« Ne vous plaignez pas que le progrès technique fasse disparaître de l'emploi,il est fait pour cela » Alfred Sauvy
Les progrès techniques récents dans le numérique et la mécanique permettent de créer des objets de plus en plus sophistiqués, capables de répondre à des besoins étendus et effectuant des tâches de plus en plus complexes de manière autonome. Une nouvelle génération de robots fait irruption dans notre vie quotidienne : robots ménagers, robots humanoïdes. Dotés de multiples capteurs, connectés, intégrant de l'intelligence artificielle, ces robots fournissent de plus en plus de services de qualité aux utilisateurs humains.
Les robots ne sont plus aujourd'hui l'apanage du seul secteur industriel , destinés à effectuer des tâches répétitives pénibles nécessitant force et précision. Nous sommes entrés dans un nouvel âge des objets intelligents, qui ouvre de nouvelles perspectives mais qui, dans le même temps, ne manque pas d'interroger et d'inquiéter.
Comme à chaque étape du progrès technique, la question de l'impact de ces technologies sur l'emploi est posée. Tout laisse à penser que les effets pourraient être massifs. De la même manière que l'emploi industriel a pu être drastiquement réduit avec la mise en place de robots industriels dans les usines, ne risque-t-on pas de voir des machines prendre la place de personnes physiques dans les activités de service, à commencer par celles nécessitant le moins de qualifications ? La crainte d'une perte massive d'emplois faisant suite à l'installation de ces nouveaux robots dans de multiples secteurs d'activités s'exprime dans le débat public, avec l'idée que ces pertes pourraient toucher les emplois les moins qualifiés, condamnant au chômage technologique de très nombreuses personnes.
Au-delà des aspects quantitatifs, l'arrivée des robots intelligents risque de transformer en profondeur les relations entre l'homme et la machine et de transformer les collectifs de travail. Les besoins en matière de qualifications risquent ainsi de changer très rapidement, ce qui pose un défi sans précédent à notre appareil de formation initiale et continue.
La délégation à la prospective du Sénat a souhaité qu'une réflexion soit menée sur la dynamique de développement des robots dans les services et ses effets sur l'emploi et plus largement le travail, ses conditions et son organisation. Depuis mars 2019, cette réflexion a été alimentée par une série d'auditions mettant en évidence la grande incertitude des experts quant au rythme du progrès technique et la difficulté à quantifier et qualifier les effets du déploiement de solutions d'automatisation de tâches préalablement effectuées par des êtres humains. Si le fantasme d'un travail totalement délégué à des machines ne semble pas pouvoir se réaliser à court et même à moyen terme, l'arrivée de robots et d'outils d'intelligence artificielle dans le monde des services n'en constitue pas moins une réalité qui porte les germes d'une révolution du travail.
S'appuyant sur les travaux récents publiés par des instituts de recherche, des cabinets spécialisés et des organismes publics, comme le Conseil d'orientation pour l'emploi (COE), la présente étude s'attache d'abord à caractériser le phénomène actuellement à l'oeuvre avant d'analyser les impacts possibles sur les emplois de service, qui sont moins quantitatifs que qualitatifs.
Les emplois de service représentant plus des trois quarts des emplois occupés en France aujourd'hui par les actifs , l'impact de l'IA et des objets intelligents sera massif, ce qui nécessite de mener un travail d'anticipation des besoins attendus en termes de compétences et de qualifications.
La grande crainte de laisser sur le côté une part importante de la main d'oeuvre , remplacée par les machines et devenue obsolète, ne peut pas être totalement écartée si des efforts de formation et d'adaptation ne sont pas faits durant les prochaines années et si des incitations fortes ne sont pas mises en place pour la reconversion des personnels des secteurs touchés par cette nouvelle étape du progrès technique. Le spectre d'un chômage technologique de masse ne doit pas être écarté d'un revers de main, même si ce scénario du pire n'est pas le plus probable.
