D. LA NÉCESSITÉ D'UN FINANCEMENT PÉRENNE ET ÉQUITABLE DES POLITIQUES SOCIALES

1. Une situation juridiquement fragile
a) La non-compensation intégrale par l'État des dépenses liées aux AIS est-elle conforme à la Constitution ?

L'insuffisance de la compensation par l'État des dépenses résultant pour les départements du financement des AIS place ces derniers dans une situation d'autant plus difficile que leurs recettes tendent à diminuer 71 ( * ) . Les départements ayant répondu au questionnaire de la mission sont d'ailleurs unanimes à considérer que l'importance croissante prise par ce reste à charge pénalise fortement leur capacité à investir.

Selon Géraldine Chavrier, professeur de droit public entendue par la mission, l'existence d'un tel décalage entre le dynamisme des dépenses d'AIS, sur lequel les départements n'ont pas de prise, et la stabilité des compensations serait même inconstitutionnelle. Les risques de chômage et de dépendance ainsi que le handicap doivent, en effet, être considérés comme relevant de la solidarité nationale au sens du préambule de la Constitution du 26 octobre 1946. Ainsi, pour le professeur, « dans un État unitaire, on ne peut pas faire assumer l'effort de solidarité nationale à quelque corps intermédiaire que ce soit, ou quelque personne publique que ce soit, en dehors de l'État agissant pour la nation toute entière. (...) La Constitution ne prévoit pas de solidarité " locale ". (...) On ne peut pas décider que le département de la Seine-Saint-Denis supporte davantage le poids de la solidarité nationale que les Hauts-de-Seine. »

S'agissant par exemple de l'APA, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a clairement rappelé que si la mise en oeuvre du dispositif peut bien être décentralisée, celui-ci continue de répondre à « une exigence de solidarité nationale » . Le Conseil relève que son financement constitue alors une dépense obligatoire pour le département « en contrepartie » de laquelle ils perçoivent une dotation financée par l'État et la sécurité sociale 72 ( * ) .

Certes, le Conseil constitutionnel a également confirmé, à propos de la décentralisation du RSA, que les dispositions du quatrième alinéa de l'article 72-2 de la Constitution relatives à la compensation financière des transferts de compétence 73 ( * ) font seulement obligation à l'État d'assurer une compensation des charges évaluées au coût historique, quelle que soit l'évolution ultérieure du coût d'exercice de la compétence transférée 74 ( * ) . Selon le raisonnement du professeur Chavrier, c'est parce que les AIS relèvent des politiques de solidarité nationale, au sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que l'insuffisance de leur compensation par l'État pourrait être arguée d'inconstitutionnalité, et c'est sur ce fondement qu'il aurait fallu attaquer les lois concernées.

b) L'illégalité des mécanismes de compensation des hausses successives du RSA

Quoiqu'il en soit de la constitutionnalité de la non-compensation intégrale des dépenses d'AIS, la loi fixe des règles de fond et de procédure pour la compensation financière des transferts de compétence, même réduite à leur coût historique . Or, en ce qui concerne le RSA, ces règles n'ont pas été respectées .

C'est ce que vient de juger le tribunal administratif de Paris, à propos de cinq décrets de revalorisation forfaitaire du RSA pris en 2013, 2014, 2015, 2016 et 2017, qui doivent être considérés comme une modification des « règles relatives à l'exercice des compétences transférées » au sens du second alinéa de l'article L. 1614-2 du code général des collectivités territoriales. Quoique le Gouvernement ait fait valoir que ces hausses de charges pour les départements aient été assorties de trois dispositifs de compensation prévus par la loi de finances pour 2014 (transfert des frais de gestion de la taxe foncière sur les propriétés bâties, relèvement du taux plafond des DMTO et création d'un fonds de solidarité ad hoc ), cela ne dispensait pas les ministres chargés de l'intérieur et du budget de constater par arrêté, après avis de la commission consultative d'évaluation des charges du Comité des finances locales, le montant des dépenses nouvelles résultant pour les départements de ces décrets et, partant, celui de la compensation exigée 75 ( * ) .

Les enjeux financiers de cette décision sont conséquents : le coût pour les départements des revalorisations successives du RSA entre 2013 et 2016 est estimé respectivement à 43, 22 et 21 millions d'euros pour le Calvados, la Manche et l'Orne ; à l'échelle de l'ensemble des départements, ce montant pourrait être de 4 milliards d'euros 76 ( * ) .

2. Apporter enfin une réponse structurelle à la problématique du financement des AIS
a) Une question de plus en plus urgente

Comme il a été souligné précédemment, l'empilement des fonds d'urgence en faveur des départements faisant face aux restes à charge les plus élevés n'a pas permis d'apporter une réponse structurelle au problème. La péréquation horizontale entre départements a, par ailleurs, été considérablement renforcée ces dernières années, le nouveau fonds de péréquation des DMTO créé par fusion des fonds existants en loi de finances pour 2020 77 ( * ) atteignant déjà 1,8 milliard d'euros.

