B. UNE GUERRE MÉTICULEUSEMENT PRÉPARÉE
1. Une guerre voulue par l'Azerbaïdjan
Des affrontements initiaux ont eu lieu en juillet 2020, qui ont fait plusieurs victimes des deux côtés, dont un général azerbaïdjanais. La guerre a ensuite duré 44 jours, du 27 septembre au 10 novembre 2020. Elle a tué environ 8 000 soldats (6 000 à 10 000 selon les sources) ainsi qu'environ 150 civils.
Ces six semaines de combats ont donné une victoire sans ambiguïté à l'Azerbaïdjan, qui a reconquis une partie du territoire du Haut-Karabagh (environ un tiers), a atteint la ville de Chouchi / Choucha et a reconquis par la force quatre des sept districts entourant le Haut-Karabagh, qui étaient sous le contrôle de l'Arménie depuis la précédente guerre (Fizouli, Djebraïl, Zanguilan et Koubatli).
Ce conflit était inattendu. Il a, en outre, surpris par son intensité.
L'issue du conflit, nettement en faveur de l'Azerbaïdjan, est considérée comme une « surprise stratégique », alors que les forces arméniennes l'avaient assez largement emporté dans les années 1990. L'offensive des forces azerbaïdjanaises de 2016, qui leur avait permis de reprendre un village, ne laissait pas présager une guerre totale telle que celle de l'automne 2020.
Cette guerre aurait pourtant pu être mieux anticipée. En effet, le déséquilibre économique entre les deux pays s'était progressivement traduit par un déséquilibre de leurs capacités militaires. Grâce aux revenus de son économie pétrolière, l'Azerbaïdjan dispose d'un budget de défense notablement plus important que celui de l'Arménie.
Ainsi, d'après le SIPRI :
- en 2020, les dépenses militaires de l'Arménie représentaient 4,9 % de son produit intérieur brut (PIB) et celles de l'Azerbaïdjan 5,4 %. Cette part était, dans les deux cas, significativement plus élevée que la moyenne des dépenses militaires mondiales (2,4 % du PIB).
- Toutefois, les niveaux de dépenses militaires en termes absolus diffèrent sensiblement entre les deux pays : en 2020, l'Arménie a dépensé 634 M$ pour sa défense et l'Azerbaïdjan 2 238 M$.
- Les niveaux d'importations d'armes des deux pays sont également très asymétriques : sur la période 2011-2020, le volume 4 ( * ) des importations d'armes de l'Azerbaïdjan est 8,2 fois supérieur au volume des importations d'armes de l'Arménie, le principal fournisseur des deux pays étant la Russie. Israël a progressivement pris une part croissante dans les importations azerbaïdjanaises. Sur la période 2016-2020, 94 % des importations d'armes arméniennes provenaient de Russie tandis qu'Israël fournissait 69 % des importations d'armes de l'Azerbaïdjan.
L'asymétrie des soutiens extérieurs était également notable : tandis que le soutien turc à l'Azerbaïdjan n'a fait que se renforcer, le soutien russe à l'Arménie s'est émoussé, après l'arrivée au pouvoir, en 2018, d'un nouveau Premier ministre issu d'une révolution populaire, souhaitant rééquilibrer les relations extérieures de l'Arménie en se rapprochant de l'Europe.
L'Azerbaïdjan a donc progressivement choisi d'abandonner le processus de négociation et de trancher le différend territorial sur le Haut-Karabagh par la voie militaire.
Face à cette situation, il est regrettable que le gouvernement français ait, initialement, cru devoir adopter une position de « neutralité ». En effet, M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, a semblé hésiter, du moins dans un premier temps, à condamner l'offensive azerbaïdjanaise (« Il y a enfin une exigence, mesdames, messieurs les sénateurs, celle de l'impartialité. En effet, c'est la condition de notre crédibilité de médiateur. ») 5 ( * ) . L'impartialité que la France s'impose en tant que co-présidente du Groupe de Minsk est une impartialité qui s'applique à la négociation. Elle n'avait pas vocation à perdurer dès lors que l'une des parties avait fait le choix de faire prévaloir sa position par le recours aux armes.
Des déclarations ultérieures ont fort heureusement permis de sortir de cette « neutralité », notamment les déclarations du Président de la République demandant un accord qui « préserve les intérêts de l'Arménie » et appelant la Turquie à « mettre fin à ses provocations » (10 novembre 2020).
