morcellement agricole, est opéré par la commission départementale de l'aménagement foncier.

Je précise que le droit de préemption de la Safer peut être supplanté par des droits légaux qui lui sont supérieurs, par exemple à l'occasion de ventes entre parents. L'instance intervient lors de ventes de terrains dont l'utilisation agricole initiale a été abandonnée pour diverses raisons. Ainsi, elle est souvent sollicitée pour bloquer des transactions sur des petits terrains, bâtis depuis plusieurs années, alors que ce n'est pas son rôle.

J'ignore s'il existe des moyens de contournement puisque toute vente éligible au droit de préemption doit être soumise à la Safer. Je laisserai donc mes confrères en parler.

M. Éric Hoarau. - Certaines personnes choisissent de soumettre leurs terrains à bail pour trois ans. Ces baux seront enregistrés auprès de la chambre d'agriculture qui autorise les locataires à exploiter les terres, les exonérant ainsi du droit de préemption de la Safer.

Cela représente une voie de contournement possible.

M. Emmanuel de Survilliers. - En effet, c'est un procédé tout à fait légal. La Safer est censée contrôler la réalité de l'exploitation. Toutefois, en l'absence de contrôle ou d'exploitation réelle, cela constitue une situation de contournement de la loi.

M. Stéphane Artano. - Nous reviendrons sur ce point, car des collègues souhaitent aborder à nouveau la question de l'indivision.

Mme Victoire Jasmin. - Avez-vous connaissance de cas où des terres incultes ont été récupérées au profit de jeunes agriculteurs ? Quels sont les éventuels freins à cette procédure ?

Des réserves foncières sont annoncées officiellement mais, en réalité, ces réserves n'existent pas. Beaucoup de personnes ont recours à des procédures en justice car des terres considérées comme agricoles en réalité ne le sont pas toujours.

Avez-vous connaissance de ce type de situation et quels sont les freins et les leviers possibles ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Votre question concerne-t-elle bien les cas de préemption ?

Mme Victoire Jasmin. - Ma question concerne à la fois les terres incultes et les terres agricoles qui ne sont pas utilisées.

Mme Sylvie Pons-Servel. - Je ne puis vous fournir de réponse concernant les terres incultes, car je n'ai pas rencontré ce type de situation. En revanche, je sais que l'Établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (EPFAM) réalise beaucoup de préemptions afin d'installer des agriculteurs sur des terrains. Peu sont pleinement exploités sur l'île, aussi l'EPFAM cherche-t-il à en récupérer. J'ignore si ces exploitations sont pérennes et parviennent à avoir un véritable rendement.

M. Victorin Lurel. - La loi Letchimy autorise, il me semble, la vente si plus de la moitié des indivisaires sont d'accord (50,1 %). Or, en cas d'existence de conjoint successible en communauté de biens, ce seuil est toujours atteint lorsque ledit conjoint opte pour le quart en pleine propriété, conformément à l'article 767 du code civil. Il peut ainsi imposer la vente du ou des biens aux autres héritiers. Les héritiers qui ne sont pas à l'initiative de la vente, mais souhaitent acheter le bien indivis, ne bénéficient pas pour autant d'une priorité, faute de droit de préemption. Pourtant, ce dernier a été conçu précisément pour protéger les droits des indivisaires, en atténuant les risques de spéculation.

Peut-on éviter ce risque en prévoyant un droit de priorité et de substitution au profit des coindivisaires ?

M. Emmanuel de Survilliers. - Votre remarque concerne les cas où les deux époux auraient acheté dans le régime de la communauté des biens. Le conjoint survivant, qui possède déjà la moitié du bien, bénéficiera également du supplément dans le cadre de la succession. Il détiendra ainsi plus de la majorité du bien en question.

Je pense que la loi Letchimy vise des successions anciennes, ouvertes depuis plus de dix ans, et non pas des successions qui interviennent à la suite du décès d'un premier époux. Elle s'adresse au cas d'indivisions entre les héritiers de la première, voire de la deuxième génération.

Si c'est ce type d'occurrence que vous avez à l'esprit, il est légitime qu'une personne déjà propriétaire de la moitié du bien concerné puisse en disposer librement sans être entravée par l'opposition d'un autre héritier qui déciderait de faire échec à la vente. J'estime que le cas pratique que vous avez évoqué n'est pas représentatif d'une majorité de dossiers de succession.

Je ne suis pas un fervent partisan de la loi Letchimy, mais j'estime que nous devons la défendre en dépit de ses quelques imperfections. La règle de la majorité est plus souple que la règle de l'unanimité. Dans ce contexte, l'indivisaire récalcitrant peut toujours opter pour un achat pour lequel il a un droit de priorité face à un tiers.

M. Victorin Lurel. - Imaginons que l'héritier majoritaire souhaite vendre à un tiers et que les coindivisaires veuillent faire jouer leur droit de préemption dans le délai imparti. En tant que notaire, vous ne connaissez pas la répartition de la vente entre coindivisaires. J'estime que les dispositions de la loi Letchimy peuvent être améliorées afin d'éviter de faire appel à plusieurs textes de loi différents, alors qu'ils concernent, selon vos estimations, des situations minoritaires. Le cas évoqué peut se reproduire et est représentatif d'un certain nombre de successions.

M. Emmanuel de Survilliers. - Je pense, en effet, que le dispositif pourrait être amélioré. Pour autant, la loi Letchimy répond à l'immense majorité des situations d'indivision puisque, lorsque les discussions contradictoires entre divers héritiers aboutissent à un statu quo, c'est la majorité qui emporte la décision de la vente.

M. Victorin Lurel. - Dix ans après le décès du propriétaire, les coindivisaires sont-ils exonérés des droits de succession ? Si tel est le cas, il est dans leur intérêt d'attendre et de ne pas liquider l'indivision tout de suite.

Je souligne que le mécanisme d'indivision a permis de sauver partiellement le foncier guadeloupéen, vendu souvent au prix fort à des citoyens étrangers résidant dans l'Hexagone (Russes, Suisses, etc.). Si les terres n'étaient pas sous le régime de l'indivision, nous aurions perdu un pan entier du patrimoine foncier de l'île.

Ni les collectivités, ni les autorités, ni la chambre de notaires n'ont les moyens de s'opposer à la liberté des transactions. C'est pourquoi nous demandons à bénéficier d'un droit de regard sur la protection du patrimoine foncier. Comment pourrions-nous l'exercer dans le contexte de l'économie libérale, tout en respectant la liberté des transactions ? En proposant des amendements au texte de la loi afin que celui-ci soit exécutable, exécutoire, efficace et efficient. Je vous informe, par ailleurs, que diverses propositions d'amélioration ont d'ores et déjà été rédigées.

M. Emmanuel de Survilliers. - Je précise que l'exonération des 2,5 % de droits que vous mentionnez est immédiate, il n'est pas nécessaire d'attendre dix ans. La loi stipule qu'elle est valable pour une durée de dix ans, dès l'ouverture du partage ou de la succession. La prorogation de ce système a été votée jusqu'en 2028. Il bénéficie uniquement aux indivisaires initiaux. Tout acquéreur externe à la famille qui souhaiterait acheter le bien payera des taxes au taux habituel. Je rappelle qu'une partie importante desdites taxes revient au territoire ou à la collectivité.

Néanmoins, vous avez raison : l'indivision a permis de maintenir un certain statu quo. Malheureusement, les indivisaires se retrouvent piégés dans cette situation d'indivision.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Vos confrères auraient-ils d'autres précisions à apporter sur le sujet ?

Mme Sylvie Pons-Servel. - Non, je valide entièrement les propos de Me Emmanuel de Survilliers.

M. Éric Hoarau. - Je valide également les propos de mon confrère. La commission sur l'indivision qui s'est réunie en janvier a travaillé sur le sujet et des améliorations au texte de loi ont été proposées.

Monsieur le président, avez-vous l'intention de proposer un nouveau droit de préemption pour les indivisaires minoritaires face au conjoint majoritaire ?

Si c'était le cas, j'estime que cela alourdirait les dispositions de la loi Letchimy.

M. Victorin Lurel. - Je souligne que, actuellement, la loi n'interdit pas aux co-indivisaires qui le souhaitent de se coaliser pour acheter ensemble. En revanche, je ne suis pas sûr que ce soit possible dans le cadre de la loi Letchimy. Nous aimerions donc étendre cette possibilité aux ventes effectuées sous le régime de ladite loi.

Des difficultés pratiques sont liées à la répartition du produit de la vente.

M. Édouard Balladur a supprimé l'ordonnance de 1945 qui posait les principes de la fixation des prix. La liberté des prix est désormais la règle.

Toutefois, dans le cadre des baux ruraux, le préfet peut fixer par arrêté le prix de valorisation de l'hectare sur la base du rendement des récoltes cultivées sur les terres concernées. Malheureusement, dans les faits, personne ne respecte les prix fixés par ces arrêtés préfectoraux. Cela est peut-être le cas lorsque la Safer se prévaut de son droit de préemption et impose un prix.

La loi Sapin II a statué qu'il n'est plus possible de régler en liquide des montants supérieurs à 1 000 euros. Cela a eu pour conséquence de favoriser des transactions illicites, avec des échanges de liquidités non enregistrés. Il en a résulté une concentration de biens dans les mains de quelques personnes et une accentuation des inégalités, puisque seuls les acheteurs disposant de moyens peuvent acquérir des terrains. Je déborde du cadre de l'audition pour vous sensibiliser sur ce sujet, car il s'agit d'un phénomène très répandu dans les îles, auquel personne ne s'est encore intéressé.

M. Emmanuel de Survilliers. - Je rappelle que le prix du bail comprend le prix de location de la terre ainsi que l'éventuel prix de vente du terrain.

Les arrêtés préfectoraux sont anciens et n'ont pas été actualisés. Les coûts et volumes des denrées cultivés sur les terres n'ont pas été révisés au fil du temps. De surcroît, ces tarifs fixés il y a bien longtemps sont connus par tous les particuliers.

Les prix des terres agricoles sont vérifiés par la Safer. À la Martinique, ils varient entre 5 000 et 7 000 euros l'hectare. Si un prix est jugé trop élevé, la Safer préempte pour le rétablir et fait une contre-proposition.

Un supplément de loyer est prévu lorsque des bâtiments sont mis en location sur les terres concernées par le bail. De même, lors d'une vente, le prix du bâti vient se rajouter au prix du terrain agricole. Les deux montants sont indiqués séparément afin de permettre à la décider si elle doit ou non intervenir pour préempter.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nous vous remercions, Maître, pour ces renseignements. Nous aimerions recevoir votre contribution écrite en réponse au questionnaire que nous vous avons adressé au sujet du fonds agricole. Nous devons conclure nos échanges puisqu'une seconde audition est programmée en séance.

Nous vous remercions pour votre participation et pour les éventuelles propositions que vous nous adresserez.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie également pour vos éclairages et vos contributions.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous propose de poursuivre nos travaux sur le foncier agricole dans les outre-mer avec un second focus juridique en compagnie des représentants du Conseil national des barreaux (CNB).

Pour cette séquence, je remercie pour leur participation :

- Me Nathalie Jay, ancien bâtonnier de Saint-Pierre de La Réunion et vice-présidente de la commission Prospective et innovation du Conseil national des barreaux (CNB) ;

- MYannick Louis-Hodebar, membre de la commission Affaires européennes et internationales et de la commission Règles et usages du CNB.

Mesdames, dans un premier temps, vous aurez la parole pour votre propos liminaire afin de présenter vos observations sur la base du questionnaire qui vous a été adressé pour préparer cet échange.

Dans un second temps, et puisque le sénateur de Mayotte Thani Mohamed Soilihi, n'a pas pu assister à l'intégralité de nos auditions, notre rapporteur Vivette Lopez seule, ainsi que nos collègues vous poseront des questions et demanderont des précisions complémentaires, le cas échéant. Nous sommes également preneurs de toutes contributions écrites que vous jugerez utiles et nécessaires, si nous ne parvenons pas à couvrir en séance tous les aspects de la question.

Mme Nathalie Jay, vice-présidente de la commission Prospective et innovation du CNB. - Je précise ne pas être spécialiste de la question qui vous intéresse. J'ai consulté des confrères, mais je n'ai malheureusement pas obtenu beaucoup de retours puisque nous sommes en période de congés scolaires. J'espère, néanmoins, pouvoir vous adresser rapidement ma contribution écrite.

Les avis recueillis divergent selon la nature des clients que mes confrères ont l'habitude de représenter.

Ainsi, les défenseurs des constructeurs ou des installateurs d'antennes téléphoniques considèrent que la protection du foncier a été beaucoup trop renforcée. À La Réunion, en revanche, des agriculteurs considèrent que ladite protection n'est pas assez étendue. Une autorisation peut être interprétée et aboutir à la construction d'un immeuble sur des terres agricoles.

L'enjeu est donc d'assurer la protection des terres agricoles des DOM dans un contexte de pression urbanistique élevée.

Les dispositifs de protection en vigueur sur le territoire réunionnais sont la préemption de la Safer et l'avis de la CDPENAF. Les réponses de mes confrères soulignent le manque de cohérence des politiques existantes.

Des rejets ou annulations des préemptions de la Safer ont été enregistrés. Le droit de préemption aurait été mal exercé, au profit de certains particuliers. Des critères auraient également été utilisés à tort ou déformés. De l'avis général, les contrôles en vigueur ne sont pas considérés comme étant impartiaux.

À La Réunion, le dispositif CDPENAF est imposé et non facultatif. Nous nous interrogeons sur la justification de ce système dérogatoire instauré pour les DOM et aimerions être traités sur un pied d'égalité avec l'Hexagone. Les réponses recueillies mettent en évidence à nouveau des contrôles trop lourds ou mal exercés, ainsi que des suspicions de favoritisme.

Le dispositif se voit aussi reproché son intransigeance qui empiète sur le pouvoir des maires. Je pense que cela traduit un conflit insidieux entre urbanisme et protection du foncier agricole. Je rappelle, néanmoins, qu'il s'agit d'un sujet dont je ne suis pas spécialiste.

Je puis vous confirmer que la loi Letchimy est effectivement utilisée à La Réunion, où nous rencontrons des cas de successions relativement anciennes qui remontent parfois sur quatre ou cinq générations. Les partages n'ont pas été réglés pour de multiples raisons telles des difficultés financières empêchant le règlement des frais de succession, une méconnaissance des démarches administratives, une absence de cadastre. Très souvent, il faut remonter sur trois générations afin de retrouver tous les indivisaires concernés, obtenir leur accord, gérer des questions d'occupation sans titre, des préemptions acquisitives qui auraient été réalisées, etc. Ladite loi peut aider à résoudre une partie de ces situations très complexes.

Le dispositif n'est pas toujours utilisé, car les avocats, tout comme les magistrats, n'en sont pas familiers. Nous estimons qu'il faut néanmoins le prolonger et, surtout, le préciser et l'encadrer davantage.

Je n'ai pas reçu de réponses au sujet de la primauté de l'environnement sur l'agriculture, mais notre ressenti est que la réalité prouve plutôt le contraire. L'urbanisme exerce une forte pression sur le milieu naturel, qui ne semble pas particulièrement protégé.

La loi 2006-11 d'orientation agricole est bien appliquée à La Réunion, à la différence des autres DOM qui ont un statut dérogatoire. Toutefois, je ne peux affirmer avec certitude qu'elle incite à la transmission de fonds agricoles sur le modèle des fonds de commerce au profit des jeunes et en vue de faciliter leur installation.

Mme Yannick Louis-Hodebar, membre de la commission Affaires européennes et internationales et de la commission Règles et usages du CNB. - Je souligne que les problématiques relevées dans les DOM sont très variées et illustrent des spécificités locales.

La Guadeloupe possède beaucoup de terrains non cultivés puisque sur les 64 000 hectares de surface agricole seulement 31 000 hectares sont utilisés. Les exploitations sont généralement constituées de petites parcelles dont les produits sont destinés à l'exportation.

Comme l'a indiqué Me Jay, les principaux contentieux sont liés aux partages successoraux. L'absence de titres constitue également une difficulté majeure. Après l'abolition de l'esclavage, les anciens esclaves ont occupé en tant que colons les terrains qu'ils exploitaient pour les propriétaires de droit. Ces derniers s'en sont progressivement désintéressés. Parfois, leurs héritiers découvrent d'anciens titres de propriété. Lorsqu'ils souhaitent entrer en possession des terres visées, ils déclenchent des conflits avec les descendants des colons établis sur ces terrains qu'ils exploitent depuis plusieurs générations. La justice leur donne souvent gain de cause en leur qualité d'exploitants. Les contentieux traitent également beaucoup de cas de fraude et de recels d'héritage.

La loi Letchimy a été salutaire pour beaucoup de successions non liquidées depuis plusieurs générations. Elle n'est toutefois pas connue du grand public, car beaucoup de notaires ne souhaitent pas se plier à ses exigences. En effet, ses dispositions alourdissent leurs missions, notamment par des recherches complexes d'héritiers qui, bien souvent, n'habitent pas le territoire. Je pense que les notaires devraient se déplacer sur le terrain pour expliquer aux citoyens le contenu de la loi et les sensibiliser à ses avantages.

La plupart des concitoyens que j'ai interrogés semblent satisfaits de l'avis conforme dérogatoire de la CDPENAF. Les départements et les communes peuvent s'en prévaloir pour refuser le déclassement de terres agricoles en l'absence d'une raison légitime et endiguer ainsi la spéculation immobilière.

Par ailleurs, il existe une politique de titrement aux Antilles. Elle permet aux personnes occupant des parcelles depuis longtemps d'obtenir des titres de propriété. Malheureusement, la loi Letchimy arrive à son terme, puisque ses effets ont seulement été prévus pour une période de dix ans. Je précise que la procédure de succession revient souvent très cher aux héritiers car ils habitent loin des terrains concernés. En sus du géomètre, ils doivent faire appel aux services d'un notaire ainsi que d'un généalogiste, chargé de retrouver tous les héritiers possibles.

La construction d'habitations sur les terres agricoles par leurs exploitants contribue au déclassement des terrains. En principe, les exploitations agricoles ne possèdent que des bâtis rudimentaires (hangars). Progressivement, certains agriculteurs y construisent leur habitation principale, car vivre sur leurs terres leur permet de surveiller leurs récoltes et leur bétail. Je n'ai connaissance d'aucune destruction demandée par un maire d'une quelconque de ces maisons, bien que leur construction soit illégale. Je redoute que certaines de ces constructions donnent lieu à des abus. Pour en être certain, il faudrait étudier les dossiers au cas par cas.

Je vous confirme aussi que, actuellement, la protection des espaces naturels prévaut sur celle des terres agricoles. Cette préoccupation pour l'environnement est assez récente, car, malheureusement, par le passé, sa protection n'était pas prioritaire face à la protection de l'agriculture.

Les Safer font face actuellement à des difficultés financières, qui ne sont pas propres aux outre-mer et affectent également les organismes de la métropole. De ce fait, ils ne peuvent pas toujours payer les parcelles qu'ils préemptent. Malgré ces contraintes, leur mission est importante, ne serait-ce que pour inventorier des terres en friche, destinées à être allouées à de jeunes agriculteurs qui souhaitent s'établir, et pour renforcer le respect des lois.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Pour résumer vos propos, Maître : l'environnement prend donc le pas sur les terres agricoles.

Mme Yannick Louis-Hodebar. - En effet. Le scandale de la chlordécone a beaucoup marqué les esprits. Aujourd'hui, nous faisons bien plus attention aux règles de l'écologie, nous essayons de préserver l'eau, etc. Tous les territoires ultramarins subissent depuis des années les conséquences du réchauffement climatique. Nous sommes donc réticents à produire au détriment de l'environnement.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Lors de notre déplacement en Martinique nous avons compris que l'ONF jouait un rôle très important, non seulement dans le contrôle de l'utilisation des pesticides, mais également dans la gestion foncière. Il applique par exemple des taxes élevées qui empêchent les acquéreurs d'acheter des terrains en friche pour les rendre cultivables. Cette protection est peut-être excessive.

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Cela est, en effet, excessif. Néanmoins, le rôle de l'ONF est particulièrement important en Guyane où il empêche l'exploitation des forêts.

Bien que les Antilles soient des territoires économiquement faibles, nous avons conscience de l'importance de l'environnement et n'accueillons pas à bras ouverts le développement qu'apportent les investisseurs étrangers. Pour mémoire, la chlordécone évoquée précédemment était un pesticide interdit aux États-Unis qui a été utilisé à grande échelle dans nos îles. 90 % des terres en Guadeloupe et Martinique ont été polluées pour les générations à venir.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Pensez-vous qu'un dispositif de fonds agricole, sur le modèle du fonds de commerce pourrait être institué pour faciliter la transmission des exploitations ? Plus généralement, comment pensez-vous qu'il faudrait procéder pour faciliter et accompagner l'installation des jeunes agriculteurs ?

Mme Yannick Louis-Hodebar. - S'il n'existe pas déjà, ce dispositif représenterait une initiative louable. Dans le cadre du partage successoral, des mesures devraient être instaurées afin d'encourager la préférence agricole pour celui qui exploite déjà les terres.

Mme Nathalie Jay. - Toute mesure d'encouragement est la bienvenue. Je pense surtout à des mesures fiscales qui faciliteraient la succession. Le régime de l'attribution préférentielle mentionnée par ma consoeur s'applique déjà dans le cas des transmissions.

Je précise que nous ne connaissons pas de polémique environnementale à La Réunion où la préservation à tout prix des sites naturels n'est pas une priorité. En revanche, comme évoqué précédemment, nous sommes confrontés à une problématique d'urbanisme sur les terres agricoles.

Les avis recueillis sont très partagés sur le sujet des constructions érigées par les exploitants sur les terres qu'ils cultivent. Certes, cela leur permet de surveiller leurs champs et leur bétail. Les communes ont toléré cette pratique par le passé, même pour des constructions sans permis, mais nous constatons actuellement moins de souplesse. Beaucoup de constructions ont été détruites récemment à la suite de constats d'abus (multiples constructions à vocation locative). De surcroît, des manifestations d'agriculteurs ont eu lieu dernièrement pour protester contre les constructions d'immeubles sur des terres agricoles. L'arbitrage sera difficile à effectuer, car la question est complexe dans un contexte de pression urbaine extrêmement forte à La Réunion.

Mme Victoire Jasmin. - Avez-vous déjà rencontré des cas où des personnes installées sur des groupements fonciers agricoles (GFA) ne souhaitaient pas partir, même après avoir atteint l'âge de la retraite ou même lorsque leurs enfants souhaitent garder et poursuivre l'exploitation foncière, malgré le fait qu'ils ne soient pas eux-mêmes agriculteurs ?

Par ailleurs, avez-vous constaté des cas où l'installation d'éoliennes s'effectue sur du foncier agricole en dépit du fait que des agriculteurs souhaitent continuer l'exploitation des terres agricoles concernées ?

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Les éoliennes sont, bien entendu, utiles et constituent une énergie propre, renouvelable, mais elles détruisent le paysage. Pour autant, il faut parvenir à prendre une décision, en essayant de trouver un équilibre.

Je précise que je n'ai pas connaissance de contentieux à ce sujet.

Pour répondre à votre première question, nous avons pu constater, en effet, que beaucoup d'exploitants sont réticents à laisser la place à leurs enfants.

M. Stéphane Artano, président. - Savez-vous si la disparité de traitement de la CDPENAF entre les DOM et l'Hexagone a fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) devant une quelconque juridiction administrative ?

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Je rappelle que la CDPENAF n'est pas le seul dispositif dérogatoire entre les outre-mer et le territoire national. Les agriculteurs rencontrés m'ont exprimé leur satisfaction au sujet de ce dispositif d'avis conforme, indiquant qu'ils éprouvaient de la méfiance à l'égard de leurs élus. L'urbanisation à outrance évoquée par Nathalie Jay a été accentuée par le tourisme. Certains maires peu scrupuleux pourraient déclasser des terres en vue de la promotion immobilière, alors que la chambre de l'agriculture s'emploie à les protéger.

Mme Nathalie Jay. - Je rejoins Me Yannick Louis-Hodebar concernant le bien-fondé des mesures dérogatoires puisque la CDENAF protège les terres agricoles.

La Réunion n'est pas concernée par l'implantation d'éoliennes. En revanche, nous avons un problème d'installation de panneaux solaires et d'antennes téléphoniques. Les propriétaires agricoles reçoivent de la part des opérateurs un loyer pendant quinze ans en contrepartie de leur accord pour l'implantation des antennes. Une loi dérogatoire expérimentale qui date de décembre 2022 exonère cette implantation de l'avis conforme de la CDPENAF. Des contentieux existent déjà à la suite d'avis négatifs, ainsi que des recours ayant pour but d'écarter lesdites antennes construites sur des terres agricoles.

Par ailleurs, la pratique d'installation de panneaux solaires dans les champs a été abandonnée en faveur de leur installation sur les toits ou sur des parkings. J'ignore si d'autres types de constructions sont également utilisés.

Mon expertise dans le domaine des GFA est très réduite et je n'ai jamais été amenée à travailler avec ces structures.

Mme Yannick Louis-Hodebar. - Je souhaite ajouter que le recours est impossible contre un avis conforme, qu'il soit favorable ou défavorable, mais, en revanche, la dérogation accordée peut faire l'objet d'un recours devant un tribunal administratif.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie pour vos éclairages fort utiles et je renouvelle mon invitation à nous adresser par écrit tous avis pour compléter les travaux de nos rapporteurs.

Jeudi 25 mai 2023

Audition d'Interco' Outre-mer

M. Stéphane Artano, Président. - Monsieur le président, mesdames, messieurs, chers collègues, dans le cadre de notre étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, dont les deux rapporteurs sont nos collègues Vivette Lopez et Thani Mohamed Soilihi, la Délégation sénatoriale aux outre-mer reçoit ce matin le président d'Interco' Outre-mer, M. Maurice Gironcel, qui est accompagné de Mme Lyliane Piquion Salomé, vice-présidente, de M. Gilles Leperlier, directeur de cabinet, de M. Philippe Schmit, expert-président d'Urba Demain, et de Mme Caroline Cunisse, juriste et ancienne collaboratrice d'Interco' Outre-mer.

Merci à tous pour votre présence et votre disponibilité.

Monsieur le président, vous êtes venu me présenter en février dernier votre rapport sur l'enjeu foncier outre-mer. J'avais été très frappé par la convergence de nos analyses, en particulier sur le fait que la question foncière est absolument centrale pour l'avenir de nos territoires ultramarins. Dans votre rapport, vous présentez une plateforme d'une quarantaine de propositions qui témoigne de l'ampleur de vos réflexions dans ce domaine.

Au coeur de celles-ci, nous retrouverons la question du « désordre foncier » et du règlement du problème majeur des indivisions. La loi Letchimy de 2018 qui a représenté un progrès, salué encore récemment lors d'un colloque organisé par le Conseil supérieur du notariat dont nous avons entendu mardi plusieurs représentants, doit, semble-t-il, être encore perfectionnée. Nous serons très attentifs à vos suggestions sur ce sujet qui requiert une forte et urgente mobilisation.

Comme vous le savez, notre délégation s'est depuis longtemps saisie de ce sujet et a réalisé trois rapports conduits par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, portant respectivement sur le domaine foncier de l'État, la sécurisation des droits fonciers et les conflits d'usage dans les outre-mer.

Il restait à étudier le foncier agricole, c'est donc en cours.

Comme vous, nous nous interrogeons sur les instruments de protection et de reconquête des terres à mobiliser. Le grignotage des surfaces agricoles utiles est un phénomène qui non seulement progresse mais s'accélère dangereusement, à l'exception de la Guyane, laquelle a aussi d'immenses défis à relever.

Par ailleurs, cette étude nous amène à questionner l'objectif gouvernemental d'autonomie alimentaire d'ici 2030 pour les outre-mer.

Nous nous félicitons donc de l'échange de cette matinée. Nos rapporteurs vous ont adressé une trame de questions sur laquelle vous pourrez axer votre propos liminaire, vous ou les personnes qui vous accompagnent. Puis, je donnerai la parole à nos deux rapporteurs et à nos collègues qui souhaiteraient intervenir.

Monsieur le président, vous avez la parole.

M. Maurice Gironcel, président de l'association Interco' Outre-mer. - Merci mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs de nous recevoir, merci monsieur le président.

Nous nous sommes en effet rencontrés en février 2023, et nous avons abordé les enjeux fonciers dans nos pays d'outre-mer. Pour ce sujet très important, nous avons travaillé avec M. Philippe Schmit et avec l'ensemble des intercommunalités. Mme Lyliane Piquion Salomé, pour la Guadeloupe, aura également l'occasion d'intervenir sur le problème du foncier agricole et les difficultés rencontrées, illustrées par un exemple concret.