Au-delà des initiatives individuelles de formation et de reconversion et des stratégies d'entreprise, les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer pour encourager le mouvement, anticiper les besoins et organiser cette adaptation de la main d'oeuvre à la révolution de l'IA et des robots de nouvelle génération. Plutôt que de chercher à freiner le mouvement et résister au progrès technique dans l'optique illusoire de sauvegarder les emplois existants et potentiellement menacés, la puissance publique doit fixer un cadre ambitieux destiné à ne laisser personne sur le bord du chemin et à maintenir l'employabilité du plus grand nombre dans un monde puissamment robotisé .
I. LES MACHINES INTELLIGENTES : UNE RUPTURE TECHNOLOGIQUE MAJEURE QUI IRRIGUE L'ENSEMBLE DES ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES
A. UNE RUPTURE TECHNOLOGIQUE MAJEURE QUI N'EN EST QU'À SES DÉBUTS
1. Robotisation et intelligence artificielle : un mouvement entamé depuis plus d'une décennie
a) Robots, intelligence artificielle, de quoi parle-t-on ?
(1) Définition de l'intelligence artificielle
Le concept d'intelligence artificielle (IA) a été inventé par un groupe de scientifiques américains réunis autour de John McCarthy et Marvin Minsky lors de la Conférence de Dartmouth (New Hampshire) durant l'été 1956. Il désigne l'ensemble des sciences et technologies permettant d'imiter, d'étendre ou d'augmenter l'intelligence humaine à l'aide de machines. Prometteuse à ses débuts, la recherche sur l'IA a paru stagner à partir des années 1970 jusqu'à sa renaissance à partir du milieu des années 2000 : les victoires des machines contre des champions au jeu d'échec 1 ( * ) ou plus récemment au jeu de go 2 ( * ) semblent consacrer le succès de l'IA, qui se déploie dans une multitude de domaines.
Sous le terme « d'intelligence artificielle », on a tendance à regrouper l'ensemble des techniques permettant à des machines d'accomplir des actions ou de résoudre des problèmes normalement réservés à des humains , qui peuvent paraître très simples, comme par exemple reconnaitre des objets dans une image, mais dont la résolution peut être très complexe à modéliser. Il ne s'agit pas avec l'IA de doter la machine d'une réelle intelligence, mais de lui permettre de réaliser des tâches complexes égalant voire dépassant les performances d'une personne humaine dans des domaines bien définis et qui peuvent être très variés : optimiser un trajet, calculer un temps de parcours, repérer une anomalie sur une radiographie.
Dans un rapport réalisé par un cabinet de consultants pour le pôle interministériel de prospective et d'anticipation des mutations économiques (PIPAME) et remis en février 2019 3 ( * ) , trois grandes catégories de tâches cognitives sont repérées comme permettant des progrès considérables de l'IA :
- la perception par la machine de son environnement (vision par ordinateur, traitement automatique du langage) ;
- la compréhension des situations par la machine ;
- enfin, la prise de décision par la machine.
Toutefois, le rapport pointe que les tâches de compréhension et de décision prises par les humains restent encore aujourd'hui hors de portée des outils d'IA dont nous disposons, l'IA n'étant notamment pas capable de réagir devant des situations non apprises.
Il n'en reste pas moins que l'IA envahit progressivement un vaste univers, permettant d'automatiser de nombreuses tâches, de plus en plus complexes, à l'aide d'algorithmes de plus en plus puissants.
(2) Un robot : une intelligence artificielle intégrée dans un objet ?
Alors que l'IA n'est pas forcément « incarnée » physiquement au-delà d'un terminal informatique au sein duquel elle pourra démontrer ses capacités, les robots mettent en oeuvre leurs aptitudes dans le monde physique . Ce sont d'abord des objets. De manière basique, on peut définir un robot comme un dispositif mécatronique, qui allie mécanique, électronique et informatique. Il est constitué de nombreux composants :
- des capteurs , qui servent à connaître l'environnement du robot (par exemple des caméras) ;
- des actionneurs , qui donnent au robot la possibilité d'agir (par exemple de bouger) ;
- une source propre d'énergie (pile, batterie) pour lui permettre de se déplacer ou du moins d'activer ses actionneurs ;
- un système de traitement de l'information , donnant au robot la faculté d'utiliser ses actionneurs en fonction de l'environnement perçu.
