C. FACILITER L'ACCÈS AU FONCIER DES PORTEURS DE PROJET

1. Mieux utiliser les outils d'association-transmission existants
a) De nombreux instruments sous-utilisés

De nombreux dispositifs juridiques tendent à faciliter l'accès au foncier et sa transmission dans des conditions économiques abordables pour des porteurs de projets qui n'ont pas toujours une surface financière suffisante pour acheter des terres à des prix parfois élevés.

Ces dispositifs tendent aussi à préserver l'unité et la cohérence des exploitations, contre les divisions et les démembrements.

(1) Le Groupement foncier agricole : un outil séduisant malgré quelques expériences amères

Le Groupement foncier agricole (GFA) en est un autre. Il a déjà été utilisé avec un certain succès.

Ainsi, en Guadeloupe, à la suite de la troisième réforme agraire initiée en 1981, les agriculteurs intéressés sont devenus fermiers d'un GFA, dont ils détiennent environ 40 % des parts sociales. La Safer, le Crédit Agricole et le département détiennent les 60 % restants. Selon Rodrigue Trèfle, président de la Safer Guadeloupe, « plus de 700 personnes ont ainsi été installées sur 8 000 hectares. En quarante ans, pas 1 m2 de terres ont été déclassées. L'outil GFA permet donc de maintenir l'espace agricole pour les générations futures. »

Il permet aussi d'éviter la concentration du foncier agricole au profit de très grandes exploitations détenues par quelques sociétés.

Toutefois, toujours en Guadeloupe, la gestion du GFA a été très hasardeuse, la principale difficulté étant les loyers impayés. Les GFA ont été perçus comme un mode de propriété du foncier, alors qu'ils consistent en une mise à disposition. Ce malentendu est aussi la source de tension avec les enfants des bénéficiaires du GFA qui escomptent prendre automatiquement la suite de leurs parents, alors que les exploitations ont vocation à être reprise par des tiers.

Il n'en reste pas moins que la création de GFA demeure un outil pertinent pour permettre à de jeunes agriculteurs de s'installer et ne pas laisser en friche des parcelles grevées d'indivision. Dans son rapport précité de 2017 sur les conflits d'usage et la planification foncière dans les outre-mer, la délégation relevait déjà que l'expérience des GFA avait préservé le foncier agricole en Guadeloupe. Sa recommandation n° 4 invitait déjà à créer des GFA à Mayotte.

(2) Un fermage historiquement moins répandu outre-mer

Dans les exploitations individuelles, les terres peuvent être exploitées en faire-valoir direct (lorsque l'exploitant en est propriétaire), en fermage (terres louées auprès de tiers) ou, de façon plus marginale, en métayage. Dans les exploitations sous forme sociétaire, les terres peuvent être propriété de la société (faire-valoir direct), louées auprès de tiers ou auprès du ou des associés.

Les baux ruraux sont la principale forme juridique du fermage. Le statut des baux ruraux est défini par le code rural qui régit les rapports entre propriétaires (ou bailleurs) et fermiers (preneurs) dès lors que ces derniers ont conclu un contrat appelé bail à ferme. Le fermage est le principal type de baux ruraux.

Selon Agreste, en 2020, la location de terres auprès de tiers reste le mode de faire-valoir le plus répandu en France métropolitaine. Il y concerne 51 % de la surface agricole utilisée (SAU). Les autres terres sont mises en valeur en faire-valoir direct (20 % de la SAU) ou par des exploitations sous forme sociétaire qui les louent auprès de leurs associés (27 % de la SAU).

À l'inverse, le fermage est minoritaire outre-mer, voire quasi-inexistant à Mayotte et en Guyane.

Part de la SAU louée auprès de tiers en 2020

Hexagone

Guadeloupe

Guyane

Martinique

Mayotte

La Réunion

51 %

37,35 %

2,56 %

46 %

0,3 %

44,14 %

Source : Agreste

Pourtant, le fermage est un mode d'exploitation des terres agricoles qui facilite l'installation de nouveaux exploitants qui ont rarement les moyens d'acquérir le foncier agricole. Le ticket d'entrée est très inférieur en fermage.

Les raisons de ce recours limité au fermage sont historiques, mais aussi juridiques et institutionnelles.

Dans les DROM et à Saint-Pierre-et-Miquelon, le statut du fermage fait l'objet de dispositions particulières définies aux articles L.461-1 à L.464-2 du code rural, qui déroge au droit commun. Parmi les différences, on notera par exemple que le prix des fermages y est évalué en une quantité de denrées. L'article L.461-7 dispose que « le prix du fermage est évalué en une quantité de denrées. La ou les denrées devant servir de base au calcul du prix des baux dans [les départements d'outre-mer], ainsi que les quantités de ces denrées représentant, par nature de cultures et par catégories de terres, la valeur locative normale des biens loués, sont déterminées par le représentant de l'État dans la collectivité. » Cela implique une réévaluation régulière de ces prix.

De même, le préfet après avis de la commission consultative des baux ruraux doit arrêter un modèle de baux ruraux.