Le document présenté concerne l'enjeu foncier. Nous avons auditionné les DROM, à savoir Mayotte, La Réunion, la Guyane, la Guadeloupe et la Martinique, et avons rédigé 44 propositions. Nous avons également abordé le problème de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF), sur laquelle nous reviendrons.

Je tiens dans un premier temps à vous remercier pour votre invitation à participer à cette audition, et féliciter la délégation sénatoriale d'avoir engagé ce travail sur le foncier agricole.

Comme vous le savez, Interco' Outre-mer est une association créée en 2001, et dont je suis l'un des membres fondateurs. Elle s'appelait alors la Conférence des présidents et vice-présidents des intercommunalités d'outre-mer. Le sujet abordé est pour moi très important, avec notamment la défense de nos pays d'outre-mer à travers le foncier.

Nous avons élaboré ce plan de mobilisation afin d'aboutir à ce recueil de propositions, d'observations et d'alertes sur la question foncière.

Ce recueil est le fruit d'un travail concerté des intercommunalités d'outre-mer et de leurs communes. Nous avons pour cela organisé des réunions dans les cinq pays d'outre-mer, et le rapport traduit la préoccupation politique que suscitent les enjeux fonciers.

Pour la grande majorité d'entre eux, ces enjeux présentent de nombreuses similitudes dans les territoires, mais avec des niveaux contrastés dans la déclinaison opérationnelle. Nous devrons ainsi faire en sorte que tous les territoires soient gagnants, et étudier la situation territoire par territoire. Il existe un front commun, mais également des spécificités : Mayotte n'est pas la Guyane, même si les deux sont touchés par le même problème d'immigration.

Nous devons avoir à l'esprit que pour tous les élus de France, le foncier constitue la matière première de l'aménagement et du développement de nos territoires. Les transformations environnementales et climatiques en font une matière particulièrement sensible, plus encore à l'heure de l'objectif « zéro artificialisation nette », ou ZAN, complexe à mettre en oeuvre dans les pays d'outre-mer.

Pour l'élu d'outre-mer, il s'agit, plus que dans l'Hexagone, d'un sujet de société, de culture, d'organisation des acteurs publics, d'outils de gouvernance, raisons pour lesquelles toutes nos réflexions ont eu pour fil conducteur la dimension culturelle et historique de la terre, le rôle et la place de l'État dans le pilotage foncier, le désordre foncier, le titrement, la connaissance et la formation, enfin la planification et l'aménagement opérationnel.

Le déroulé de la matinée ne permet pas de détailler la quarantaine de propositions qui découlent du travail de terrain que nous avons mené. Toutefois, je souhaite partager avec vous quelques points de réflexion provenant de nos travaux, et qui me semblent indispensables lorsqu'on aborde le foncier sous l'angle agricole.

Si l'expertise réalisée par notre association n'est pas spécifiquement dédiée au foncier agricole, nous avons ouvert nos réflexions aux enjeux agricoles, et avons pu échanger avec les différents acteurs de nos cinq territoires.

Il faut reconnaître que lorsque le sujet du foncier est évoqué avec les acteurs politiques et administratifs, la problématique agricole n'est pas la première mentionnée, ce qui peut être dommageable, mais c'est la réalité.

Une démarche de conscientisation du sujet agricole doit donc être menée, qui doit venir des collectivités elles-mêmes. Certaines d'entre elles ont d'ores et déjà amorcé ce processus, comme Cap Excellence en Guadeloupe qui s'attache à mener des actions concrètes sur son territoire.

Au-delà des constats, il faut s'interroger sur le modèle agricole que les autorités et collectivités souhaitent mettre en place sur chacun des territoires, en les différenciant.

Le sujet du foncier agricole n'est pas toujours bien appréhendé : les collectivités semblent le maîtriser insuffisamment. Il serait donc judicieux de développer des process de collaboration et de partenariat entre les entités publiques et privées du monde agricole et les collectivités, l'idée étant de privilégier la collaboration et non la norme, ce que nous appelons dans le document « travailler dans la co-construction ».

Il s'agit-là de quelques remarques posées en préambule. Vous nous avez adressé toute une série de questions, et je vais laisser la parole à Mme Caroline Cunisse et M. Philippe Schmit qui ont mené le travail de terrain et d'animation de ce recueil.

M. Stéphane Artano, président. - Je précise que nous vous avons en effet adressé une trame de questions, et nous espérons bénéficier de réponses écrites, ce qui permettra d'aborder ce questionnaire ce matin de manière tout à fait libre selon ce que vous souhaitez partager à ce stade. Il s'agit donc de nous communiquer des messages-clés, notamment ceux que vous avez évoqués dans votre introduction.

Mme Lyliane Piquion Salomé, vice-présidente de l'association Interco' Outre-Mer. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs. Merci de nous accueillir pour parler d'un sujet aussi prégnant que celui du foncier en général.

Personnellement, j'attache une importance particulière au foncier agricole, puisque nous sommes dans une île, la Guadeloupe, où nous parlons beaucoup d'autonomie alimentaire, avec un foncier alimentaire insuffisant, et énormément de friches inexploitées, en raison de conflits liés à notre histoire, à l'esclavage. Nous devons nous appuyer sur le passé pour avancer. La Guadeloupe compte plus de 27 % de chômage, ce qui constitue une vraie préoccupation. Si nous ne dégageons pas un foncier sain en tenant compte de la problématique de la chlordécone, nous n'y arriverons pas.

En Guadeloupe, le rapport d'Interco' Outre-mer, réalisé avec l'appui technique du cabinet Urba Demain, a été très apprécié. Il s'agit d'une base de travail très importante, car rien d'équivalent n'a été réalisé auparavant. L'association Interco' Outre-mer a véritablement pris cette question avec une grande énergie, pour proposer des solutions conçues en co-construction comme l'a précisé le président. Nous espérons que ces solutions seront mises en pratique.

Mon métier de chef d'entreprise m'amène à dire qu'il est nécessaire d'être pragmatique, et que les formalités administratives soient simplifiées. Des demandes existent, des jeunes sont en attente. Je me suis rendue au lycée agricole en incitant les jeunes à se former dans l'objectif de créer des filières agricoles. Nous parlons en effet d'autonomie alimentaire qui dépend d'abord de la diversification par rapport à la filière classique de la canne-banane, et surtout de la transformation pour créer de la valeur ajoutée, donc de la richesse et des emplois.

Ce dossier constitue une référence très forte. Nous devons maintenant arriver à trouver des solutions à travers la co-construction, avec les différents partenaires. Il faut également noter que cette plateforme foncière a été présentée aux élus, mais aussi aux techniciens, qui doivent se rendre plus régulièrement sur le terrain, et aux politiques, qui doivent s'engager dans cette démarche, pour tendre vers l'autonomie alimentaire, quand 80 % de nos produits proviennent de l'Hexagone ou d'ailleurs.

Notre démarche consiste donc à trouver les voies et les moyens pour avancer.

Nous avons évoqué l'histoire et les problèmes d'indivisions, ou de transmissions qui ne se réalisent pas. Je vous fais part d'un exemple concret : je connais une personne qui a acheté 37 hectares de foncier en bonne et due forme, qui a établi un projet très intéressant pour la transformation et la production de plantes aromatiques et médicinales biologiques, lequel a obtenu un prix à l'international. Mais cette entreprise est bloquée en raison d'un conflit, car des occupants répliquent que ce foncier appartenait à leurs ancêtres. Il a été proposé de leur donner gratuitement une partie de ce terrain, de former leurs enfants dans le cadre de l'insertion puis de donner des emplois stables, mais sans résultat.

En demeurant dans cette situation, nous n'arriverons pas à faire émerger de nouveaux métiers, à innover, à bénéficier de produits de qualité à travers la production agricole.

Le problème est réel, et nous avons peu de temps pour réagir.

M. Philippe Schmit, expert-président d'Urba Demain. - Je tenais à souligner que la problématique du foncier agricole n'était pas au coeur de notre sujet. Nous avons toujours abordé le foncier comme une matière, sans présumer de son usage. La dimension agricole du foncier ne vient pas spontanément. Nous avons donc un enjeu culturel, d'éveil de construction des stratégies sur le foncier agricole. La visibilité de l'action publique sur le foncier agricole n'est pas évidente.

Je souhaiterais pointer quelques éléments majeurs que vous avez soulignés dans votre questionnaire, et revenir sur la formulation de la question n° 6, qui parle de « faciliter la construction d'habitats pour les exploitants agricoles dans les outre-mer ». Vous nous invitez ainsi à réfléchir, mais cela induit pour moi également une question : qu'est-ce qu'un exploitant agricole ?

Selon moi, il est très important de définir ce qu'est un exploitant agricole en outre-mer. En reprenant la définition de l'INSEE, il faut remplir des conditions en termes de surface, avec une surface agricole utile (SAU) d'un hectare, mais aussi en termes de production et en nombre d'animaux. En Guadeloupe, un hectare avec quelques boeufs fait donc d'une personne un exploitant agricole, même s'il s'agit d'une agriculture d'autosuffisance familiale. Au sens de la mutualité sociale agricole (MSA), qui va être qualifié d'exploitant agricole ?

Il existe une tension très forte entre la logique agricole et celle de l'urbanisation. Il faudra manier avec beaucoup de prudence l'idée d'encourager la construction agricole sur les terrains au regard des structures des exploitations agricoles qui sont très variables d'un territoire à l'autre. La structuration de l'activité agricole est différente en Martinique et en Guadeloupe. Certains exploitants possèdent 2 000 hectares de bananeraies, avec des filières très structurées, quand d'autres peuvent être reconnus agriculteurs par la MSA, sans pour autant s'insérer dans des filières de développement, en se rapprochant plus d'une logique d'autoconsommation.

Vous souhaitez aider le foncier agricole à travers la loi en permettant l'installation de jeunes exploitants, car le problème du logement et de l'installation pour ces derniers est en effet évident. Mais je vous demande de prendre garde à la fausse bonne idée et au risque de dérapage très important sur cette idée d'encourager la création. Beaucoup de propriétaires de terrains vont refuser, estimant qu'ils ont besoin de ces terrains pour s'y loger. Ce point doit donc être expertisé pour donner une définition très précise de ce qu'est un exploitant agricole.

Mme Caroline Cunisse, juriste et ancienne collaboratrice d'Interco' Outre-mer. - Concernant la CDPENAF, son avis conforme dans les outre-mer est souvent mal perçu par les élus, car il a tendance à figer la situation. Les élus d'Interco' Outre-mer ne demandent pas un avis simple ou un avis conforme, mais une nuance, pour que les collectivités locales bénéficient d'un choix, avec un avis accordé sous réserve, ou le retour à un avis simple avec recours possible, ou encore un avis conforme si tel est le souhait de la collectivité, en instituant le principe d'une pré-CDPENAF, déjà instaurée dans certains territoires. Ce dernier point est vécu comme un encouragement au dialogue, et permet de dépasser l'image de la CDPENAF perçue comme un tribunal.

Par ailleurs, les élus d'Interco' Outre-mer proposent de repenser la composition de la CDPENAF, en y faisant par exemple siéger des représentants des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), dont les stratégies en matière d'aménagement et de développement sont au premier rang des compétences et des responsabilités. Nous pourrions aussi élargir les missions de la CDPENAF en unifiant cette commission avec d'autres instances existantes, telle que la commission départementale de la nature, des paysages et des sites (CDNPS) ou la commission départementale d'aménagement commercial (CDAC), et la transformer en Conférence territoriale de l'aménagement.

Une autre proposition consiste en l'organisation de commissions thématiques au choix des élus locaux pour encourager leur mobilisation et leur participation. Nous pourrions aussi renforcer la connaissance de cette commission par l'ensemble des acteurs. Par exemple en Guyane, la CDPENAF souffre d'un manque évident de notoriété, ce qui a été souligné par les élus. Les élus demandent donc à nuancer l'avis en fonction des territoires.

M. Maurice Gironcel. - Aujourd'hui, il est important de chercher à sortir de ce blocage. Il faut laisser la possibilité d'être un peu plus souple. Or, il n'y a pas de recours possible à une décision de la CDPENAF. J'ai eu l'occasion de discuter à l'époque avec le ministre de l'agriculture, M. Didier Guillaume, mais aussi avec le Président de la République lors de sa visite à La Réunion, et avec le ministre chargé des outre-Mer, et ils sont conscients de l'existence d'un problème.

M. Philippe Schmit. - Je souhaite préciser mes propos précédents : si nous partageons l'idée qu'il puisse y avoir des risques de dérive avec l'idée d'un encouragement à pouvoir construire pour s'installer, il faudrait réfléchir à l'idée d'adosser le foncier agricole à ce qui est appelé les obligations réelles environnementales.

Nous devons avoir une sorte d'engagement lié à la propriété même, soit des servitudes inscrites dans les titres de propriété, de telle sorte que la vocation agricole puisse y être assurée sur le très long terme. Pour travailler sur le foncier agricole, nous utilisons les documents d'urbanisme qui fixent la destination des sols, ou nous travaillons à l'échelle du terrain lui-même, et nous pouvons à ce titre inscrire une vocation agricole à travers ces obligations réelles environnementales.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Pour aller dans le même sens que Philippe Schmit, lorsqu'un agriculteur s'installe, il ne peut pas transformer sur place s'il s'agit par exemple d'un foncier « protégé » au titre de la convention de Ramsar qui protège les zones humides. En effet, celle-ci n'autorise la construction d'un bâtiment qu'à la condition que celui-ci soit en lien avec l'agriculture. L'agriculteur est donc confronté à un foncier bloqué, et ne peut donc pas transformer sur le lieu de production.

En appliquant la loi stricto sensu, nous ne tenons pas compte de son esprit, ce qui ne me semble pas normal.

M. Stéphane Artano, président. - Je vais laisser maintenant la parole aux rapporteurs, avant de continuer nos échanges.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Monsieur le président, mesdames et messieurs, merci pour vos éclairages qui nous seront très utiles. Votre rapport est excellent, et il est réjouissant de travailler dans des conditions où nous disposons de matière, et où nous cherchons à améliorer la situation.

Vous avez souligné, Madame Lyliane Piquion Salomé, que les indivisions ne se résolvent pas. Lors des travaux menés au sein de cette délégation, nous avons été confrontés à ces problèmes d'indivision. Plusieurs solutions ont été proposées, et la loi Letchimy a elle-même été inspirée par nos travaux.

Les solutions juridiques existent. J'avais ainsi proposé de mettre en place à Mayotte une commission de l'urgence foncière (CUF), en m'inspirant des actions menées avant la départementalisation où il était question de réformer l'état civil. Aujourd'hui, la CUF est installée, et nous nous rendons compte en suivant la progression de ses travaux que des ajustements sont nécessaires, et que de nouveaux textes doivent être votés. Nous avons ainsi intégré un amendement à la loi 3DS.

Ma première question porte sur ce sujet : pensez-vous qu'une telle institution serait nécessaire dans les autres territoires pour s'occuper particulièrement de la problématique de l'indivision ?

Nous avons également préconisé la mise en place d'un tribunal foncier en Polynésie française, qui est désormais en place.

Ma seconde question porte sur la transmission. Nous avons dans le cadre de nos auditions constaté le problème de transmission des exploitations agricoles, en raison de plusieurs facteurs, dont la petitesse des pensions agricoles ou la non-valorisation des fonds agricoles. Les exploitants hésitent ainsi à laisser leur exploitation, ce qui contribue aux indivisions. Des transmissions sont effectuées mais hors du cadre légal, et j'ai été très intéressé par votre proposition n° 11, qui vient répondre à cette problématique.

Il existe également une loi du 5 janvier 2006, qui tend à donner au fonds agricole la même valeur que le fonds de commerce. À votre connaissance, ce texte s'applique-t-il dans les outre-mer ? Si non, une application est-elle souhaitable pour valoriser ces fonds agricoles, et contribuer à faciliter leur transmission aux générations plus jeunes ?

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Je souhaite revenir sur cette transmission. Certaines personnes, quand elles arrivent à la retraite, ne souhaitent pas transmettre car elles ne sont pas vraiment propriétaires. Elles exploitaient ces terres depuis de nombreuses années, voire depuis plusieurs générations, mais elles n'ont jamais eu de titres de propriété. Je pense qu'il s'agit du premier des problèmes, mais sa résolution ne devrait pas être si compliquée. Elle est néanmoins complexe en raison de l'histoire, et ces personnes devaient sans doute occuper le terrain pour qu'il ne leur soit pas repris.

Nous comprenons que certains seraient prêts à céder leurs terres, à les mettre en location, avec le risque d'être confronté à une personne ne payant plus son loyer et déclarant être chez elle.

J'aurais également souhaité évoquer la question de l'irrigation, car il s'agit d'un important problème, et qu'il est question de projets pharaoniques. Pensez-vous que ce problème devrait être traité au niveau intercommunal ? Quels sont les enjeux financiers et fonciers dans les outre-mer lié à ce problème d'irrigation ?

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Je ne sais pas si cette question doit être prise en compte par les communautés d'agglomération, mais le problème de la sécheresse est bien réel, tout comme les autres aléas climatiques comme les cyclones. L'agriculteur ne gagne pas bien sa vie. Comment agir sur les questions d'irrigation ? Peut-être avec des bassins de rétention. Il existe sans doute des alternatives à mettre en place. Le problème de la sécheresse existe partout, mais il est particulier dans nos îles.

M. Philippe Schmit. - Nous n'avons pas d'expertise particulière sur le sujet de l'irrigation et nous ne l'avons pas abordé dans nos travaux. L'échelle communale est-elle la bonne dans ce domaine ? L'eau dépasse les limites communales, et sa gestion relève plus de la géographie physique que de la géographie administrative. Il nous semble néanmoins que la réflexion doit être menée au regard des compétences des collectivités.

Il est possible de rattacher l'irrigation à une compétence eau. Une importante étude à laquelle a participé l'association Interco' Outre-mer, en lien avec Interco de France, portait sur les compétences des collectivités d'outre-mer, leur profil financier, etc. Qui est compétent sur quoi ? L'irrigation peut croiser une compétence eau, une compétence environnementale, une compétence économique.

L'intercommunalité est indispensable en outre-mer, mais il est nécessaire d'être lucide sur ses difficultés. Une proposition sénatoriale de confier des responsabilités nouvelles sur des sujets à haute tension peut être délicate. Aujourd'hui, parler d'irrigation est de plus en plus problématique, comme nous le constatons aujourd'hui dans l'Hexagone avec les bassines.

L'enjeu politique est très important, et il faudrait réfléchir en amont à l'organisation de cette responsabilité, et à la place que doit prendre cette compétence irrigation.

M. Maurice Gironcel. - Je souhaite compléter ces propos sur le problème des compétences en matière d'irrigation. Les intercommunalités possèdent la compétence depuis le 1er janvier 2020 sur l'eau et l'assainissement, mais l'irrigation demeure une compétence du département.

Des projets pharaoniques ont en effet été menés, comme à La Réunion le basculement de l'eau de l'est vers l'ouest, qui a coûté plus d'un milliard d'euros, financés fortement par l'Europe. Aujourd'hui, le problème concerne le prix de l'irrigation : si le coût réel était appliqué, aucun agriculteur ne pourrait irriguer ses terrains. Les subventions sont très importantes. L'agriculteur paie aujourd'hui au mètre cube, mais pas au prix de revient.

Sur l'île de La Réunion, nous travaillons en collaboration entre l'intercommunalité et la région. Par ailleurs, cette dernière a demandé à échéance de janvier 2028 le transfert des compétences agricoles du département vers la région. Cette décision a été actée par les présidences de la région et du département.

Certaines communes, comme Le Tampon, ont mis en place des réseaux d'irrigation, là aussi très subventionnés. Ces réseaux sont alimentés par des retenues collinaires énormes, qui permettent une irrigation par gravité. Cet investissement, très important, a été financé à plus de 80 % par des fonds européens.

Concernant la question sur la valorisation du fonds agricole, nous pensons que cela doit être réalisé, sur le même modèle qu'un fonds de commerce. Un agriculteur exploitant un terrain depuis de nombreuses années dispose d'un fonds, même si le terrain ne lui appartient pas. Une réflexion devrait donc être menée dans ce domaine, puisque nous parlons d'un savoir-faire.

M. Gilles Leperlier, directeur de cabinet de la CINOR. - Merci monsieur le président, madame et monsieur les rapporteurs.

Au regard de nos échanges, je pense que les compétences s'imposeraient à certaines collectivités. L'enjeu du foncier agricole en outre-mer se trouve à la croisée d'autres défis et enjeux qui concernent les pays d'outre-mer. Vous évoquiez l'autonomie alimentaire, mais nous pourrions également aborder l'autonomie énergétique via le défi de la croissance démographique, et, sans les opposer, trouver les moyens de la complémentarité. Les problèmes des uns pourraient constituer une solution pour les autres.

Nous évoquons le cadastre solaire, le mix énergétique, le développement des énergies renouvelables, mais le déploiement de panneaux photovoltaïques demande un foncier très important, et qui cible souvent les terres agricoles.

Il faut effectuer un choix très compliqué. Qui va réaliser ce choix ? Est-ce l'État, qui prioriserait par exemple l'enjeu de l'autonomie alimentaire au détriment de l'autonomie énergétique ? Ou l'agriculteur, qui favoriserait pour un terrain une perspective de revenus photovoltaïques au détriment d'autres productions ?

Comment encourager de nouveaux exploitants agricoles ? Nous avons abordé la question de la propriété, de la transmission, et la possibilité de transformer sur place ou à côté de son exploitation. Cela demande l'arrivée de réseau électrique, l'arrivée de l'eau, et cela pose la question des chemins d'exploitation agricole.

Le dernier défi à la croisée des enjeux du foncier agricole se trouve dans la protection de nos populations. Nous le voyons aujourd'hui sur des terrains en friche, avec une volonté de développer des exploitations, ce qui a des conséquences directes sur le ruissellement, la gestion des eaux pluviales, et sur les populations compte tenu de la géographie particulière de ces territoires.

Nous sommes donc confrontés à des enjeux et des questions de priorité, pour lesquels la responsabilité de la décision n'est pas claire.

Si nous prenons l'exemple d'une exploitation agricole avec une transformation, plusieurs collectivités devront investir pour gérer les réseaux, les eaux pluviales, avec des coûts importants, qui sont aujourd'hui très peu financés. La gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI) dans les pays d'outre-mer bénéficie de très peu de cofinancements alors qu'elle soulève une question de sécurité.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Nous pourrions aussi imaginer un nouveau modèle opératoire agricole et économique. La problématique de la chlordécone limite notre champ d'actions, mais il existe des modèles agricoles qui permettent des cultures en hauteur, au-dessus des sols et l'optimisation de l'espace agricole.

M. Maurice Gironcel. - Gilles Leperlier a raison lorsqu'il évoque les défis. L'objectif de nos pays d'outre-mer est d'arriver à l'autonomie énergétique, et à l'autosuffisance alimentaire. Nous ne devons pas opposer l'une à l'autre. Elles doivent être complémentaires.

Un agriculteur qui déciderait de modifier la destination d'une partie de son terrain, en délaissant par exemple la banane pour la vanille, produit à forte valeur ajoutée, pourrait monter une serre et installer dessus des panneaux solaires, en combinant alors les productions alimentaires et énergétiques.

Aujourd'hui, des services de l'État peuvent se contredire l'un l'autre. Pour un agriculteur, passer à une culture sous serre entraîne un investissement beaucoup plus important que pour la canne à sucre. Il s'agit d'un réel défi, mais ces possibilités ne doivent pas être freinées, ne doivent pas être opposées, et les exploitants ne devraient pas avoir à choisir entre l'un ou l'autre.

Par exemple, la commune de Sainte-Suzanne, dont je suis maire, a souhaité devenir une commune à énergie positive à partir des énergies renouvelables, avec le solaire, le biogaz et l'éolien. Nous avons récemment modernisé les éoliennes, avec des appareils qui prennent moins de place au sol et produisent quatre fois plus d'énergie que les précédents. Nous produisons maintenant de l'énergie propre pour 45 000 habitants. Pour ce dossier, nous avons travaillé en bonne intelligence avec la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) et avec la direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DRAAF). Nous avons ainsi proposé un projet de bergerie : sous les éoliennes, nous allons installer une ferme photovoltaïque, et sous cette ferme, nous allons produire du foin et élever une centaine de moutons. Dans le même temps, quelques emplois de proximité et non délocalisables ont été créés.

M. Stéphane Artano, président. - Comme le temps avance, je vous propose de laisser la parole aux sénatrices et sénateurs.

Mme Victoire Jasmin. - Je vous remercie pour les réponses déjà apportées.

Lors de votre intervention liminaire, vous avez évoqué la loi ZAN et sa complexité. Pourriez-vous nous préciser votre propos ? Par ailleurs, concernant les indivisions, quel est le rôle du notaire ? Peut-il constituer un frein quand des familles souhaiteraient sortir de l'indivision ? Il est également constaté, notamment en Guadeloupe, une carence en personnel dans les bureaux du cadastre.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - Monsieur le président, je suis heureuse de retrouver les membres de votre association, que j'ai beaucoup côtoyés dans une autre vie.

J'ai lu avec beaucoup d'attention l'excellent rapport sur l'enjeu foncier, et la proposition n° 19, portant sur les occupations illégales en Guyane et à Mayotte, a retenu mon attention. Vous avez suggéré la mise en place de procédures d'alerte entre tous les acteurs afin d'accélérer l'efficacité. En Guyane, les installations illégales n'ont cessé de prendre de l'ampleur sous la pression migratoire, et les agriculteurs en souffrent. Savez-vous si ces procédures d'alerte ont été mises en place pour une réaction plus rapide des forces de l'ordre ?

M. Georges Patient. - Je souhaiterais connaître votre appréciation sur l'activité des Safer dans les outre-mer. La Guyane et Mayotte étaient les deux seuls DROM à ne pas disposer de Safer. La Guyane possède maintenant la sienne, après quelques difficultés de mise en place. Pensez-vous qu'elle peut avoir sa place dans une Guyane où plus de 90 % du foncier appartiennent encore à l'État ? Ce département est le seul à ne pas connaître de récession en matière de foncier agricole, mais il existe beaucoup de contraintes écologiques. Tout ce foncier est attribué de manière parcimonieuse par l'État, avec comme objectif la préservation de la forêt primaire.

Par ailleurs, comment adapter le financement aux spécificités du foncier ? Comment fonctionnent les Safer dans les autres DROM ?

M. Maurice Gironcel. - Concernant la mise en oeuvre de la loi ZAN, nous pouvons évoquer le cas de Mayotte, avec les problématiques d'occupation illégale, où il est difficile d'imaginer comment réaliser des opérations de logement en appliquant cette loi. Mayotte couvre 374 km2, avec des risques liés au volcan pour l'agrandissement du port.

Sur l'île de La Réunion, vivent 860 000 habitants sur 2 500 km2, mais dont seuls 800 km² sont disponibles. Beaucoup de zones naturelles doivent être protégées, et ne peuvent pas être exploitées. L'objectif n'est pas de bétonner toutes ces zones, mais il n'est pas possible d'appliquer sans réfléchir la loi ZAN.

Je n'ai pas de réponses concernant les occupations illégales à Mayotte et en Guyane. L'État répond-il de manière efficace ? Je ne sais pas. Je me suis rendu à Mayotte, et j'ai eu l'occasion de visiter les bidonvilles qui vont être rasés. Le président du département considère que l'opération de démantèlement de ces bidonvilles est positive, mais qu'elle ne constitue pas la solution. Il y a aujourd'hui plus de 150 000 immigrés à Mayotte, essentiellement des Comoriens, mais aussi des Malgaches et d'autres ressortissants africains.

Concernant la Safer, je laisserai la parole à Philippe Schmit qui a pu visiter les cinq pays d'outre-mer concernés.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - La problématique touchant les notaires, notamment en Guadeloupe, est très compliquée. Je connais des cas de successions qui n'ont toujours pas été réglées trente ans après, quand bien même il s'agit d'un partage judiciaire. Il faut donc que l'État intervienne, et je m'apprête à écrire à la Chambre des notaires pour tenter de débloquer cette situation. Il ne s'agit malheureusement pas d'un cas particulier. Généralement, les notaires prennent trop de temps et sont très négligents. Si la succession comporte des liquidités, elles peuvent passer en frais.

Je connais une famille ayant fait appel à cinq notaires différents, sans résultat au bout de trente ans, et l'État doit intervenir pour pallier ces négligences.

Mme Caroline Cunisse. - Nous constatons également un manque de notaires dans certains territoires. À Mayotte par exemple, les notaires de La Réunion doivent intervenir. Les géomètres, les généalogistes et d'autres experts sont également en nombre insuffisant, et les élus demandent un bilan sur la présence de ces professions dans les cinq territoires.

Le cadastre constitue en effet une problématique sur tous les territoires. Les élus demandent une mise à jour rigoureuse, et un important travail sur la qualité des cadastres est à mener.

