B. LE DÉVELOPPEMENT DE L'AGRICULTURE BIOLOGIQUE ET LES OBJECTIFS GÉNÉRAUX DE LA POLITIQUE AGRICOLE, CONCURRENCE OU COMPLÉMENTARITÉ ?
Le besoin de disposer de quantifications plus précises et plus exhaustives des apports de l'agriculture biologique s'impose d'autant plus que l'articulation entre l'objectif de développement du mode de production biologique et les objectifs principaux de la politique agricole pose des problèmes dont la solution est d'autant moins évidente que la politique agricole recourt de plus en plus à un dégradé de processus de verdissement mobilisant des moyens importants.
Mais auparavant, force est de constater que l'agriculture biologique, en dépit de ses apports à la résolution de problèmes particulièrement aigus, repose sur un modèle agricole qui n'est pas dépourvu de fragilités, caractéristique qui devrait être mieux prise en compte qu'elle ne l'est.
Le clivage entre l'agriculture biologique et le modèle « productif » , l'une dotée de toutes les vertus de la « nature naturante », l'autre affectée des vices, ou à tout le moins, des imperfections inhérents à la « nature naturée » procède d'une démarche grossière et pourrait conduire à négliger des considérations de politique publique hautement estimables si l'on n'y prenait garde.
1. Un modèle agricole complexe et fragile
a) L'agriculture biologique est fragile
L'expansion du nombre des exploitations agricoles impliquées dans des projets totaux ou partiels d'agriculture biologique (voir infra ) ne doit pas occulter la fragilité certaine de ces projets.
Dans un contexte où le nombre des exploitations agricoles a significativement diminué ces dernières années, cette évolution n'a pas épargné l'agriculture biologique.
Les chiffres disponibles ne sont hélas pas pleinement significatifs du fait des sources employées, des taux de réponse aux enquêtes 7 ( * ) et de la convention selon laquelle est assuré le suivi des unités en bio 8 ( * ) .
Il est étonnant que le suivi de la population passée au bio ne soit pas plus systématique 9 ( * ) et qu'il ne s'accompagne pas des retours d'expérience qui pourraient être utiles au pilotage du projet biologique de la France.
En toute hypothèse, en ce qui concerne les seules exploitations impliquées par le bio, on constate que le nombre des arrêts d'exploitation qui excède le nombre des défaillances d'exploitations agricoles, est variable selon les années mais significatif.
Nombre d'arrêts d'exploitations en bio
Source : Agence Bio et organismes certificateurs
Plus significatif encore apparaît le nombre et le taux des arrêts portant exclusivement sur l'exploitation sous mode biologique. Si une partie des exploitations pratiquant le bio cessent totalement leurs activités, pour des raisons qui peuvent aller au-delà de la défaillance d'entreprises, dans les exploitations pratiquant le bio, un nombre très significatif arrête le seul bio.
Des progrès statistiques devraient intervenir pour disposer de données plus fiables mais aussi plus significatives.
A ce stade, on peut compléter les informations sur la persistance du bio dans les exploitations agricoles en indiquant que les arrêts d'exploitation sont particulièrement concentrés sur le secteur des légumes.
Nombre d'arrêts d'exploitations en bio par
spécialité agricole
en 2017
Source : Agence Bio et organismes certificateurs
Même s'il faut prendre les données exposées ci-dessus avec précaution (le nombre des exploitations en bio varie beaucoup selon les spécialités agricoles), les difficultés rencontrées, du moins en 2017, ont été particulièrement aigües dans ce secteur mais également dans la viticulture et dans les grandes cultures.
Ces signaux méritent la plus grande attention et devraient être systématiquement pris en compte dans le calibrage de la politique d'accompagnement des agriculteurs passés au bio.
b) L'agriculture biologique entre « nature naturante » et « nature naturée »
Le développement d'une agriculture plus productive s'est inscrit dans une tendance de progrès technique dont il serait aberrant de récuser l'héritage en totalité, y compris au regard d'objectifs qualitatifs.
La nature ne garantit pas l'innocuité de ses produits.
Des attaques biologiques s'y produisent, qui peuvent altérer plus ou moins gravement ses productions, quand ce ne sont pas des pollutions diverses comme celles issues de la faune sauvage qui créent des risques majeurs comme ceux illustrés récemment par l'influenza aviaire, la peste porcine chinoise ou encore, plus traditionnellement, les risques de contracter des infections par echinocoques ou d'être contaminé par l'ergot des céréales. La liste est longue des dangers que recèle l'action spontanée de la nature.