Si une tentative de définition juridique du robot a été entreprise en 2017 à l'échelle européenne , la tâche s'est révélée difficile et l'Union européenne n'est pas parvenue à donner un statut juridique précis au robot, même en se concentrant sur les robots autonomes et intelligents. Les quatre critères imaginés alors pour définir un tel robot étaient alors les suivants :
- l 'acquisition d'autonom ie grâce à des capteurs et/ou à l'échange de données avec l'environnement (interconnectivité) permettant échange et analyse de données ;
- une capacité d'auto-apprentissage (critère facultatif) ;
- la présence d'une enveloppe physique ;
- l 'adaptation du comportement et des actes à l'environnement (de manière autonome, sans intervention humaine).
Une étude préalable commandée par la commission des affaires juridiques du Parlement européen avait mis en garde sur l'absence de consensus au sein de la communauté scientifique mondiale pour définir un robot 4 ( * ) . Plus largement, l'étude pointait les difficultés à appréhender les questions nouvelles posées par le développement de robots autonomes et intelligents, notamment la question de la responsabilité des robots : s'ils agissent en fonction des consignes qu'ils ont reçues et de leur perception de leur environnement, ils restent des objets, et en tant que tels ils ne sauraient avoir une responsabilité propre.
2. Des technologies déjà présentes dans notre quotidien
a) De nouveaux outils rapidement adoptés
Les technologies robotiques et l'intelligence artificielle (IA) ne sont pas des technologies du futur mais existent déjà et sont mises en application . Dans l'introduction de son étude sur l'IA remise au président de la Commission européenne en mai 2019 5 ( * ) , l'expert Michel Servoz souligne qu'elles ont « déjà commencé à transformer nos vies quotidiennes », parfois même sans que nous nous en rendions compte.
En réalité, notre environnement professionnel mais aussi notre habitat ou encore nos activités de loisirs nous conduisent à entrer en interaction de plus en plus fréquemment avec des systèmes d'intelligence artificielle : pour demander notre chemin, pour calculer une distance, pour rechercher un objet à acheter. Ces nouveaux outils nous sont très vite devenus extrêmement familiers grâce à des interfaces simples et intuitives. Nous nous habituons rapidement à leur présence et à leur utilisation, au point parfois de ne plus pouvoir nous en passer.
Ces nouveaux outils agissent pour notre compte. Ils permettent d'effectuer des actions qui étaient précédemment de la responsabilité de personnes physiques : ainsi, des assistants digitaux personnels effectuent les tâches précédemment accomplies par des secrétaires, des algorithmes de e-commerce remplacent les conseillers de vente, ou encore des logiciels de reconnaissance faciale remplacent les agents de sécurité chargés des contrôles d'identité. L'adoption de ces nouvelles technologies produit un déplacement de tâches, certaines d'entre elles venant à être automatisées pour une multitude de raisons : meilleure efficacité que le travail humain, réduction du coût des opérations, meilleure disponibilité du service, réduction des risques liés au travail humain, reprise en main de la décision par l'utilisateur final.
Ces outils rendent aussi possible le développement de nouvelles activités : l'essor des véhicules en libre-service par exemple résulte du développement d'applications informatiques permettant de gérer l'ensemble du processus de location sans avoir recours à une personne physique.
Le monde des robots connaît des progrès technologiques spectaculaires qui rendent techniquement possibles des solutions qui relevaient il y a encore quelques décennies de la science-fiction.
En pratique, les robots sont de plus en plus présents dans notre quotidien, y compris le plus banal : les assistants vocaux connectés se sont ainsi récemment développés et permettent de passer des commandes par la voix à toute une série d'objets du quotidien : diffuser une chanson, fermer des volets, verrouiller une porte, faire une recherche sur Internet, etc...
b) La multiplication des interactions hommes-machines
Les robots modernes ne ressemblent plus aux automates industriels des précédentes décennies. L'objectif de ces robots en univers industriel est bien d'accroître la productivité ou de fiabiliser les processus de production, voire les deux, même s'ils sont désormais paramétrables, adaptables, polyvalents. La robotique industrielle a évolué mais son socle reste la répétition des gestes et la standardisation de tâches . Elle peut se déployer sans interactions directes avec des humains. Certaines usines fonctionnent d'ailleurs désormais sans personnes physiques sur les chaînes de production (ou alors uniquement dédiées à des activités de surveillance) : ainsi la première unité totalement robotisée fabricant des écrans de téléphones mobiles pour l'entreprise RBD, a ouvert en 2015 en Chine à Dongguan.