Il faut noter le manque de connaissance des patrimoines fonciers, des collectivités publiques comme privées, et les élus demandent une photographie complète de ces patrimoines, notamment agricoles

M. Philippe Schmit. - Il est nécessaire d'établir un dialogue plus important, notamment entre collectivités. Certains maires déclarent ne pas maîtriser complètement le domaine foncier de leur commune. Dans un souci de responsabilité et de clarté, il faut pouvoir partager, c'est pourquoi nous appelons dans le rapport à un grand recensement général de la propriété publique et privée dans les territoires.

Il serait également souhaitable que s'instaure une habitude de réunion et de conférence annuelle de tous les acteurs sur le foncier pour discuter, car chacun demeure dans son territoire.

Nous pourrions imaginer dans chacun des territoires une obligation de réunir en conférence tous les acteurs publics et parapublics oeuvrant autour des sujets de la problématique foncière.

J'ai eu récemment l'occasion de découvrir que certaines communes n'ont aucun contact avec leur Safer. Or, ces Safer apportent des possibilités d'ingénierie, d'accompagnement, qui ont une valeur, mais nous avons l'impression que cette valeur est sous-exploitée par manque de dialogue. Nous pourrions réaliser un sondage pour mesurer les échanges réels entre élus et Safer.

Enfin, avec la problématique du foncier agricole, nous nous retrouvons en outre-mer comme en Hexagone avec le sujet premier en filigrane, qui est la valeur de ce foncier, et la plus-value potentiellement réalisée lorsqu'il devient constructible. Aujourd'hui, un propriétaire a surtout intérêt à faire en sorte que son terrain devienne constructible, ou déclassé tel que défini dans les territoires d'outre-mer.

Tant que ce rapport financier n'est pas inversé, et que la valeur environnementale d'un terrain ou la valeur de production agricole est moindre que la valeur constructible, les actions publiques vont à l'encontre de la logique.

Il s'agit d'une question de fond qui se pose notamment aux parlementaires. Tout le modèle économique est questionné. Aujourd'hui, la valeur d'un terrain dépend de ce qu'il est possible d'y construire, et sa valeur sociétale ou sociale n'entre pas assez en compte. Tant que ce problème ne sera pas abordé, nous demeurerons dans une logique de défense du foncier agricole, alors que nous devrions être dans une logique de promotion de ce foncier.

Mme Lyliane Piquion Salomé. - Je suis en accord avec ces derniers propos. Il ne s'agit pas de tenter de concilier les contraires à travers diverses réunions. Il faut que toutes ces réunions soient suivies d'actes pragmatiques, ce qui constitue une réelle problématique. Ce sont les résultats qui m'intéressent. Nous sommes confrontés à trop de chômage, d'avis contraires, et nous devons parler avec un langage franc, tout en agissant.

M. Thani Mohamed-Soilihi, rapporteur. - Ce débat renvoie au principe de la propriété, bien inaliénable et sacré.

M. Philippe Schmit. - Ce débat renvoie en effet à la question de la propriété, et donc à la question de la consistance de la propriété. À titre personnel, je pense qu'un acte de propriété pourrait comporter un chapeau précisant qu'il en va de la responsabilité du propriétaire, dans une logique de copropriétaire, pour les enjeux auxquels il participe au-delà de sa propriété, comme la préservation de la biodiversité, la gestion de l'eau. Au lieu d'avoir une puissance publique qui impose par la règle, l'objectif serait de responsabiliser le propriétaire, comme le permet l'article 14 de la Constitution allemande.

Il faudra beaucoup de courage pour modifier la Constitution française en ce sens.

M. Stéphane Artano, président. - Le Président de la République a évoqué une possible révision constitutionnelle, donc rien ne doit être vu comme impossible.

Je voulais vous remercier. Vous savez que le Sénat est la Chambre des collectivités, et je souhaitais saluer le travail que vous avez réalisé, monsieur le président, avec vos équipes, avec ce rapport, L'Enjeu du foncier en outre-mer, daté de novembre 2022.

J'ai beaucoup apprécié la qualité de l'engagement, et le sérieux et l'exhaustivité de la démarche. Nous parlons beaucoup du foncier agricole, mais je suis tout à fait en phase avec vos propos concernant la responsabilité d'un propriétaire individuel dans une approche collective. Nous devons le plus possible prendre appui sur des visions transversales, et la société nous poussera sans doute toujours plus à ce type d'approche.

Merci encore pour la qualité de cette audition, et soyez libres de nous faire suivre les contributions que vous jugerez nécessaires, et notamment les réponses au questionnaire non abordées lors de cette réunion.

Jeudi 1er juin 2023

Table ronde sur la situation à La Réunion

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, j'ai l'honneur de remplacer le Président Stéphane Artano qui vous prie de l'excuser car il est actuellement en route pour Saint-Pierre-et-Miquelon.

Je rappelle que dans le cadre de son étude sur le foncier agricole dans les outre-mer, la Délégation sénatoriale aux outre-mer s'est penchée précédemment sur la situation en Guyane ainsi qu'à Mayotte, et que Thani Mohamed Soilihi et moi-même nous nous sommes rendus, en tant que rapporteurs, à la Martinique.

Nous aborderons ce matin la situation à La Réunion, puis cet après-midi celle de la Guadeloupe.

Nous accueillons donc en visioconférence :

- pour le département de La Réunion : M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental, en charge des affaires agricoles ;

- pour la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) : M. Jacques Parodi, directeur, accompagné de M. Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles ;

- pour l'Établissement public foncier (EPF) : M. Jean-Louis Grandvaux, directeur ;

- pour la chambre d'agriculture : M. Bruno Robert, premier vice-président accompagné de M. Johnny Apaya, directeur général ;

- pour la Safer : M. Thierry Henriette, président directeur général, accompagné de M. Ariste Lauret, directeur général délégué ;

- pour l'Office national des forêts (ONF) : M. Sylvain Léonard, directeur régional La Réunion er Mayotte.

M. Guillaume Sellier, président du Syndicat Jeunes agriculteurs, nous prie d'excuser son absence. Il nous a adressé ses réponses par écrit.

Nous vous remercions, Messieurs, pour votre disponibilité.

Dans un premier temps, vous allez avoir la parole, dans l'ordre que je viens d'énoncer, pour une dizaine de minutes chacun pour votre propos liminaire.

Pour celui-ci, une trame de questions vous a été adressée et vous pourrez vous en inspirer pour la partie correspondant à vos missions.

En tant que rapporteurs, mon collègue Thani Mohamed Soilihi - en visioconférence - et moi-même, pourrons intervenir à tout moment afin de solliciter des précisions complémentaires de votre part.

Ensuite, je donnerai la parole à ceux de nos collègues qui la demanderont.

Au préalable, je laisse la parole à mon collègue Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, je suis actuellement à Mayotte.

Vivette Lopez et moi sommes rapporteurs sur ce sujet très important, dont je suis les travaux avec intérêt. Malheureusement, nous tenons en ce moment une réunion de crise sur l'eau. Je ne peux rester avec vous que quelques instants.

Merci beaucoup, je vous souhaite une bonne réunion. À très bientôt.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci, nous vous accompagnons par la pensée.

Je donne la parole à M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles.

M. Serge Hoareau, premier vice-président du conseil départemental de La Réunion, en charge des affaires agricoles. - Je vous remercie de prendre le temps d'échanger avec nous sur la problématique du foncier agricole à La Réunion.

Je souhaiterais d'abord rappeler que nous sommes à La Réunion sur un territoire contraint, les deux tiers du territoire étant soumis à différentes réglementations. Il reste un tiers environ pour les différentes activités humaines, dont l'agriculture. La surface agricole utile (SAU) représente aujourd'hui 38 000 hectares contre 42 000 il y a dix ans. Cette baisse de 4 000 hectares est due à l'emprise urbaine, mais plus encore à l'abandon de certaines terres agricoles.

Cette situation résulte de plusieurs phénomènes : les difficultés d'exploitation liées à la main-d'oeuvre et aux traitements phytosanitaires, mais également les questions de transmission. Certains agriculteurs, proches de la retraite, ne parviennent pas à trouver de repreneur.

J'ai découvert avec effroi cette baisse de la SAU car la collectivité départementale mène une politique foncière plutôt dynamique. Ainsi, nous avons mis en place un dispositif visant à remettre en culture des terres en friche, par le biais de primes destinées aux propriétaires non exploitants. Depuis 2014, ce dispositif a encouragé la remise en culture de 522 hectares, à travers des projets d'installation ou d'agrandissement. La procédure « terres incultes », menée en lien avec la Safer, nous a également permis de remettre en culture 320 hectares en moyenne par an, soit 3 200 hectares ces dix dernières années.

Par conséquent, l'écart négatif est à la fois surprenant et pénalisant pour le monde agricole à La Réunion, alors que des procédures réglementaires incitatives témoignent de la volonté affirmée de la collectivité départementale de remettre en culture les terres en friche.

Par ailleurs, la problématique de la main-d'oeuvre est de plus en plus prégnante sur le territoire, pour les cultures de grande surface, comme la canne à sucre, mais aussi pour les activités maraîchères et fruitières.

La préparation des agriculteurs à la transmission représente également une difficulté. Certains agriculteurs sont toujours chefs d'exploitation à plus de 67 ans. En effet, lorsque les droits ne sont pas complets, le montant de la retraite est moindre et l'agriculteur n'a pas envie de transmettre son exploitation. Pourtant, ces exploitations sont en déclin.

De plus, il est nécessaire de mettre en place un dispositif pour les jeunes. Environ 200 jeunes sont formés dans les écoles, notamment les lycées agricoles, mais ils veulent souvent devenir directement chefs d'exploitation, poursuivre leurs études ou s'orienter vers d'autres métiers liés à l'agriculture. Très peu sont disposés à rester ouvriers agricoles le temps de prendre en main une exploitation.

Néanmoins, je pense possible d'instaurer un sas de professionnalisation pour les agriculteurs entrés en phase de transmission. L'accompagnement des jeunes formés à l'agriculture constitue un réel enjeu. Il leur permet de passer d'ouvrier agricole à exploitant. La réflexion est engagée.

La filière maraîchère dispose déjà d'une sorte d'organisation. De 500 à 600 agriculteurs sont liés à une coopérative. Même pour les quelques 1 600 indépendants du marché de gros, une forme de filière existe : certains alimentent des points fraîcheur, de grandes surfaces ou la restauration collective. Même si l'activité est moins structurée que pour la filière animale, le dessein d'organisation est réel à La Réunion. Il permet aujourd'hui de nourrir une partie de la population et de répondre partiellement à la forte demande de la restauration collective.

Concernant la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) et la possibilité de construire sur des terres agricoles, les positions ont évolué. Pendant longtemps, les maires étaient en phase avec le monde agricole. Ils jugeaient anormale l'exigence d'un avis conforme de la CDPENAF à La Réunion, alors qu'un avis simple suffisait dans l'Hexagone.

Cette position a évolué depuis quelques mois. À trois reprises au moins, la chambre d'agriculture a réaffirmé, par la voix de son président, qu'elle était favorable au maintien de l'avis conforme de la CDPENAF : une première fois, lors du conseil d'administration de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) en novembre ; une deuxième fois devant le ministre des outre-mer Jean-François Carenco à Saint-Pierre ; une troisième fois, plus récemment, devant le ministre de l'agriculture Marc Fesneau, le ministre des Outre-mer Jean-François Carenco et la Première Ministre Élisabeth Borne lors de leur dernier passage à La Réunion.

Les maires reverront leur posture en conséquence. En revanche, ils demanderont une révision de la composition et de la doctrine de la CDPENAF. Il importe en effet d'éviter une mainmise de la chambre d'agriculture et de préserver l'indépendance des agriculteurs dans le dépôt des demandes de permis de construction en zone agricole. À défaut, les maires demanderont à l'État, c'est-à-dire à la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF), d'instruire et de délivrer les autorisations d'urbanisme en zone agricole. Du fait de l'avis conforme de la CDPENAF, les maires n'ont en effet plus de légitimité à se prononcer sur le dépôt d'un permis en zone agricole.

Concernant l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), je pense que, malgré quelques évolutions, le monde agricole n'est pas concerné compte tenu de la valeur des exploitations.

Enfin, La Réunion n'est pas affectée par un manque d'eau. La question est plutôt celle de la gestion de cette ressource sur l'année. En effet, le territoire détient des records mondiaux de pluviométrie. Il s'agit donc de stocker cette eau avant de pouvoir mieux la distribuer. Les périodes de sécheresse seront de plus en plus longues, tandis que les périodes pluvieuses seront plus intenses.

À cet égard, le cas de la commune du Tampon est exemplaire. Elle a déjà construit deux réservoirs de plus de 300 000 mètres cubes chacun. Un troisième réservoir, représentant plus de 17 millions d'euros d'investissement, est prévu. Je pense que cette politique doit être menée à l'échelle départementale. Les 24 communes de l'île bénéficieront ainsi de capacités de stockage leur permettant de continuer à irriguer les terres agricoles en période de sécheresse.

D'importants chantiers ont été conduits à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Dans les années 1970 et 1980, les périmètres irrigués du Bras de la Plaine et du Bras de Cilaos ont été constitués. Le chantier du basculement de l'eau d'est en ouest permet aujourd'hui d'irriguer près de 6 000 hectares de terres agricoles dans l'ouest. Les réseaux ouest et sud sont désormais interconnectés. 16 ou 17 000 hectares sont aujourd'hui irrigués, soit la moitié des terres de La Réunion. La collectivité départementale travaille aujourd'hui sur un nouveau projet, le projet mobilisation des ressources en eau des micro-régions Est et Nord (MEREN). Il vise à irriguer les terres du nord et de l'est, en partant là aussi de Salazie.

M. Jacques Parodi, directeur de la DAAF. - Je me permets une petite rectification. Je ne suis pas accompagné de Bertrand Brohon, indisponible, mais d'Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles la DAAF.

Je ne reprendrai pas la totalité des arguments du vice-président Serge Hoareau. Nous partageons assez largement son analyse. Je complèterai celle-ci avec quelques chiffres.

La préservation du foncier agricole est évidemment la priorité sur le territoire de La Réunion. La SAU est extrêmement réduite, avec 450 mètres carrés par habitant, soit dix fois moins que dans l'Hexagone. Cette préservation est la condition sine qua non pour tendre vers l'autonomie alimentaire.

La perte du foncier s'analyse sous deux aspects : l'urbanisation d'une part, l'enfrichement d'autre part. La comparaison des deux dernières décennies montre que l'urbanisation des terres agricoles progresse moins vite, en raison sûrement des outils en place, que l'enfrichement. En dix ans, près de 5 000 hectares se sont retrouvés en friche. En parallèle, 2 500 hectares ont été rendus à l'agriculture. Le solde reste donc négatif, à hauteur de 2 500 hectares, pour les raisons exposées par le vice-président Serge Hoareau.

Les terres concernées sont évidemment les moins favorables, en raison de leur difficulté d'accès et d'une absence de mécanisation ou d'irrigation. Rendre à ces terres leur vocation agricole relève donc d'une priorité collective. Plusieurs pistes peuvent être explorées. Votre questionnaire évoque ainsi la taxation. Cependant, les propriétaires de ces terres sont souvent dans une situation financière difficile. En revanche, les dispositifs d'encouragement à la reprise me semblent des leviers plus opérants.

L'accès à la terre et la transmission des exploitations sont des sujets préoccupants. La Réunion est l'un des départements où l'installation est la plus dynamique. La difficulté tient cependant au maintien d'agriculteurs qui ne prennent pas leur retraite, essentiellement par manque de revenus. La retraite agricole ne leur permet pas d'avoir une vie correcte au moment où ils pourraient céder leur exploitation.

Les accompagnements à la transmission sont une piste à explorer. Les jeunes peuvent rester salariés pendant une période de transition de trois à cinq ans, avant de devenir propriétaires exploitants. La cession sous forme de viager pourrait aussi s'envisager, sous réserve de faisabilité juridique. Le cédant percevrait un petit complément de retraite, l'accédant verserait un loyer modique avec la garantie de devenir plein propriétaire. Dans ces conditions, il pourrait investir et développer l'exploitation.

Depuis sa création en 2016, la CDPENAF a examiné 5 000 dossiers de demandes d'autorisation. L'État n'y est pas majoritaire et la décision revient bien à l'ensemble des membres de la commission. Il arrive fréquemment que la décision ne soit pas conforme à la proposition du rapporteur de l'État ou que celui-ci modifie son avis compte tenu des explications apportées. Par ailleurs, les décisions de rejet de la CDPENAF sont souvent motivées par l'incomplétude du dossier. La commission peut donner ultérieurement un avis favorable au vu d'un dossier plus complet.

Concernant le point particulier de la construction sur les terres agricoles, le souhait d'un agriculteur d'habiter à proximité de son cheptel est parfaitement compréhensible. Cependant, je souhaite attirer votre attention sur deux écueils.

Tout d'abord, la construction peut présenter un risque de développement d'activités touristiques parallèles. Elles pourraient dans certains cas conduire à délaisser la production agricole au bénéfice de l'activité touristique. L'effet serait alors contraire aux attentes.

La deuxième difficulté peut se présenter au moment de la cession. Le propriétaire peut souhaiter conserver son habitation, au risque de générer des conflits de voisinage. A contrario, il peut désirer céder l'ensemble et rendre ainsi prohibitifs pour un jeune les coûts d'installation.

Par conséquent, je suis très prudent en matière d'habitation sur des terres agricoles. Elle doit être parfaitement encadrée et limitée afin d'éviter le mitage. En effet, le développement de ce phénomène devient une véritable plaie à La Réunion.

Enfin, la CDPENAF permet d'harmoniser les décisions au sein des 24 communes de l'île.

Concernant l'eau, le changement climatique est déjà très sensible à La Réunion, plus encore que sur le continent européen. Quelques chiffres en témoignent. L'État a versé 3,3 millions d'euros au titre des calamités pour la sécheresse de 2010-2011, 3,8 millions pour celle de 2012, 2,7 millions pour celle de 2013, 3 millions pour celle de 2020 et 3 millions pour celle de 2022. La solution passe évidemment par la gestion des réserves, mais aussi, me semble-t-il, par la recherche de cultures moins consommatrices en eau.

Sur la structuration des filières, on ne peut comparer la filière des fruits et légumes avec celle de la canne. Par nature, la filière canne est intégrée puisque le planteur ne produit pas lui-même son sucre. En revanche, les producteurs de fruits et légumes peuvent vendre directement leurs produits. Cela concerne plus de 70 % de la production.

Néanmoins, les filières se structurent. Pour les fruits et légumes, dix organisations professionnelles coexistent et une interprofession l'Association Réunionnaise Interprofessionnelle de fruits et légumes (ARIFEL) est en phase de reconnaissance au niveau national.

Le mouvement doit être encouragé. La structuration en filière longue, de la production au stockage et à la transformation, voire à l'exportation, permet de garantir un revenu pour les producteurs et un approvisionnement régulier des transformateurs. Les leviers pour encourager l'adhésion aux interprofessions sont plus difficiles à actionner que dans d'autres domaines, en raison de l'importance de la vente directe. L'interprofession doit alors valoriser son action, en montrant qu'elle constitue une garantie face aux aléas agricoles et assure un apport technique.

M. Albert Guezello, chef du pôle protection des terres agricoles de la DAAF. - La Safer et l'Établissement public foncier (EPF) de La Réunion sont effectivement de meilleurs spécialistes des autres points, notamment la loi Letchimy et les autres recherches de financements.

M. Jacques Parodi. - Nous restons à votre disposition pour toute question.

M. Jean-Louis Grandvaux, directeur de l'Établissement public foncier (EPF). - J'interviens pour présenter les actions de l'EPF au regard de la politique agricole. En la matière, notre rôle est limité. Nous intervenons uniquement sur les terrains constructibles.

Toutefois, un schéma d'aménagement régional a été voté à La Réunion dès 1992. Il a été révisé à plusieurs reprises. Il a déterminé des options très intéressantes pour la filière agricole. La construction a été totalement limitée sur les grands espaces agricoles, qu'ils soient canniers, maraîchers ou d'élevage, afin d'éviter la prolifération des mitages.

L'EPF a été mis en place en 2002 à la suite de ce document d'urbanisme. Depuis cette date, nous avons acheté 700 hectares de terrain, 900 terrains, pour près de 450 millions d'euros. Tous ces terrains sont classés constructibles ou à vocation d'urbanisation, mais ne sont en aucun cas agricoles. Le dispositif concourt ainsi à la préservation des autres terrains.

La Safer siège dans nos commissions foncières. Elle dispose ainsi de l'information complète et exhaustive de tous les terrains que nous achetons. Elle émet des avis sur ces achats. Il nous est d'ailleurs arrivé de lui acheter des terrains qui n'avaient plus de vocation agricole.

Les chiffres de baisse de la SAU m'étonnent un peu. Les statistiques de l'époque n'étaient peut-être pas comparables à celles d'aujourd'hui. Je me souviens qu'en 1992, il était question de la disparition de 400 hectares de terres agricoles chaque année.

Je pense qu'une volonté commune et partagée, ainsi que l'existence de documents et d'une politique dynamique d'urbanisme sur le territoire, ont permis de diminuer le volume d'espaces ayant vocation à être déclassés. Comme le disait M. Jacques Parodi, la diminution de la SAU est essentiellement due aux friches.

Certes, il existe encore un mitage sur certains espaces agricoles. Néanmoins, nous disposons aujourd'hui des outils cartographiques, numériques, etc. qui permettent de surveiller ces espaces. Des mesures de police accentuées sur certains espaces contribueraient à limiter un mitage problématique à plusieurs égards : aménagement du territoire, environnement, coût pour les collectivités, etc.

Le rôle de l'EPF consiste à proposer des alternatives. En étroite collaboration avec les collectivités et l'État, nous achetons beaucoup de terrains, nous les portons longtemps et nous essayons de les revendre le moins cher possible pour que les collectivités puissent réaliser logements sociaux, équipements publics et autres constructions d'intérêt général. Je pense que les résultats sont bons sur l'ensemble du territoire de La Réunion.

Dès lors, l'urbanisation m'inquiète moins que la mise en friche et la désertification de certains territoires. Je ne me sens toutefois pas compétent sur les mesures à prendre à cet égard.

En conclusion, j'estime que la décision de ne pas construire sur les espaces agricoles, surtout canniers, était courageuse et positive.

Je reste à votre disposition pour toute question.

M. Bruno Robert, premier vice-président de la chambre d'agriculture. - Votre questionnaire révèle une bonne connaissance du sujet et des différentes problématiques.

En premier lieu, j'aimerais communiquer quelques chiffres afin de bien cerner la problématique.

Aujourd'hui, le prix du foncier agricole est estimé entre un et deux euros le mètre carré, tandis que celui du foncier constructible peut s'élever jusqu'à 350 euros le mètre carré. Il convient donc de considérer la question de la spéculation qui a un impact sur plusieurs de vos interrogations.

Par ailleurs, la pression sur le logement est forte. 40 000 demandes de logement sont en attente fin 2022 à La Réunion. Elles augmentent de 10 % chaque année, alors que le territoire ne construit que 2 000 logements par an.

À propos de la CDPENAF, je souhaiterais répondre au vice-président Serge Hoareau, qui est également maire de Petite-Île. Il est le seul à avoir mis en place un périmètre de protection et de mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains (PEAN). Si les 24 maires partageaient sa sensibilité rurale, la chambre d'agriculture n'aurait aucun mal à leur confier la protection du foncier agricole. En l'état, les tensions spéculatives rendent la démarche dangereuse. Le président de la chambre d'agriculture a exprimé cette crainte. Par conséquent, l'avis conforme de la CDPENAF demeure fondamental. Il allège la pression pesant sur les maires.

Au demeurant, les représentants des agriculteurs ne sont pas majoritaires au sein de la commission. Ils disposent de trois sièges. Les élus en occupent trois, les associations écologiques trois et l'État quatre. Cela étant, le fonctionnement s'améliore. Il tend vers davantage de souplesse et de discussions, afin de permettre aux projets justifiés de se concrétiser.

Concernant les terres en friche, le département mène une politique volontaire d'accompagnement. Les propriétaires qui décident de louer leurs terres en friche ou de les exploiter bénéficient aujourd'hui d'une subvention du conseil départemental. Cependant, beaucoup conservent une position d'attente à des fins spéculatives. En effet, les loyers comme les prix de vente demeurent peu élevés. 8 000 hectares demeurent ainsi en friche.

Par conséquent, nous estimons qu'il conviendrait de compléter les incitations avec un dispositif contraignant de lutte contre la spéculation. Nous attendons de la loi des éléments de réponse à cet égard. En effet, pour un seul terrain proposé par la Safer, sept jeunes souhaitent s'installer. Il conviendrait donc de taxer en priorité les propriétaires de terres qui tirent l'essentiel de leurs revenus du tourisme au détriment de l'agriculture.

En matière de départs en retraite, l'augmentation du plafond de l'ASPA et l'exonération du foncier agricole représentent des améliorations significatives. Toutefois, l'information manque sur le sujet. De plus, le seuil de 65 ans est tardif. À cet âge, les enfants trentenaires ont pu choisir un autre métier et la population agricole vieillit. Aussi, la profession souhaite-t-elle rétablir un dispositif de préretraite à partir de 57 ans. Son bilan était positif.

Je rejoins les interventions précédentes sur la gestion de l'eau. Les chantiers sont en cours. Nous accueillons favorablement l'annonce de l'État d'accompagner le projet MEREN et l'accompagnement des solutions de stockage d'eau. Toutefois, les projets ont pris beaucoup de retard. L'est, autrefois bien arrosé, subit désormais les conséquences de la sécheresse. Il est aujourd'hui nécessaire d'harmoniser la gestion sur tout le territoire. Nous attendons aussi un renforcement des outils dans ce domaine.

Enfin, j'aborderai la question du logement des agriculteurs. Aujourd'hui, le choix se porte sur la solution de facilité, à savoir le refus - à quelques exceptions près - de toute habitation sur le foncier agricole. Or, nous constatons tous les jours des arrêts d'exploitations dus aux problèmes causés par l'éloignement des habitations (vols répétés, attaques de chiens, difficultés de suivi technique...).

Par ailleurs, certaines communes comme Le Tampon concilient un territoire très mité et une forte production maraîchère.

De fait, l'interdiction totale génère des constructions illégales, que les maires dénoncent difficilement compte tenu des tensions en matière de logement.

La chambre d'agriculture a commencé à travailler avec la DAAF à la recherche de solutions, en s'inspirant par exemple de l'île Maurice ou d'autres territoires. Nous sollicitons aussi la Safer et l'EPF pour acheter des logements en cas de transmission. Une contractualisation sur plusieurs années permettrait par ailleurs d'assurer la valorisation agricole de terres portées par l'EPF.

M. Thierry Henriette, président directeur général de la Safer. - Avant de laisser la parole à M. Ariste Lauret, je commencerai par exposer certains facteurs qui influencent le recul de la SAU à La Réunion.

La hausse du coût de la main-d'oeuvre et des intrants, les difficultés pour nos agriculteurs de disposer de molécules agréées (herbicides homologués...) et les incertitudes nées de l'attente d'une nouvelle convention canne et du nouveau cadre des aides du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ne doivent pas être négligées.

Il convient aussi de prendre en compte les zones de carrières qui ne reviennent pas à l'agriculture par la suite, comme à Saint-Pierre ou à Bras-Panon, ainsi que le morcellement, le mitage et les constructions illégales : nous constatons plus de 400 notifications par an sur 2 000 notifications de parcelles bâties en zone A et N, souvent sans permis.

De plus, l'amélioration de la connaissance sur les risques naturels et la définition plus précise du zonage réduisent la SAU.

Enfin, la prochaine mise en oeuvre de l'arrêté préfectoral sur les zones de non traitement (ZNT) risque fort d'accentuer les friches et de diminuer encore la SAU.

M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer. - J'ajouterai que les travaux d'amélioration foncière ont été limités dans certaines zones depuis l'instauration des plans de prévention des risques (PPR). Des zones de déprise se sont ainsi mises en place.

En outre, plus de mille hectares de terres agricoles ont été déclassés ou classés en zone naturelle entre 2016 et 2020, dans le cadre de révisions des plans locaux d'urbanisme (PLU). Malgré la mise en place d'une doctrine sur les espaces boisés classés (EBC), il est difficile de les rendre à l'agriculture.

Toutefois, certains terrains, auparavant agricoles, ne sont pas construits depuis plusieurs années. Ils pourraient être rendus à l'agriculture ou classés en zone naturelle.

Le vice-président Bruno Robert a évoqué la zone du Tampon. Cette commune est séparée de Saint-Pierre par une simple route. D'un côté de la route, se trouve une zone agricole irriguée, de l'autre une importante zone artisanale. La situation génère convoitises, frustrations et tentations spéculatives.