Par ailleurs, les modes de vie contemporains impliquent des modalités de consommation des produits alimentaires qui supposent souvent le recours à des formes de conservation des produits en principe inutilisables en agriculture biologique.
Face à ces dangers, il serait peu responsable de négliger que l'agriculture biologique appelle la mise en place de procédés de maîtrise des risques moins maniables que ceux employés en agriculture conventionnelle. Il ne s'agit pas ici de suggérer que l'agriculture biologique renforce les risques que la nature produit contre elle-même mais d'appeler l'attention des responsables de la sécurité sanitaire des aliments, « du champ à l'assiette », sur les enjeux sanitaires associés au développement de l'agriculture biologique, qui, à ce jour ne semblent pas pris en compte assez systématiquement.
Il existe du reste un point de vigilance plus structurel .
Dans un contexte de montée des périls sanitaires et environnementaux, la question se pose de l'adéquation de l'agriculture biologique avec les incertitudes, du moment et de l'avenir. Il est possible que l'essor de l'agriculture biologique - qui, on l'a indiqué plus haut, peut constituer une réponse aux défis environnementaux - soit l'occasion de créer et diffuser des innovations utiles de ce point de vue, mais pour qu'il en soit ainsi il conviendrait que se mette en place un système en favorisant l'émergence.
Or, malgré quelques avancées récentes, dans un contexte global par ailleurs encore marqué par une trop grande négligence des enjeux de la recherche agricole , l'effort correspondant est encore insuffisant ainsi que l'ont diagnostiqué l'ensemble des rapports consacrés à l'agriculture biologique mais également les constats de vos rapporteurs spéciaux (voir infra ).
La diversité des thématiques envisagées dans le cadre de l'élaboration d'un document interne d'orientation de la recherche en cours au sein de l'INRA à la date de l'audition de ses représentants par vos rapporteurs spéciaux témoigne du chemin à parcourir ne serait-ce que dans le domaine de la recherche fondamentale.
Thématiques du projet de document interne de
recherche de l'INRA
Moindre utilisation de ressources , dans le cadre i) des normes et ii) de la raréfaction des ressources ; Notion de diversité qui peut être déclinée à divers niveaux (du microbiome au territoire en passant par les systèmes de production) ; Santé : des sols, de l'animal, du végétal, de l'homme ; Adaptation des politiques publiques et aspects juridiques ; Marchés, prix et consommation (dont accessibilité) ; Emploi; Changement d'échelle vers le niveau territorial (questions biophysiques, organisationnelles, filières, gouvernance, politiques publiques, consommation, gestion des ressources (eau)...) ; voire vers niveau global (lien avec les grands enjeux globaux) ; Gestion des transitions (et levée des verrous sociotechniques), évolution des agricultures et spécificité/démarcation de l'AB vs agriculture conventionnelle plus durable ; Nouvelles technologies et régimes/moteurs d'innovations ; Importance/rôle de l'élevage : régimes alimentaires/santé/fertilité sols/bilan GES/organisation territoires et économie circulaire/adaptation-création de filières/compétences/sécurisation des systèmes de production/éthique/souveraineté alimentaire (capacité de l'agriculture à nourrir les populations) ... ; Outils et méthodes scientifiques pour travailler sur ces enjeux : Modélisation, Multi-échelles temporelle et géographique), recherche participative, prospectives ; Rôle de la formation : accompagnement des transitions, de l'évolution du conseil ; comportements alimentaires) Source : réponse au questionnaire des rapporteurs spéciaux |
Ce déficit doit d'autant plus être comblé que l'agriculture biologique emploie des produits naturels controversés .
Ainsi en va-t-il du cuivre dans les termes précisés par une réponse adressée par l'INRA au questionnaire de vos rapporteurs spéciaux, reproduite in extenso ci-dessous.