La problématique revêt un caractère de plus en plus urgent. Le rapport de la mission « Richard-Bur » précité sur le financement des AIS notait déjà que les dépenses d'APA seraient amenées à croître fortement du fait du vieillissement démographique, tandis que la montée en puissance des politiques du handicap « inclusives » conduisant à privilégier un accompagnement en milieu ordinaire se traduirait par une hausse des aides prises en charge par la PCH. À plus court terme, la crise économique actuelle devrait avoir un fort impact sur les dépenses de RSA, la mission « Cazeneuve » envisageant une hausse de 10 % du nombre d'allocataires en deux ans.

b) Plusieurs pistes existent, nécessitant de nouvelles négociations entre l'État et les départements

Les deux missions précitées ont formulé une série de propositions pour résoudre le problème persistant du financement des AIS.

La mission « Cazeneuve » a notamment préconisé deux mesures :

- la création d'un dispositif original de péréquation horizontale prenant la forme d'un fonds commun de garantie contra-cyclique qui fonctionnerait comme un « serpent budgétaire » : les ressources réelles de fonctionnement des départements qui excéderaient un certain seuil pourraient être mises en réserve puis réparties entre les départements selon des critères de ressources et de charges. Entendue par la mission, la direction générale des collectivités locales a témoigné de son intérêt pour ce type de dispositif ;

- une nouvelle revalorisation de 0,2 point du taux plafond des DMTO (ainsi porté à 4,7 %).

Il est à noter que ces deux mesures ne représentent aucun coût pour l'État, à l'inverse du dispositif, plus ambitieux et issu d'une proposition de l'ADF, préconisé par la mission « Richard-Bur » . Celle-ci recommandait l'instauration d'une « compensation des sur-restes à charge pondérée » qui consisterait en une dotation de l'État attribuée aux départements dont le reste à charge serait supérieur à la moyenne. En avril 2018, l'effort budgétaire de l'État était estimé à un montant de 500 à 600 millions d'euros annuels sur trois ans. Il serait plus important encore dans le contexte actuel de crise économique et sociale.

Des solutions plus structurelles pourraient également être versées au débat. La question du panier de ressources des départements pourrait se poser à nouveau dans les années à venir , en lien avec la problématique de l'absence d'autonomie fiscale évoquée en première partie. Lors de son audition par la mission, le professeur Géraldine Chavrier a également suggéré une solution de compromis consistant en une « clause de revoyure » quinquennale : tous les cinq ans, la compensation financière du transfert des AIS serait réévaluée en fonction de l'évolution des charges liée aux fluctuations du nombre d'allocataires et aux décisions de l'État, les départements assumant seuls une éventuelle hausse de ces charges entre deux réévaluations.

En tout état de cause, la solution au problème du financement des AIS ne saurait émerger que d'une négociation avec l'État et entre les départements . Cette question doit être abordée de front avec celle d'une éventuelle recentralisation du RSA , qui ne fait pas consensus entre les départements. Une telle recentralisation ne serait pas aberrante dans son principe, le RSA étant fondé sur la solidarité nationale ; toutefois, il n'est pas inopportun que la collectivité en charge de l'insertion professionnelle supporte une part de son financement et bénéficie ainsi des retombées d'une politique d'insertion dynamique. En tout état de cause, l'échec des négociations sur ce sujet entre l'ADF et l'État lancées en 2016 témoigne de sa complexité politique et technique. La ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales Jacqueline Gourault a annoncé que le cadre rénové des expérimentations locales proposé avec le projet de loi organique devant être examiné à l'automne 2020 78 ( * ) pourrait constituer le support d'une expérimentation de recentralisation du RSA dans certains départements.

La concertation au sujet du futur revenu universel d'activité doit être l'occasion de poser de concert l'ensemble de ces questions.

Recommandation n° 6 : Apporter une réponse structurelle au problème du financement des allocations individuelles de solidarité, en s'inspirant des rapports « Richard-Bur » et « Cazeneuve ».


* 71 Voir les développements sur les perspectives financières des départements en première partie.

* 72 Décision n° 2001-447 DC du 18 juillet 2001, Loi relative à la prise en charge de la perte d'autonomie des personnes âgées et à l'allocation personnalisée d'autonomie.

* 73 « Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice . »

* 74 Décision n° 2011-142/145 QPC du 30 juin 2011, Départements de la Seine-Saint-Denis et autres .

* 75 Tribunal administratif de Paris, 30 juin 2020, n os 1815544/2-1, 1815545/2-1 et 1816740/2-1, Départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche .

* 76 Source : communiqué de presse des départements du Calvados, de la Manche et de l'Orne, 16 juillet 2020.

* 77 Article 255 de la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020.

* 78 Projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution, enregistré à la Présidence du Sénat le 29 août 2020

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