Le PEAN de la commune de Petite-Île a été mentionné. Nous pensons que toutes les communes de l'île devraient suivre cette orientation pour protéger leurs meilleures terres, particulièrement celles qui ont bénéficié ou doivent bénéficier de l'irrigation (le périmètre MEREN, la zone des Hauts...).

La protection de la SAU nécessite également de mettre en place des moyens de police afin de renforcer le contrôle des constructions illégales.

Par ailleurs, la Safer a mis en place une offre d'accompagnement des collectivités sur les biens vacants. L'enjeu est important. En effet, les indivisions non réglées favorisent les friches.

Concernant précisément ces dernières, le département a mis en oeuvre des incitations financières à la vente ou la location des terrains. Les primes permettent aux agriculteurs concernés de rembourser les frais de notaire et de garantir leurs emprunts. En 2023, 73 parcelles et 169 hectares sont ainsi concernés, pour un montant total de primes de 273 000 euros.

La possibilité de taxer est déjà ouverte par l'article 181-15 du code rural. Il renvoie à l'article 1639 A bis du code général des impôts. Les communes ayant effectué un recensement validé peuvent transmettre l'information aux services de l'État. Ceux-ci seront ainsi en mesure de taxer les terres en friche. Les communes pourraient y procéder en concertation avec le conseil départemental qui conduit avec la Safer la procédure des terres incultes.

Je reviens sur le morcellement et les autorisations de construction sur les terres agricoles. Il conviendrait de définir une sorte de cahier des charges que le propriétaire adjoindrait à sa demande d'autorisation. La commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) pourrait alors répondre sans nécessairement motiver sa décision.

Le département affecte déjà des moyens pour les terres incultes. Il pourrait toutefois aider au règlement des indivisions et des successions dans le cadre du FEADER. En effet, les frais s'avèrent supérieurs à la valeur des terrains agricoles. La mise en place de fonds fléchés permettrait de régler certaines indivisions.

Concernant l'optimisation du droit de préemption de la Safer, je m'attacherai d'abord aux exemptions de construction.

L'exemption de construction pour des parcelles de moins de 2 500 mètres contourne notre droit de préemption quand les terrains concernés sont situés dans des zones A ou N. Il faut attendre trois ans pour effectuer le contrôle, recourir à une médiation et demander en justice la résiliation de la vente, surtout quand l'acquéreur n'est pas agriculteur. Il conviendrait sans doute de revoir le texte pour limiter les exemptions aux terrains à bâtir, en excluant les terrains majoritairement situés en zone A, surtout en périmètre irrigué.

Le démembrement de propriétés, par le biais de ventes de nue-propriété et de conservation de l'usufruit en viager, constitue une autre technique de détournement du droit de préemption. En effet, la revente au bout de trois ans permet à des personnes n'étant pas agriculteurs d'acquérir en pleine propriété des terres agricoles sans que la Safer puisse intervenir.

La vente d'un terrain, précédée de la conclusion d'un bail emphytéotique de 99 ans, décourage également l'exercice du droit de préemption.

De plus, le droit de préemption partielle s'exerce difficilement sur les biens mixtes ou partiellement constructibles. Lorsque nous ne souhaitons acheter que la partie agricole d'un bien et qu'il nous est demandé d'en acquérir la totalité, nous sommes rarement en mesure de trouver un attributaire en un mois et encore moins d'établir un projet financier.

En outre, les adjudications bénéficient au plus offrant. Il conviendrait de déterminer un mécanisme permettant à la formuler une offre validée par les commissaires du gouvernement et couvrant le prix.

En matière de financement, les Safer d'outre-mer restent sur un marché étroit, à la différence des Safer de l'Hexagone. Adossées aux régions depuis 2014, celles-ci couvrent un espace qui leur permet d'assurer leur double rôle : une mission de service public et une réponse aux objectifs du législateur.

Les propositions de recettes fiscales dédiées aux Safer ultramarines, telles qu'évoquées dans le rapport d'information n° 1510 du 6 novembre 2013 des députés Chantal Berthelot et Hervé Gaymard, fait au nom de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale, sur les agricultures des outre-mer, n'ont pas été suivies d'effet. Le dossier est actuellement relancé au sein du Groupe DOM et certains contacts ont été pris avec les ministères. Nous espérons parvenir à un financement pérenne afin d'assurer notre mission.

Par ailleurs, selon le dernier colloque du Conseil supérieur du notariat de La Réunion, il n'y a pas de règlement d'indivision successorale connu en application de la loi Letchimy.

La loi vise à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement dans les territoires d'outre-mer. Selon nous se pose la question de l'applicabilité de ses dispositions à des terres agricoles par nature ou à des bâtiments d'exploitation autres que des logements. De plus, la littérature juridique tend à considérer que la seule cause d'ouverture d'une succession est le décès, et non le fait de saisir le notaire pour la régler. Il conviendrait donc de préciser les textes qui ont inspiré la loi Letchimy.

Je ne reviendrai pas sur la CDPENAF.

En matière de retraite, le montant des pensions constitue un obstacle. Une revalorisation faciliterait les départs. Un dispositif incitant aux préretraites favoriserait aussi l'installation de jeunes, par le biais notamment de ventes de terrains à la Safer.

Concernant l'eau, la question est avant tout celle de la gestion. Le département inscrit son action dans le cadre d'une stratégie MEREN et du programme départemental opérationnel pour l'accès à l'eau dans les Hauts (PRODEO). Il convient de poursuivre l'application du modèle de grandes retenues appliqué sur la commune du Tampon.

Par ailleurs, la La Réunion entretient des relations de voisinage respectueuses avec l'EPF et l'ONF. Je suis de près certaines expériences menées en Martinique et en Guadeloupe, où l'EPF joue un rôle de portage. Nos moyens étant insuffisants, l'EPF pourrait peut-être nous accompagner sur l'acquisition de terrains en zone naturelle. Ceux-ci pourraient être rétrocédés aux communes pour leurs projets agroforestiers (plantes aromatiques à parfum et médicinales (PAPAM), cacao, vanille, apiculture...). J'attends le retour des conventions signées aux Antilles pour faire des propositions à l'EPF de La Réunion.

Avant de conclure, je souhaiterais évoquer les autorisations de défricher. Nous avons demandé à ne pas être soumis à cette obligation dans les zones A, dont la vocation agricole est déjà reconnue par les PLU. Aujourd'hui, la DAAF accorde d'ailleurs ces autorisations sous réserve du code de l'environnement.

Enfin, je pense que tout a été dit concernant la construction ponctuelle d'habitations sur les propriétés agricoles. Nous n'y sommes pas hostiles en cas de nécessité, dès lors que l'exploitation ne pourra être morcelée par la suite et qu'elle sera bien vendue dans son intégralité à un agriculteur.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci messieurs. Le vice-président Serge Hoareau a demandé la parole. M. Sylvain Léonard interviendra ensuite pour l'ONF.

M. Serge Hoareau. - Je souhaiterais revenir sur le dispositif réglementaire de la protection des terres agricoles. Le règlement des PLU en constitue la base. D'autres outils viennent conforter ce socle, voire inscrire dans le marbre la surface agricole.

Au niveau communal, les maires peuvent s'engager par la définition de zones agricoles protégées (ZAP).

À l'échelon départemental, nous portons l'ambition de mettre en place des PEAN. Six communes sont entrées dans cette démarche, qui consiste à délimiter des espaces dont les maires et le département souhaitent marquer le caractère agricole. Le PEAN n'a pas de caractère réglementaire. Il s'inscrit toutefois dans un plan d'action national défini par décret. Cela lui confère du poids.

Je remercie le vice-président M. Bruno Robert d'avoir mis en avant cet outil. Effectivement, j'ai été le premier maire à mettre en oeuvre la démarche. Je peux regretter que la chambre d'agriculture ait émis un avis réservé sur ce premier PEAN, mais je constate que la situation évolue positivement.

À mon sens, il s'agit du meilleur outil pour préserver et valoriser les espaces agricoles de La Réunion.

M. Sylvain Léonard, directeur régional La Réunion et Mayotte de l'ONF. - La forêt joue un rôle marginal par rapport à l'ensemble des questions posées. Il est néanmoins important en amont, notamment pour le régime hydrique.

De façon générale, l'ONF gère 100 000 hectares de forêt publique à La Réunion, soit 40 % du territoire de l'île. 90 % de cette forêt est sous statut départemento-domanial, conformément à la loi de départementalisation de 1946 portée par Aimé Césaire. Dans ce cadre, le département est nu-propriétaire, l'État est usufruitier et l'ONF gestionnaire de droit. De ce fait, l'accompagnement du département est très important. Le terrain est inaliénable et bénéficie ainsi d'une protection forte. De plus, 80 % de ces terrains bénéficient d'une protection renforcée qui résulte de leur classement en Parc national inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO pour deux critères : la diversité et le paysage.

Au-delà de la surface, je souhaiterais insister sur le rôle de cette forêt. Sur le plan topographique, elle couvre essentiellement les Hauts de La Réunion. Les très fortes pentes ne pourraient pas, ou très peu, être utilisées pour l'agriculture. Sur le plan hydrique, la forêt est le château d'eau de l'île. Ces 100 000 hectares constituent un facteur de régulation : ils permettent d'alimenter les nappes phréatiques et de réduire l'impact des fortes pluies en matière d'érosion.

Il n'existe pas réellement de friche en forêt publique. Certaines zones agricoles sont gérées en direct.

Ainsi, des conventions d'occupation temporaire organisent l'élevage dans la Plaine des Cafres. Elles ont été négociées dans les années 1980, parallèlement à l'arrêt de l'activité des bovins divaguant en forêt. Les éleveurs ont ainsi récupéré 40 hectares chacun et se sont regroupés en coopérative.

Par ailleurs, les 800 habitants permanents du cirque de Mafate bénéficient eux aussi de conventions d'occupation temporaire pour habitation, élevage, culture ou activité commerciale.

Enfin, dans certains cas, le département a demandé à l'ONF de récupérer en toute propriété des terrains à vocation agricole en vue d'un usage direct. Deux opérations, l'une terminée, l'autre en cours, concernent respectivement les casiers agricoles sur L'Étang-Salé et la Plaine des Grègues. Ces zones sont principalement destinées à l'élevage. Le département les gèrera ensuite directement.

L'agroforesterie est un mouvement assez important à La Réunion. La vanille en est le produit phare. Sa production est concentrée dans le sud de l'île, sur les collines autour de Saint-Philippe et de Sainte-Rose. Nous gérons environ 200 conventions d'occupation temporaire destinées à la vanille. De façon plus diffuse sur l'ensemble du territoire, l'apiculture donne aussi lieu à des conventions d'occupation temporaire.

En revanche, nous demeurons prudents concernant la production de cacao et de café. Ces cultures ne relèvent pas de l'agroforesterie car elles transforment rapidement l'usage des sols. Il convient d'en être conscient.

Pour conclure, les documents d'urbanisme évoquent le classement d'espaces boisés déjà classés en forêt publique. Cette mesure est censée protéger contre l'urbanisation. À notre sens, son application devrait rester limitée à des terrains privés que la commune souhaite conserver en forêt. En effet, il y a redondance à vouloir assurer une protection supplémentaire à une forêt publique déjà largement protégée.

Je vous remercie et reste à votre disposition pour toute question.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Avant de vous poser moi-même quelques questions, je laisse la parole à notre collègue Michel Dennemont.

M. Michel Dennemont. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention les propos de M. Serge Hoareau qui est non seulement vice-président du conseil départemental, en charge des affaires agricoles, mais également président de l'Association des maires. L'exercice était difficile. En effet, les intérêts des maires et de la chambre d'agriculture divergent.

Je rappelle que les maires, responsables de l'organisation spatiale de leur commune, ont été dépouillés de nombreux pouvoirs. Je constate aujourd'hui qu'il est envisagé de leur en retirer d'autres. Or, ils sont soumis à des contraintes contradictoires : les demandes de logement, l'empilement des lois (loi Littoral, Montagne, Espaces naturels...), etc.

Je suis donc en désaccord avec les propos tenus sur la CDPENAF. Je m'oppose formellement à la nécessité d'un avis conforme. Les outre-mer ne doivent pas constituer une exception par rapport au reste du territoire national, où l'avis n'est que consultatif.

Sur les 5 000 dossiers mentionnés, combien d'avis favorables ont-ils été donnés ? De fait, il faudrait être expert dans tous les domaines pour pouvoir répondre au questionnaire de la CDPENAF. Les agriculteurs sont loin d'être tous dans ce cas.

Une plus grande souplesse serait nécessaire. Il conviendrait de laisser davantage de pouvoir de décision aux maires. Pour l'instant, beaucoup de projets sont bloqués en raison d'un avis négatif de la commission.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Souhaitez-vous apporter des précisions au sénateur Michel Dennemont ?

M. Bruno Robert. - Il convient de distinguer les deux rôles de la CDPENAF. D'une part, elle statue mensuellement sur les dossiers individuels des porteurs de projets. D'autre part, elle se prononce sur les documents d'urbanisme présentés par les maires.

Nous sommes très concentrés sur ce deuxième volet. En effet, les maires présentent souvent des demandes de déclassement sur des surfaces importantes. Nos échanges permettent de les réduire.

Concernant les demandes individuelles, nous constatons que les agriculteurs manquent d'accompagnement. La chambre d'agriculture a mis en place cette prestation, mais tous les porteurs de projets ne la sollicitent pas. En tout état de cause, le premier motif de rejet demeure l'incomplétude des dossiers. Parfois, la commission ne dispose même pas de la preuve que le demandeur est bien agriculteur.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Je souhaiterais pour ma part poser quatre questions.

La superficie agricole permet-elle à La Réunion d'être autonome sur le plan alimentaire ?

Les normes européennes sont-elles adaptées à votre agriculture ? Sinon, peuvent-elles constituer un frein à l'installation de certains agriculteurs ?

Les agriculteurs, surtout les jeunes, se sont-ils lancés dans l'agrotourisme ?

Enfin, à défaut de viager, que pensez-vous d'un accompagnement à l'installation sous forme de location pendant deux ou trois ans ? Elle permettrait à l'agriculteur de ne pas se retirer immédiatement, tout en percevant un complément de revenu. De son côté, le jeune se sentirait soutenu et s'assurerait qu'il souhaite bien exercer ce métier.

M. Serge Hoareau. - Pour répondre à la dernière question, nous nourrissons le projet de créer une ferme départementale. Elle fonctionnerait comme un sas entre la fin de la formation et l'entrée du jeune dans la vie active agricole. Nous devons nous assurer que ces jeunes ont vraiment la passion pour le métier d'agriculteur.

L'idée d'un compagnonnage ou d'un tutorat entre un agriculteur en fin de carrière et un jeune motivé pour être exploitant agricole me paraît une vraie solution. Elle garantirait la reprise d'exploitations et rassurerait les agriculteurs qui partent à la retraite. Il convient donc d'identifier les agriculteurs en fin de carrière sans repreneur et les jeunes susceptibles de les accompagner. Ce compagnonnage doit se réaliser entre 60 et 64-65 ans afin d'assurer un bon tuilage.

La possibilité de louer ses terres doit également être explorée. Elle pose la question de la revalorisation des loyers des terres agricoles.

Concernant la première question, je préfère le terme de souveraineté alimentaire à celui d'autonomie. En effet, il est impossible de produire sur le territoire tous les produits consommés.

La souveraineté alimentaire porte sur les produits essentiels. En comptant large, mille hectares supplémentaires de cultures maraîchères sous serre permettraient de couvrir les besoins de la majorité - sinon de la totalité - de la population réunionnaise. L'élevage présente également des possibilités de développement.

Cela étant, j'estime que la canne doit rester le pivot de l'agriculture réunionnaise. Concernant d'autres besoins, comme le riz ou les céréales, la souveraineté alimentaire doit se construire en coopération avec des pays de la zone « océan Indien » qui disposent de territoires beaucoup plus vastes. Cette coopération passe par la mise en oeuvre de savoir-faire et de moyens humains.

En conclusion, nous pouvons assurer une grande part de nos besoins pour certains produits, comme les tomates, les courgettes, les oignons ou l'ail. Néanmoins, les pays voisins disposant d'une importante main-d'oeuvre pourraient contribuer avec nous à cet objectif de souveraineté alimentaire.

M. Jacques Parodi. - Je complèterai cette réponse concernant les produits non transformés. Nous sommes autosuffisants pour les oeufs, quasi-suffisants pour la volaille et suffisants à environ 70 % pour les fruits et légumes. Il existe des marges de progrès, mais nous ne pourrons pas assurer sur l'île l'ensemble des productions. Nous devons donc nous concentrer sur les produits adaptés à notre territoire.

À propos des normes, il convient surtout de signaler la différence entre les normes européennes appliquées à La Réunion et celles des pays voisins de l'océan Indien, en matière de coût du travail par exemple. En termes de concurrence, les règles des pays proches nous gênent davantage que les normes européennes.

Nous rencontrons cependant une vraie difficulté concernant l'utilisation de produits phytosanitaires. Certains désherbants autorisés sur l'Hexagone ne le sont pas pour la canne, dont la culture est considérée comme mineure. Dès lors, les fabricants ne veulent pas déposer de demande d'autorisation. Ces produits sont pourtant indispensables à la culture de la canne.

M. Bruno Robert. - Dans la continuité des propos précédents sur la souveraineté alimentaire, j'indiquerai que les chiffres sont plutôt bons sur le marché du frais, mais qu'ils peuvent encore s'améliorer. Cela étant, les Réunionnais mangent aussi des pommes, du raisin, du riz, etc. Notre territoire tropical n'est pas adapté à ces habitudes de consommation européenne.

En revanche, certaines filières posent question, comme la filière agrumes. Les vergers ont été arrachés en raison du Greening et l'importation a pris leur place. Sur ces filières où le retour sur investissement est très long, nous regrettons l'absence d'accompagnement. Nos petites exploitations ont du mal à se projeter sur des cultures qui ne généreront un revenu qu'après quatre ou cinq ans. La question mérite une réflexion et un dispositif adaptés.

Concernant les normes, M. Jacques Parodi a évoqué la question des molécules. Les fabricants n'homologuent pas certains produits adaptés au climat tropical de La Réunion. La filière canne est aujourd'hui en grande difficulté. Les rendements se dégradent. La météo n'est pas seule en cause. Les agriculteurs manquent aujourd'hui de solutions techniques leur assurant des performances pérennes.

Enfin, l'agrotourisme redémarre après la crise sanitaire. Le sujet renvoie toutefois à celui de la CDPENAF. Les agriculteurs annoncent vouloir développer l'agrotourisme, mais ils témoignent surtout de leur volonté de construire. De fait, l'expérience montre que ces constructions se révèlent souvent à usage d'habitation principale, secondaire ou locative. Il convient donc d'assurer un suivi et un contrôle, sans pour autant fermer la porte. En effet, l'agrotourisme génère des revenus qui renforcent le modèle global de l'exploitation agricole.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci beaucoup, Messieurs, pour vos interventions.

N'hésitez pas à nous communiquer par écrit vos observations ou compléments éventuels d'information.

Jeudi 1er juin 2023

Table ronde sur la situation en Guadeloupe

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Après La Réunion, nous poursuivons nos auditions sur le foncier agricole dans les outre-mer en nous transportant cet après-midi, par visioconférence, en Guadeloupe.

Ayant de nouveau l'honneur de remplacer le Président Stéphane Artano, qui vous prie de l'excuser, je remercie l'ensemble des participants à cette table ronde pour leur disponibilité.

M. Blaise Mornal, vice-président et président de la commission agriculture, développement rural et affaires foncières du conseil départemental. - Le conseil départemental de Guadeloupe gère le foncier agricole dont il est propriétaire, au travers de baux. Il exerce également une compétence en matière d'irrigation.

La commission agriculture du conseil départemental est ainsi en charge d'émettre un avis sur les projets d'utilisation du foncier agricole du département, ainsi que sur le renouvellement et la transmission des baux correspondants.

Dans ce cadre, depuis 2014, les élus du territoire ont décidé de n'accueillir sur le foncier agricole du département, au gré de l'arrivée à échéance et du renouvellement des baux, que des agriculteurs ayant reçu une formation en agriculture et souhaitant en faire leur métier.

Le conseil départemental gère par ailleurs le système d'irrigation du territoire, en partenariat avec la région. Le conseil départemental assure par exemple la gestion du barrage de Moreau, récemment réalisé par le conseil régional et permettant la mise à disposition de 1 million de m3 d'eau pour l'irrigation.

Nous irriguons aujourd'hui l'ensemble du territoire. Toutefois, nous sommes confrontés à des difficultés, avec des périodes de sécheresse nécessitant des coupes dans l'irrigation des parcelles.

En parallèle, nous devons également assurer la distribution d'eau potable. Dans cette optique, nous avons signé des conventions avec les établissements gestionnaires de l'eau potable du territoire, pour leur fournir de l'eau agricole destinée, après traitement, à être redistribuée sous forme d'eau potable.

La gestion du foncier agricole sur le territoire se heurte également à des difficultés liées à la situation insulaire de la Guadeloupe. En pratique, les surfaces agricoles dont nous disposons ne sont pas extensibles. Nous travaillons donc avec la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF) pour identifier les terrains en friche ou insuffisamment cultivés, afin de les remettre en culture ou d'en optimiser l'exploitation tout en accompagnant les agriculteurs. En parallèle, nous travaillons également en collaboration avec la chambre d'agriculture, la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) et la région, pour identifier et optimiser l'occupation du foncier agricole sur l'ensemble du territoire, en considérant aussi les parcelles en indivision.

Une difficulté supplémentaire est que cette compétence est aujourd'hui portée par le conseil départemental, s'agissant d'assurer le fonctionnement de la CDAF. Cependant, le financement de ce dispositif est assuré au niveau de la région, à travers le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER). Ceci soulève des problématiques de fonctionnement et d'efficacité.

Nous consacrons par ailleurs un budget annuel de 2 à 5 millions d'euros à l'irrigation. Nous nous appuyons sur 600 kilomètres de réseau, 6 prises d'eau, 4 barrages et 4 stations de pompage. Nous irriguons ainsi environ 8 000 hectares de terres, pour 3 100 abonnés.

À travers les discussions que nous avons avec les différentes institutions du territoire, nous apportons aussi un accompagnement financier pour permettre aux différentes filières de se développer sur le territoire.

Nous faisons toutefois face à une demande de plus en plus importante en matière d'irrigation, car les nouvelles formes d'agriculture se développant sur le territoire requièrent davantage d'eau, s'agissant notamment des exploitations de melons se développant en bout de réseau au nord de la Grande-Terre.

Pour répondre à cette demande, nous avons engagé une étude pour envisager la construction d'un nouveau barrage au sud de la Basse-Terre, d'une capacité de 5 millions de m3 d'eau. Malheureusement, le dossier environnemental de ce projet a fait l'objet d'un avis négatif du Conseil national de protection de la nature (CNPN). Une nouvelle étude est en cours pour envisager les améliorations susceptibles de permettre l'obtention d'un avis favorable.

M. Boris Damase, administrateur du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe. - J'aborderai aujourd'hui les grandes problématiques remontées par les adhérents de notre syndicat, ainsi que les pistes envisagées pour y remédier.

Le développement du foncier agricole demeure complexe sur les territoires insulaires, car ceux-ci font face à une urbanisation, à un besoin d'infrastructures économiques et à une pression démographique qui utilisent du foncier. Ils font également face à une pression environnementale, pour assurer la protection des espaces naturels et de la biodiversité. Nous avons eu l'illustration de cette pression environnementale lors de la validation des plans locaux d'urbanisme (PLU) du territoire guadeloupéen, avec des parcelles agricoles en friche sanctuarisées, car ayant redéveloppé une végétation spontanée.

Au cours des 20 dernières années, la surface agricole utile (SAU) en Guadeloupe a effectivement été réduite de près de 10 000 hectares. Certes, cette urbanisation du foncier agricole a beaucoup diminué au cours des 10 dernières années. Néanmoins, il importe aujourd'hui de préserver le foncier agricole. En complément, une réflexion nécessiterait d'être aussi menée sur la conversion de foncier en foncier agricole. Pour cela, un renforcement des structures de gestion foncière, s'agissant notamment de la Safer, nécessiterait d'être opéré.

La taxation du foncier agricole laissé en friche s'inscrirait quant à elle dans une logique de répression. Une autre voie pourrait être d'inciter financièrement les propriétaires à la remise en culture. Nous avons toutefois constaté qu'en pratique, les logiques d'incitation bénéficiaient surtout aux gros entrepreneurs, au détriment des projets agricoles à échelle humaine. Une logique de taxation nous semblerait donc préférable.

Le droit de préemption des Safer a vocation à constituer un outil intéressant. Cependant, en pratique, les propriétaires n'obtenant pas le prix qu'ils souhaitent demeurent enclins à retirer leur bien de la vente. Les parcelles concernées ne peuvent alors pas être valorisées et exploitées pour l'agriculture. Il conviendrait donc de renforcer le droit de préemption des Safer, en faisant en sorte que les parcelles retirées de la vente soient identifiées et se voient appliquer une surtaxation. L'objectif serait ainsi de veiller à ce que les parcelles de foncier agricole soient vendues au prix correspondant (et non laissées en friche en attendant un éventuel déclassement).

La loi Letchimy fonctionne, mais nécessiterait d'être encore renforcée. Lorsque les successions et les divisions foncières se multiplient sur des décennies, parfois sans documentation, il devient problématique d'identifier les propriétaires de certaines parcelles pour en garantir la remise en culture.

Nous serions par ailleurs favorables à un maintien de l'avis conforme de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Il conviendrait toutefois de tenir compte d'un changement de modèle agricole sur le territoire de la Guadeloupe, avec de plus en plus de jeunes agriculteurs s'orientant vers des productions diversifiées. En pratique, ces productions, intégrant de l'élevage et/ou des cultures sensibles, nécessitent une présence permanente et une réactivité en cas de problème. L'enjeu serait donc de permettre l'implantation de lieux d'habitation dans les zones protégées de production agricole, sur la base d'un schéma encadrant le type d'habitations éligibles. Ces habitations seraient affiliées au capital des exploitations et auraient vocation à être transmises avec celui-ci, le cas échéant au moment du départ à la retraite de leur exploitant.

L'enjeu serait également de permettre le renouvellement des générations d'agriculteurs sur le territoire, en accompagnant le départ à la retraite des agriculteurs les plus âgés et en permettant une installation massive de jeunes agriculteurs, y compris dans l'optique de garantir la souveraineté alimentaire du territoire. Face aux difficultés aujourd'hui rencontrées par les agriculteurs guadeloupéens pour partir à la retraite, nous validons le dispositif de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Toutefois, il conviendrait de tenir compte de la spécificité du territoire de la Guadeloupe, confronté, comme tous les territoires insulaires, à la problématique de la « vie chère ». Nous souhaiterions donc que le minimum retraite, de 960 euros par mois, soit augmenté de 20 % sur le territoire. L'objectif serait ainsi de favoriser le départ à la retraite des agriculteurs du territoire, pour libérer le foncier correspondant et permettre l'installation de jeunes agriculteurs. En parallèle, il conviendrait également d'activer sur le territoire de la Guadeloupe certains dispositifs tels que l'accompagnement à l'installation-transmission en agriculture (AITA), existants dans l'Hexagone et permettant une transmission fluide des exploitations.

Pour répondre à la problématique du manque d'eau pour le secteur agricole, des investissements ont été consentis sur le territoire. Cependant, ces structures sont aujourd'hui orientées vers la production d'eau potable, elle aussi problématique sur le territoire. Ceci induit un cercle vicieux. L'eau agricole n'est pas dirigée vers la production agricole, alors même que la diversification des productions induit des besoins plus importants en eau. Le secteur du nord Basse-Terre, par exemple, où beaucoup de jeunes agriculteurs sont engagés dans des systèmes d'agriculture biologique et souhaiteraient pouvoir diversifier leurs productions, n'est pas alimenté en eau agricole.

Les organisations telles que l'Établissement public foncier (EPF) et la Safer nécessiteraient quant à elles de travailler en concertation. Alors que des réflexions sont menées sur la manière d'éviter que l'urbanisation vienne rogner le foncier agricole, l'EPF dispose, à travers l'expropriation, d'une capacité à capter un certain nombre de biens pour les remettre en circulation. Cette force nécessiterait de pouvoir être utilisée aussi dans le secteur agricole. L'EPF dispose de surcroît de budgets intéressants.