Les questions posées par l'emploi du cuivre dans
les processus
Le cuivre est le seul produit à effet fongique autorisé en AB (propriétés antimicrobiennes pour tavelure de la pomme, mildious de la vigne et des pommes de terre). L'AB est au coeur des problématiques d'utilisation du cuivre (c'est le seul antifongique accepté par le Cahier des charges). Effets négatifs sur les organismes du sol et sur les auxiliaires de culture (vers de terre et certains agents de biocontrôle). Il y a déjà des réductions d'usage en AB (6kg/ha/an). Il est interdit en biodynamie. Alternatives au cuivre : gamme large de méthodes...mais effets partiels : - produits à actions directes sur les organismes pathogènes (extrait naturel à effet biocide) : difficile en AB. La lutte biologique fait l'objet de recherches ; - d'autres pistes sont étudiées, comme l'utilisation des capacités de résistance des plantes (sélection génétique variétés), les stimulateurs des défenses des plantes (de synthèse ou naturel ; les premiers pouvant être moins phytotoxiques que les seconds), l'homéopathie et l'isothérapie (efficacité non prouvée) ; - des pratiques agronomiques peuvent aussi être mises en oeuvre pour lutter contre les infections primaires (enfouissement, bâchage, diversification spatiale et temporelle des variétés). Il est possible de réduire les dosages sans modification des systèmes de culture. Les résistances variétales sont nécessaires, mais nécessitent l'adaptation de la filière (cahier des charges AOC, débouchés des cultures de diversification...). Besoin de recherche ; mais on s'oriente vers l'utilisation conjointe de différents moyens de lutte afin d'optimiser l'efficacité. |
De la même manière, certaines pratiques alternatives utilisées en agriculture biologique pourraient faire l'objet d'évaluations plus systématiques.
Ainsi en va-t-il, par exemple du labour, qui est souvent décrié comme susceptible de limiter les pouvoirs de rétention des sols 10 ( * ) . Quant à l'utilisation ciblée d'herbicides alternatifs, elle pose apparemment des problèmes dans la mesure où ces produits pourraient présenter des profils toxicologiques et e'co-toxicologiques plus défavorables que celui les produits phytopharmaceutiques traditionnels.
Sur ce point, vos rapporteurs spéciaux ont été rendus sensibles lors de l'audition des responsables de l'Institut technique de l'agriculture biologique (ITAB) aux difficultés rencontrées pour l'homologation des substances de base susceptibles d'être utilisées en agriculture biologique (voir infra).
Enfin, il n'est pas inutile de mentionner que, plutôt que d'évoquer l'agriculture biologique , il conviendrait de faire état d'une diversité d'agricultures biologiques , dont certains types font l'objet de controverses à la résolution complexe.
On connaît les débats qui ont émergé sur ce point avec notamment le développement d'une agriculture biologique recourant à des processus de production de type industriel comme les cultures sous serres.
Vos rapporteurs spéciaux ne peuvent manquer de relever à cet égard que les règlements européens et l'application qui en est faite dans les différents pays de l'Union européenne ne garantissent pas l'émergence d'un modèle unique d'agriculture biologique, la diversité des agricultures dans le monde trouvant des prolongements dans le domaine de la production agricole biologique.
c) L'agriculture biologique, une agriculture plus riche en emplois ?
Il est logique que l'agriculture biologique économise des consommations intermédiaires. Les apports attendus de son développement reposent sur une production agricole plus sobre en intrants.
Il faut donc remplacer ces intrants, soit par du travail, soit par de l'investissement mais les fonctions de production alternatives sont encore mal connues et leur substituabilité n'est pas évidente.
Le site de l'agence bio fait état des performances du bio sous l'angle de l'emploi dans ces termes :
« en 2017, on estime que les me'tiers de l'agriculture biologique comptent près de 134 500 emplois directs (les emplois dans les fermes bio et ceux liés aux activités de transformation et de distribution), soit 16 500 de plus qu'en 2016. Ce sont 49 200 emplois directs qui ont été créés depuis 2012, avec une croissance annuelle moyenne de + 9,5 % depuis 5 ans.
Alors que l'emploi agricole diminue a` un rythme de -1,1 % en moyenne annuelle entre 2010 et 2015, l'emploi dans la production agricole biologique a progressé' de 10 669 emplois en temps plein entre 2017 et 2016, soit +13,7 % : une performance (Source Bilan annuel de l'emploi agricole (BAEA), Agreste Chiffres et Donneìes Agriculture n°238, juillet 2017) » .
Cette présentation suscite la perplexité de vos rapporteurs spéciaux. Si le document cité par l'agence fait en effet état d'une nouvelle réduction de l'emploi agricole, il ne comporte, en revanche, aucune mention de l'emploi mobilisé dans l'agriculture biologique.
Le décompte des emplois dans l'agriculture biologique publié par l'agence bio repose sur des méthodes sans aucune fiabilité puisque l'agence considère comme des créations d'emplois dues à l'agriculture biologique des emplois précédemment mobilisés par les exploitations conventionnelles converties au bio ou en voie de conversion.
En bref, l'information propagée par l'agence bio ne donne pas une image fidèle des relations entre agriculture biologique et emploi.