Or, on constate que sur plusieurs territoires, les arrêtés ont tardé à être pris ou sont rarement actualisés. Quant à la commission consultative des baux ruraux, elle peine aussi à se mettre en place.

En Martinique par exemple, les arrêtés sur le prix des denrées et le modèle de baux ruraux ont été pris en 2011. Ils n'ont pas fait d'actualisation depuis.

Le cadre légal des baux ruraux en Martinique est pourtant plus stabilisé que dans les autres DROM, notamment en Guadeloupe ou à Mayotte. En Guadeloupe, les modèles de baux et les prix ont été approuvés en 2018 seulement. À Mayotte, les modèles de baux n'ont été publiés qu'en 2021 et la commission consultative des baux a été créée en 2020 seulement. L'installation de cette commission était d'ailleurs une des recommandations du rapport d'information du 6 juillet 2017 de la délégation précité77(*).

M. Philippe Gout, directeur de la Direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) de Mayotte, a d'ailleurs souligné que la mise en place de la réglementation des baux ruraux et donc la sécurisation des conditions juridiques de mise à disposition du foncier avait été une de ses priorités.

La pose du cadre juridique et réglementaire des baux ruraux sur chaque territoire est le prérequis pour développer son usage au profit de nouveaux exploitants.

Il faudra également lutter contre les loyers impayés. En effet, les taux d'impayés seraient élevés selon le président de la Guadeloupe. Les procédures contraignantes pour mettre en fermage des terres non cultivées ne sont pratiquement pas utilisées, en raison de la sensibilité foncière outre-mer. L'essor du fermage ne sera pérenne que si les loyers dus sont effectivement perçus.

b) Promouvoir le fonds agricole sur le modèle du fonds de commerce ?

Un fonds agricole est un fonds, créé dans le cadre d'une activité agricole, par un exploitant agricole. C'est l'ensemble des biens mobiliers cessibles, matériels ou immatériels, qu'un exploitant affecte à l'exercice de son activité. C'est l'équivalent du fonds de commerce pour le commerçant. Il a un caractère civil. L'objectif poursuivi est la constitution d'unités économiques faciles à transmettre lors des changements d'exploitant, sans remise en cause de leur pérennité.

Cet outil juridique a été créé par la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole78(*). Chaque exploitant est libre de créer un fonds agricole et d'en déterminer la composition (le matériel, les animaux, les stocks, les contrats d'approvisionnement ou de vente de produits, les baux cessibles, la clientèle, les droits à produire, brevets, enseignes...). Le bail rural ne peut en faire partie en revanche car il n'est pas cessible79(*). De même, les éléments immobiliers, comme les terrains, ne peuvent faire partie d'un fonds agricole.

Un fonds agricole offre une grande souplesse de gestion et présente plusieurs avantages. En donnant une reconnaissance à l'entité juridique de l'exploitation agricole, il permet de bien séparer le patrimoine privé de l'agriculteur et son patrimoine professionnel. Le fonds agricole peut être nanti comme garantie, notamment dans le cadre d'un emprunt bancaire. Il facilite la transmission de l'exploitation, soit dans le cadre d'une cession à titre onéreux ou d'une cession à titre gratuit. Les biens constituant le fonds sont vendus ensemble, avec un seul prix, au lieu d'être vendus séparément « à la découpe ». En cas de cession à titre onéreux, seul un droit fixe d'enregistrement de 125 euros est dû.

En cas de donation à un salarié agricole en CDI depuis au moins deux ans ou en contrat d'apprentissage au jour de la transmission, aucun droit de mutation n'est dû si la valeur du fonds transmis est inférieure à 300 000 euros.

Enfin, le fonds agricole peut être loué : cela permet à l'exploitant agricole de rester propriétaire de ses biens et d'accorder une location gérance à une tierce personne.

Cette faculté est particulièrement intéressante pour des exploitants âgés ou malades qui ont besoin de conserver des revenus, en particulier si leurs pensions sont très faibles. Le fonds agricole permet de conserver la propriété du fonds, ainsi que celle des terres le cas échéant ou le bénéfice du bail rural, tout en tirant un revenu du fonds. Toutefois, le code rural ne mentionne pas expressément cette location gérance, qui peut par ailleurs soulever des difficultés en présence d'un bail rural. La location gérance peut être assimilée à une sous-location prohibée.

La location gérance pourrait donc être une solution pour préparer une transmission et mettre le pied à l'étrier d'un jeune agriculteur.

Une simple déclaration auprès de la chambre d'agriculture est exigée pour créer le fonds. Les formalités sont très allégées et n'ont aucune conséquence fiscale. L'évaluation et la détermination des éléments composant le fonds ne sont pas nécessaires lors de sa création. Elles n'interviennent qu'au moment du nantissement, de la location ou de la cession.

Malgré ces avantages, le fonds agricole est peu utilisé dans l'Hexagone. Outre-mer, cet outil juridique semble même inconnu, malgré sa souplesse, sa simplicité et son utilité.