Aujourd'hui, notre génération de jeunes agriculteurs souhaitant s'installer a le sentiment qu'il ne reste que des miettes de foncier agricole en Guadeloupe. Toutes les belles parcelles sont déjà en culture et les jeunes agriculteurs sont souvent amenés à s'installer sur des parcelles abritant très peu de foncier réellement cultivable. Or, le département demeure le grand propriétaire foncier en Guadeloupe, avec des parcelles agricoles et d'autres relevant d'autres statuts. À cet endroit, on observe que certaines parcelles précédemment destinées à la culture de bois ont été sanctuarisées, comme s'il s'agissait d'espaces abritant des forêts endémiques. Ces parcelles, aujourd'hui gérées par le département et l'Office national des forêts (ONF) mais initialement dédiées à l'exploitation forestière, pourraient accueillir de jeunes agriculteurs porteurs de projets agroécologiques ou d'agroforesterie. Ceci pourrait recréer un lien entre la production de bois et les cultures agricoles, sans remettre en cause la sanctuarisation des zones situées en coeur de parc national abritant des forêts endémiques. Il s'agirait ainsi de rompre avec une forme d'extrémisme écologique - la densité forestière sur ces parcelles de culture forestière atteignant aujourd'hui près de 10 000 arbres par hectare, alors qu'elle devrait être de 200 arbres par hectare.

On observe par ailleurs que nos jeunes agriculteurs sont aujourd'hui appelés à s'installer dans des zones instables, avec des occupants parfois menaçants. Les négociations ainsi menées pourraient prendre du temps. Or, l'enjeu serait de pouvoir installer rapidement plus de 2 000 jeunes agriculteurs sur le territoire, pour assurer le renouvellement des générations.

En conclusion, j'insisterai sur l'intérêt, pour développer les filières maraîchères, de s'inspirer du modèle canne/banane. Auparavant, le territoire comptait plusieurs coopératives de producteurs de bananes. Aujourd'hui, si cette filière fonctionne, c'est parce qu'elle est structurée autour d'une seule coopérative. Les Guadeloupéens soutiennent le développement et l'organisation des filières. Cependant, lorsque les agriculteurs sont dans une situation financière difficile, ils privilégient la vente directe pour obtenir plus rapidement des liquidités.

M. Sylvain Vedel, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF). - En 20 ans, une diminution du foncier agricole a effectivement été constatée en Guadeloupe. Cependant, il importe de regarder cette évolution de manière plus fine. En réalité, entre les deux derniers recensements agricoles de 2010 et 2020, le foncier agricole guadeloupéen est demeuré constant, à quelques hectares près. La diminution globale constatée sur 20 ans est donc le fait d'une ancienne dynamique. À partir de 2010, des outils ont ensuite été mis en oeuvre pour stopper cette évolution négative.

Parmi ces outils, les groupements fonciers agricoles (GFA) étaient déjà en place. Ces groupements, issus de la réforme foncière, ont permis de sanctuariser un certain nombre d'hectares agricoles, représentant aujourd'hui près d'un tiers de la SAU de Guadeloupe. L'enjeu serait aujourd'hui de pouvoir assurer la pérennité de ces outils indispensables.

En complément, la Safer a été mise en place, pour contribuer à la régulation du marché du foncier agricole. À travers le droit de préemption, cet établissement a vocation à limiter la vente de petites parcelles de foncier agricole au profit de l'urbanisme. Cependant, le marché global du foncier demeure très limité en Guadeloupe, sur un territoire insulaire. Le modèle économique des Safer régionales de l'Hexagone n'est donc pas adapté au contexte archipélagique guadeloupéen. En pratique, sur le territoire guadeloupéen, les seuls échanges fonciers ne permettent pas aujourd'hui à la Safer d'atteindre un équilibre. Or, cet établissement, de par son expertise foncière et sa capacité à organiser le dialogue foncier, demeure extrêmement précieux pour le département. La Guadeloupe nécessiterait de disposer de moyens financiers complémentaires, le cas échéant à travers une part de taxe affectée.

Enfin, la CDPENAF a été créée. Cette commission, depuis son installation en 2015-2016, a examiné des dossiers portant sur un total de 3 000 hectares de foncier agricole. Sur ces 3 000 hectares, 2 000 ont fait l'objet d'un avis défavorable et sont demeurés dans le giron du foncier agricole ; 1 000 ont fait l'objet d'un avis favorable, majoritairement pour des projets agricoles. Au cours des dernières années, la CDPENAF a également examiné un certain nombre de PLU. Les PLU ainsi adoptés après avis conforme de la CDPENAF ont conduit à une augmentation de près de 3 000 hectares des zones agricoles par rapport à celles prévues par les plans d'occupation des sols (POS). La CDPENAF a donc été un outil important pour préserver l'activité agricole.

Une concertation a par ailleurs été conduite en mars-avril 2023 autour du projet de loi d'orientation agricole. Dans ce cadre, les acteurs du territoire ont pointé un certain nombre d'enjeux liés à la remobilisation du foncier agricole, à la transmission des exploitations et à l'installation des jeunes agriculteurs.

Pour assurer le renouvellement des générations, environ 2 000 exploitants nécessiteraient de pouvoir être installés sur le territoire dans les 10 ans à venir, ce qui est considérable. Au cours des 10 dernières années, près de 1 500 agriculteurs se sont déjà installés en Guadeloupe, en majorité sans bénéficier d'aucune aide. Pour entretenir et accroître cette dynamique, l'enjeu serait donc de développer des outils d'accompagnement à l'installation, avec une dimension plus transgénérationnelle.

En complément, il conviendrait aussi de travailler sur la question des retraites agricoles, apparaissant aujourd'hui comme un véritable frein à la libération du foncier agricole.

Des problématiques liées aux indivisions ont également été pointées, mettant en évidence l'intérêt de ne pas remonter, dans le cadre de la loi Letchimy, à des ascendances trop lointaines, pour faciliter la reprise en main des terrains agricoles.

Pour ce qui est de la structuration des filières agricoles, s'agissant notamment des filières fruits et légumes, l'enjeu serait de permettre aux organisations de producteurs d'assurer des versements réguliers à leurs agriculteurs apporteurs, pour les fidéliser, leur permettre de se projeter à plus long terme et éviter qu'ils ne se tournent vers la vente directe pour générer plus rapidement de la trésorerie. L'idée serait de permettre à ces structures de disposer d'un fonds de roulement plus conséquent, le cas échéant en préfinançant un certain nombre d'aides aujourd'hui versées après constatation du service rendu. Des aides pourraient également être mises en place pour accompagner le rapprochement de certaines de ces organisations de producteurs, en vue de leur donner une assise financière plus importante et plus solide.

Le constat a par ailleurs été fait d'un rôle peu actif joué par certaines banques du territoire dans l'accompagnement du monde agricole. À cet endroit, l'enjeu serait de pouvoir mettre en place des fonds de garantie pour les installations et les investissements en agriculture.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Le représentant du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe, M. Boris Damase, a formulé des préconisations intéressantes. J'aurais toutefois souhaité lui demander quelques précisions.

Dans quel sens la loi Letchimy nécessiterait-elle d'être renforcée ? En pratique, le fait de ne pas remonter à des ascendances trop lointaines dans le cadre des successions pourrait soulever une problématique juridique.

Pour venir à bout de la problématique des indivisions en Guadeloupe, conviendrait-il de mettre en place un outil spécifique - comme cela est demandé à La Réunion et comme tel est déjà le cas à Mayotte avec la commission d'urgence foncière (CUF) - ou un travail de coordination avec les partenaires et les outils actuels serait-il suffisant ?

J'ai également noté la proposition très intéressante de permettre la transmission d'un bâti attaché à l'exploitation. De manière générale, les fonds agricoles nécessiteraient-ils d'être davantage valorisés en Guadeloupe, à l'image des fonds de commerce, pour fluidifier leur transmission de génération en génération ?

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - M. Boris Damase a malheureusement dû quitter cette table ronde. Vos questions lui seront néanmoins transmises. D'autres intervenants pourront sans doute également apporter des éléments de réponse.

M. Patrick Sellin, président de la chambre d'agriculture et de l'Établissement public foncier (EPF) de Guadeloupe. - Durant ces 20 dernières années, nous avons effectivement constaté un certain recul du foncier agricole en Guadeloupe. La réforme foncière de 1980 a néanmoins permis de sanctuariser un certain nombre d'hectares de surface agricole. Nous avons également assisté à l'installation d'un certain nombre d'agriculteurs.

Nous souhaitons aujourd'hui encourager l'installation de jeunes agriculteurs sur le territoire. Cependant, ceci prendra du temps, car nous sommes confrontés à une problématique de départ tardif à la retraite de nos exploitants.

En pratique, les exploitations du territoire n'ont guère pu capitaliser au cours de la période récente, excepté dans le cadre des GFA. Ces exploitations n'ont donc pas pu évoluer. L'absence de corps de ferme a également entraîné des pertes et des vols. En conséquence, beaucoup d'exploitants n'ont pu accéder à des compléments de revenus leur permettant d'envisager un départ en retraite. Aujourd'hui, il conviendrait d'aller vers une exploitation type, pour permettre aux exploitants d'être véritablement dans une situation de chefs d'entreprise agricole.

Il conviendrait par ailleurs de tenir compte de la culture et de l'histoire du territoire guadeloupéen. Il existe un mode de vie guadeloupéen, qui ne repose pas sur de grandes exploitations agricoles, mais davantage sur une organisation des agriculteurs en circuit court, ne correspondant pas nécessairement à l'organisation classique des filières. Nos petites exploitations ne peuvent pas toujours rejoindre de grandes coopératives. Les coopératives et les organisations professionnelles sont nécessaires. Cependant, pour tenir compte de la réalité guadeloupéenne, il conviendrait également de permettre à ceux qui n'en sont pas membres d'avoir accès aux aides publiques.

L'avis conforme de la CDPENAF, quant à lui, empêche à mon sens les décideurs publics du territoire de porter leur vision et celle de leurs mandants du développement du territoire. En pratique, la CDPENAF s'autosaisit des PLU des communes et impose ses avis. Or, cela ne se passe pas ainsi dans l'Hexagone. De la même manière, on observe que, dans le cadre de la réflexion sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA), seules les chambres d'agriculture des outre-mer « n'ont pas la plume ». Ces pratiques aboutissent à une infantilisation des Guadeloupéens, ce qui ne me convient pas. Il a été question de souveraineté alimentaire. Il y a, là aussi, un enjeu de souveraineté intellectuelle.

La Safer, quant à elle, a un rôle à jouer. Gardons-nous cependant d'augmenter ses pouvoirs, pour ne pas la rendre hégémonique. Nous avons besoin d'une Safer. Cependant, soyons attentifs à sa gestion et à sa gouvernance.

Vis-à-vis des terres agricoles en friche, nous conservons, en Guadeloupe, une certaine approche du foncier agricole et du foncier en général. Instaurer une taxe supplémentaire sur les terres agricoles en friche ne me semblerait donc pas adapté. Il conviendrait davantage de mener, dans le cadre de la commission départementale d'aménagement foncier (CDAF), un travail de pédagogie et d'explication, car le sujet du foncier demeure extrêmement sensible en Guadeloupe.

L'EPF, quant à lui, fournit un travail complémentaire à la protection du foncier agricole. Il impulse une dynamique visant à rebâtir la ville sur la ville, en utilisant toutes les opportunités foncières à l'intérieur des villes. Nous travaillons sur ce sujet avec l'ensemble des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) du territoire, autour des démolitions notamment. La défense des terres agricoles, c'est aussi permettre aux municipalités et aux EPCI de travailler sur les espaces déjà bâtis, le cas échéant pour les remettre à disposition de bailleurs sociaux, pour se développer et améliorer les conditions de vie de leurs habitants.

Le manque d'eau est effectivement un point d'attention. Avec le réchauffement climatique, le monde entier est confronté à cette problématique. Du reste, les agriculteurs du territoire ne sont pas les plus grands gaspilleurs d'eau. Nous disposons de systèmes de gestion de l'eau et nous mettons en place des formations autour de l'utilisation de l'eau en agriculture. Nous sommes donc sur le bon chemin.

En conclusion, j'insisterai sur le fait que l'ensemble des structures en place aujourd'hui en Guadeloupe permettent une certaine gestion du foncier agricole. Cependant, cette gestion n'est pas encore optimale. Elle nécessiterait davantage de concertation et une meilleure prise en compte des spécificités du territoire guadeloupéen. Nous avons un fonctionnement, une manière de penser et une manière de vivre, dont l'enjeu serait de pouvoir assurer la sauvegarde dans la modernité. Au niveau de la chambre d'agriculture, nous continuerons pour cela à protéger le foncier agricole. En complément, il conviendrait aussi de permettre aux agriculteurs du territoire de pouvoir capitaliser à travers un corps de ferme et ainsi développer leur exploitation.

M. Rodrigue Trèfle, président de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer). - Le Président de la République a appelé de ses voeux une souveraineté alimentaire du territoire guadeloupéen. Cependant, la Guadeloupe doit faire face au poids de son passé en matière de gestion foncière - la propriété foncière demeurant atypique sur le territoire guadeloupéen, par rapport à la situation dans l'Hexagone.

Depuis quelques temps, la Guadeloupe est confrontée à un « désordre foncier », avec beaucoup de personnes occupant des espaces agricoles sans titre, des constructions sans permis, un fort mitage de l'espace agricole créant parfois des conflits d'usage, ainsi que des problématiques de transmission des parcelles agricoles, du fait de morcellements n'ayant pas nécessairement été notifiés.

Le marché foncier sur le territoire guadeloupéen est donc très complexe, avec des terrains notifiés à la Safer d'une superficie moyenne de moins d'1 hectare. De surcroît, en dépit du droit de préemption de la Safer, la loi permet aux propriétaires de retirer leurs biens de la vente.

Face à ce constat, l'enjeu serait de mobiliser l'ensemble des acteurs du territoire, pour envisager l'avenir et redéfinir la politique agricole du département.

Aujourd'hui, la situation économique des jeunes agriculteurs du territoire n'est pas suffisamment pérenne et viable, y compris au sein des GFA. Nous sommes en train de finaliser une étude sur ce sujet. Il conviendrait donc de mener rapidement une réflexion en profondeur sur l'accompagnement à l'installation et l'accès au foncier agricole des jeunes agriculteurs, en veillant à ce que ces actions puissent produire leurs effets dans le temps.

Au cours des 20 dernières années, l'agriculture guadeloupéenne a effectivement perdu environ 10 000 hectares de SAU. Cette diminution du foncier agricole s'est toutefois stabilisée avec la mise en place de la commission départementale de consommation des espaces agricoles (CDCEA), puis de la CDPENAF.

Aujourd'hui, la CDPENAF est la seule instance permettant au monde agricole d'avoir son mot à dire. Les décisions y sont prises par un vote. Auparavant, les PLU étaient élaborés essentiellement par les communes. Il n'y avait pas cet échange entre les élus et le monde agricole. Il conviendrait donc de maintenir l'avis conforme de la CDPENAF, quitte à y apporter quelques amendements. Si cet avis est supprimé, je crains que nous allions vers des dérives.

La taxation des terrains agricoles en friche, quant à elle, a été envisagée dans l'Hexagone. Cependant, je ne suis pas certain qu'un tel dispositif fonctionne en Guadeloupe. Aujourd'hui, les propriétaires de foncier agricole en Guadeloupe tiennent essentiellement à spéculer. Nous le constatons à travers les opérations de la Safer. Des terrains agricoles valant environ 6 000 euros l'hectare sont notifiés à la Safer près de 30 000 euros l'hectare. À mon sens, une taxation ne freinera pas cette velléité de spéculer.

Nous sommes en train de réaliser une étude sur le devenir des terrains notifiés à la Safer et retirés de la vente. Dans ce cadre, nous avons constaté que les propriétaires avaient tendance à louer malgré tout leur terrain et à y construire, le cas échéant, sans avis de la CDPENAF.

Le droit de préemption de la Safer a néanmoins un effet très positif. Nous arrivons malgré tout par ce biais à réguler le foncier, pour empêcher la spéculation. Nous parvenons ainsi à réduire les prix du foncier agricole. Les notaires ont compris qu'ils devaient convaincre leurs clients de revoir à la baisse leur prix.

Concernant la capitalisation sur les propriétés agricoles, la doctrine de la CDPENAF est aujourd'hui de permettre la construction, lorsque celle-ci s'inscrit dans un projet agricole justifié et viable économiquement. À cet égard, la CDPENAF a une action positive, autour de laquelle la communication nécessiterait peut-être d'être renforcée. En revanche, l'ouverture à tous de la construction sur les espaces agricoles pourrait accroître le mitage de ceux-ci.

Pour ce qui est de la mutualisation et des interactions entre les différentes structures du monde agricole, nous avons initié un travail avec l'EPF pour protéger les espaces agricoles au sein des coeurs de villes et éviter le mitage des surfaces agricoles.

Il conviendrait ainsi de renforcer la coopération entre l'ensemble des acteurs du monde agricole. Nous avons toujours eu cette volonté - une Safer ayant vocation à organiser le dialogue entre les différents acteurs du monde agricole (les syndicats, la chambre consulaire, les banques, les collectivités, etc.).

Du reste, les Safer d'outre-mer ont des moyens limités, sur des marchés fonciers ne permettant pas de leur garantir un équilibre financier. L'ensemble des Safer ont ainsi demandé à bénéficier d'un financement dédié, le cas échéant au travers d'une taxe affectée.

Face au constat d'un départ tardif à la retraite des agriculteurs guadeloupéens, ne permettant pas de libérer le foncier agricole, nous avons également mené une réflexion. Dans le cadre des GFA, nous pourrions imaginer de mettre en place une forme de tutorat, en proposant aux aînés d'accompagner de jeunes agriculteurs. Ceci permettrait d'apporter un dynamisme et d'accompagner le départ à la retraite des aînés.

Pour poursuivre le développement agricole du territoire, l'enjeu serait ainsi, collectivement, de continuer à accompagner les jeunes agriculteurs demandeurs de foncier, tout en accompagnant leurs aînés aspirant à partir à la retraite.

Mme Nathalie Minatchy, présidente de l'association Kap Gwadloup. - L'association Kap Gwadloup a été créée en 2008, à l'initiative du syndicat UPG (Union des Producteurs agricoles de Guadeloupe). L'UPG souhaitait ainsi établir un « contrat » entre la société civile et les agriculteurs, pour promouvoir son projet d'agriculture paysanne. L'idée était de faire connaître plus largement ce projet à la société civile, pour obtenir son soutien.

L'association Kap Gwadloup s'est donnée pour objectif la souveraineté alimentaire de la Guadeloupe, en militant pour la préservation du foncier agricole, mais également pour une agriculture respectueuse de l'environnement et des sécurités sanitaire, énergétique et climatique.

Les concepts d'agriculture paysanne et de souveraineté alimentaire nécessiteraient aujourd'hui d'être clarifiés.

L'agriculture paysanne a pour objectif premier de nourrir la population, et non de faire de la spéculation sur les produits agricoles (le cas échéant d'exportation), en préservant la santé de l'humain et celle de l'environnement. Cette agriculture repose sur l'agroécologie.

La souveraineté alimentaire, quant à elle, est un concept politique lié aux modalités d'organisation du système alimentaire. Elle renvoie au droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite avec des méthodes durables. Elle renvoie également au droit des populations à définir leur politique agricole alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers. Ce concept a été défini par le mouvement paysan El Campesino à la fin des années 90.

Ce concept de souveraineté alimentaire, recouvrant des dimensions quantitatives et qualitatives, culturelles, éthiques et sociales, n'équivaut pas au concept de sécurité alimentaire. Il prône une agriculture qui respecte l'environnement et rejette l'agriculture intensive.

Dans le concept de sécurité alimentaire, on retrouve la notion d'accès à une nourriture saine aux plans qualitatif et quantitatif. En revanche, l'origine et les modalités de production des aliments ne sont pas évoquées.

Dans les petits territoires insulaires de la Caraïbe, la sécurité alimentaire repose souvent sur le commerce international et les importations. Il est ainsi possible pour un territoire d'être en sécurité alimentaire sans abriter aucune production agricole.

L'association Kap Gwadloup porte davantage le concept de souveraineté alimentaire, pour construire, sur la base de l'agroécologie, des systèmes alimentaires performants et durables.

Nos actions militantes visent notamment à préserver les terres agricoles pour fournir du foncier aux agriculteurs. En 2018, nous nous sommes ainsi mobilisés contre l'implantation d'un golf de montagne sur 105 hectares, dont 86 hectares d'espaces naturels boisés et 19 hectares de terres agricoles. Nous avons réussi à faire reculer ce projet. En 2022, nous nous sommes ensuite mobilisés contre l'implantation d'un ball-trap dans les hauteurs de Capesterre Belle Eau. Si ce projet voit le jour, 8 hectares de terres agricoles seront sacrifiés.

Nous soutenons également des projets innovants permettant la transition agroécologique de notre agriculture, la résilience climatique et la séquestration du carbone. Nous participons ainsi aux comités de pilotage de projets menés par des organismes de recherche tels que l'Institut de recherche public oeuvrant pour un développement cohérent et durable de l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et l'Université des Antilles. Parmi ces projets scientifiques, figurent notamment :

- le projet Valab, portant sur le développement de l'élevage en sous-bois naturels ;

- le projet Territoires durables, portant sur la gestion de l'environnement et de l'élevage sur les terres chlordéconées ;

- le projet Karibiokréyo, portant sur la sauvegarde et la valorisation des races créoles plus résilientes.

Notre association milite ainsi pour que la vision d'ensemble de la préservation du foncier agricole soit partagée collectivement et repose sur des concepts clairement définis et que les critères d'affectation des terres agricoles soient clairs et répondent à des besoins collectifs.

Nous ne sommes pas experts des questions juridiques et foncières. Nous avons vocation à porter une vision claire et partagée, pouvant ensuite être déclinée par les experts des questions juridiques et foncières.

Le foncier agricole en Guadeloupe demeure très fortement contraint. L'espace agricole du territoire abrite une grande diversité de milieux. Il demeure toutefois restreint par rapport à la population, avec une surface agricole de 50 000 hectares inscrite dans le schéma d'aménagement régional, mais sujette à un phénomène de mitage, ainsi qu'à des opérations de compensation dans le cadre des PLU aboutissant au classement en terres agricoles de terrains inexploitables ou ne permettant pas le développement d'exploitations viables. Il est également très vulnérable face aux changements globaux tels que les chocs climatiques, économiques, environnementaux, épidémiques, etc. L'enjeu serait donc de tendre vers davantage de résilience des surfaces agricoles du territoire.

Aujourd'hui, d'après les chiffres du mémento 2020 de l'AGRESTE, la Guadeloupe abrite 34 114 hectares de SAU, dont environ 15 000 hectares sont consacrés aux cultures d'exportation de la canne à sucre, la banane et le melon et environ 12 300 hectares sont consacrés aux productions vivrières. Avec une population de 380 000 habitants, cette capacité demeure très en deçà du seuil de couverture des besoins pour atteindre une souveraineté alimentaire, s'établissant à 0,2 hectare par personne.

On observe par ailleurs une incidence du régime alimentaire sur les besoins en foncier agricole. En considérant 4 choix de régime (végétalien, végétarien, omnivore-poisson et omnivore-viande), avec un apport journalier par personne de 2 600 kilocalories, nous avons pu établir que seuls les régimes végétalien, végétarien ou omnivore-poisson pouvaient permettre de nourrir la population du territoire avec 50 000 hectares de foncier agricole.

En conclusion, j'insisterai sur la nécessité de sanctuariser les 50 000 hectares de foncier agricole du territoire, d'assurer une gestion transparente de ce foncier (avec des critères d'attribution clairs, au service de l'intérêt collectif), de mener des actions de sensibilisation de la population pour promouvoir un modèle alimentaire plus résilient, de valoriser les travaux de recherche menés en ce sens et de poursuivre une réflexion à l'échelle de la Caraïbe sur la résilience climatique.

J'ajouterai que, s'agissant de répondre aux besoins en eau pour développer l'agriculture sur le territoire dans une optique de souveraineté alimentaire, il conviendrait d'étudier plus attentivement certains projets tels ceux visant l'installation d'exploitations de melons en bout de réseau dans le nord Grande-Terre - le melon n'étant pas une culture vivrière.

Mme Mylène Musquet, directrice régionale Guadeloupe de l'Office national des forêts (ONF). - Il existe une complémentarité naturelle entre le foncier forestier et le foncier agricole. Pour rappel, 50 % de l'espace boisé guadeloupéen correspondent à des forêts privées, offrant des perspectives de valorisation, dans le cadre prévu par le droit forestier.

L'ONF assure quant à lui la gestion des espaces forestiers protégés du territoire, abritant des forêts primaires. Dans ce cadre, il entretient des relations privilégiées avec un certain nombre d'acteurs économiques, pour opérer un rapprochement entre la gestion du foncier forestier et la réponse aux besoins des agriculteurs, dans le respect du code forestier et au travers de cahiers des charges coconstruits.

Nous avons ainsi signé plus d'une soixantaine de conventions d'occupation temporaire du domaine forestier, pour le développement d'activités de cultures associées ou sous couvert forestier, avec une augmentation progressive de la liste des espèces concernées. Ces conventions s'inscrivent dans une véritable démarche d'accompagnement de proximité.

L'ONF est également partenaire des autres services déconcentrés de l'État lorsque des avis doivent être donnés sur un certain nombre de documents-cadres tels que les PLU et le schéma d'aménagement régional (SAR). À ce titre, nous avons élaboré, pour le compte du conseil régional, un schéma régional du patrimoine naturel et de la biodiversité, intégrant une complémentarité entre le foncier agricole et le foncier forestier et prévoyant la constitution de corridors écologiques ayant vocation à constituer des zones tampons entre les activités économiques et les activités forestières.

S'agissant d'augmenter ou au moins de stabiliser le foncier agricole sur un petit territoire insulaire tel celui de la Guadeloupe, l'enjeu serait de considérer le potentiel des terrains agricoles en friche, y compris au-delà de leur valeur agronomique. Sur ces terrains en friche, parfois impactés par la chlordécone, des projets de « reboisement utile » peuvent être développés, reposant sur une démarche d'agroforesterie, de cultures associées ou de cultures en sous-bois. Cependant, ces parcelles soulèvent parfois des problématiques d'accessibilité.

Nous travaillons par ailleurs avec la Safer autour d'opérations de compensation environnementale. À ce propos, une vigilance est nécessaire concernant l'occupation des espaces de forêt sèche. En pratique, on observe souvent une incompatibilité entre la forêt sèche et certaines pratiques agricoles fortement consommatrices d'eau, en dépit des systèmes d'irrigation. L'enjeu serait donc de repenser notre modèle agricole et la localisation de certaines cultures, en tenant compte des besoins et ressources en eau et de la nature des espaces forestiers, y compris dans une optique d'adaptation au changement climatique.

Nous participons également aux travaux de la CDPENAF, aux côtés de la DAAF, autour de la validation des PLU notamment. Dans ce cadre, j'estime que l'avis conforme de la CDPENAF demeure essentiel, en termes de contrôle - la composition de la CDPENAF permettant par ailleurs à l'ensemble des acteurs d'échanger en toute transparence. Sans cet avis conforme, la CDPENAF perdrait de son sens.

Vis-à-vis de la ressource en eau, une attention nécessiterait également d'être portée aux captages sauvages dans les rivières liés aux activités agricoles - ces pratiques mettant en évidence un véritable besoin d'irrigation sur le territoire, au-delà des efforts déjà fournis.

Nous serions également favorables à la création de périmètres de protection des zones agricoles, ainsi qu'au développement de programmes de reboisement autour des barrages (pour gérer une ressource en eau devenant rare en quantité et en qualité).

Nous échangeons par ailleurs avec l'EPF. Cependant, ce rapprochement entre nos deux structures n'est pas encore formalisé. L'enjeu de cette collaboration serait de donner une cohérence globale à la gestion du foncier sur le territoire. Des rapprochements ponctuels pourraient également être organisés autour de programmes symboliques de reboisement ou de revégétalisation. Nous pourrions alors apporter une expertise spécifique.

L'ONF a ainsi vocation à accompagner l'activité agricole. Nous avons par exemple signé une convention avec la SICA LPG, pour permettre la reprise en main progressive, par de jeunes agriculteurs formés et appelés à s'orienter vers l'agroforesterie, d'une zone de forêt primaire illégalement déboisée, en apaisant les relations avec les occupants historiques. Lorsque les choses sont pensées ensemble et en cohérence, il est ainsi possible de mettre en oeuvre des opérations exemplaires.

Notre action ne relève pas d'un « extrémisme écologique ». De fait, nous accompagnons l'agroforesterie et le développement de cultures associées, pour opérer un rapprochement, certes perfectible, entre le foncier forestier et le foncier agricole - un tel rapprochement nécessitant une analyse partagée.

En configuration insulaire, l'enjeu serait ainsi d'optimiser et de mettre en cohérence globalement l'ensemble des stratégies et politiques de gestion du foncier, en anticipant les conséquences du changement climatique.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Avant de laisser à Victoire Jasmin le soin de conclure cette table ronde, je souhaiterais remercier l'ensemble des participants. Nous serons également preneurs de vos éventuelles contributions écrites.