Une étude de source Agreste 11 ( * ) qui, elle, utilise une méthodologie sérieuse, mais limitée à un échantillon particulier - celui des exploitations converties en 2010 - conclut bien que la production biologique crée des emplois puisque le bio mobilise plus d'emplois par exploitation comparable que l'agriculture conventionnelle, mais dans des proportions bien moindres que celles indiquées par la publication de l'agence bio.
Les conclusions de l'étude Agreste sont par ailleurs assorties de précautions et extériorisent des résultats assez contre-intuitifs, probablement dus à l'échantillon utilisé.
Il est notamment remarquable que, si l'emploi non salarié est sensible à la conversion au bio, il n'en va pas de même de l'emploi salarié qui n'est pas supérieur en bio, selon l'étude 12 ( * ) .
En toute hypothèse, l'enrichissement de la production agricole en emplois associé à l'essor du bio ne peut pas être considéré en soi comme un atout indépassable.
Il n'est pas nécessaire de rappeler que l'agriculture française ne compte pas parmi ses avantages comparatifs la faiblesse de ses coûts salariaux , les performances de productivité qui permettent de conserver aux coûts salariaux unitaires français une position globale relativement favorable jouant moins en agriculture et encore moins, par définition, en agriculture biologique.
Dans ces conditions, il est indispensable de prendre conscience que l'un des axes du développement de l'agriculture biologique doit consister à réunir les moyens d'améliorer la productivité du travail. Il s'agit à la fois d'un impératif de compétitivité et d'une condition pour le travail en agriculture biologique soit rémunérateur.
Cet impératif ne saurait être atteint sans une élévation du coefficient de capital technique employé pour la production. Or, ces conditions ne sont aujourd'hui que trop faiblement recherchées , en dépit des apports mais encore très modestes des instituts techniques agricoles et des autres structures participant à la diffusion des techniques (voir infra ), dans un contexte où le développement du capital suppose des capacités de financement très inégalement accessibles aux exploitants .
En outre, la substituabilité des facteurs de production n'est pas totale, le capital ne pouvant toujours remplacer ni les intrants ni le travail. Des verrous technologiques existent mis en lumière récemment par l'étude réalisée par l'INRA sur les perspectives de sortie du glyphosate, étude d'étape mais à laquelle il est possible de se référer pour disposer d'une vue des problèmes ici exposés.
Dans ces conditions, une politique d'emploi adaptée à l'agriculture biologique devrait être mise en oeuvre. Or, le Gouvernement lui a tourné le dos dès lors que le régime des TO-DE a été remis en cause par la loi de financement de la sécurité sociale.
En bref, vos rapporteurs spéciaux estiment indispensable de mieux calibrer les aides surfaciques à travers lesquelles passent les soutiens publics aux exploitants convertis au bio. Il s'agit de tenir un compte plus précis des exigences de la production bio au regard des réaménagements des fonctions de production nécessaires au succès durable de l'essor de la production agricole biologique.
2. Une priorité de la politique agricole dont l'articulation avec les objectifs généraux de la politique agricole est délicate d'autant qu'elle s'inscrit dans un dégradé de mesures destinées à assurer la transition agro-écologique
a) Les objectifs généraux de la politique agricole et le développement de l'agriculture biologique, une conciliation délicate
Il serait fastidieux d'énumérer les 21 finalités de la politique en faveur de l'agriculture et de l'alimentation consacrées par le législateur et exposées à l'article L 1 du code rural et de la pêche maritime.
Toutefois, l'on peut relever que, parmi ces finalités, figure au 11° de l'article de « promouvoir la conversion et le développement de l'agriculture et des filières biologiques, au sens de l'article L. 641-13 du code rural et de la pêche maritime, et d'atteindre, au 31 décembre 2022, l'objectif d'affectation de 15 % de la surface agricole utile à l'agriculture biologique, au sens du même article L. 641-13 ».
Ainsi, l'essor de l'agriculture biologique est pleinement intégré dans les objectifs de la politique agricole et de l'alimentation.
Cependant, il peut arriver que des objectifs prioritaires doivent être conciliés entre eux.
En ce qui concerne l'agriculture biologique, les données généralement accessibles mettent en évidence un problème de conciliation entre son expansion et des objectifs majeurs assignés à la politique agricole et de l'alimentation.
Cette dernière, en particulier, consacre au 1° de l'article du code rural et de la pêche maritime, des objectifs de volume de production et d'accessibilité alimentaire qui, en l'état, peuvent être considérés comme moins aisément servis par l'agriculture biologique que par l'agriculture traditionnelle dans la mesure où les rendements en agriculture biologique sont considérés comme plus faibles qu'en agriculture conventionnelle dans la plupart des études (voir infra ).