Les robots industriels sont capables de s'adapter à des tâches définies de manière approximative (par exemple, saisir des objets de taille et de poids différents sur un tapis roulant, ou alors composer des lots de paquets dans des entrepôts comme pour les robots de la société Amazon) mais leur logique profonde est une logique de productivité et de répétition , et les interactions avec des personnes physiques sont limitées dans les usines ou entrepôts dits « du futur ».
À l'inverse, la robotique de service est centrée sur l'interaction avec les humains et sur un environnement très variable et un déploiement en milieu ouvert, ce qui implique une forte adaptabilité et un degré de complexité technique supérieur. L'interaction hommes-machines est ainsi véritablement au coeur du développement des robots de service.
Schéma fourni lors de son audition par Mohamed Chetouani
Il est désormais possible de mettre en oeuvre ces interactions hommes-machines dans des domaines très variés, comme par exemple celui de l'apprentissage ou du soin . Dans le cadre du projet FP7 Michelangelo, des robots ont ainsi été utilisés pour évaluer les techniques pertinentes à mettre en place dans le traitement de l'autisme à partir d'interactions entre enfants autistes et robots, en comparant les résultats obtenus avec ceux des enfants non atteints par cette maladie. Le robot est utilisé ici comme outil d'observation avancé afin d'ajuster les thérapies. Dans le domaine de l'apprentissage, un autre projet européen dénommé H2020 Animatas, vise à analyser les comportements d'apprentissage des enfants en inversant les positions et en faisant des enfants les « enseignants » du robot.
c) La question de la frontière homme-robot
En entrant massivement dans notre quotidien, les robots prennent un caractère familier et on s'habitue vite aux services qu'ils nous rendent.
Leur capacité d'apprentissage les conduit à améliorer leurs performances : ils enregistrent ainsi peu à peu les préférences des utilisateurs, sont capables d'anticiper leurs attentes en fonction des observations du passé, ou d'observations sur le comportement d'autres utilisateurs.
Les robots affectifs font aussi se rapprocher la frontière entre homme et machine, imbriquant les deux mondes de manière de plus en plus forte.
Robots apprenants, robots affectifs : ces progrès technologiques contribuent d'ailleurs à une certaine confusion sur la nature des robots modernes, qui restent pourtant des machines, qui ne font que ce pour quoi elles ont été programmées.
Bienfaits et méfaits des robots affectifs Les robots sont des objets et en tant que tels dépourvus d'affect à l'inverse des êtres humains et des animaux. Mais les robots ont développé des capacités affectives qui leur permettent de simuler des émotions. Dans un article déjà ancien publié par le think tank Telos 6 ( * ) , la chercheuse Laurence Devillers identifiait trois aspects technologiques des robots affectifs : - leur capacité de reconnaître des expressions émotionnelles de l'humain ; - leur capacité à simuler ce qui chez les humains correspondrait à des émotions ; - leur capacité de raisonner avec des informations relatives aux émotions. La chercheuse notait que l'aptitude des humains à développer une relation affective avec un objet n'était pas nouvelle : une thèse de 2013 de la chercheuse américaine Julie Carpenter de l'Université du Washington avait montré que les soldats américains pouvaient s'attacher à leurs robots démineurs, leur donner un nom, et refuser leur remplacement ou souffrir lors de leur destruction, alors même qu'ils n'avaient ni un aspect humain, ni même celui d'un animal de compagnie. Mais les robots modernes peuvent aussi être dotés d'enveloppes physiques attractives, les faisant ressembler à des animaux voire à des humains et aggravant la tendance naturelle à l'anthropomorphisme 7 ( * ) . Par ailleurs les progrès en matière de reconnaissance des émotions par les machines et de simulation du comportement humain permettent désormais des interactions sociales avec les robots, chose qui paraissait impossible il y a encore quelques années. Les robots