C. UNE PRÉFÉRENCE POUR LES FORMES SOUPLES DE COOPÉRATION
1. Un attachement légitime aux périmètres départementaux actuels
Force est de constater qu'en dehors de cas particuliers, où de tels projets sont défendus pour des raisons parfois défensives, les regroupements de départements ne suscitent qu'une faible adhésion des élus locaux et des citoyens . Toutes les consultations électorales portant sur la suppression de départements (qui devaient dans chaque cas être fusionnés entre eux et avec une région) se sont jusqu'à présent soldées par un échec, en Corse en 2003 comme en Alsace en 2013. Quant aux élus départementaux, aucun de ceux qu'a rencontrés la mission (mis à part le président du Bas-Rhin), non plus qu'aucun de ceux qui ont répondu à son questionnaire écrit ne se sont déclarés favorables à une telle évolution. Tantôt les réticences sont liées à la situation spécifique du département : « Vu la situation géographique du département, la fusion consisterait soit à s'associer avec plus pauvre et plus rural, soit à s'associer avec un département qui serait susceptible de le faire " oublier " », écrit par exemple Claude Riboulet, président du conseil départemental de l'Allier. Tantôt elles sont justifiées par des considérations plus générales : « La difficulté dans la fusion de départements entre eux, c'est de leur retirer l'un de leurs principaux atouts : la proximité et la capacité d'apprécier, avec un véritable ancrage territorial, les politiques publiques menées à son échelle » , selon le président du conseil départemental du Calvados, notre ancien collègue Jean-Léonce Dupont. « Il faut se méfier du big is beautiful , surtout lorsqu'aucune étude d'impact sérieuse n'en démontre la pertinence en matière de performance de gestion. »
La mission partage ces réserves et appelle à la prudence. La fusion de départements peut se justifier dans des situations très spécifiques, lorsque les liens géographiques, sociaux, économiques, culturels, voire « affectifs » entre deux territoires sont particulièrement étroits. Elle ne doit pas devenir systématique, au risque d'éloigner plus encore des citoyens les lieux de décision, de dégrader la qualité du service public et d'affaiblir le lien civique . Le législateur doit donc s'abstenir de toute incitation au regroupement, qu'elle soit d'ordre financier 249 ( * ) ou qu'elle tienne par exemple aux compétences nouvelles qu'exercerait le département issu de la fusion, sous peine de fausser les termes du débat local.
Recommandation n° 25 : N'envisager qu'avec prudence d'éventuelles fusions de département et s''abstenir de toute incitation légale, financière ou autre, afin de ne pas fausser les termes du débat local. |
2. Le développement de coopérations plus ou moins structurées
Le maintien des départements dans leurs limites territoriales actuelles n'a pas empêché le développement de la coopération « horizontale » entre conseils départementaux . Outre les simples conventions, il convient de distinguer entre les ententes départementales et les établissements publics interdépartementaux.
Alors que la loi du 22 juin 1833, encore animée par un centralisme autoritaire et la hantise du fédéralisme, faisait interdiction à tout conseil général de se mettre en correspondance avec un autre, la loi du 10 août 1871 relative aux conseils généraux permit à ceux-ci de « provoquer entre eux, par l'entremise de leurs présidents, une entente sur les objets d'utilité départementale compris dans leurs attributions et qui intéressent à la fois leurs départements respectifs », ainsi que de « faire des conventions, à l'effet d'entreprendre ou de conserver à frais communs des ouvrages ou des institutions d'utilité commune ». L'entente départementale , aujourd'hui régie par les articles L. 5411-1 et L. 5411-2 du code général des collectivités territoriales, est une forme de coopération faiblement institutionnalisée , qui ne donne pas lieu à la création d'une personne morale distincte des départements qui s'associent, mais seulement à la conclusion d'une ou plusieurs conventions et à la réunion de « conférences » où chaque conseil est représenté et où sont débattues les questions d'intérêt commun. Les décisions prises au sein de ces conférences ne sont exécutoires qu'après avoir été ratifiées par chacun des conseils généraux.
À l'inverse, les « institutions et organismes interdépartementaux » , créés par la loi du 9 janvier 1930 250 ( * ) et aujourd'hui régis par les articles L. 5421-1 et suivants du même code, sont des établissements publics dotés de la personnalité civile et de l'autonomie financière, administrés par un organe délibérant composé de représentants des départements qui en sont membres.
Ces deux formules - souvent confondues dans la terminologie employée - n'ont connu pendant longtemps qu'un succès limité . Des établissements publics communs à plusieurs départements ont été créés pour mener conjointement des politiques ciblées , comme l'Entente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen, créé en 1959 par les départements de l'Hérault, du Gard et des Bouches-du-Rhône (rejoints en 1963 par l'Aude et les Pyrénées-Orientales), voire pour construire et exploiter des équipements isolés , comme l'Entente interdépartementale pour l'aménagement et l'exploitation d'un barrage sur le Céron, créée en 1977 par le Tarn et le Tarn-et-Garonne. Plus récemment, l'Aveyron, le Gard, l'Hérault et la Lozère ont constitué une Entente interdépartementale des Causses et des Cévennes, afin de contribuer à la mise en valeur de ce territoire inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO 251 ( * ) .