Plus globalement, pour prolonger le sentiment que l'histoire de l'agriculture ne saurait être condamnée en bloc, il convient ici de rappeler que, sans la hausse des rendements agricoles permise par le progrès des connaissances et sans l'apport aux conditions de production des techniques assurant une certaine sécurité sanitaire, les crises agricoles et alimentaires, et les désordres de toutes sortes qui leur ont toujours été associés dans l'histoire, auraient sans doute atteint un niveau de sévérité peu imaginable.
Ces perspectives ne sont pas derrière nous .
La croissance de la population mondiale , la dégradation des conditions naturelles de la production agricole et les difficultés politiques d'allocation du revenu rencontrées par de nombreux pays en développement, qui conduisent à miner le secteur de la production primaire dans de nombreuses parties du monde, invitent à envisager comme une responsabilité majeure des pays dans lesquels la production agricole repose sur une combinaison durable des forces productives la mission de contribuer à la satisfaction des besoins vitaux couverts par l'alimentation .
La politique agricole française repose d'ailleurs sur des principes qui situent cette responsabilité au bon niveau qui est le niveau mondial (article L 1 du code rural et de la pêche maritime).
Il n'est pas nécessaire ici d'indiquer que les systèmes agricoles sont complexes mais il est peut-être utile de rappeler que la satisfaction de la demande alimentaire mondiale peut s'inscrire dans des choix structurels alternatifs, parmi lesquels figure le couple extension des surfaces / hausse des rendements . D'autres variables appellent bien entendu l'attention et il n'existe pas un bouquet unique des deux variables ici mentionnées.
Cependant, il faut rappeler que l'adoption d'un modèle supposant nécessairement une réduction des rendements obligerait à mobiliser davantage de terres agricoles , éventualité dont les inconvénients doivent être rappelés.
Pour faire simple, il n'est pas certain que les gains environnementaux attendus de la baisse des rendements dans les grandes plaines céréalières ou dans les zones d'élevage du Nord de l'Europe l'emportent sur les coûts résultant de la mobilisation des terres destinée à compenser les pertes de production associées dans les régions du monde où le défrichement gagne quotidiennement.
Quant à l'accessibilité de l'alimentation, la question des prix ne peut être complètement évacuée.
Dans la suite du présent rapport, on en exposera la complexité, en particulier relativement aux évolutions envisageables de ce point de vue, dans lesquelles les prix des produits de l'agriculture biologique peuvent être inscrits.
À ce stade, force est de constater que les prix de ces produits sont plus élevés que ceux de l'agriculture conventionnelle, ce qui peut représenter un facteur de limitation de l'accès des consommateurs à l'alimentation.
Face à ces dilemmes , il est souvent avancé que la modification des régimes alimentaires assure les conciliations nécessaires et qu'en pratique le constat peut être fait que les consommateurs de produits « bio » ne reproduisent pas le profil de consommation moyen. Cette situation permettrait de détendre la contrainte de production, à travers une optimisation calorique, mais également la contrainte budgétaire de ménages consommant des produits plus onéreux mais en consommant moins.
Il semble, en l'état actuel des choses, que la sobriété soit une composante importante du développement du bio .
Il est moins évident que tous les consommateurs soient également capables, voire désireux, de se situer dans cette démarche .
Mais l'essentiel est sans doute que la transition alimentaire d'un nombre de plus en plus considérable d'hommes invite à éviter tout européocentrisme, les questions posées à l'échelle mondiale (qui ne sont du reste pas absentes de notre continent) n'étant pas prioritairement celles de la sobriété mais celles de la sous et de la malnutrition .
En réalité, même si cette situation est susceptible d'évoluer en fonction des progrès accomplis par l'agriculture biologique, il apparaît que la conciliation entre le développement de l'agriculture biologique , et de ses utiles contributions à la résolution de graves problèmes écosystémiques, et les objectifs très essentiels de toute politique agricole doivent passer par une forme de limitation des objectifs de couverture des surfaces par l'agriculture biologique.
De ce point de vue, l'ampleur limitée de l'objectif de développement de l'agriculture biologique en France - un objectif surfacique de 15 % à l'horizon 2022 - peut a priori être considérée comme extériorisant une forme de prudence , sans pour autant que l'optimalité de cet objectif soit certaine.