conversationnels 8 ( * ) sont ainsi capables de soutenir une discussion en fonction de paramètres préétablis et s'avèrent de plus en plus performants. Ces robots présentent des avantages considérables : ils sont doués d'une patience sans limite, et ils intègrent des réponses précises à une multitude de questions. Les applications des robots affectifs sont potentiellement très larges et peuvent se développer dans l'univers domestique : les robots compagnons pourraient ainsi compléter les animaux de compagnie dans les foyers, mais en rendant bien plus de services aux membres de la famille. Mais les robots affectifs ont aussi leur face inquiétante. On pourrait ainsi mettre à contribution les capacités des robots affectifs pour manipuler les humains en jouant sur leurs émotions et en suscitant des états émotionnels bien précis : les publics plus fragiles comme les enfants ou les personnes âgées, oubliant ou ne se rendant pas compte que leur interlocuteur est un objet, sont plus sensibles à des incitations indirectes 9 ( * ) voulues par les propriétaires ou gestionnaires des robots. Les humains, en devenant dépendant affectivement des robots, pourraient ainsi perdre une partie de leur liberté. Ces craintes conduisent à exiger que des règles éthiques soient édictées pour prévenir les dérives. |
3. La combinaison de plusieurs briques technologiques
Les robots intelligents reposent sur les progrès parallèles de technologies-clefs, qui les ont rendu possible : l'intelligence artificielle, qui s'appuie sur la progression des capacités de stockage et de calcul des ordinateurs, sur la mise en réseau des informations et sur les progrès de l'algorithmique, notamment à travers l'apprentissage automatique ( machine learning ) et les réseaux de neurones mais aussi la mécanique, l'électronique, le stockage de l'énergie.
a) L'impact des progrès de l'informatique : capacités de stockage et capacités de calcul
À l'évidence, les progrès de l'informatique ont contribué au développement de l'IA. Ces progrès se sont déployés dans plusieurs directions :
• Les capacités de stockage des données ne cessent de progresser : d'après l'étude Data Age 2025 du cabinet américain IDC, le volume de données numériques stockées dans le monde devrait passer de 33 Zo en 2018 à 175 Zo en 2025 10 ( * ) . Or disposer de masses considérables de données est une condition nécessaire au développement de l'intelligence artificielle. Le rapport Villani rappelle que « les données sont généralement le point de départ de toute stratégie en IA, car de leur disponibilité dépendent de nombreux usages et applications ».
La production et le stockage de masses de données de plus en plus considérables ne sont pas sans poser problème, notamment en matière de consommation énergétique des serveurs de données : les data center consomment déjà 3 % de l'énergie électrique mondiale et leur consommation double tous les 4 ans. Selon l'ADEME, l'ensemble du secteur numérique consomme déjà 10 % de l'énergie mondiale. La progression du stockage de données risque donc un jour de rencontrer des limites écologiques et peut-être économiques, mais pour l'heure, le stockage est chaque jour moins cher : d'après le rapport du PIPAME précité, l'espace de stockage offert pour 1 € double tous le 14 mois.
• Les capacités de calcul des ordinateurs ont aussi progressé rapidement : la loi de Moore s'est vérifiée pendant plus de 40 ans, des années 1970 au milieu des années 2010. Elle suggère que la puissance de calcul des ordinateurs double environ tous les 18 mois, mais les gains de puissance s'essoufflent et une limite technologique pourrait être atteinte d'ici 2022. Des progrès sont aujourd'hui encore enregistrés en matière de puissance de calcul mais à travers de nouvelles technologies : ainsi les classiques CPU et GPU 11 ( * ) sont complétés par les TPU 12 ( * ) , processeurs dédiés aux calculs nécessaires pour les applications d'intelligence artificielle. Les fabricants d'équipements informatiques s'orientent aussi vers des processeurs neuromorphiques, qui sont capables de stocker et traiter en parallèle plusieurs flux de données.