Mme Victoire Jasmin. - Il était important que nous puissions échanger, de façon constructive, autour des différentes problématiques liées au foncier agricole en Guadeloupe. Ces échanges devraient nous permettre de formuler un certain nombre de recommandations.

J'ai quelques questions complémentaires à vous soumettre, auxquelles vous pourrez répondre par écrit.

Le Président Blaise Mornal a évoqué les difficultés de financement de la CDAF. À cet égard, quelles seraient les pistes d'amélioration ?

Pour améliorer la gestion de la ressource en eau, la réhabilitation de mares pourrait-elle être envisagée ? Certaines mares présentes sur le territoire ont été abandonnées et on observe une volonté de la part de certaines associations de les réhabiliter. Cela pourrait-il contribuer à la gestion de la ressource en eau sur certaines exploitations ?

L'un des objectifs de la loi Climat et résilience est par ailleurs la réduction de l'artificialisation des sols. Comment tenir compte de cet objectif dans la gestion du foncier agricole ? Comment les différents acteurs du territoire pourraient-ils travailler ensemble ou en complémentarité dans cette optique ?

Il a été souligné que les agriculteurs du territoire connaissant des situations de précarité étaient peu enclins à partir à la retraite et à libérer leur foncier agricole. Serait-il possible que la chambre d'agriculture opère un recensement par anticipation de ces situations, pour que les agriculteurs concernés puissent être mieux accompagnés, y compris dans l'optique de répondre à une problématique de non-recours aux droits constatée dans les outre-mer ?

La question des assurances face aux risques naturels majeurs nécessiterait également d'être posée - nombre d'assureurs n'acceptant pas de couvrir ces risques.

Enfin, s'agissant de permettre aux Safer d'outre-mer de disposer de moyens adaptés, une réflexion nécessiterait d'être menée, le cas échéant avec la Fédération nationale des Safer - les Safer d'outre-mer devant aujourd'hui appliquer les mêmes normes et fournir la même qualité de service en disposant, sur de petites superficies, de moyens plus limités.

Mme Vivette Lopez président, rapporteur. - Je remercie tous les participants pour la qualité de leurs interventions et leurs propositions nombreuses et constructives.

Jeudi 8 juin 2023

Table ronde avec les ministères et l'ONF

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, nous poursuivons nos travaux dans le cadre de notre étude sur le foncier agricole outre-mer dont j'ai l'honneur d'être rapporteur, avec Thani Mohamed Soilihi qui nous rejoindra dans un instant.

Je souhaite d'abord la bienvenue à nos invités et les remercie de leur présence. Je salue également le Président Stéphane Artano qui nous suit en visioconférence depuis Saint-Pierre-et-Miquelon et souhaite vous adresser un mot de bienvenue.

M. Stéphane Artano, président. - Je suis très heureux de vous retrouver. Je remercie nos invités pour leur présence et en particulier Arnaud Martrenchar, que nous entendons pour la seconde fois. Le sujet le mérite.

L'étude sur le foncier disponible, lancée début mars 2023, touche quasiment à sa fin, puisque l'examen du rapport est fixé par notre délégation au 28 juin prochain. Il est heureux que les représentants des services ministériels et de l'Office national des forêts (ONF), dont il a beaucoup été question, puissent répondre aux interrogations de nos rapporteurs sur ce sujet qui reste complexe.

Comme vous avez pu le constater au travers du questionnaire de nos rapporteurs, nos interrogations sont nombreuses et couvrent de nombreux sujets qui ont trait à la réglementation et à son application effective. Le temps va nous manquer pour aborder l'ensemble des territoires ultramarins mais la moisson sur les départements et régions d'outre-mer (DROM) est déjà fort riche, si vous me permettez cette expression.

Nous entendrons le 20 juin prochain le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, M. Marc Fesneau. Les ministères concernés travaillent de concert, sur ce sujet sensible, dans le contexte du prochain CIOM (Comité Interministériel des Outre-mer), dont la date a été fixée au 6 juillet prochain. Il se réunira juste après la parution de notre rapport et nous espérons qu'au moins une partie des recommandations de nos rapporteurs y figureront. Le ministre Jean-François Carenco a d'ailleurs l'intention de réunir de nouveau les deux délégations, de l'Assemblée nationale et du Sénat, afin de faire un point sur les travaux du CIOM.

Je relève qu'il a beaucoup été question, au cours des auditions, de conflits d'usage, comme dans l'Hexagone, et de l'urbanisation qui s'étend. Se pose la question du renforcement de la défense des espaces boisés et naturels, sur des territoires qui sont exigus - en dehors de la Guyane. Les terres agricoles se trouvent prises en tenaille entre différents objectifs et leur protection constitue un combat à mener.

Des critiques ont porté aussi sur le manque de coordination des services de l'État et sur l'insuffisance du dialogue avec les autres acteurs dans les territoires. Nous ressentons ce besoin de concertation, de dialogue, ce qui pourrait conduire à plaider pour une sorte de guichet unique dans chaque territoire. Des efforts de simplification semblent en tout cas nécessaires dans les procédures, notamment pour ne pas décourager les jeunes agriculteurs de venir s'installer et ainsi favoriser le retour dans nos territoires. Nous sommes dans l'attente d'éclairages de votre part sur le bilan des commissions de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) et le rôle des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) dans les outre-mer : faut-il les réformer ? Si oui, sur quels points précisément cette réforme doit-elle porter ? Nous formons aussi des espoirs sur les prochains Pacte et projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA). Il ne faudra évidemment pas oublier les outre-mer dans les concertations à conduire, car nous faisons face à une situation d'urgence pour l'avenir de l'agriculture dans les territoires ultramarins d'une manière générale.

Je vous souhaite de bons travaux, que je suivrai avec beaucoup d'intérêt, en étant connecté à distance.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Nous recevons donc ce matin :

- M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, représentant les ministères des outre-mer et de l'agriculture ;

- M. Christophe Suchel, adjoint au sous-directeur, sous-direction de l'aménagement durable, direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP) du ministère de la transition écologique ;

- M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF), accompagné de Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse de l'ONF.

M. Arnaud Martrenchar, c'est la seconde fois que nous avons le plaisir de vous accueillir puisque vous étiez venu le 6 avril dernier avec le directeur de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM), M. Jacques Andrieu. Vous êtes cette fois-ci doublement mandaté par les ministères que j'ai cités et nous sommes heureux que vous puissiez nous apporter de nouveaux éclairages à ce stade de notre réflexion.

M. Christophe Suchel, nous avons été très frappés, lors de notre déplacement en Martinique, par l'importance croissante de la problématique de l'eau et de la demande d'irrigation pour l'agriculture. Nous attendons avec intérêt vos éclairages sur les moyens mobilisables et les investissements possibles dans ces territoires confrontés à l'urgence climatique.

M. Jean-Yves Caullet et M. Nathalie Barbe, force est de reconnaître que, lors de chacun de nos rendez-vous pendant notre déplacement, le rôle de l'ONF a été évoqué, à la fois comme protecteur des espaces dont il a la charge, mais aussi comme élément bloquant pour l'extension ou la remise en culture de certains terrains à vocation agricole. Nous serons heureux de vous entendre sur ces difficultés.

Nous allons vous donner la parole, dans l'ordre que je viens d'énoncer, pour une dizaine de minutes chacun pour votre propos liminaire. Une trame de questions vous a été adressée et vous pourrez vous en inspirer pour la partie correspondant à vos missions.

M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, représentant les ministères des outre-mer et de l'agriculture. - Le foncier agricole constitue une priorité pour les ministères de l'agriculture et de l'outre-mer. Il a fait l'objet d'une impulsion politique au plus haut niveau : le Président de la République a souhaité que l'on avance, autant que faire se peut, vers l'autonomie alimentaire. Des comités de transformation agricole se sont tenus en 2020, 2021 et 2022. En 2023, les ministres de l'agriculture, des outre-mer, de la santé et de la mer ont écrit aux préfets pour leur demander de constituer des plans de souveraineté alimentaire, pour chacun des territoires, adossés à des objectifs. Ceux-ci, pour les plus parlants, c'est-à-dire les taux de couverture dans chacun des territoires, pour chacune des grandes filières, seront publiés dans le cadre des « politiques prioritaires du Gouvernement » intitulées « accompagner le développement des territoires ultramarins ». Ces politiques sont divisées en chantiers et l'un d'entre eux vise à déployer les plans de souveraineté alimentaire dans les territoires. Les taux de couverture seront donc publiés dans un outil public appelé « PILOTE » à partir des données que nous ont transmises les préfets.

Nous avons reçu tous les plans de souveraineté. Ils ont été bâtis avec l'ensemble des acteurs locaux, notamment la collectivité qui gère le FEADER, mais aussi les représentants du monde agricole dans les chambres d'agriculture, les syndicats agricoles ou encore les représentants des grandes filières. Ces plans de souveraineté ont ainsi permis de définir des objectifs.

La surface agricole utile (SAU), qui est la base de la souveraineté alimentaire, diminue, comme le montrent les statistiques. Nous savons que ce phénomène n'est pas spécifique aux outre-mer : la SAU baisse partout dans l'Hexagone, sauf en Guyane. Nous nous efforçons de mettre en place des dispositifs afin de freiner cette diminution de la SAU. Nous essayons aussi d'estimer les besoins. Chaque territoire a établi des trajectoires qui leur ont semblé réalistes en vue de l'autonomie alimentaire. Pour les céréales, cette ambition ne peut raisonnablement être définie comme objectif à l'horizon 2030. Dans les filières animales, nous n'atteindrons pas non plus l'autonomie alimentaire. Même si nous avons progressé quant aux taux de couverture, nous restons dépendants, du moins pour les filières « porc » et « volaille », d'une alimentation qui représente 60 % à 80 % du coût de production de ces filières. Or, cette alimentation ne vient pas du territoire : elle vient de l'Hexagone. C'est donc une souveraineté un peu particulière. Lorsque nous avons voulu estimer les besoins en surface pour essayer d'atteindre les objectifs fixés, des données ont été publiées par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Le rapport de M. Olivier Damaisin fixe des surfaces, lesquelles vont de quelques centaines d'hectares, pour les fruits et légumes, à des besoins plus importants pour la filière bovine puisqu'il peut y avoir des besoins en pâturage de plusieurs milliers d'hectares. On estime en tout cas que les besoins sont compatibles avec le disponible. En Guadeloupe, par exemple, sur une surface de 31 000 hectares, la filière végétale aurait des besoins de 300 hectares. La Guyane, sur 36 000 hectares de SAU, aurait besoin de 2 500 hectares. La Martinique a elle-même estimé ses besoins, à travers le rapport de la collectivité territoriale qui décrit sa stratégie de développement, à 1 000 hectares. À La Réunion, ce besoin estimé est de 500 hectares et il est, à Mayotte, de 140 hectares. Le disponible couvre largement ces besoins. Il faut travailler, en revanche, sur l'aménagement et la protection.

Nous savons qu'il existe différents outils de protection. L'outil le plus sensible est constitué par les CDPENAF. Comme vous le savez, contrairement à ce qui prévaut pour l'Hexagone, les avis, pour les CDPENAF outre-mer, sont conformes. Le ministère défend le maintien d'un avis conforme, car on estime que sa suppression nous conduirait vers un émiettement du foncier agricole. Les maires ne partagent pas cet avis. Ils ont déjà très clairement fait savoir, notamment au Président de la République, en février 2019, plus récemment auprès du ministre délégué chargé des outre-mer Jean-François Carenco, qu'un avis simple devrait suffire. Il n'y a pas de raison, à leurs yeux, de les déposséder de ce pouvoir de décision outre-mer et ils se jugent aussi capables que les maires de l'Hexagone de décider de ce qu'il faut protéger. C'est un sujet législatif qui sera débattu au Parlement, puisque le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles sera discuté à l'automne.

Les Safer constituent un autre instrument de préservation du foncier. Si c'est principalement une prestation d'aménagement qui est attendue de ces acteurs, ils ont aussi un rôle de protection à travers le droit de préemption. Les Safer disposant d'un argument peuvent ainsi s'opposer à la vente de terres agricoles si elles estiment qu'il en résulterait une perte de capacités d'exploitation agricole ou si le prix ne correspond pas au prix du marché. Les Safer (qui sont des sociétés anonymes) fonctionnent dans l'Hexagone, sur le principe de leur équilibre financier dans la mesure où elles se rémunèrent sur le marché du foncier, un peu comme les agences immobilières. Or, la situation est différente dans les outre-mer, où le foncier est beaucoup moins abondant. La Fédération nationale des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (FNSafer) produit des études qui montrent que le modèle de fonctionnement à l'équilibre qui prévaut dans l'Hexagone n'est pas transposable en outre-mer. Les Safer d'outre-mer disposent aujourd'hui d'une dotation du ministère de l'agriculture. Son montant varie tous les ans. Cette enveloppe est affectée aux Safer d'outre-mer et à la Corse afin de les aider à préserver leur équilibre.

À Mayotte, il n'existe pas de Safer mais un établissements public foncier (EPF) dispose depuis deux ans de l'agrément Safer et met en oeuvre le droit de préemption. Il bénéficie, à ce titre, de l'enveloppe nationale allouée aux Safer. Il existe une particularité en Guyane, où un établissement public foncier pouvait avoir, selon les textes, la compétence sur le foncier agricole. Il ne l'avait pas dans les faits, en l'absence d'un décret que le ministère de l'agriculture ne prenait pas, tenant compte de débats locaux et de la position de certains acteurs qui estimaient qu'un établissement public foncier ne pouvait pas suffisamment protéger le foncier agricole, ce qui a conduit à privilégier l'existence d'une Safer au niveau local. C'est ce que prévoient les accords de Guyane. Un groupement d'intérêt public a été constitué et une Safer a été créée. Une nouvelle présidente a été élue récemment. Elle a rencontré le ministère de l'agriculture ces derniers jours pour demander qu'il subventionne la Safer durant ses premières années de fonctionnement, tout en proposant qu'ensuite, la Safer exerce une prestation d'aménagement foncier rémunérée, ce qui lui permettrait de ne pas dépendre indéfiniment des subventions publiques. Elle souhaite être subventionnée pour moitié par l'État et pour moitié par la collectivité territoriale de Guyane. Nous lui avons indiqué que l'on pouvait envisager un soutien initial au démarrage mais que nous avions besoin de disposer du programme pluriannuel d'activité de la Safer (document obligatoire dans le cadre de la procédure d'agrément des Safer), dont nous ne disposons pas pour le moment, afin de savoir ce qu'il est prévu de faire avec les subventions que le ministère pourrait attribuer.

Un autre sujet revient régulièrement dans le débat : comment améliorer le financement des Safer ? La taxe spéciale d'équipement est évoquée de façon récurrente depuis plusieurs années. Cette taxe est attribuée aujourd'hui aux établissements publics fonciers. Un plafond est fixé par les textes à hauteur de 20 euros par habitant et par an. Dans certains territoires, notamment la Guyane, ce plafond n'est pas atteint et des débats ont lieu chaque année, considérant qu'il serait possible d'augmenter le montant de cette taxe de 2 euros, par exemple, pour affecter le produit de cette taxe au fonctionnement des Safer. Ce sujet sera discuté dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances par le Parlement. Nous voyons bien le bénéfice que pourraient retirer les Safer d'une taxe affectée. Ce principe poserait toutefois deux difficultés. D'une part, il s'agirait d'une taxe supplémentaire qui pèserait sur le citoyen. D'autre part, il n'est pas d'usage d'affecter des taxes à des sociétés anonymes. Elles sont plutôt affectées, le cas échéant, à des établissements publics. C'est le cas notamment pour les établissements publics fonciers.

Se pose aussi le problème des terres en friche et des terres incultes. Nous en avions discuté lors de ma dernière audition. J'ai vu qu'une audition était prévue avec les notaires sur ce sujet. Je ne sais pas si l'objectif initial - discuter avec eux des modifications législatives qu'il serait utile de rechercher afin d'améliorer la mise en culture des terres en friche et des terres sous statut d'indivision - a été atteint. Chaque territoire, dans le cadre de sa feuille de route territoriale vers la souveraineté alimentaire, a identifié le foncier comme un facteur limitant. Il leur est demandé d'actionner les procédures de mise en valeur des terres incultes. Elles existent aujourd'hui dans le code rural mais sont peut-être insuffisamment mises en oeuvre. Dans cette procédure, le propriétaire est mis en demeure. Si celui-ci n'obtempère pas, on peut aller jusqu'à un fermage obligatoire, décidé par le préfet. Souvent, le processus ne va pas jusqu'à cette décision. Je pense qu'il faut relancer ce sujet. Cela me semble assez important.

Les taux de couverture, dans les territoires, sont publics. Je vous transmettrai le lien permettant d'y accéder. Ils sont publiés par l'Observatoire de l'ODEADOM. Deux taux de couverture, calculés de deux manières distinctes, sont publiés tous les ans. Le numérateur est la production locale, que l'on peut mesurer. Le dénominateur est constitué par les besoins, c'est-à-dire la somme de la production locale et des importations. Tout dépend de ce que l'on inclut dans les importations : on peut ne comptabiliser, pour les viandes ou les produits alimentaires, par exemple, que les produits frais ou congelés mais on peut aussi y ajouter les produits transformés. Dans le premier cas, le taux de couverture est plus élevé que dans le second. Deux taux distincts sont ainsi établis, ce qui n'est pas propre à l'outre-mer. Dans le plan national de souveraineté « fruits et légumes », qui vient d'être publié pour l'ensemble du territoire national, apparaissent également deux taux de couverture, l'un pour les produits frais, l'autre pour les produits frais et transformés. Des objectifs de progression ont été définis pour ces différents taux.

En ce qui concerne les retraites, nous avons une difficulté : les retraites agricoles sont très faibles outre-mer, principalement parce que les agriculteurs n'ont pas de carrières complètes. Le principe qui prévaut désormais, selon lequel chaque retraite ne peut être inférieure à 85 % du Smic, ne peut s'appliquer que pour les carrières complètes. Une personne n'ayant pas suffisamment cotisé n'aura pas le bénéfice de cette disposition. En conséquence, certains exploitants restent à la tête de leur exploitation, ce qui empêche les jeunes de s'installer. Nous avons instauré, dans le cadre du projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles, des concertations dans l'ensemble du territoire national, y compris en outre-mer. De nombreuses demandes nous sont remontées. Trois groupes de travail ont été constitués (orientation et formation, installation-transmission, adaptation au changement climatique). Le problème des retraites y revient régulièrement : il est demandé de verser une préretraite afin d'aider les agriculteurs en âge de prendre leur retraite à le faire. On demande aussi une évolution de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa). Ce sujet a déjà été débattu au Parlement, notamment au Sénat, en délégation, et à l'Assemblée nationale. Le sujet n'est pas spécifique aux outre-mer. Il se pose aussi dans l'Hexagone avec le problème du recouvrement : de nombreux agriculteurs hésitent à demander l'Aspa, car il reviendra ensuite à leurs descendants de rembourser. Il me semblerait cohérent que la maison d'habitation, dans les outre-mer, soit réputée attenante au bâtiment d'exploitation agricole et donc exclue du champ de recouvrement de l'Aspa, car l'histoire a été différente en outre-mer et dans l'Hexagone. Dans les faits, souvent, les maisons d'habitation ne sont pas attenantes, en outre-mer, aux bâtiments d'exploitation agricole et sont donc incluses dans le champ de recouvrement. Cela pourrait être modifié dans la loi. Cela permettrait aux agriculteurs de disposer d'un revenu décent et aux jeunes de s'installer, puisque l'Aspa représente plus de 900 euros par mois, ce qui favoriserait la souveraineté alimentaire. Ce débat doit également avoir lieu dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances.

Chaque plan de souveraineté alimentaire comporte un plan d'action sur le problème de l'eau agricole, afin de travailler avec le gestionnaire du réseau, chargé de son entretien. Des investissements d'un montant important sont généralement indispensables pour entretenir le réseau d'eau potable. Chacun connaît la situation de l'eau potable dans les territoires ultramarins et en particulier en Guadeloupe. Il existe des appuis publics, au travers du plan stratégique national (PSN) mais aussi au travers du plan de relance et de France 2030 : des guichets sont prévus afin de soutenir les équipements permettant de faire face aux aléas climatiques, dont fait partie la sécheresse. Il faut donc mobiliser ces instruments d'investissement. Le Président de la République a par ailleurs annoncé, le 30 mars dernier, le lancement du « plan eau » afin qu'une réflexion globale soit conduite sur les enjeux de l'eau (réseaux, sobriété, partage des usages) au sein de chaque territoire.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - M. Christophe Suchel, vous avez la parole.

M. Christophe Suchel. - Comme vous le savez, le ministère de la transition écologique a mis en oeuvre une réforme importante, dite « zéro artificialisation nette ». Elle fait l'objet d'une proposition de loi qui a été votée par le Sénat et qui sera discutée à partir de la semaine prochaine à l'Assemblée nationale. Il s'agit d'une réforme très structurante qui a pour vocation de protéger les espaces naturels. Tous les territoires doivent s'engager dans cette trajectoire en vue de l'objectif de « zéro artificialisation nette » en 2050.

L'objectif principal est la protection des espaces naturels et agricoles. Cette réforme structurante va donc pleinement dans le sens de nos débats de ce jour.

Elle a un impact sur l'urbanisation, puisqu'elle restreint la capacité physique d'urbanisation. Il en découle un changement de paradigme quant à la manière de concevoir la ville. Il faut en particulier concevoir des formes urbaines plus denses, qui permettent de loger des activités et des habitants dans des territoires restreints.

Les établissements publics fonciers (EPF) sont à la manoeuvre pour devenir des opérateurs de cette réforme, et en particulier en vue d'intervenir, étant entendu que cette intervention ne peut se faire pratiquement qu'en renouvellement urbain - mode d'intervention beaucoup plus coûteux que la construction. Le ministère de la transition écologique n'est pas favorable, à ce stade, à ce que la taxe spéciale d'équipement soit disjointe de son objet actuel, à savoir le financement des EPF, car ceux-ci seront amenés à structurer leur activité autour d'opérations de plus en plus coûteuses. Nonobstant la question d'une taxation supplémentaire sur les habitants et les entreprises, nous nous attendons à ce que les concours des EPF augmentent, y compris sur le plan financier, afin de renouveler le tissu urbain dans le cadre d'opérations qui seront de plus en plus déficitaires. D'une certaine manière, cela contribue aussi à la préservation des espaces agricoles.

Vous avez évoqué l'intervention, en Guyane et à Mayotte, des établissements publics fonciers et d'aménagement (EPFA). Il s'agit de deux territoires particuliers et le Gouvernement a fait le choix, compte tenu des enjeux, de mobiliser un outil assez exceptionnel. Il est vrai que les enjeux d'aménagement sont particulièrement prégnants dans ces deux territoires, notamment à Mayotte, dont la population devrait connaître un quasi-doublement d'ici 2050. Des missions de Safer sont ainsi assurées aujourd'hui, à Mayotte, par l'EPFA de Mayotte (EPFAM). Celui-ci intervient pour l'aide à l'installation des agriculteurs et l'aménagement des parcelles agricoles. En Guyane a eu lieu le débat que vous avez évoqué. Il a conduit à la création d'une Safer. Une coopération s'est nouée entre l'État et la Safer, afin de travailler de concert sur ces questions de mise à disposition et de viabilisation de parcelles agricoles. Une convention a été signée par la FNSafer et l'État, et un projet de convention, organisant la coopération avec la Safer locale, a été examiné par le conseil d'administration de l'EPFAG (EPFA de Guyane). Ces deux établissements interviennent en particulier pour constituer des espaces agricoles dans les surfaces d'aménagement qui dépendent d'eux, ainsi que pour l'aide à l'agriculture durable et pour l'aide à l'installation des jeunes agriculteurs.

S'agissant du « plan eau », il existe effectivement une volonté. Des financements sont prévus pour l'aide à l'agriculture sobre, notamment en matière d'eau, ainsi que pour conduire la réflexion sur la modernisation des réseaux d'adduction et d'alimentation en eau. Ces aides viendront évidemment compléter le dispositif qui a été décrit sur l'eau. Il existe un enjeu national de tout premier plan, qui présente des spécificités en outre-mer autour du partage de la ressource. Les questions de ressources sont parfois moins prégnantes dans les territoires ultramarins que dans certaines régions métropolitaines comme le sud-est et le sud-ouest de l'Hexagone. Il faut, en revanche, prendre en charge les questions de pollution et les variabilités qui touchent la ressource du fait d'aléas climatiques pouvant représenter un risque différent suivant les territoires. Les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) sont en cours sur les territoires ultramarins. Ils seront renforcés en vue de préserver la ressource agricole, de disposer d'une agriculture qui soit confortée et de subvenir, autant que possible, malgré les objectifs de sobriété, aux besoins économiques locaux.

M. Jean-Yves Caullet, président du conseil d'administration de l'Office national des forêts (ONF). - Je voudrais tout d'abord rappeler le rôle de l'ONF. Étant souvent sur le terrain au contact des habitants et porteurs de projets, nous sommes perçus comme le décisionnaire, ce qui n'est pas notre rôle. L'ONF gère la forêt publique et ce rôle de gestionnaire a un impact sur l'agriculture, car la forêt contribue à la protection des sols contre l'érosion, et dans une certaine mesure contre les remontées salines, qui sont nuisibles à l'agriculture. La forêt constitue aussi un élément très important de la ressource en eau. Le rôle de gestionnaire de la forêt publique n'est donc pas un rôle jaloux et égocentrique : nous l'exerçons en toute connaissance des aménités que fournit la gestion saine d'une forêt au regard des activités humaines, quelles qu'elles soient.

Concernant les questions que vous nous avez transmises, je voudrais souligner que nous n'intervenons que pour le compte de l'État, pour instruire des demandes de défrichement ou des procédures contre les défrichements illicites. Cette mission est financée par une mission d'intérêt général dotée de 1,5 million d'euros provenant du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire. Cette activité d'instruction se développe, même si les surfaces concernées diminuent, ce qui tend à prouver que les gens savent qu'il faut initier des procédures et font appel à celles-ci, au lieu de se lancer dans le défrichement qui deviendra illicite. Il faut donc plutôt voir là une forme de progrès. À titre d'exemple, 500 visites préalables ont lieu en outre-mer chaque année pour pré-instruire ou instruire ce type de demande.

En ce qui concerne ce que vous avez appelé dans votre questionnaire « la taxe », il convient de rappeler que depuis la loi pour l'avenir de l'agriculture et la forêt (LAAF) de 2014, une compensation est mise en oeuvre en cas de défrichement autorisé. Il n'y a plus de taxe à proprement parler. La compensation prend la forme d'un reboisement, d'un travail sylvicole, pour enrichir et améliorer l'état de la forêt, ou, lorsque ce n'est pas possible, d'un versement pécuniaire. Celui-ci n'est ni fixé ni perçu par l'ONF, même si souvent, dans l'interface de dialogue avec nos concitoyens, l'agent de l'Office est celui qui les informe en premier lieu. Ces recettes alimentent le fonds stratégique de la forêt et du bois, géré par l'État, et le montant de la compensation pécuniaire est également fixé par l'État, même si nos services émettent des propositions. Aux Antilles, par exemple, la compensation pécuniaire, lorsqu'on ne peut procéder autrement, est fixée à un euro par mètre carré, avec un coefficient multiplicateur pouvant aller jusqu'à cinq, lorsque l'on touche à des espaces classés ou extrêmement sensibles qu'il est très difficile de compenser. Il existe aux Antilles un minimum forfaitaire de mille euros. Je pense que cette décision a été prise par l'État pour dissuader le mitage par de nombreux petits défrichements qui finiraient par se mailler et in fine impacter davantage les surfaces.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Si la personne défriche pour faire de l'agriculture, est-elle également sanctionnée ?

M. Jean-Yves Caullet. - Elle doit compenser également. Lorsqu'on change la nature forestière, quel que soit le projet (construction, agriculture, etc.), le principe fixé par la loi est celui de la compensation.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Si vous êtes propriétaire de cette friche, c'est tout de même différent.

M. Jean-Yves Caullet. - Je ne parle pas de friches ici. Nous ne parlons que de forêts.

Si nous parlons d'un enfrichement qui n'est pas encore forestier, la situation est très difficile : on remet en culture un terrain qui a fait l'objet, par le passé, d'une exploitation agricole. Là aussi, la durée a été fixée par la LAAF de 2014 à trente ans. Cela correspond à une révolution forestière très rapide : au terme de cette durée, on a un espace qui peut être considéré comme forestier. Si vous avez laissé votre terrain en friche durant plus de trente ans, il est difficile d'expliquer que vous avez un besoin urgent et vital d'exploitation agricole. Cela redevient un défrichement.

