III. CONSERVER NOTRE CAPACITE DE RENSEIGNEMENT SPATIAL : CONDITION DE NOTRE STATUT DE PUISSANCE MONDIALE
L'espace est un levier stratégique majeur, non seulement parce qu'il est devenu indispensable à la conduite des opérations militaires mais aussi car il participe au statut de la France comme grande puissance mondiale. Le renouvellement de nos capacités spatiales est impératif si nous voulons conserver notre indépendance et exercer la plénitude de notre souveraineté. Et face à la menace de plus en plus prégnante d'une arsenalisation de l'espace, il s'agit également de repenser la gouvernance d'un secteur pour défendre au mieux nos intérêts et promouvoir la coopération plutôt que de se résigner à la confrontation.
A. RENOUVELER NOS CAPACITÉS SPATIALES
La France a engagé en 2018 le renouvellement de l'ensemble de ses capacités spatiales avec la mise en service progressive d'une nouvelle génération de satellites de renseignement. Ce renouvellement de nos capacités se traduit par augmentation des moyens alloués au spatial dans la loi de programmation militaire 2019-2025. A plus long terme, il s'agit pour notre pays de se donner les moyens d'investir massivement dans des technologies de rupture qui conditionnent notre capacité à rester dans la course.
1. Déployer la mise en service d'une nouvelle génération de satellites de renseignement
Le lancement du satellite espion CSO-1 le 19 décembre 2018 a marqué le début du cycle de renouvellement des capacités spatiales de la France, qui concerne les composantes suivantes :
- l'observation spatiale militaire : les trois satellites CSO, destinés à succéder aux satellites HELIOS II actuellement en service, depuis 2004 pour le premier et 2009 pour le second, devraient être tous lancés d'ici fin 2021. Le programme suivant sera lancé en réalisation en 2023. CSO doit nous garantir de conserver un accès souverain à l'imagerie optique et permettra d'accroître le nombre d'objectifs pouvant être imagés sur un théâtre géographiquement ;
- l'écoute spatiale militaire : les trois satellites CERES devraient tous être lancés d'ici fin 2020 (en remplacement des satellites ELISA) et le programme suivant réalisé à partir de 2023.
Sans qu'il s'agisse à proprement parler de renseignement, il convient aussi de mentionner :
- s'agissant des télécommunications spatiales militaires : les deux premiers satellites SYRACUSE IV seront lancés d'ici 2022 et complétés d'ici à 2030 par un troisième satellite répondant aux besoins croissants et spécifiques des plateformes aéronautiques ;
- s'agissant de la surveillance de l'espace : les moyens de veille (GRAVES) et de poursuite (SATAM) des orbites basses seront modernisés en priorité ;
- s'agissant de la navigation par satellite : les équipements de navigation par satellite des armées seront modernisés à partir de 2024 au travers du programme OMEGA, résistant aux interférences comme au brouillage, qui devra apporter une capacité autonome de géolocalisation capable d'utiliser à la fois les signaux GPS et GALILEO.
Dans les prochaines années, les huit satellites souverains dont nous disposons seront ainsi intégralement remplacés, ce qui n'est pas sans incidences budgétaires.
2. Se donner les moyens budgétaires de nos ambitions : les enjeux de la LPM 2019-2025
La LPM 2019-2025, en cours d'exécution, accorde une priorité à la fonction stratégique « connaissance et anticipation » au profit de laquelle les capacités spatiales apportent une contribution très substantielle. Elle prévoit que nos capacités nationales de surveillance de l'espace exo-atmosphérique ( Space Surveillance and Tracking , SST) et de connaissance de la situation spatiale ( Space Situational Awareness , SSA) soient consolidées, notamment par le renforcement du Commandement de l'espace et du Commandement de la Défense Aérienne et des Opérations Aériennes. Cette LPM doit permettre, d'ici son terme, de doter les armées de premières capacités permettant de conduire les opérations dans l'espace.
Les montants consacrés à nos moyens spatiaux de défense dans la LPM 2019-2025 sont en augmentation de 1,9 milliards d'euros par rapport à la LPM précédente sur la période 2014-2019. Ils sont en effet passés de 2,9 milliards d'euros à 4,8 milliards d'euros (pour les programmes budgétaires 144 et 146). Ces 4,8 milliards euros incluent le supplément de 700 millions d'euros ajouté après le vote de la loi par le Parlement, pour tenir compte des nouvelles orientations issues de l'annonce de la création du Commandement de l'espace.
Comme l'avait en effet clairement affirmé la ministre des Armées dans son discours de présentation de la stratégie spatiale de défense, le 25 juillet 2019 à Lyon, « les ressources financières seront dégagées pour avoir les moyens de nos ambitions ».
D'ici à 2025, une nouvelle génération de systèmes orbitaux de renseignement optique (CSO) et électromagnétique (Ceres) aux performances nettement accrues sera mise en service. La LPM prévoit en outre que trois nouveaux satellites de communications militaires Syracuse 4 viendront remplacer les Syracuse 3. Le successeur de MUSIS sera quant à lui commandé au cours de la LPM afin être livré avant 2030. Le programme « CERES successeur » devra assurer, à l'horizon 2028-2030, la pérennité de la capacité spatiale d'écoute électromagnétique.
Mais la durée de vie des nouveaux programmes, tels CSO, est estimée à une dizaine d'années. La ministre des Armées a ainsi dévoilé lors du Salon du Bourget de juin 2019, la mise en chantier de deux nouveaux programmes spatiaux appelés à remplacer la génération en cours de déploiement : baptisés « Iris » et « Céleste », ils proposeront, pour le premier, des capacités d'observation optique renouvelées, et pour le second, de nouvelles capacités de renseignement d'origine électromagnétique.