Afin de relancer le recours au fonds agricole, la loi de finances pour 2022 a modifié l'article 39 du code général des impôts, afin de permettre l'amortissement des fonds de commerce acquis à titre onéreux entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2025. Assimilant le fonds agricole à un fonds de commerce, l'administration fiscale80(*) admet que ces dispositions dérogatoires s'appliquent dans les mêmes conditions au fonds agricole.

Concrètement, la reprise d'un fonds agricole avant le 1er janvier 2026 permet au cessionnaire de l'amortir, et donc de le déduire des bénéfices agricoles et de l'assiette des cotisations sociales.

Compte tenu de l'utilité possible du fonds agricole pour faciliter des transmissions dans les outre-mer, deux améliorations pourraient être introduites :

prolonger la période au cours de laquelle la cession d'un fonds agricole ouvre droit à amortissement (2030 a minima par exemple) ;

sécuriser juridiquement la faculté de mettre le fonds en location gérance. Cette faculté pourrait aussi être étudiée en présence de baux ruraux classiques.

Ces modifications doivent permettre de porter une campagne de promotion de cet outil juridique, notamment par les chambres d'agriculture auprès des exploitants agricoles ultramarins.

Lors de son audition, Marc Fesneau, ministre de l'agriculture, s'est montré ouvert à l'examen de la possibilité d'intégrer les baux ruraux dans le périmètre des fonds agricoles.

Proposition n° 16 : Promouvoir le fonds agricole comme outil de transmission moderne d'une exploitation agricole en :

- étudiant la faisabilité d'inclure les baux ruraux dans le périmètre des fonds ;

- informant mieux les exploitants sur le dispositif de la loi de 2006 ;

- prolongeant jusqu'à 2030 au moins la possibilité d'amortir la cession d'un fonds agricole ;

- sécurisant juridiquement la location gérance d'un fonds.

2. Prévoir un accompagnement fort
a) Mieux accompagner les jeunes porteurs de projets

Les aides financières ou techniques, ainsi que les dispositifs d'accompagnement des projets d'installation en agriculture sont nombreux sur l'ensemble du territoire national. Les outre-mer en bénéficient également.

Un point souligné lors des travaux de la délégation est la simplification des parcours pour les porteurs de projet.

La mise en place des Points d'accueil installation (PAI) dans chaque département d'outre-mer a été saluée. C'est la « porte d'entrée » unique pour tous les porteurs de projet souhaitant s'installer en agriculture.

M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, a indiqué que 94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressés au point accueil installation (PAI) et cherchent aujourd'hui du foncier agricole.

Certains dispositifs d'accompagnement restent à déployer pleinement dans tous les outre-mer.

Ainsi, M. Boris Damase, administrateur du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Guadeloupe, a demandé que soit activé sur le territoire de la Guadeloupe certains dispositifs tels que l'Accompagnement à l'installation transmission en agriculture (AITA), existants dans l'Hexagone et permettant une transmission fluide des exploitations.

L'AITA qui consiste en un programme complet d'accompagnement individualisé aux candidats à l'installation en dehors du cadre familial, est normalement disponible dans tous les outre-mer. Le témoignage de M. Boris Damase témoigne soit d'un déploiement incomplet de l'AITA, soit d'une communication insuffisante auprès des publics cibles.

b) Un accompagnement plus individualisé

Un accompagnement individualisé est à promouvoir. Les formes de tutorat, de mentorat ou de tuilage ont démontré leur efficacité et permettent de ménager des phases de transition vers le métier de chef d'exploitation.

L'établissement d'un tutorat professionnel permettrait en effet aux agriculteurs plus expérimentés de partager leurs connaissances, leur expérience et leurs conseils avec des agriculteurs en devenir. Cette transmission intergénérationnelle favoriserait une meilleure intégration des jeunes et les aiderait à surmonter les défis administratifs et techniques auxquels ils sont confrontés. M. Robert Catherine, directeur de la Safer Martinique, s'est exprimé en faveur de la création de pépinières agricoles. Cette approche pédagogique favoriserait ainsi une immersion complète et concrète dans le métier d'agriculteur.

Elle rejoint l'idée de M. Serge Hoareau et du département de La Réunion qui nourrit « le projet de créer une ferme départementale. Elle fonctionnerait comme un sas entre la fin de la formation et l'entrée du jeune dans la vie active agricole. Nous devons nous assurer que ces jeunes ont vraiment la passion pour le métier d'agriculteur ».

Ce tutorat pourrait aussi s'imaginer dans le cadre d'une préretraite, si un tel outil était rétabli conformément à la recommandation n° 15 exposée supra.


* 77 « Conflits d'usage en outre-mer - un foncier disponible rare et sous tension », rapport d'information n° 616 (2016-2017) du 6 juillet 2017 fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Daniel Gremillet et Antoine Karam, rapporteurs.

* 78 Les dispositions relatives au fonds agricole sont codifiées à l'article L.311-3 du code rural.

* 79 Sauf s'il s'agit d'une cession intrafamiliale.

* 80 Voir le Bulletin officiel des finances publiques BOI-BA-BASE-20-30-10-10 mis à jour le 8 juin 2022 https://bofip.impots.gouv.fr/bofip/3991-PGP.html/identifiant%3DBOI-BA-BASE-20-30-10-10-20220608.