Entre-temps, il est possible de remettre la surface en culture. Je constate que jusqu'à présent, l'ONF n'a pas reçu ce type de demande en outre-mer. Il y a des raisons opérationnelles à cela : un terrain abandonné outre-mer est très rapidement colonisé par des espèces, notamment invasives. La question d'un défrichement ne se pose donc pas, puisqu'en principe, on souhaite les éliminer. Il appartiendrait de toute façon au propriétaire, selon la loi, de démontrer qu'il y a moins de trente ans, sa parcelle était agricole, ce qui n'est pas toujours évident. Il existe généralement suffisamment de photos et de témoignages pouvant en attester. Pour l'instant, nous ne sommes pas confrontés de façon massive à ce type de problématique. Cela reste intéressant, car une friche est négative : elle ne se constitue pas en forêt à protéger pour le futur, mais une zone de colonie pour des espèces qu'on aimerait voir moins présentes. Nous n'avons pas intérêt, dès lors, sur le plan technique, à voir des friches protégées continuer de proliférer, et avec elles des espèces invasives. Nous préférons une belle forêt et une belle agriculture, dans le cadre d'un aménagement du territoire bien pensé et bien équilibré, à une sorte de laisser-aller.

Vous avez posé, à propos des terrains pollués par la chlordécone, la question de l'échange foncier, qui est très importante. Je vais tenter de vous répondre sans donner l'impression de botter en touche. Pour le moment, la manière dont la forêt pourrait participer à la dépollution n'est pas totalement établie. On sait qu'un espace forestier protège d'autres utilisations du sol qui pourraient présenter des inconvénients. L'échange constitue cependant une autre question : il voudrait dire que l'on autoriserait des défrichements, en prévoyant une sorte de compensation à l'envers. Pour l'heure, la loi ne le prévoit pas. Le fait de planter une forêt ne vous autorise pas à défricher. Cela fonctionne en sens inverse : le fait de défricher vous oblige à replanter. Nous ne pouvons donc pas vous dire que ce serait une bonne idée, car la loi ne le prévoit pas. Si l'on établit que la forêt accélère la dépollution, ce sera effectivement un sujet à travailler, car nous parlons de territoires limités en surface. Ce mode de traitement des surfaces polluées devra être conçu, dès lors qu'il sera bien établi sur le plan technique et que ses performances seront reconnues.

L'ONF n'est pas membre, outre-mer, des CDPENAF. Nous y sommes parfois associés avec voix consultative, sans en être membres. Lorsque nous sommes consultés, nous donnons notre avis dans l'esprit de ce que j'indiquais, c'est-à-dire un souci de protection de la forêt eu égard aux aménités sociales et environnementales qu'elle fournit de manière importante.

Je n'exprimerai pas d'avis quant au caractère conforme des avis des CDPENAF outre-mer, par comparaison avec les dispositions qui s'appliquent dans l'Hexagone. Je partage l'analyse selon laquelle le foncier étant un enjeu beaucoup plus contraint outre-mer, il paraît logique que les moyens de défense des terrains agricoles soient un peu plus fermes. J'exprime cet avis hors de mes compétences et au vu des échanges qui ont eu lieu tout à l'heure.

Pour l'agroforesterie, l'ONF délivre les autorisations. Nous pensons que c'est intéressant pour la qualité de la production et pour la reconnaissance de sa qualité environnementale. De plus, cela permet de rompre la frontière entre agriculture et forêt. L'agriculteur voit toujours la forêt comme la frontière d'un espace éventuellement à conquérir et le forestier voit l'agriculture comme une activité susceptible de grignoter le territoire forestier dont il est chargé de la protection. L'agroforesterie permet de faire comprendre l'intérêt mutuel des deux occupations de l'espace et l'ONF instruit les demandes d'autorisation à ce titre. Je laisserai Nathalie Barbe préciser les choses car les différences sont très importantes selon les territoires. À Mayotte, par exemple, où la déforestation constitue un problème majeur, qui a des conséquences très prégnantes sur l'eau, il vaut mieux avoir des agriculteurs qui protègent le couvert forestier (qui leur est bénéfique), plutôt que de laisser une frontière un peu sauvage s'installer entre des agriculteurs qui défrichent et une forêt qui dépérit.

Il reste le problème de la mise en concurrence. L'autorisation donnée à une personne de pratiquer une activité privée est valable pour une certaine durée. Il faut déterminer si, au terme de cette période, l'autorisation doit être renouvelée ou si une autre personne peut faire la même demande. Nous devons gérer cette interface, ce qui n'est pas toujours simple. Les redevances d'occupation sont modestes et attribuer un lot à quelqu'un au motif qu'il rapportera un peu plus que son prédécesseur n'est pas forcément pertinent. En outre, pour l'ONF, ce n'est pas une ressource financière. Il nous importe surtout que le travail soit bien fait, et non que l'on touche quelques euros de plus par hectare en agroforesterie.

Cette question se gère souvent par du maintien en gré à gré, ce qui peut apparaître comme une limite du point de vue de l'installation de jeunes agriculteurs. Nous intervenons avec un cahier des charges relativement détaillé, ce qui permet de rechercher de manière synergique une qualité forestière et agricole.

Enfin, je voudrais évoquer le projet de règlement proposé par la Commission européenne pour lutter contre la déforestation et la dégradation forestière. Vous connaissez ce schéma qui explicite l'effet de cliquet existant. Tout ce qui est forestier doit rester forestier, avec des systèmes de compensation éventuels. La forêt primaire ne peut être transformée en forêt plantée ou cultivée. C'est une sorte de dispositif de poupées russes restrictives. Les forêts de plantation ne peuvent être défrichées. Cette directive va donc renforcer encore la protection des espaces forestiers. Nous vous remettrons une note qui détaille certains chiffres et certains points de vue, territoire par territoire.

Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse de l'ONF. - Je vais apporter deux ou trois éléments de complément concernant l'agroforesterie. Pour l'ONF, il s'agit d'une production agricole sous couvert forestier. Il ne s'agit pas de maintenir quelques arbres pour réaliser une production agricole dans la parcelle forestière. C'est malheureusement ce que nous voyons à Mayotte, où ont lieu des occupations illégales pour faire de l'agriculture au sein de la forêt publique, ce qui a des conséquences. On a tant supprimé de forêts pour y faire de l'agriculture illégale, à Mayotte, que nous sommes confrontés à un problème de disponibilité en eau, sur cette île, particulièrement en 2023, au point de remettre en cause l'agriculture en zone légale. On se retrouve avec de l'agriculture et deux ou trois arbres au milieu. Nous ne pouvons laisser faire cela, eu égard à nos missions. Lorsque l'on crée des lots susceptibles d'accueillir de l'agroforesterie, on définit un cahier des charges précisant l'état de la forêt au début de la concession d'agroforesterie, ainsi que les itinéraires techniques pouvant être mis en place par l'agriculteur (en prévoyant par exemple l'absence d'usage de produits phytosanitaires et l'absence de tassement des sols). Chaque année, des contrôles sont menés afin de vérifier que le peuplement en place est toujours présent à l'issue de la concession d'occupation temporaire.

Effectivement, le règlement de lutte contre la déforestation et contre la dégradation des forêts aura des conséquences non négligeables pour les territoires ultramarins. L'objectif de la Commission européenne est d'interdire au sein de l'Union ce que celle-ci ne souhaite pas voir proliférer dans d'autres pays, en particulier les pays producteurs d'huile de palme, de canne ou de boeuf, où existent de très importants fronts pionniers de déforestation. Ces règles devront s'appliquer dans les territoires ultramarins et, compte tenu de la part encore importante de forêt primaire qui existe dans ces territoires, des conséquences se ressentiront sur les produits élaborés après déforestation. Cela va donc redonner de la force à l'ensemble du dispositif mis en place (demandes d'autorisation de défrichement, compensations, etc.).

Le président Jean-Yves Caullet a souligné que la situation variait grandement d'un territoire à un autre. À La Réunion, la vanille Bourbon, bénéficiant d'une appellation d'origine, a davantage d'antériorité que des concessions d'occupation temporaire pour agroforesterie et production de vanille. Des ruchers sont également installés en forêt, ce qui n'a aucune conséquence sur le peuplement forestier. En Guadeloupe, une démarche est en train de prendre de l'ampleur, à travers trois productions principales : vanille, café et cacao. Ces deux dernières productions entrent dans le périmètre du règlement de lutte contre la déforestation et la dégradation. En Martinique, cela a démarré plus tardivement mais il y a énormément de demandes. Comme il s'agit à nos yeux d'une production sous couvert forestier, cela nécessite, pour l'ONF, d'identifier les parcelles forestières dont le couvert permet d'accueillir une activité agricole. Nous sommes en train d'identifier les lots et allons les mettre en concurrence.

Nous sommes tout à fait conscients que, dans le cas d'une concession pour une production de cacao, par exemple, il n'est pas question d'arrêter immédiatement la concession, puisque le plan produit au bout de cinq ans : l'agriculteur doit bénéficier d'un retour sur investissement pour son activité. Nous ne pouvons néanmoins nous engager au-delà de dix-huit ans, sauf à soumettre ces concessions à l'avis du propriétaire dont le représentant est le ministère de l'agriculture.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - À mon avis, l'accès au foncier passe aussi par la possibilité de profiter de nos territoires. L'utilisation d'engins motorisés, dans le domaine forestier, est bien entendu strictement réglementée. En Guyane, les pistes forestières permettent aux chasseurs et aux promeneurs d'accéder à notre territoire. Elles sont pourtant strictement interdites. Un consensus pourrait-il voir le jour avec l'ONF afin de mettre en place des accès réglementés ?

L'État et certaines communes ont accepté d'installer des agriculteurs le long des pistes forestières. Aujourd'hui, en raison de la fin de l'activité forestière, ces pistes ne sont plus entretenues. Les agriculteurs éprouvent le plus grand mal à maintenir leurs activités. Le rapport de M. Olivier Damaisin, rendu il y a quelques semaines, plaide bien pour une amélioration des conditions d'exercice des professions agricoles. Je connais les difficultés administratives autour des anciennes pistes forestières. Qu'attendez-vous pour lancer un état des lieux ? Je rappelle que ces conditions ont poussé deux agriculteurs à mettre fin à leurs jours.

Mme Nathalie Barbe. - En 2022, des discussions ont été entamées avec les chasseurs, afin de préciser les conditions dans lesquelles ils peuvent avoir accès aux pistes. À ma connaissance, ce problème est résolu. Arnaud Martrenchar a insisté tout à l'heure sur la souveraineté alimentaire de ces territoires. Nous sommes conscients que la chasse constitue l'un des leviers permettant d'atteindre cet objectif. À moins qu'il existe une piste forestière pour laquelle subsisterait un problème particulier, le travail a été fait, dans ce domaine, après la crise Covid.

Vous avez posé la question de l'entretien des pistes. En Guyane, il existe deux routes nationales et l'infrastructure d'accès aux 8 millions d'hectares de surfaces (dont 6 millions d'hectares gérés par l'ONF) repose sur les pistes forestières. Celles-ci constituent un préalable pour désigner les bois exploités dans cette forêt primaire. L'investissement, au sens de la création des pistes, est financé entièrement par les fonds FEADER jusqu'au 1er janvier 2023. Nous sommes en train de mettre en application le plan stratégique national (PSN). Nous avions donc les ressources nécessaires pour créer les pistes. Ces deux dernières années ont prévalu des conditions météorologiques très difficiles, avec énormément de précipitations. De ce fait, et compte tenu de la topographie et de la conception de ces pistes, des travaux d'entretien très importants sont indispensables. Or, ces travaux ne font pas l'objet de subventions. L'ONF doit assurer ce financement et il faut parvenir à équilibrer le modèle, du point de vue économique, entre l'entretien nécessaire pour des kilomètres de pistes, d'une part, et la ressource en bois qui sera extraite de ces massifs, d'autre part.

Dans le cas du massif de Balata, par exemple, qui est l'un des plus anciens, lorsqu'aura lieu une vidange totale de ce qui est permis par l'aménagement forestier de ce massif, la piste sera fermée au sens de l'ONF, sauf si la collectivité et l'État décident de changer le statut de piste forestière. Des discussions sont en cours du fait de la présence de seulement deux routes nationales et de la nécessité de pouvoir accéder à l'intérieur du territoire, ce qui peut conduire certains acteurs à proposer un changement du statut de piste de certains itinéraires. Tant qu'il s'agit d'une piste forestière, si nous n'avons plus de grumes à exploiter dans ces forêts, nous serons obligés de fermer la piste. Nous avons conscience des difficultés que cela pose, dans la mesure où ces pistes donnent également accès à l'intérieur du territoire pour l'orpaillage légal, par exemple. Il existe des charges roulantes très importantes. Pour l'instant, l'entretien est pris en charge par l'ONF. Le sujet est sur la table depuis des années. Nous le poussons car nous sommes dans un contexte où nous n'aurons plus de vidange à effectuer. Plus nous avançons dans le temps, plus l'acuité de ce sujet sera grande.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - De nombreux jeunes agriculteurs sont installés de part et d'autre des pistes forestières. Comme vous l'avez dit, la Guyane connaît une pluviométrie particulière. De ce fait, leurs véhicules sont rapidement abîmés. Nous avons eu une discussion avec le préfet afin de savoir qui pouvait les aider. Bien souvent, ils abandonnent car ils n'en peuvent plus. Ils sont très loin de la route nationale. Les enfants sont scolarisés et il faut les réveiller à 4 heures du matin pour faire la route, en leur donnant leur petit-déjeuner sur le bord de la route en attendant le bus. Bien souvent, les agriculteurs cessent leur activité, lorsqu'ils ne mettent pas fin à leurs jours.

Mme Nathalie Barbe. - Nous avons conscience de ces spécificités qui constituent aussi l'une des difficultés du modèle économique de l'ONF en Guyane. Dans l'Hexagone, le schéma de desserte a été réalisé depuis des années et le volume de bois mis en vente chaque année équilibre les charges. Du fait du climat, la dégradation des pistes est aussi bien moindre, d'autant plus que les pistes de l'Hexagone ne sont quasiment utilisées que par l'ONF ou par les usagers de loisirs. En Guyane, le problème se pose dans des termes très différents et nous avons pleinement conscience des distances que cela représente pour les populations vivant dans ces territoires.

M. Jean-Yves Caullet. - Nous connaissons parfois ce type de problème dans les zones périurbaines de l'Hexagone, où les pistes forestières ont fini par représenter des itinéraires intéressants de délestage ou de raccourci. L'usage augmentant, la dégradation de ces pistes augmente aussi. L'Office considère que l'entretien d'itinéraires routiers du quotidien, pour la population, ne lui incombe pas. Lorsque c'est trop dangereux, du fait d'ornières par exemple, nous sommes parfois amenés à fermer la piste à l'usager, qui avait l'habitude de l'utiliser depuis dix ou quinze ans. Si une infrastructure doit être entretenue en application d'un modèle économique qui ne le permet pas, elle se dégradera. Si l'on en a besoin, il faut trouver la solution pour que l'infrastructure considérée rende l'usage qu'on attend d'elle. En outre, l'absence d'entretien régulier fait diminuer une part de l'investissement. Une réfection de piste peut ensuite s'avérer nécessaire, ce qui est encore plus coûteux.

Mme Nathalie Barbe. - Le problème de la Guyane réside dans le fait qu'il n'y a pas d'alternative.

M. Arnaud Martrenchar. - Le problème des pistes est important et bien identifié. Nous vous avons communiqué, en toute transparence, le rapport de M. Olivier Damaisin. Le problème a bien été décrit par M. Jean-Yves Caullet et par Mme Nathalie Barbe : qui doit payer l'entretien des pistes ? Dans de tels cas, chacun se tourne naturellement vers l'État, estimant que la prise en charge de l'entretien des pistes doit lui revenir. La discussion qui a eu lieu avec les maires a souligné le coût du premier travail à réaliser, la réfection de la piste, lorsque celle-ci est très dégradée. Les maires se sont dits prêts à prendre en charge cette première étape des travaux, pourvu que la piste soit d'abord remise à niveau, de façon à ce qu'un travail d'entretien beaucoup plus léger leur échoie, au lieu de devoir la refaire intégralement. Il existe aussi une différence entre une piste publique et une piste privée : le niveau de sécurité exigé diffère dans les deux cas, ce qui influe sur le coût de réfection. Nous avons initié un travail avec la préfecture et ce sujet, qui n'est pas simple, sera évoqué prochainement lors d'une réunion au niveau régional dans un cadre interministériel. Nous associerons bien sûr les parlementaires, car cela contribue effectivement à l'isolement des agriculteurs. Souvent, ils se trouvent dans des zones blanches, privées de téléphone et d'internet, ce qui contribue au développement d'un sentiment de solitude et d'insécurité. Il pleut très fréquemment, à la différence de l'Hexagone, et cela pose problème puisque les travaux ne peuvent être réalisés lorsqu'il pleut.

M. Jean-Yves Caullet. - Nous avons d'ailleurs repoussé certains travaux pendant deux ans.

Mme Nathalie Barbe. - L'ONF crée environ 40 kilomètres par an de pistes forestières en Guyane et il y a 400 kilomètres de pistes forestières à entretenir.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - J'ai aussi quelques questions concernant un désordre foncier. Un rapport de décembre 2022 a pointé un désordre foncier, au vu de l'ampleur des indivisions. C'est le cas par exemple en Martinique, où près de 40 % du foncier se trouve perturbé par l'indivision. Des problèmes sont notamment liés au titrement du passé : certains propriétaires ne cèdent pas leur parcelle parce qu'ils n'en sont pas officiellement propriétaires, aucun acte officiel n'ayant été réalisé, ou du fait de l'absence de cadastre. De grandes complications en découlent. Le manque de professionnels (notaires, géomètres, etc.) constitue une autre difficulté. Il semblerait en particulier que la présence et la disponibilité des notaires, dans ces territoires, soient très limitées.

À cela s'ajoutent un nombre considérable de constructions sans permis et un manque de police pour sanctionner ces situations, ainsi que la multiplication de situations d'occupation illégale. Il semble que certains ne veuillent pas entendre parler du fermage, la personne occupant le terrain cessant de payer le loyer au bout d'un certain temps, considérant qu'elle est chez elle. Les imperfections du cadastre ont aussi pu conduire à des situations d'occupation - remontant parfois à un passé lointain - dont l'irrégularité n'a jamais été signifiée aux personnes concernées. Cela pose également problème. Nous avons cru comprendre qu'en Martinique, de telles situations concernaient environ 12 000 personnes. Quel bilan dressez-vous de la loi Letchimy et sur quels points précis pourrait-elle être perfectionnée afin de réduire l'indivision successorale ?

Le prochain projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles comportera-t-il un volet dédié aux outre-mer et, si oui, sur quels points particuliers portera-t-il ?

Je sais qu'un point est cher à mon collègue Thani Mohamed Soilihi, puisqu'il soulève cette question lors de chaque audition : pour faciliter les transmissions d'exploitations, un dispositif de fonds agricole (à l'image des fonds de commerce) existe-t-il ou pourrait-il être pertinent ?

M. Arnaud Martrenchar. - Nous savons très bien que la nature ayant horreur du vide, chaque fois que les commissions d'attribution foncière prennent trop de temps, des installations illégales ont lieu. C'est surtout vrai en Guyane, où l'on disait, à un moment donné, que chaque jour, trois logements se construisent, un légal et deux illégaux. Je ne sais pas si c'est toujours vrai ni sur quels éléments se fondait cette affirmation. En tout état de cause, la procédure étant trop longue (ce dont se plaignent les agriculteurs), lorsqu'elle finit par aboutir, la personne s'installant sur la parcelle découvre que celle-ci est déjà occupée. Il faut ensuite mobiliser des procédures de police pour expulser des personnes qui exploitent parfois le terrain depuis plusieurs années.

M. Victorin Lurel avait rappelé, lors du débat qui a eu lieu au Sénat, qu'un travail avait été fait pour amender la loi Letchimy. Certaines dispositions sont déjà rédigées pour améliorer cette loi, sur la base du bilan qui a été établi. Apportons les modifications législatives sur la base de ce travail. Dès lors qu'il existe des dispositions agricoles, les parlementaires peuvent les porter au titre du projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles.

La structure du projet de loi n'est pas encore rédigée. La démarche nationale conduite jusqu'à présent a consisté à initier des concertations. Nous avons reçu des contributions des outre-mer. Elles proviennent notamment des concertations organisées par les préfets. Chaque territoire a conduit au moins une concertation publique, en sus des concertations menées avec les acteurs. Nous avons aussi reçu une contribution de chambres d'agriculture France, qui a synthétisé les contributions des chambres d'agriculture des outre-mer. Sur tous les sujets, des demandes sont formulées.

Lorsque l'on compare ces éléments aux demandes de l'Hexagone, il apparaît que les sujets sont souvent voisins. Il existe quelques sujets spécifiques, par exemple des demandes d'enseignement de shimaoré ou de pistes agricoles en Guyane. Des amendements à la loi Letchimy pourraient aussi constituer des dispositions spécifiques aux outre-mer. Nous élaborons actuellement la compilation de ces demandes. Ce projet de loi comportera un volet spécifique aux outre-mer s'il y a suffisamment de matière. Un titre spécifique aux outre-mer avait été inséré dans la LAAF de 2014. Les comités d'orientation stratégique et de développement agricole (COSDA) avaient notamment été mis en place dans ce cadre. On peut aussi insérer des articles spécifiques aux outre-mer dans un projet de loi sans que cela ne constitue un titre à part. Ce n'est qu'un choix d'écriture. Le Gouvernement n'a pas encore pris la décision.

Il existe depuis des années le fonds agricole, dans l'Hexagone comme dans les outre-mer, afin de faciliter les transmissions. Nous n'avons pas de mécanisme de collecte de données qui nous permettrait de réaliser un bilan de cette utilisation. Ce sont des procédures mises en place par les notaires : lors de la transmission, l'agriculteur indique qu'il transmet le fonds agricole (qui englobe notamment le foncier, les équipements, les bâtiments, etc.). Je crois qu'il n'existe pas de mécanisme permettant aux notaires d'indiquer que sur tel nombre de transactions, tel nombre de transactions s'est effectué sur la base du fonds agricole. Nous pourrions y travailler.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Je constate qu'il existe de nombreuses choses qui ne sont pas mises en place, ce qui se traduit par des délais beaucoup trop longs, favorisant des occupations illégales. Les notaires, par exemple, ne sont pas suffisamment nombreux. Sans doute faudrait-il donner un coup d'accélérateur afin d'aboutir à des solutions qu'il ne serait peut-être pas si difficile à faire émerger. Dans le cas du titrement, des améliorations pourraient assez aisément être apportées, me semble-t-il.

Mme Micheline Jacques. - L'ONF n'intervient pas à Saint-Barthélemy, où nous avons la compétence en matière de gestion et d'aménagement du territoire. J'ai cependant le sentiment qu'il n'y a pas de concertation entre les élus chargés de l'aménagement du territoire et l'ONF. J'aimerais savoir quelle est la nature des relations que vous entretenez avec les exécutifs locaux.

M. Jean-Yves Caullet. - Au niveau national, nous avons instauré il y a quelques années une commission consultative des forêts d'outre-mer, qui nous permet d'institutionnaliser un dialogue qui n'existait pas auparavant. Nathalie Barbe va vous dire la manière dont les contacts s'établissent en pratique au niveau local.

Il existe une difficulté que j'ai signalée tout à l'heure : le pétitionnaire qui souhaite faire quelque chose rencontrera quasiment en premier un agent de l'ONF. Il va donc considérer que la réponse qui lui est donnée ne vient que de cet organisme. Lorsque cela ne lui convient pas, il va solliciter un élu en regrettant que l'ONF oppose un refus à son projet. L'élu découvre alors le projet particulier et répond à son administré qu'il n'en a pas connaissance.

Mme Nathalie Barbe. - L'ONF a signé et renouvelle des conventions avec les conseils départementaux, qui sont nus propriétaires. Nous avons renouvelé il y a deux jours la convention pluriannuelle cadre avec le conseil départemental de La Réunion et j'étais au mois de mars à Mayotte pour signer une convention avec le conseil départemental de ce territoire. Nous venons également de signer, en février ou mars dernier, une convention pluriannuelle avec la Martinique. Il n'existe pas de telle convention en Guadeloupe, où les relations sont plus compliquées entre le conseil régional et le conseil départemental. Il n'existe pas de collectivité unique. Enfin, nous avons des échanges avec la collectivité territoriale de Guyane sans être néanmoins dans une phase de discussion d'une convention. La situation de la Guyane est très particulière puisqu'il n'y existe que du foncier domanial. Nous y travaillons.

Pour l'ONF, l'aménagement d'une forêt publique commence par une phase de conception d'un aménagement forestier. Ce travail consiste à prévoir la manière dont la forêt sera gérée durant quinze ou vingt ans (coupes à réaliser, équipement éventuel par des routes, des pistes ou des infrastructures d'accueil du public). Il s'agit aussi de déterminer si des travaux sylvicoles seront effectués afin d'améliorer ou d'entretenir ce peuplement. Ce document programmatique, sur quinze ans, fait l'objet de concertations avec la commune sur laquelle se trouve la forêt publique.

Ce dispositif est donc encadré. Si vous avez l'impression que, sur votre territoire, cette phase de concertation doit être améliorée, n'hésitez pas à nous en faire part. L'État signe avec l'ONF un contrat d'une durée de cinq ans. La concertation constitue l'un des axes d'amélioration avec les communes de situation, si elles ne sont pas propriétaires.

Ce n'est certes pas la même chose de mener une concertation sur des massifs tels que ceux de la Guyane, où l'ONF gère 6 millions d'hectares dont 2,4 millions d'hectares divisés en 35 massifs forestiers représentant chacun 60 000 hectares. Cela n'a rien à voir, en termes d'échelle, avec l'Hexagone où nous avons environ 1 300 forêts domaniales représentant, au total, 1,4 million d'hectares. Avec des populations très dispersées, de surcroît, en Guyane, la concertation est sans doute plus compliquée à organiser au XXIe siècle.

M. Jean-Yves Caullet. - Le lancement d'une concertation pour l'aménagement forestier, d'une durée de quinze ans, peut laisser entendre qu'au cours des quinze années suivantes, ces décisions sont mises en oeuvre, en considérant que tout le monde est au courant. Or, tel n'est pas nécessairement le cas, et la durée des mandats locaux n'est pas de quinze ans. Il peut apparaître, par moments, un sentiment de découverte de tel ou tel projet. La concertation constitue donc un sujet en construction permanente.

Il faut veiller à ce que les outils structurants fassent bien l'objet de concertations mais on ne peut pas nécessairement s'en satisfaire. Je citais le cas d'un porteur de projet qui s'adresse directement à l'ONF et non à la direction en charge des affaires foncières. On ne lui donne pas satisfaction. C'est à ce moment-là que l'élu découvre l'existence d'un projet. S'il en avait eu connaissance dès le départ, peut-être aurait-il expliqué à son administré pourquoi son projet ne pourrait voir le jour. L'élu se retrouve ainsi en porte-à-faux vis-à-vis de son administré. Une relation presque permanente est nécessaire et nos effectifs présents sur le terrain sont très sollicités par divers enjeux.

Mme Micheline Jacques. - Dans les communes où l'ONF est présent, êtes-vous associés aux plans locaux d'urbanisme et autres schémas d'aménagement du territoire ?

Mme Nathalie Barbe. - Je complète d'un mot le propos de Jean-Yves Caullet. Si vous êtes une commune ou une collectivité propriétaire, chaque année, l'ONF réalise le bilan de son plan de gestion et recueille la décision du territoire qui est propriétaire. Nous conseillons et mettons en oeuvre le document voté par le précédent conseil municipal.

Si je suis une commune de situation, c'est-à-dire la commune sur laquelle se trouve la forêt de la collectivité ou de l'État, la concertation ne fait pas partie d'une coche annuelle. De plus en plus, le maillage territorial de l'ONF nous permet d'aller au contact des acteurs que nous nous efforçons d'informer. Il est nécessaire que la commune soit disponible au moment où la décision est à prendre, et des améliorations peuvent être apportées sur ce point.

L'action n° 1 de la mission d'intérêt général que nous confie l'État dans les outre-mer consiste à assister les directions départementales de l'agriculture dans les territoires ultramarins. S'il y a un plan local d'urbanisme intercommunal (PLUi) dans les zones N (qui nous concernent particulièrement du fait du coeur de nos missions), nous émettons un avis et évaluons la pertinence de l'évolution du zonage, au regard de ce qui est prévu.

M. Jean-Yves Caullet. - Nous intervenons dans une logique de « porter à connaissance ». Notre avis d'expertise est ensuite intégré ou non par les services de l'État dans la procédure.

Mme Vivette Lopez, président, rapporteur. - Je vous remercie pour toutes les informations que vous avez pu nous donner.

