SECONDE PARTIE
UNE POLITIQUE PUBLIQUE À RESTAURER

I. LES CONCOURS PUBLICS DIRECTS EN FAVEUR DE L'AGRICULTURE BIOLOGIQUE, UN SOUTIEN NÉCESSAIRE SUR LA CORDE RAIDE

Le constat du rôle des prix dans le bouclage des équilibres sur lesquels repose le développement de l'agriculture biologique invite à s'interroger sur la robustesse des conditions de développement de l'agriculture biologique

La robustesse des conditions de développement de l'agriculture biologique appelle un examen rigoureux tant au regard de considérations de principe que des dynamiques que l'agriculture biologique pourrait connaître, soit spontanément, soit en réponse aux objectifs mêmes de la politique publique dont elle est l'objet.

La question se pose en particulier de savoir si les conditions actuelles d'équilibre de l'agriculture biologique sont susceptibles de se prolonger dans le contexte d'un développement de l'agriculture biologique répondant aux objectifs de cette politique publique.

Les concours publics à l'agriculture biologique se sont trouvés débordés par l'expansion des surfaces passées au bio.

Alors même que celle-ci , pour dynamique qu'elle ait été, n'a pas permis d'atteindre les objectifs de la politique d'extension de l'agriculture biologique, la programmation des concours publics en faveur du bio a été prise en défaut, aboutissant à des impasses financières .

Ces dernières ont été gérés sur la base de transferts entre agriculteurs , l'État prélevant auprès de certains d'entre eux des ressources pour couvrir des besoins non anticipés, sans que ces transferts internes ne soient évalués (sur le fond on doit regretter qu'il en ressorte une forme de concurrence budgétaire entre agriculteurs, qui est susceptible d'attiser les tensions au sein du monde agricole).

De surcroît, un certain nombre d'engagements très forts de l'État ou des autorités de gestion du FEADER ont été reniés (aides au maintien, niveaux de compensations des aides...) sans que, là aussi, des analyses d'impact rigoureuses aient été conduites.

Dans ce contexte de défaut de cohérence entre la programmation financière et les objectifs de développement de l'agriculture biologique, des malfaçons organisationnelles ont aggravé la situation .

L'articulation entre les conditions de détermination des objectifs portés par l'État et la distribution des rôles entre les différents échelons impliqués dans les incitations au bénéfice de l'agriculture biologique est porteuse, en soi, de dysfonctionnements.

Ces derniers affectent également la gestion pratique des soutiens à l'agriculture biologique, qui, censés occuper une position d'avant-garde stratégique dans les orientations de la politique agricole se sont trouvés, sur le terrain, relégués à un rang secondaire.

Avant d'exposer ces constats, quelques réflexions préliminaires doivent être consacrées à la justification des concours publics à l'agriculture biologique, préliminaires d'autant plus utiles que la réforme de la politique agricole commune en cours de définition pourrait déboucher sur des évolutions significatives.

A. LA CONTRIBUTION DES PRIX À L'ÉQUILIBRE ÉCONOMIQUE DES EXPLOITATIONS NE SUFFIT PAS

1. Les résultats économiques des exploitations en bio doivent être appréciés en fonction de singularités techniques qui conduisent à relativiser les retombées positives de l'adoption des modes de production biologiques

Les résultats des analyses précédemment mentionnées qui font ressortir l'importance des surprix auxquels sont vendues les productions agricoles en bio, doivent toutefois être complétés par quelques considérations qui conduisent à souligner la justification de concours publics versés aux exploitants en bio, non seulement pour les raisons d'équité et d'efficacité de l'action publique déjà évoquées, mais encore dans le but de consolider la situation économique des exploitants en bio, dont les études citées ne rendent pas totalement compte.