2. Le rôle déterminant de la Turquie
La Turquie est aujourd'hui le plus proche allié de l'Azerbaïdjan. Le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, estime qu' « il n'y a pas deux pays plus proches dans le monde ». Toutefois, le slogan « une nation, deux États » de l'ancien président azerbaïdjanais Heydar Aliev doit probablement être relativisé, du fait de différences notables : l'Azerbaïdjan est un pays majoritairement chiite et non pas sunnite ; c'est un État qui demeure laïque, très marqué par le sécularisme soviétique.
La proximité entre la Turquie et l'Azerbaïdjan s'explique pour des raisons identitaires, mais aussi pour des raisons économiques : « Il faut ici bien voir que l'Azerbaïdjan est un grand producteur et exportateur d'hydrocarbures, quand la Turquie est le 5 e importateur mondial d'hydrocarbures et une étape indispensable dans leur processus d'exportation vers le marché européen (...). La coopération économique turco-azérie est particulièrement visible dans la géopolitique des oléoducs et gazoducs construits entre les deux pays, dont les principaux sont l'oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), inauguré en 2005, et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum, ouvert en 2006. De plus, cette coopération est amenée à se renforcer dans le futur, car, dans le cadre de la stratégie de diversification de l'approvisionnement en gaz de l'Union européenne, les principaux projets de gazoducs pour importer le gaz azéri de la mer Caspienne ont comme point de départ la Turquie, comme le gazoduc TAP (Trans Adriatic Pipeline) qui devrait être achevé d'ici la fin d'année. » 6 ( * )
La Turquie a contribué, au cours des mois qui ont précédé le conflit, à la préparation et à la transformation de l'armée azerbaïdjanaise.
D'après de nombreuses sources, dont l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), la Turquie a, en outre, déployé des mercenaires syriens, en appui des forces azerbaïdjanaises. La France a confirmé l'envoi de ces djihadistes syriens, dénoncé par le Président de la République début octobre. Les incertitudes sont grandes quant au nombre et à l'emploi de ces mercenaires. L'OSDH évalue leur nombre à environ 1 500 ou 2 000. La plupart seraient revenus en Syrie à l'issue du conflit. Embauchés pour un salaire de 2 000 $ par mois, ils auraient participé aux combats les plus meurtriers, notamment dans les zones urbaines.
La Turquie était connue depuis longtemps pour son soft power régional, c'est-à-dire sa capacité d'influence économique, culturelle, religieuse. Elle a démontré, au cours des dernières années, la réalité de son hard power et l'efficacité de ses capacités militaires. Alors que la Turquie n'était plus intervenue militairement en dehors de son territoire depuis l'invasion de Chypre (1974), elle l'a fait successivement en Syrie (2016) puis en Libye (2019), avant de jouer un rôle décisif dans le conflit du Haut-Karabagh, qui lui a permis d'étendre son influence en direction du Caucase. Faut-il pour autant en déduire l'existence d'un grand dessein néo-ottoman ?
Chacune des interventions militaires turques récentes a répondu à une logique propre (problématique kurde, rivalités en Méditerranée orientale...). Soutenir l'Azerbaïdjan permet à la Turquie d'étendre son influence politique et sa présence économique dans le Caucase, région clef reliant la mer Caspienne à la mer Noire, où la Russie et l'Iran ont également des aspirations. Ainsi, à défaut peut-être d'un grand dessein panturc, se manifeste au minimum un très grand opportunisme, le Président Erdogan saisissant toute occasion de se faire entendre sur la scène internationale et de satisfaire un électorat conservateur et nationaliste, masquant ainsi au passage les difficultés économiques de son pays. Ce climat risque de s'installer durablement à l'approche de 2023 (année des prochaines élections présidentielles et législatives et centenaire de la République turque).
En tant qu'alliée de l'Azerbaïdjan, la Turquie pourrait jouer un rôle constructif , d'autant qu'elle est membre du Groupe de Minsk (mais non de sa co-présidence). Cette question doit en tout état de cause figurer à l'agenda de nos relations avec la Turquie, dans toutes les enceintes pertinentes : relations bilatérales, dialogue UE-Turquie, OTAN, afin de faire pression sur la Turquie pour qu'elle use de son influence dans un sens favorable à la paix.
Le succès turc dans ce conflit en fait un acteur régional clef. Son influence est toutefois contrebalancée par celle de la Russie, principal artisan du cessez-le-feu, dont le rôle est aujourd'hui central.
* 4 P. Wezeman, A. Kuimova, J. Smith, Stockholm International Peace Research Institute (2021). Les données reflètent le volume des livraisons d'armes et non la valeur financière des transactions, selon une méthodologie propre au SIPRI.
* 5 Sénat, Questions au Gouvernement, 14 octobre 2020.
* 6 Les relations turco-azéries : « Une nation, deux Etats » ? par Florent Parmentier, Eurasia Prospective, 15 octobre 2020.