M. Stéphane Artano, président. - Merci, chère collègue, d'avoir animé cette séance et à nos invités pour leur participation à cette audition. Comme vous le savez, il est de tradition de vous adresser une trame d'audition qui prend la forme d'un questionnaire. Nous vous serions reconnaissants de nous faire parvenir dès que vous le pourrez vos contributions écrites, qui faciliteront le travail de nos rapporteurs.

Mardi 20 juin 2023

Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture
et de la souveraineté alimentaire

M. Stéphane Artano, président. - Nous achevons nos travaux préparatoires au rapport sur le foncier agricole dans les outre-mer en recevant M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.

Merci monsieur le Ministre d'avoir répondu à notre invitation et de venir nous apporter des éclairages sur la situation et les perspectives pour les outre-mer. À l'issue des auditions, nos deux rapporteurs Vivette Lopez en présentiel, et Thani Mohamed Soilihi en visioconférence, ferons des propositions que nous examinerons en réunion plénière le mercredi 28 juin à 13 heures 30. Notre réunion sera suivie d'une conférence de presse le même jour à 16 h 30.

Notre délégation s'est depuis longtemps saisie de la problématique foncière qui est cruciale outre-mer et y a consacré trois rapports. Ils ont été coordonnés par notre collègue Thani Mohamed Soilihi, dont nous saluons l'engagement et la détermination à traiter de ces sujets.

Les conflits d'usage sont particulièrement menaçants pour le foncier agricole. Le grignotage des surfaces agricoles utiles (SAU) est un phénomène qui nous inquiète. La Guyane où la forêt équatoriale représente 90 % du territoire fait figure d'exception mais sa SAU ne constitue que 0,4 % de la surface totale.

Nous nous interrogeons sur les instruments de protection et de reconquête des terres agricoles à mobiliser, notamment pour tendre vers la souveraineté alimentaire, objectif que nous partageons.

Nous sommes à quelques jours du Comité interministériel pour les outre-mer (CIOM). Nous comptons sur des mesures fortes afin de protéger ce patrimoine agricole qui est la base même de notre autonomie dans ce domaine à l'horizon 2030.

Nous savons également qu'une grande loi d'orientation et d'avenir agricoles est en préparation et que des consultations sont en cours dans les outre-mer pour faire remonter les difficultés et les suggestions. Nous souhaitons apporter notre contribution à ce texte qui sera sans doute soumis au Parlement à l'automne. Nous espérons, Monsieur le ministre, que vous pourrez nous en dire davantage...

Des arbitrages interviendront prochainement aussi pour la prochaine loi de finances et nous vous donnons rendez-vous lors de la prochaine discussion budgétaire pour concrétiser les annonces en faveur du monde agricole.

Avec nos rapporteurs, nous nous félicitons donc tout particulièrement de l'échange d'aujourd'hui. Nous souhaitons vous entendre dans votre propos liminaire, sur vos actions en faveur de la préservation et du développement du foncier agricole ultramarin, sur la base de la trame qui a été transmise à vos services.

M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire. - Merci pour votre invitation, dont je me réjouis. Je sais que la question du foncier dans les outre-mer vous préoccupe de longue date et je vous rejoins pour dire combien cet enjeu est important pour la souveraineté alimentaire dans ces territoires. La question du foncier et de sa disponibilité est bien le préalable à toute question agricole, qu'il s'agisse du renouvellement des générations, des choix culturaux ou encore d'adaptation et de lutte contre le changement climatique. Les territoires d'outre-mer y sont particulièrement sensibles, avec un foncier limité pour les territoires insulaires, une géographie et une météorologie qui contraignent les mises en culture. Plusieurs leviers s'articulent, donc, pour le foncier agricole dans les territoires ultramarins, surtout lorsqu'ils sont insulaires : limiter l'artificialisation, contenir l'enfrichement et mobiliser tout le foncier agricole disponible pour bâtir une souveraineté alimentaire durable et la sécurité alimentaire.

En octobre 2019, le président de la République a initié une démarche de transformation agricole des outre-mer incluant l'objectif de tendre vers la souveraineté alimentaire en 2030. Un délégué interministériel a été nommé pour coordonner la démarche. Plusieurs comités de transformation agricole se sont tenus dans chacun des territoires en 2020 et 2021 et j'ai moi-même écrit en janvier 2023, avec mes collègues du Gouvernement chargés des outre-mer, de la santé et de la mer, aux préfets pour leur demander de produire une feuille de route territoriale vers la souveraineté alimentaire. Ces feuilles de route ont désormais toutes été établies en concertation avec l'ensemble des acteurs locaux, des indicateurs ont été produits et des cibles ont été définies.

Il nous faut maintenant construire les nouveaux équilibres pour permettre de renforcer l'autonomie et la souveraineté alimentaires de ces territoires. Les taux de couverture sont accessibles en ligne sur le site de l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (ODEADOM) et les cibles seront publiées sur l'outil « Pilote » de la délégation interministérielle de la transformation publique qui coordonne les politiques prioritaires du Gouvernement.

Concernant l'évolution de la surface agricole utile (SAU), accessible grâce aux résultats des recensements généraux agricoles, on observe, dans les départements et régions d'outre-mer (DROM) comme dans l'Hexagone, un recul continu depuis 1988. La Guyane fait exception puisque c'est le seul territoire où la SAU progresse depuis 1988.

Des actions de protection de foncier agricole sont engagées dans chacun de ces territoires : en Guadeloupe, Martinique et à La Réunion, une société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) dispose d'un droit de préemption pour maîtriser le marché foncier agricole, et assurer sa destination agricole vers l'installation d'agriculteurs, le maintien ou la consolidation des exploitations ; à Mayotte, le droit de préemption agricole est exercé par l'établissement public foncier ; en Guyane, une Safer est en cours de constitution et des travaux doivent conduire à la mise en oeuvre des transferts de foncier au bénéfice des collectivités, des communautés d'habitants et de la Safer, tels que prévus par les accords de Guyane de 2017. Ces travaux portent notamment sur l'identification des zones susceptibles d'être transférées. Dans tous ces territoires, la commission de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) doit émettre un avis conforme, pour tenir compte de l'importante pression foncière qui s'y exerce.

Dans l'Hexagone, les Safer trouvent leur équilibre financier en raison de l'importance du marché des transactions foncières agricoles sur lequel elles se rémunèrent. La situation est différente outre-mer où le marché est moindre. Le Gouvernement accompagne donc les Safer ultramarines, ainsi que celle de Corse. En Guyane, une aide a été attribuée au groupement d'intérêt public Safer lors de sa constitution et il est prévu une aide supplémentaire à la Safer, qui vient d'élire sa présidente, pour l'accompagner dans son installation. La production de son programme pluriannuel d'activité sera un acte important de la Safer.

Je rappelle que les Safer, à la différence des établissements publics fonciers, sont des sociétés anonymes relevant du droit privé : si cela leur donne une gouvernance plus proche des acteurs économiques locaux, cela a également pour conséquence une justification bien plus ardue de l'octroi de subvention publique, encadrée par le droit européen, ou d'affectation d'une taxe à leur profit. Je rappelle aussi que le code rural et de la pêche maritime prévoit un fonds de péréquation entre l'ensemble des Safer, qui peut permettre d'aider les structures ultramarines. Il revient aux Safer et à leur fédération nationale de se saisir également de cet outil. Il revient aux Safer d'identifier localement leurs axes de travail dans les programmes pluriannuels d'actions stratégiques. Le développement des prestations de service d'aménagement et de réalisation d'études sont des pistes de développement permettant d'augmenter les recettes de ces sociétés.

Autre outil de régulation du foncier, l'avis conforme qui est entre les mains des CDPNAF dans les territoires d'outre-mer, et pas dans l'Hexagone - ceci pour que les caractéristiques de ces territoires soient prises en compte et le foncier agricole mieux protégé. Suite à une demande d'adaptation formulée par les maires au Président de la République en février 2019, la loi a été modifiée pour que cet avis conforme ne s'applique pas pour les projets comportant en majorité des logements sociaux. On me remonte qu'il y a assez peu de difficultés dans le fonctionnement actuel des CDPENAF, où tous les acteurs sont représentés.

Concernant le sujet de l'adaptation au changement climatique, et particulièrement le point relatif à la gestion de l'eau, sa mise en oeuvre repose sur plusieurs piliers. La sobriété et le travail sur la disponibilité de la ressource sont indissociables et, font partie des leviers essentiel, inclus dans le « Varenne agricole de l'eau agricole et de l'adaptation au changement climatique » et le « Plan eau ».

Le poids de l'histoire et l'importance des indivisions expliquent une partie des difficultés relatives au foncier dans les territoires d'outre-mer. La loi d'avenir de 2014 visait notamment à faciliter la sortie de l'indivision, en particulier lorsque l'accord de tous les indivisaires ne pouvait être obtenu. En ce qui concerne l'application de la Loi Letchimy de 2018 visant à favoriser la sortie des indivisions, je sais que des travaux ont été conduits par le Parlement et je suis prêt à examiner les propositions qui en découleraient.

Vous évoquez, dans votre questionnaire la question des friches agricoles. Les aides du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) ont pour objectif de soutenir la couverture des besoins des populations par des productions locales. C'est pour cette raison que les aides sont couplées aux quantités produites et commercialisées. Dès lors, une aide surfacique découplée comme il en existe dans l'Hexagone n'apparaît pas comme étant le dispositif le plus adapté à la situation spécifique des territoires ultramarins, du fait notamment de leur taille et de leur éloignement. En effet, une aide découplée est décorrélée de la production et donc sa mise en oeuvre ne garantit pas une augmentation des volumes produits, à l'inverse des aides couplées. Cela a été un choix politique assumé au moment de la mise en place des aides POSEI ou même du CIOM de 2009. Des réserves foncières existent, la problématique des terres en friche est réelle et doit trouver aussi des solutions dans la concertation locale ; il existe pour cela des instances d'aménagement foncier pour la valorisation des terres incultes, auxquelles il est trop peu fait appel.

J'évoquerai aussi les questions d'installation, de transmission et de renouvellement des générations. Vous le savez, j'ai lancé une grande consultation préalable à la définition d'un pacte et d'une loi d'orientation et d'avenir agricoles. J'ai souhaité que cette consultation soit territorialisée et, en ce qui concerne les territoires d'outre-mer, connectée aux travaux autour de l'autonomie alimentaire.

Plusieurs propositions émergent des consultations menées dans ces territoires, sur les thèmes de l'orientation-formation, de l'installation-transmission et de l'adaptation-transition face au changement climatique.

Certaines propositions sont communes à l'Hexagone, comme la promotion auprès des plus jeunes des problématiques agricole et alimentaire, la création de points accueil installation-transmission ou encore le besoin d'accompagnement technique renforcé face au changement climatique. D'autres reflètent les spécificités des territoires ultramarins, comme l'enseignement dans les langues locales, l'homologation des intrants adaptés aux conditions tropicales ou la question des dessertes agricoles notamment en Guyane. Toutes ces propositions sont examinées afin de présenter un projet de texte au cours du deuxième semestre de cette année.

La question des retraites agricoles est évidemment liée à celle de la transmission, sujet évoqué à La Réunion avec la Première ministre. Le dispositif de pré-retraite figurait dans les programmes de développement ruraux régionaux dont la gestion, comme vous le savez, n'est plus désormais de la responsabilité de l'État.

L'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) concerne aussi l'Hexagone, mais je suis favorable à la prise en compte des particularités ultramarines, car l'histoire y a été différente, avec en particulier le fait que les logements agricoles peuvent être éloignés des bâtiments d'exploitation agricole.

Vous évoquez dans votre questionnaire la possibilité de développer l'usage du fonds agricole afin d'encourager les transmissions. Ici aussi, il conviendrait de récupérer auprès des notaires le bilan de l'utilisation du fonds agricole et je suis prêt à examiner la possibilité d'inclure les baux ruraux dans le fonds agricole si le besoin est objectivé. Cela ne fait pas partie des remontées que j'ai reçues des concertations du pacte et loi d'orientation et d'avenir agricoles.

Je me permets un tout dernier point sur la question de l'entretien des pistes forestières désaffectées et des chemins d'exploitation en Guyane, évoquée dans la concertation. Ce sujet est important car la forte pluviométrie observée sur ce territoire entraîne la dégradation progressive des pistes en latérite. Il n'appartient pas à l'Office national des forêts (ONF) d'entretenir des pistes qui n'ont pas, ou n'ont plus de vocation forestière. Conformément aux arbitrages concernant le décroisement des responsabilités entre l'État et les Conseils régionaux dans le cadre de la gestion de la nouvelle programmation du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), la collectivité territoriale de Guyane doit en principe disposer de la pleine responsabilité des financements des dessertes forestières. L'action de l'État consistera à planifier, avec le concours de l'ONF, les investissements sur la base des accords de financement obtenus.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nos auditions ont confirmé que des agriculteurs qui entretiennent leur terre depuis longtemps, n'en sont pas les propriétaires, et qu'ils préfèrent donc faire une indivision avec leurs héritiers, faute d'acte notarié, même si leurs enfants ne sont pas agriculteurs : comment résoudre ce problème ?

Comment, ensuite, le « Plan eau » annoncé fin mars par le Président de la République sera-t-il décliné outre-mer ? Comment financer les investissements nécessaires à l'irrigation, aux retenues collinaires ?

Enfin, quel est le calendrier du pacte et de la loi d'orientation sur l'avenir agricole - et quelles dispositions contiennent-ils pour l'outre-mer ? Des consultations ont eu lieu : quel en a été le contenu et quelles conclusions en tirez-vous ?

M. Stéphane Artano, président. - Le prochain CIOM comprendra-t-il des mesures nouvelles issues de cette concertation et de la loi en préparation, ou bien les mesures nouvelles seront-elles présentées seulement dans le pacte et la loi d'orientation ?

M. Marc Fesneau, ministre. - La question des indivisions maintenues faute d'acte notarié mériterait d'être documentée, elle concerne l'ensemble du territoire national et il faudrait savoir si elle se restreint à quelques cas outre-mer, ou bien si la question est plus large - mais je ne saurais vous répondre sans données plus précises.

Le calendrier du pacte et de la loi d'orientation et d'avenir agricoles est celui qui avait été annoncé : la concertation a eu lieu jusqu'en mai, nous consolidons les mesures envisagées, avec l'objectif d'une présentation en Conseil des ministres au début de l'automne - après, cela dépendra du calendrier parlementaire. La concertation a montré combien l'objectif d'atteindre la souveraineté agricole et alimentaire, rencontrait des contingences plus fortes outre-mer - et qu'il engageait l'ensemble des leviers d'action, en particulier l'accès au foncier. Il y a donc à faire un travail sur la question foncière, mais le pacte et la loi d'orientation ne sont pas des textes fonciers - vous savez comme moi l'incertitude qui pèse sur les textes fonciers, leurs difficultés propres. Nous allons donc, ici, passer par les outils actuels, les établissements fonciers, les Safer, améliorer le portage foncier en général. Nous allons aussi agir sur la mobilisation des capitaux, qui est nécessaire à l'installation et qui devient d'autant plus difficile à réaliser que le changement climatique fragilise bien des projets d'installation. Il nous faut aussi renforcer l'attractivité des métiers agricoles, il y a tout un travail à faire dès le plus jeune âge pour mieux connaitre et retrouver un lien avec le monde agricole, dans notre société devenue urbaine - ce travail concerne tout le cycle scolaire et la formation est en volet d'action en soi : alors qu'on a raisonné en filière, il faut désormais intégrer un système bien plus vaste, en vue d'une agriculture adaptée au changement climatique, il faut y préparer les agriculteurs. En réalité, il n'y aura pas de souveraineté sans capacité à avoir réussi la transition écologique et énergétique, ce changement de paradigme représente un défi très vaste pour la formation dans son ensemble, pour les formateurs eux-mêmes. Il y faut aussi la coopération de tous les acteurs, des organismes sociétaires institués dans les années 1960, nous avons besoin de nouveaux outils et de nouvelles formes d'organisation collective, comme l'assolement en commun, qui permettent de travailler ensemble sans être dans un groupement à proprement parler. Nous avons également besoin d'examiner la question fiscale, pour mieux inciter à la succession et à l'installation agricole.

Tout n'est pas dans le texte que nous préparons. Je vous remercie de l'annoncer comme une « grande loi », je dirais d'abord qu'elle est ambitieuse, même si ses objets sont cadrés, circonscrits - car des sujets importants pour l'agriculture, par exemple la planification carbone ou les règles concernant l'usage des pesticides, n'en feront pas partie. L'important, c'est de trouver la cohérence d'ensemble, pour que la trajectoire carbone, les outils de préservation des milieux, de la biodiversité, les outils fonciers et fiscaux de soutien à l'agriculture convergent, je suis vigilant à la cohérence, au sens de l'ensemble.

Le « Plan eau » aura nécessairement une déclinaison propre aux outre-mer, même s'il y a des principes communs. Nous voulons renforcer la sobriété à l'hectare et tenir compte du nouveau régime des précipitations - car s'il ne va pas forcément tomber moins d'eau à l'avenir, sauf dans certains territoires, l'eau va tomber plus irrégulièrement, on l'a vu par exemple cette année dans le Vaucluse, avec des pluies torrentielles qui ont suivi des épisodes de sécheresse, avec moins d'eau qui s'infiltre dans les nappes phréatiques. Nous avons un travail à faire outre-mer sur l'accessibilité à l'eau potable. Nous mobilisons des investissements dans le cadre de France 2030 pour rendre l'accès à l'eau plus efficient, avec un volet de recherche important. Nous allons avoir plus d'hectares à irriguer avec moins d'eau, nous avons donc d'autant plus besoin de sobriété et d'efficience, de variétés plus résilientes, de nouvelles techniques génomiques - nous mobilisons également tous les moyens européens disponibles sur ces questions décisives.

M. Stéphane Artano, président. - Et quelle sera la part des mesures qui figureront dans le prochain CIOM ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Ce n'est pas du même registre : il faut distinguer les mesures législatives, qui modifient le droit, et les politiques publiques, qui mettent en forme l'action publique - et qui sont l'objet du CIOM.

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth. - La Guyane a eu beaucoup de mal à s'installer, elle attend son agrément depuis deux ans, et elle ne peut rien faire sans ; il devait intervenir, mais on l'attend toujours : quand l'obtiendra-t-elle ? Le droit de préemption, ensuite, est difficile à appliquer en Guyane, car un très grand nombre de terrains sont en bail emphytéotique : peut-on adapter en conséquence le droit de préemption pour la Safer ? Enfin, si la collectivité de Guyane a, conformément à l'accord de 2017, débloqué 500 000 euros pour la Safer, l'État n'a toujours pas mis à disposition la somme équivalente : quand le fera-t-il ?

M. Georges Patient. - Le problème criant d'installation de la Guyane a provoqué une polémique importante, sachant qu'en 2017 déjà, la Guyane était le seul territoire d'outre-mer à ne pas disposer d'un tel outil, et le Président de la République s'était engagé à réparer ce défaut. La Guyane a vu le jour en 2021, mais elle n'a pas obtenu d'agrément, pour des raisons liées au président qui avait été choisi. Une nouvelle présidente vient d'être désignée, mais il n'y a toujours pas d'agrément, donc pas de subvention, autant dire pas d'intervention foncière possible. Qui plus est, l'État n'a pas mobilisé les 500 000 euros promis, à parité avec l'engagement de la collectivité de Guyane... Quand ces blocages vont-ils être levés ?

M. Dominique Théophile. - L'augmentation de la SAU aux Antilles est indispensable pour atteindre la souveraineté et l'autosuffisance alimentaires. Or, faute de parcelles disponibles, les jeunes peinent à s'installer : l'État peut-il faire l'inventaire des terrains dont il est propriétaire, en vue de mettre éventuellement à disposition des parcelles pour que des jeunes s'installent ? Une telle mesure ne relève-t-elle pas du CIOM ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je prends en cours de route le sujet compliqué de la Guyane - et j'essaie de faire les choses dans l'ordre. Il fallait d'abord trouver une solution de gouvernance, c'est fait avec le choix d'une nouvelle présidente, nous avons eu des échanges avec la Fédération nationale des Safer. Il appartient désormais à cette nouvelle présidente de présenter un plan pluriannuel, condition nécessaire à l'agrément ; du temps a été perdu, je pense que l'agrément interviendra vite, puis les finances suivront. Nous sommes à votre disposition pour nous dire les blocages éventuels, je sais que vous avez besoin de cet outil. Je précise que les reliquats seront reversés à la nouvelle gouvernance.

Je partage votre avis : la souveraineté alimentaire aux Antilles passe par la mobilisation du foncier, et c'est d'autant plus intéressant aux Antilles que l'éloignement géographique pose des problèmes importants en cas de ruptures d'approvisionnement, on l'a vu pendant la crise sanitaire. L'autosuffisance alimentaire passe aussi par la diversification des productions, les collectivités territoriales doivent s'en saisir. Je ne suis pas opposé à ce que l'on regarde le foncier disponible qui appartient à l'État et qui pourrait aider à installer de jeunes agriculteurs. Cela n'enlèvera rien, cependant, à l'obligation que nous avons de travailler avec les propriétaires privés pour mobiliser du foncier.

M. Jean-François Rapin. - Vous nous présentez une belle synthèse de ce qui est nécessaire pour un modèle d'agriculture autonome, que le manque de foncier, en particulier, rend difficile à réaliser. Reste un écueil : il faut des bâtiments agricoles. Comment intégrer cet impératif, alors que le cumul des lois de protection du littoral et de la montagne, laisse très peu de marge de manoeuvre ?

Ensuite, il faudra bien des moyens, donc européens, mais la Commission européenne a quelque réticence avec le modèle agricole français. Les fonds européens de développement - Feder et Feader - sont-ils mobilisables ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je ne crois pas que la Commission européenne soit réticente à l'égard du modèle agricole français. Ce qu'il y a, c'est un débat, à l'intérieur de la Commission, entre ceux qui voient dans l'agriculture une activité relevant de la souveraineté, et qui donc défende la PAC classique - l'objectif initial en était de produire en quantité et en qualité, à un prix raisonnable, avec pour outil les aides couplées -, et ceux qui mettent en avant les services écosystémiques et environnementaux de l'agriculture, qui veulent étendre la PAC. Dans les outils eux-mêmes, je n'ai pas vu que la nouvelle PAC fasse défaut à la conception initiale et le débat porte plutôt sur les façons de financer les services supplémentaires, sachant que des domaines autres que l'agriculture bénéficient des efforts du monde agricole. En effet, lorsqu'on produit de la biomasse et que l'on décarbone l'aéronautique, par exemple, on rend service à l'aéronautique et ce n'est pas à la PAC de financer cet effort, mais plutôt au transport aérien. Enfin, on ne peut plus penser la PAC comme autonome du reste des accords internationaux, en particulier de libre-échange, et l'Europe doit comprendre que l'alimentation est une arme, Vladimir Poutine nous l'a rappelé : l'UE doit mesurer l'utilité à ne pas dépendre des autres pour notre alimentation, mais aussi notre besoin qu'à nos frontières, les gens soient pourvus en alimentation pour faire face aux crises. Voilà le débat tel qu'il se pose à la Commission européenne, il montre que les services environnementaux, la décarbonation, la préservation de la biodiversité, tous ces sujets importants ne sauraient être financés par la PAC.

Si le Feader a vocation à financer les efforts agricoles outre-mer, il faudrait regarder plus avant ce que peut le Feder en la matière, par exemple sur le sujet de l'eau. Je ne sais pas précisément, cependant, quelle est la vision de la Commission européenne sur les territoires ultramarins - et je ne suis pas sûr qu'elle mesure bien les enjeux de souveraineté et de puissance en la matière.

Vous avez raison, aussi, de souligner le besoin de constructions agricoles. Nous devons nous adapter, parce qu'entre la loi littoral et la loi montagne, mais aussi les parcs naturels, il ne reste plus guère d'espaces pour construire. Or, il faut éviter une mise sous cloche, la préservation de la nature ne signifie pas un retour à la nature, elle passe plutôt par des adaptations, la Première ministre nous a demandé de trouver les voies et moyens, c'est sur cette piste de l'adaptation aux situations ultramarines que nous travaillons, celle de la différentiation territoriale justifiée sur motif. Il faut aussi prendre en compte, comme vous le dites, le fait que l'habitation peut être éloignée de l'exploitation elle-même, ce qui change les conditions des règles d'artificialisation et d'installation.

M. Georges Patient. - La présidente de la Guyane a été agréée cette semaine ; si elle présentait le programme rapidement, peut-on compter sur un agrément avant septembre ?

M. Marc Fesneau, ministre. - C'est un peu court...

M. Georges Patient. - Même avec une instruction accélérée ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Je n'ai pas encore le plan, il faudra l'instruire, la présidente vient d'être nommée. Le plan est prévu présenté en septembre, il est donc raisonnable de tabler sur la fin d'année pour l'agrément. Nous sommes prêts à aider et à travailler avec l'équipe qui se met en place. La Fédération nationale des Safer est prête à aider pour les accompagner, ainsi que la Direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises de mon ministère.

Mme Micheline Jacques. - Les passagers ultramarins paient une taxe carburant qui est reversée au rail. Sachant que les outre-mer n'ont pas de train, peut-on envisager d'utiliser pour l'agriculture ultramarine la part de cette taxe payée par les ultramarins ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Cette question ne relevant pas de ma compétence, je ne saurais émettre un avis...

Mme Viviane Malet. - À La Réunion, il y a un débat sur l'avis de la CDPNAF : la chambre d'agriculture est d'accord avec l'avis conforme, l'association des maires demande une procédure d'avis simple, qu'en pensez-vous ? Faut-il revoir la composition de la CDPNAF, prévoir une présentation plus formelle des projets avant qu'elle ne se prononce ? Récemment, le tribunal a contredit l'avis négatif de la CDPNAF, au point qu'on se demande si son arrêt va faire jurisprudence : qu'en pensez-vous ?

M. Marc Fesneau, ministre. - Lors de notre déplacement à La Réunion, j'ai perçu la sensibilité de ce sujet. Je suis pour ma part plutôt favorable à l'avis conforme, parce que c'est un outil de régulation lorsqu'il y a une forte pression, ce qui est le cas à La Réunion - je prends exemple sur ce que nous avons fait pour l'agrivoltaïsme. Cependant, l'avis ne saurait venir sans instruction, il faut une présentation argumentée du projet, il faut du dialogue, tout le monde en a besoin et c'est, je le crois, la meilleure façon d'avancer.

Mme Viviane Malet. - Les maires instruisent les dossiers, mais la décision leur échappe, il faudrait un débat en amont, et de la cohérence dans l'aménagement, ou bien on se retrouve avec des tracteurs sur une quatre-voies parce que les agriculteurs habitent loin de leurs champs, mais qu'on leur a refusé de construire un bâtiment agricole...

M. Marc Fesneau, ministre. - Pour sécuriser les choses, je crois que nous avons besoin d'une sorte de planification, par laquelle les élus, les agriculteurs, les professionnels et les acteurs associatifs se mettent d'accord sur la stratégie qui articule le logement, l'activité, le tourisme, d'où il découle, ensuite, les décisions concernant le foncier. La CDPENAF ne peut pas être le seul lieu où l'on discute de la préservation du foncier. La planification me parait le meilleur moyen de dépassionner le débat, de rassurer les uns et les autres sur l'action conduite.

M. Stéphane Artano, président. - La difficulté tient au fonctionnement en silo, nous avons besoin de stratégie et de transversalité. Il y a quelques années, nous avions des feuilles de route par territoire, qui articulaient bien les différents sujets, bien au-delà des questions agricoles, c'est un exercice complexe mais vertueux.

M. Marc Fesneau, ministre. - J'en suis d'autant plus convaincu que, comme ministre de l'agriculture, je me trouve au coeur de planifications nombreuses touchant des sujets majeurs comme l'eau, la forêt, la biomasse, l'énergie... et qu'il faut articuler. J'ai été récemment frappé, lors d'une séance de restitution, de voir combien les acteurs étaient en demande d'une approche globale, qui articule les différents sujets. Tous ces leviers sont liés, de la biomasse au carbone, et vous avez raison : la stratégie permet de dépassionner le débat et de mettre en perspective. Cependant, il y a des calendriers qu'on ne maîtrise pas et qui peuvent télescoper les textes nationaux, alors que les agriculteurs demandent de la stabilité. Et je vous rejoins aussi pour dire que la notion de trajectoire est utile, ou bien on en reste à l'idée, au rêve, sans engagements précis. Il faut parvenir à décrire l'objectif, à identifier les règles et la trajectoire, et alors la planification aide à voir le tableau d'ensemble, qui est très complexe, et elle aide aussi à répartir les efforts - tout comme elle aidera à construire des filières.

M. Stéphane Artano, président. - Merci pour ces réponses et votre disponibilité, Monsieur le ministre.