Une observation liminaire s'impose s'agissant de ces études. Les comparaisons qu'elles proposent entre l'agriculture conventionnelle et l'agriculture biologique sont établies sur la base des fermes certifiées bio, c'est-à-dire qu'elles négligent les exploitations en phase de conversion. Il n'est pas douteux que ces exploitations n'accèdent pas aux surprix relevés par ces études alors qu'elles doivent supporter des coûts de conversion réels ou d'opportunité (à travers la réduction de leur production).

Mais, si la phase de conversion justifie ainsi pleinement un accompagnement des agriculteurs, il ressort d'un complément d'analyses que ce besoin n'est probablement pas systématiquement limité à cette période.

L'analyse des exploitations en bio ne peut reposer sur le seul examen du rendement économique par unité physique (l'hectare ou l'animal dans l'étude de l'INSEE). Pour aboutir à une vision économique des effets de l'adoption du mode de production biologique sur les équilibres des exploitations, il faut tenir compte d'autres caractéristiques des exploitations en bio.

Les exploitations biologiques supposent davantage de main d'oeuvre qu'il s'agisse de main d'oeuvre salariée ou non salariée - les unités de travail non salariés (UTANS) des comptables nationaux - que les exploitations conventionnelles.

Une fois ces différences prises en compte, l'excédent brut d'exploitation par UTANS, qui permet d'approcher un indicateur de revenu par tête (non salariée), est en bio toujours supérieur pour la viticulture et la production laitière, mais plus de deux fois moins pour la première (34 % contre 74 %) et plus de trois fois moins pour la seconde (6 % contre 20 %). Pour le maraîchage, même en limitant la comparaison au maraîchage conventionnel de plein air, l'écart s'inverse. Le maraîchage conventionnel dégage un excédent brut par unité de travail non salarié deux fois supérieur à celui du bio (52 000 euros contre 26 000 euros), écart qui tient en partie à l'avantage obtenu sous cet angle par les exploitations conventionnelles de taille supérieure.

C'est d'ailleurs plus généralement qu'il convient également de prendre en compte des effets de taille, les rendements d'échelle pouvant être supérieurs en agriculture conventionnelle , caractéristique qui n'est pas prise en considération dans l'étude de l'INSEE.

Cette caractéristique est d'autant moins négligeable que, pour certains types de production, l'agriculture bio doit mobiliser davantage de terres que l'agriculture conventionnelle .

La sollicitation différenciée des surfaces agricoles entre le bio (1,6 hectare de surface herbagère par vache) et l'agriculture conventionnelle (1,2 hectare) conduit les exploitants à mobiliser davantage de capital fixe en bio. Incidemment, compte tenu des modalités économiques d'occupation des terres, qui varient selon les exploitations, il n'est pas certain que l'ensemble des charges correspondantes soient intégrées aux estimations de l'étude de l'INSEE précédemment mentionnée, les charges pouvant être traitées différemment selon le mode d'occupation des terres.

Au-delà du foncier, ce sont tous les capitaux immobilisés qu'il faut rapprocher des résultats d'exploitation.

Avec cette approche, les revenus entre bio et agriculture conventionnelle se rapprochent plus ou moins fortement.

La rentabilité économique des maraîchers en bio est la seule à extérioser un écart important en leur faveur, mais sous les réserves signalées plus haut relatives à la comparabilité des productions prises en compte.

Excédent brut d'exploitation rapporté aux capitaux permanent,
comparaisons entre le bio et le conventionnel

Source : INSEE Références, 2017

Pour les autres spécialisations, l'écart est nettement plus resserré. En particulier, le passage au bio suppose pour la viticulture des remaniements importants de l'exploitation qui conduisent les viticulteurs en bio à s'endetter davantage (leur taux d'endettement est de 41 % contre 31 % pour les viticulteurs conventionnels) et à engager davantage de capital par hectare qu'en viticulture conventionnelle (27 000 euros contre 18 000 euros).