En tant qu'objectif de politique publique, la question de l'optimalité de l'extension de l'empreinte du bio sur 15 % de la surface agricole utile suppose d'apporter des réponses à des questions impossibles à résoudre en l'état actuel des connaissances.
On doit donc se contenter d'admettre que cet objectif est une sorte de « norme régulatrice » , certes non arbitraire mais trouvant l'essentiel de sa justification en elle-même et, à ce titre, susceptible de connaître des évolutions.
Quant à celles-ci, il faut souhaiter qu'elles ne se traduisent pas par une involution sourde de l'objectif , comme cela tend à être de plus en plus fréquemment le cas dans les situations où les pouvoirs publics énoncent des engagements de moyen terme, particulièrement dans le domaine environnemental.
En effet dès lors que l'objectif de 15 % de la surface agricole en bio a été consacré par la parole politique et, plus encore, par le droit, tout manquement de la cible témoigne d'un échec qui affecte la crédibilité de l'action publique et appelle une analyse des responsabilités 13 ( * ) .
b) Il n'existe pas d'incompatibilité de principe entre l'objectif de croissance du revenu agricole et le développement de l'agriculture biologique mais aucune garantie n'existe non plus sur ce point
Bien que désormais consacré comme un objectif de la politique agricole, le développement de l'agriculture biologique est issu d'initiatives privées répondant à des intentions diverses, et s'inscrivant en toute hypothèse dans un contexte économique marqué par une contrainte de débouchés, qui, même si elle peut être moins exposée à des mécanismes commerciaux du fait de l'intervention publique 14 ( * ) , reste très forte.
Le marché de l'agriculture biologique ne s'en est pas moins imposé comme une opportunité pour un nombre de plus en plus important de producteurs, de transformateurs et de distributeurs.
Même si la poursuite de cette tendance est hypothétique, la demande de produits biologiques a considérablement augmenté (voir infra ).
Dans ce contexte, la faible élasticité de l'offre de produits biologiques observée en France pendant une longue période a pu légitimement apparaître comme la perte d'une opportunité et comme constitutive d'un risque de réduction de la compétitivité agricole française.
On peut voir dans cette rigidité et dans les effets induits une des justifications importantes de la mise en oeuvre d'une politique publique visant à surmonter des « imperfections de marché ».
En ce sens, l'agriculture biologique et la politique mise en oeuvre pour la développer ont vocation à contribuer à la compétitivité de la base agricole française 15 ( * ) , la situation des échanges extérieurs de produits de l'agriculture biologique illustrant un fort besoin de mise à niveau.
Il reste que la « respécialisation » de l'agriculture française vers des productions biologiques appelle des analyses approfondies, tant au stade du choix d'objectifs dont elle témoigne qu'à celui de ses conditions de succès, analyses qui sont très insuffisamment développées, que ce soit au niveau microéconomique où les analyses technico-économiques sont encore balbutiantes ou au niveau macroéconomique. La détermination du projet pour l'agriculture biologique reste pour l'essentiel marquée par une démarche mélangeant communication politique et prudence, cette dernière n'étant pas en soi injustifiée.
En toute hypothèse, si l'accent mis sur le développement de l'agriculture biologique peut se recommander d'un certain réalisme économique, il reste à mieux définir les éléments de la fonction de production correspondante et surtout à en faciliter le déploiement pour que ce réalisme se vérifie en pratique.
De ce point de vue, vos rapporteurs spéciaux prennent acte de ce que plusieurs modèles d'agriculture biologique peuvent être mis en oeuvre, ces modèles n'étant toutefois pas substituables dans tous les cas, ce qui implique des efforts pour accompagner l'incorporation dans les projets correspondants des facteurs de production qu'ils appellent.
La promotion des investissements économes en intrants qui est souhaitable en général est l'un des axes d'une telle politique, qui doit également tenir compte de l'enrichissement de la production agricole en emplois.
C'est la raison pour laquelle vos rapporteurs spéciaux recommandent la mise en place de formules fiscales facilitant des investissements raisonnés ainsi que le retour à des orientations marquées par la préoccupation de réduire le coût du travail, orientations généralement utiles à l'activité agricole mais absolument nécessaires à de nombreux modèles de production biologique.
c) Un effet d'éviction à contrainte budgétaire donnée sur d'autres allocations de moyens ?
La question de la justification du supplément de ressources affecté à l'agriculture biologique par rapport à l'agriculture conventionnelle se pose.
L'analyse qualitative comparée de l'agriculture biologique et de l'agriculture conventionnelle ouvre à des controverses parfois virulentes.