Peu à peu, on a toutefois vu apparaître des formes de coopération plus transversales et plus politiques .
Ainsi, l'Entente régionale de Savoie, institution interdépartementale commune aux départements de Savoie et de Haute-Savoie créée en 1983, eut d'emblée pour objet à la fois de donner une identité institutionnelle à la région savoyarde et d'assurer l'exercice commun de certaines compétences, notamment en matière de tourisme. L'Assemblée des pays de Savoie lui a succédé en 2001, puis le Conseil Savoie Mont-Blanc en 2016. Cet établissement public, dirigé par un conseil d'administration composé de trente conseillers départementaux (répartis à parité) et présidé à tour de rôle par les présidents des deux départements, est aujourd'hui chargé de la promotion touristique du territoire, de politiques en faveur de l'agriculture, de la forêt et de la protection de l'environnement, du soutien à l'université de Savoie Mont-Blanc et de la gestion de certains équipements culturels. Les élus y voient également un moyen de peser davantage au sein de la région Auvergne-Rhône-Alpes, voire, pour certains d'entre eux, la préfiguration d'un département unifié.
De l'autre côté de l'agglomération lyonnaise, c'est également pour apporter « un contrepoids à une menace bien réelle », celle de « pseudo-simplifications » conduisant à « une disparition des départements ou à ne les considérer que comme des exécutants d'une politique uniformisée, élaborée par des cabinets et des élus hors sol 252 ( * ) » que s'est nouée l'an dernier, en octobre 2019, une entente (au sens propre cette fois, c'est-à-dire principalement conventionnel) entre la Loire et la Haute-Loire , qui doit déboucher sur des coopérations dans des domaines aussi variés que le tourisme, la protection des milieux naturels, la culture, le sport, l'agriculture, l'ingénierie technique, le numérique, les collèges, les routes et même l'action sociale 253 ( * ) . Les deux présidents de conseil départemental, Georges Ziegler et Jean-Pierre Marcon, ont en effet constaté que la modification du positionnement institutionnel des départements à la suite des dernières réformes territoriales et les menaces planant sur le financement des compétences sociales leur imposait de faire preuve de « beaucoup d'imagination 254 ( * ) » afin de continuer à offrir le meilleur service aux citoyens . La coopération entre la Loire et la Haute-Loire se veut souple et non exclusive ; elle entend préserver l'identité de chaque territoire et n'interdit pas la poursuite de projets communs avec d'autres départements.
À l'inverse, la création de l'établissement public interdépartemental Yvelines/Hauts-de-Seine en février 2016 a été expressément conçue comme un premier pas vers la fusion des deux départements. L'établissement s'est d'ores et déjà vu transférer certains services des deux départements en vue de leur mutualisation : archéologie préventive, services de l'adoption, entretien et exploitation du réseau routier.
Enfin, le tout récent Fonds de solidarité et d'investissement interdépartemental (FS2I), créé en 2019 à l'initiative de l'ensemble des départements franciliens (hors Paris ) et adossé à un établissement public interdépartemental ad hoc , constitue un autre exemple particulièrement intéressant de coopération « horizontale ». Ce fonds est doté de 150 millions d'euros en 2019 et 2020 tirés exclusivement des contributions des départements membres. Il permet, dans une logique de solidarité territoriale, le financement de projets d'investissements structurants pouvant dépasser le cadre d'un seul département et relevant de sept priorités : environnement, éducation, innovations et attractivité, solidarités, patrimoine, mobilités, Jeux Olympiques de Paris 2024. En réaction à la crise sanitaire, ce fonds a par exemple financé à hauteur de 2 millions d'euros un plan vélo interdépartemental dans le cadre de la sortie du confinement en vue de faciliter les déplacements interdépartementaux par la construction de pistes provisoires et de décharger ainsi les itinéraires de transports en commun les plus chargés.
Recommandation n° 26 : Encourager le développement de coopérations « horizontales » entre départements. |
* 249 Le Sénat avait adopté, lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2015, un amendement prévoyant la stabilisation pendant trois ans de la dotation globale de fonctionnement des départements qui fusionneraient avant le 1 er janvier 2016, à l'image de ce qui avait été fait pour les communes nouvelles. Le Gouvernement s'y était opposé en raison de l'impact de la mesure sur la dotation des autres départements.
* 250 Loi du 9 janvier 1930 relative aux ententes et institutions interdépartementales. Le décret-loi du 5 novembre 1926 de décentralisation et de déconcentration administrative avait déjà créé des « syndicats interdépartementaux ».
* 251 Dans les trois cas, ces « ententes » sont en fait des institutions interdépartementales.
* 252 Discours de Georges Ziegler, président du conseil départemental de la Loire, à l'occasion de la signature de la convention créant l'entente départementale Loire-Haute-Loire, 24 octobre 2019, consultable à l'adresse suivante : www.loire.fr .
* 253 Voire la brochure présentant l'entente, consultable ibid .
* 254 Discours de Jean-Pierre Marcon, président du conseil départemental de la Loire, à l'occasion de la signature de la convention créant l'entente départementale Loire-Haute-Loire, ibid .