Excédent brut moyen d'exploitation par unité de production selon le mode de commercialisation en 2013

Source : INSEE Références, 2017

2. Pour certaines productions, les surprix sont moins susceptibles de rentabiliser le passage au bio

Si l'ensemble des productions biologiques sont dépendantes, en l'état des concours publics dégagés à leur bénéfice, de la possibilité de les écouler à des prix suffisamment rémunérateurs pour amortir l'impact de la réduction des rendements et des coûts qu'implique l'adoption du mode de production biologique, c'est tout particulièrement le cas dans certaines situations.

Pour les productions à faible potentiel de différenciation, fortement concurrencées par les productions conventionnelles, le niveau des surprix nécessaires à la viabilité de la conversion en bio paraît tel que ces productions ne trouveraient sans doute qu'un marché très restreint sans une intervention publique assez forte pour accompagner le passage au bio.

C'est sans doute le cas pour de nombreuses productions céréalières, pour lesquelles du reste le passage au bio est resté encore assez limité et sélectif, en touchant des cultures conduites sur des spécialités particulièrement adaptées au bio et à partir de superficies relativement marginales pour lesquelles le passage au bio a pu être particulièrement motivé par les aides accessibles.

Les productions pour lesquelles le bio suppose de très lourdes réorganisations techniques sont également très tributaires du déploiement d'infrastructures dont le financement peut être difficile à réunir sur des bases exclusivement privées. C'est du reste l'objet même du « fonds avenir bio » (voir infra ) de favoriser par le biais de la mobilisation de crédits publics des financements que les comptes d'exploitation des entreprises en bio ne permettraient pas de réunir.

Cependant, le fonds avenir bio intervient essentiellement, selon toute apparence, pour des projets multi-partenariaux alors que les besoins ici évoqués peuvent s'exprimer au niveau plus ponctuel des entreprises agricoles.

Pour ces dernières, il faut parfois compter avec les coûts engagés pour couvrir les investissements des systèmes d'exploitation conventionnels que le passage au bio ne fait pas disparaître d'un coup de baguette magique mais auquel il ajoute ses propres besoins.

Le passage à un mode de production biologique apparaît toujours comme une transition difficile. Il est nécessaire de changer de modèle technique en abandonnant des modalités d'organisation pour en adopter de nouvelles, plus ou moins exigeantes en investissement et dont la maîtrise suppose en soi un certain apprentissage.

L'abandon du mode de production de l'agriculture conventionnelle expose à des coûts plus ou moins élevés selon l'exploitation considérée sans que cette circonstance soit nécessairement « gérable » dans le cadre des équilibres reposant sur les seuls surprix et sans non plus que le régime des aides publiques accessibles ne le prenne en compte.

3. Il est contestable de faire supporter le financement des externalités du bio par les consommateurs de produits bio

Le développement de l'agriculture biologique est, à part entière, un objectif de politique publique, qui suppose une modification nette des moyens de production agricole afin de produire un bien public , c'est-à-dire un ensemble de services que, normalement, le fonctionnement du marché ne produirait pas dans la mesure où ces biens (les « externalités » de la théorie économique) ne sont pas appropriables.

Il s'agit en somme d'une politique publique destinée à surmonter les « imperfections de marché », circonstances qui, de façon à peu près consensuelle chez les économistes, justifient l'intervention publique 42 ( * ) .

Cette « grille de lecture » du projet biologique appelle incontestablement des nuances.

Les consommateurs semblent de plus en plus convaincus que les produits de l'agriculture biologique peuvent leur être utiles.

La croissance de la consommation de ces produits en témoigne, alors même qu'ils sont plus onéreux et que les produits de l'agriculture conventionnelle bénéficient d'une certification de leur innocuité.

Dans une telle configuration, on pourrait estimer que la consommation de produits bio témoignerait d'une forme de méfiance des consommateurs envers les produits de l'agriculture conventionnelle, méfiance qui conduirait les consommateurs de bio à des comportements de précaution (une sorte d'application du principe de précaution au niveau individuel), plus ou moins rationnels .