Les données du problème doivent être précisées d'emblée. Dans le régime actuel, les exploitants convertis au bio ne bénéficient d'un supplément d'aide qu'à titre de compensation des coûts ou des pertes de revenu que leur engagement en bio suscite. Le supplément de ressources dirigées vers le bio n'ajoute donc pas, du moins en théorie, aux revenus des agriculteurs.
Par ailleurs, même si les soutiens publics ont progressé, ils restent d'une ampleur limitée, ce qui représente du reste une forte contrainte pour la politique de développement du bio (voit infra ).
La question est donc plutôt liée au constat selon lequel les besoins de soutien budgétaire du projet d'agriculture biologique sont en expansion et pourraient devoir être sensiblement amplifiés.
À contrainte budgétaire inchangée, ce diagnostic de déficit de moyens a d'ores et déjà été validé par l'expérience. Son comblement a été assuré dans des conditions très critiquables (voir infra ) qui sont venues confirmer pleinement l'émergence d'un risque d'effet d'éviction budgétaire suscité par l'intensification, du moins affichée, du projet de développement de l'agriculture biologique dans un contexte où ce projet n'a pas été accompagné des moyens supplémentaires qu'il appelait .
Le financement de l'agriculture biologique par redéploiement de crédits , auquel il a été largement recouru (voir infra ) 16 ( * ) apparaît tout à fait critiquable dans la mesure où les besoins de soutien de l'agriculture biologique sont spécifiques , les soutiens accordés aux exploitants en bio ne concourant pas à résoudre les difficultés auxquelles les autres catégories de soutien ont vocation d'apporter des solutions
Cependant, en l'état actuel des connaissances, la synthèse des études disponibles débouche sur un panorama à l'avantage de l'agriculture biologique. Ce résultat doit cependant être décomposé selon les critères envisagés. Une partie importante des avantages de l'agriculture biologique relève du champ des externalités environnementales, la qualité de l'alimentation étant, semble-t-il, moins pondérable.
d) La politique agricole a de plus en plus intégré un objectif de transition agro-écologique autour d'un dégradé d'instruments de verdissement qui pose un problème de cohérence et de concurrence des objectifs
Depuis la réforme de la politique agricole commune de 1992 , cette dernière connaît une évolution vers une intégration progressivement croissante des préoccupations environnementales .
La politique agricole française reflète , en l'accentuant sans doute, une orientation qui conduit à une superposition d'objectifs et d'instruments dotés de plus ou moins de moyens qui finit par constituer une marquèterie dont les avantages, une aptitude à offrir une forme de « sur-mesure » aux exploitants et aux gestionnaires de la politique agricole, se payent par un déficit de lisibilité et de pilotabilité de l'ensemble.
S'ajoutent à ces inconvénients, le constat d'écarts de performances , qui devraient inciter les pouvoirs publics à restructurer la politique de transition agro-écologique .
Cependant, la pluriannualité du cadre financier européen, malgré les clauses de révision intégrées à la politique agricole commune et en dépit du principe de flexibilité des conditions d'octroi des aides (qui n'est pas sans inconvénient -voir infra ) ainsi que les modalités de subventionnement (souvent assises elles aussi sur un principe pluriannuel) rendent délicats les réajustements en cours de route.
Il est donc nécessaire de prévenir les difficultés nées de la rigidité du cadre d'action publique par une évaluation rigoureuse des objectifs et des moyens programmés.
Le cadre d'action de la politique européenne de transition agro-écologique ressort de ce point de vue comme excessivement complexe , le nombre des instruments mobilisés dépassant de beaucoup le raisonnable. Cette complexité est amplifiée au niveau national par l'extrême diversité de sa déclinaison territoriale .
À cet égard, s'il est tout à fait justifié d'alerter ainsi que l'a fait régulièrement le Sénat sur l'impératif de conserver à la politique agricole européenne sa dimension commune , il convient également de faire en sorte que sa déclinaison nationale ne s'écarte pas de cette dimension , objectif que les aides à l'agriculture biologique, mais également les autres aides à la transition agro-écologique sont loin de respecter (voir infra ).
À ce stade, il faut souligner que la politique de transition agro-écologique s'inscrit dans les cadres opérationnels superposés que sont le verdissement du premier pilier de la PAC 17 ( * ) (avec ses trois modalités : la diversification des cultures, le maintien des prairies permanentes existantes, la mise en place de surfaces d'intérêt écologiques sur les exploitations, et les pratiques équivalentes , mais également, au titre du second pilier, celui du développement rural, les mesures agro-environnementales et climatiques -MAeC - et l'agriculture biologique).