Aussi, dès la période suivante 2026-2030, la contribution budgétaire de la nation devra être du même ordre, avec même un effort supplémentaire à faire sur le programme budgétaire 78 relatif aux achats de service.
Recommandation n° 50 : Confirmer la trajectoire budgétaire permettant le renouvellement de nos capacités de renseignement spatial contribuant à la fonction stratégique prioritaire « connaissance et anticipation ».
3. Investir dans les technologies de rupture
La très forte accélération de l'innovation dans le domaine spatial impose des investissements accrus pour ne pas se laisser dépasser par le raccourcissement des cycles d'innovation. Plus que jamais se trouve renforcée la nécessité pour notre pays de conserver une avance à la fois dans la technologie et dans les architectures innovantes. Cela passe par des transferts de technologie du domaine commercial au secteur spatial, avec de nouveaux modes de production fondés sur des innovations de rupture. Cela suppose aussi de soutenir les programmes de démonstrateurs visant justement des technologies de rupture et non des évolutions incrémentales.
Parmi les dix technologies de rupture identifiées par le MIT en 2016 figurait par exemple les fusées réutilisables développées par SpaceX et Blue Orign. Au vu des gains financiers considérables à la clé, cette innovation de rupture a conduit l'Agence spatiale européenne à travailler à son tour sur la conception d'un lanceur réutilisable. C'est également à la recherche de nouvelles technologies de rupture que l'ONERA travaille, parmi d'autres projets, sur une piste prometteuse consistant à incorporer de plus en plus de technologies issues du transport aérien dans l'univers du spatial.
Appliquée au secteur spatial, la théorie dite de la « disruption » est redoutable pour les entreprises en place, car elle peut rapidement entraîner un changement de leadership.
La rupture s'appuie en effet sur deux mécanismes complémentaires. Premièrement, elle vient changer les normes et les critères de performance industrielle. Deuxièmement, en modifiant les compétences et les ressources nécessaires à la performance, elle frappe d'obsolescence celles qui opéraient jusqu'alors, et transforme les forces en faiblesses. Les actifs des entreprises installées deviennent graduellement obsolètes et constituent des freins à leur adaptation aux nouvelles normes, tandis que les normes et pratiques des nouveaux entrants s'imposent comme les nouveaux standards de performances à acquérir.
Dans ces conditions, nos fleurons industriels que sont Airbus Defence and Space et Thales Alenia Space ont mis en place de nouveaux programmes pour conserver leur avance stratégique sur un marché en pleine mutation.
Avec le programme OneWeb, Airbus Defence and Space ambitionne de faire passer les méthodes de fabrication des satellites de télécommunication de l'artisanat à l'ère industrielle, avec une production de 500 et 600 unités par an, permettant de diviser le coût des satellites par 50 et d'offrir des connexions internet bon marché dans le monde entier. C'est une véritable rupture pour cette industrie habituée au sur-mesure. Airbus fait appel à des industriels issus par exemple du secteur de l'électronique automobile pour leur expertise dans la production en grandes séries à bas coût. L'activité industrielle engendrée par le programme OneWeb doit ainsi permettre de développer et de pérenniser en France des produits, processus et savoir-faire sans équivalent dans le monde spatial. La seconde génération de satellites OneWeb est déjà à l'étude et souligne combien ce programme est un véritable catalyseur de transformation pour toute la filière et permet à notre pays d'être désormais bien positionné sur le marché de méga-constellations de satellites.
De son côté, Thales Alenia Space a constitué son cluster d'innovation dès 2014. Trois Fab Lab ont été créés à Toulouse (2017), Rome (2018) et Cannes (2019) avec pour ambition de familiariser les ingénieurs du groupe aux technologies émergentes. Le centre d'innovation a incubé en mode start-up deux projets stratégiques dans les nanotechnologies et l'optique. Un troisième projet a abouti à la définition d'un mini-satellite géostationnaire de télécoms que le groupe propose dans les appels d'offres ; et un quatrième projet a permis à Thales de remporter le contrat du satellite de télécoms Bangabandhu-1 du Bengladesh lancé en mai 2018, grâce à une nouvelle architecture du système de communication optimisant les ressources.
Réussir à franchir la marche des technologies de rupture suppose également de mettre en place un écosystème favorable au financement du risque. C'est ainsi que le CNES a lancé le fonds CosmiCapital de soutien aux start-up en phase de démarrage et doté de 100 millions d'euros. Le CNES apporte son expertise et ouvre à de jeunes PME les portes de l'écosystème industriel spatial comme il le fait avec l'entreprise Hemeria qui a développé avec succès le projet de nano-satellite ANGELS.
Mais il s'agit également de favoriser l'investissement privé dans le financement de l'économie spatiale, au seuil d'un formidable essor si l'on en croît les projections de Morgan Stanley qui estime que le chiffre d'affaires du secteur triplera d'ici à 2040, à 1 100 milliards de dollars par an. Aux États-Unis, le succès de SpaceX a eu un effet d'entraînement : des ingénieurs ont quitté leurs postes à la Nasa, chez Boeing et même chez SpaceX pour créer leur propre start-up. Même si la relation au risque n'est pas la même en Europe qu'aux États-Unis, il s'agit néanmoins de créer les conditions optimales au développement de l'initiative privée dans ce secteur stratégique et à forte valeur ajoutée.