Si le phénomène de croissance du bio se résumait à cela, le financement du bio par les surprix acquittés par les consommateurs trouverait une justification dans l'auto-assurance choisie par ces consommateurs, cette dernière justifiant les surprix payés par ces derniers, surprix qui ne seraient que la traduction d'un achat privatisé de bien-être ou de tranquillité d'esprit. Dans ces conditions, le développement de la production agricole biologique ne relèverait pas d'une problématique de production de bien public , les produits bio étant une sorte de bien hédonique au sens de la théorie économique, justiciable d'un supplément de prix comme pour tous les biens de meilleure qualité présumés tels par les consommateurs.

Mais, on ne peut s'arrêter là.

Le développement de l'agriculture biologique en tant qu'objectif de politique publique ne semble pas relever principalement, et encore moins exclusivement, d'un objectif de simple qualité supérieure des produits alimentaires proposés à la consommation.

Les objectifs poursuivis dépassent de loin le périmètre de l'assiette des consommateurs pour s'étendre plus largement à la qualité de l'environnement de tout un chacun.

D'un point de vue plus empirique d'ailleurs, si la controverse sur les qualités respectives des productions bio et de l'agriculture conventionnelle en tant que produits de consommation alimentaire, qui semble difficile à résoudre, entretient, de ce fait, un certain scepticisme sur la cohérence d'une consommation plus onéreuse, constitutive d'une auto-assurance des consommateurs, il en va moins ainsi quant aux bénéfices environnementaux de la production biologique.

Les données mentionnées plus haut dans le présent rapport l'attestent assez puisqu'aussi bien les externalités environnementales positives de la production biologique semblent plus solidement établies que les apports alimentaires de l'agriculture biologique, qui pour paraître positifs, sont encore assez mal appréciables.

Or, les services environnementaux rendus par l'agriculture biologique sont tout à fait inappropriables par des individus donnés en l'état des choses, même si certains mécanismes de marché peuvent jouer, comme, par exemple, la valeur des propriétés foncières ou immobilières susceptibles de supporter une certaine décote lorsqu'elles sont situées à proximité d'exploitations agricoles susceptibles d'en altérer l'attrait.

À ce stade, il faut rappeler que l'équité, et même l'efficacité, du financement des biens publics ne sont pas indépendantes du modèle suivi .

Au regard d'un critère d'équité, il est peu admissible que les externalités environnementales qui bénéficient à la collectivité ne soient financées que par certains 43 ( * ) ; ce l'est d'autant moins quand ce financement est délié de toute considération des capacités contributives des financeurs et qu'il revient à pénaliser la demande des biens qui produisent les externalités.

Cette dernière observation conduit à exprimer un certain scepticisme quant à l'efficacité d'un mécanisme de financement d'un bien public qui, comme c'est encore trop le cas avec l'agriculture biologique, reposerait sur un surprix grevant les produits vecteurs de la production dudit bien.

La pérennité d'un tel financement est, au demeurant, douteuse tandis que la dimension quelque peu hasardeuse de ses effets doit être considérée, en particulier lorsqu'on se fixe un objectif d'essor du bien public, cible de la politique mise en oeuvre.

Au total, il apparaît, à tous égards, pour le moins contestable que le développement de l'agriculture biologique soit principalement dépendante d'un consentement à payer des consommateurs qui assument le financement d'externalités qui bénéficient à tous.


* 42 Le consensus est, en revanche, moins vérifié sur les instruments qu'il faut alors mettre en oeuvre même si les réponses consistant à « inventer » un marché sont assez généralement considérer comme peu susceptibles d'apporter une solution satisfaisant pleinement les objectifs alors poursuivis.

* 43 À cet égard sans pencher vers une démarche de juste retour il est notable que les ménages de l'Île-de-France soient les plus impliqués dans le financement des produits bio alors que cette région est la moins concernée par la production biologique.

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