On observera que ces différentes formules, qui poursuivent des ambitions assez nettement diversifiées, peuvent, dans une certaine mesure, faire l'objet d'arbitrages de la part des exploitants agricoles, en fonction des caractéristiques de leurs activités de production mais aussi du complexe d'incitations formé par la situation de marché et celle des aides, complexe particulièrement varié du fait de contraintes financières et non d'une analyse technico-économique aboutie, c'est-à-dire capable de déboucher sur une bonne articulation des comportements individuels et des préférences collectives.
D'un point de vue collectif, l'agriculture biologique semble présenter un intérêt supérieur dans la mesure où elle combine limitation de l'empreinte environnementale de la production agricole et vocation à produire.
Même si l'obligation de mise en jachères a été abandonnée par la nouvelle politique agricole commune, les conditions d'attribution des aides aux surfaces prévues dans le cadre du « paiement vert », pour être moins satisfaisantes collectivement, demeurent individuellement attractives dans certaines situations, laissant ainsi perdurer une incitation à une pratique systématique, par conséquent discutable, des jachères. Il en va de même pour les MAeC (voir infra ).
Que la politique de transition agro-écologique recèle des souplesses et offre des solutions « à la carte » n'est pas en soi condamnable. Encore faut-il éviter que cette situation dégénère au point que la carte ne soit plus lisible par les agriculteurs et que le système d'incitations correspondant perde son sens et sa portée.
Vos rapporteurs spéciaux tendent à considérer que ces écueils n'ont pas été évités (voir infra).
Ils en appellent donc à un choc de simplification mais également au retour à une cohérence des instruments auxquels il convient de conserver leur portée en restaurant la hiérarchie des soutiens publics.
Enfin, une question très épineuse se pose avec la tendance à la définition de mesures transversales qui visent à assurer une plus forte sobriété de l'agriculture conventionnelle en intrants, et connaissent des réussites pour le moins mitigées.
Au-delà de la confrontation entre la mobilisation des moyens publics en faveur de l'agriculture biologique et les moyens mis en oeuvre dans le cadre de ces orientations transversales, la coexistence d'une large gamme d'objectifs, plus ou moins ambitieux et de performances très contrastées au regard de l'atteinte desdits objectifs tend à brouiller les perceptions des décideurs, des producteurs et des consommateurs.
Il en va bien sûr ainsi avec les plans d'économie des intrants : Eco-antibio, Ecophyto et pour l'avenir sortie du glyphosate.
* 7 La réponse aux questionnaires de vos rapporteurs spéciaux indique que les données sur lesquelles elle s'appuie » sont fournies par les organismes certificateurs en charge des activités de contrôle de l'activité biologique dans les exploitations agricoles » en ajoutant qu'elles « ne sont pas exhaustives ».
* 8 Les données portant sur les défaillances d'entreprises, qui ne sont qu'un des motifs d'interruption des projets, ne sont apparemment pas disponibles si bien que l'on ne peut identifier si les exploitations en bio sont plus ou moins vulnérables.
* 9 Normalement l'Agence Bio devrait pouvoir assurer un suivi très rigoureux puisqu'elle est chargée de gérer les notifications (voir infra).
* 10 Au demeurant, l'interdiction du labour est explicitement mentionnée dans les moyens de protection des zones « Natura 2000 ».
* 11 « La pratique de l'agriculture biologique, créatrice d'emploi? Une évaluation de l'impact du bio sur la quantité de travail agricole » Déborah Massis, François Hild, AGRESTE, Les Dossiers n° 35, juillet 2016.
* 12 Il est notable que les exploitations converties en bio en 2010 n'avaient souvent que peu d'emplois salariés, cette situation ayant probablement évolué depuis.
* 13 Évidemment la situation est entièrement différente dans le cas où un objectif est formellement, et non, sourdement, révisé à la suite d'une évaluation rigoureuse. Il est donc souhaitable que les objectifs à moyen terme fixés par les lois soit structurellement accompagnés d'une procédure d'évaluation destinée à offrir une assurance formelle contre les phénomènes de fuite en avant.
* 14 Ce point est abordé infra dans la partie du présent rapport consacré aux soutiens publics accordés à l'agriculture biologique.
* 15 Sans préjudice évidemment d'autres justifications moins « marchandes » tenant à la production de biens publics.
* 16 Qu'il s'agisse des crédits propres à l'agriculture ou des dépenses des Agences de l'eau.
* 17 Le « paiement vert ».