L'informatique quantique offre de son côté une perspective de gains impressionnants dans les capacités de calcul. Début septembre 2019, les chercheurs de Google ont annoncé avoir réussi à effectuer un calcul avec un ordinateur quantique impossible à réaliser en informatique classique. Dans une Note scientifique de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) 13 ( * ) , le député Cédric Villani, auteur de la note, invite cependant à la prudence et envisage plutôt une période de cohabitation entre processeurs classiques et processeurs quantiques.
b) Le rôle d'Internet et la mise en réseau des informations
Si les robots intelligents bénéficient des progrès dans le stockage et le traitement des données, une autre brique technologique est essentielle à leur développement : la mise en réseau des informations et l'existence de connections à fortes capacités.
L'infrastructure physique se déploie à travers le très haut débit par fibre optique. La France a fixé un objectif de couverture de 80 % de la population à l'horizon 2022. L'extension de la couverture numérique dépend ensuite de la décision locale des clients finaux de recourir ou non à la fibre.
La couverture 4G du territoire est encore très incomplète mais progresse également, pour permettre les échanges de données depuis des terminaux mobiles. La prochaine génération de réseau mobile, la 5G, n'est pas encore entrée dans sa phase d'utilisation, mais ouvre elle aussi des perspectives d'accroissement des volumes de données pouvant être échangés. Des interrogations subsistent toutefois sur les effets sanitaires et environnementaux de la 5G et pourraient freiner son déploiement.
Enfin, des réseaux d'objets connectés (ou réseaux IOT) se développent pour leur permettre de communiquer entre eux et interagir, soit en utilisant des plateformes de communications généralistes soit des réseaux dédiés à courte portée : ces systèmes sont utiles notamment pour relier des véhicules connectés, avec des temps de latence très faibles dans la circulation des informations et une disponibilité continue du réseau.
Tous ces réseaux offrent la possibilité de coordonner l'action de multiples objets connectés pouvant chacun développer une spécialisation. Les objets communicants servent aussi de repères pour les autres objets communicants, optimisant leur déplacement et leur action.
La mise en réseau autorise aussi à la délocalisation du stockage de données ou la puissance de calcul sur des serveurs distants . Le stockage de données dans le nuage ( cloud ), voire la réalisation de calculs informatiques sur des équipements distants ( cloud computing et edge computing ) évitent de devoir intégrer des données trop nombreuses et des puissances de calcul trop exigeantes dans les robots, ce qui les rend moins coûteux et moins gourmands en énergie.
c) Des algorithmes performants pour produire une intelligence artificielle
Une autre brique essentielle au développement des robots de service est constituée de l'intelligence embarquée dans les machines, c'est-à-dire des programmes ou logiciels dont ils disposent.
Des progrès considérables ont été enregistrés en peu d'années pour la modélisation des tâches cognitives affectées à l'IA, notamment les tâches de perception et de compréhension. En matière de perception, l'IA est devenue très performante : elle surpasse l'oeil humain désormais pour repérer des anomalies sur un cliché radiographique.
Plusieurs technologies contribuent à démultiplier les capacités de l'intelligence artificielle :
• L'apprentissage automatique ( machine learning ) permet aux ordinateurs de résoudre des problèmes sans programmation explicite, simplement en s'appuyant sur des modèles mathématiques et des méthodes statistiques. L'apprentissage automatique nécessite de s'appuyer sur une énorme masse de données, et de disposer parallèlement de puissances de calcul importantes. Il convient aussi de correctement qualifier les données, si bien que l'apprentissage automatique peut dépendre aussi de « petites mains » destinées à éliminer les scories dans les jeux de données exploités. Il existe une multitude de méthodes d'apprentissage automatique : l'apprentissage supervisé, l'apprentissage non supervisé, l'apprentissage par renforcement qui repose sur une analyse des effets des actions du programme. L'apprentissage automatique est très utilisé en IA aujourd'hui (par exemple pour le développement du véhicule autonome) car il permet de s'affranchir d'une modélisation trop complexe imposée par la programmation informatique traditionnelle. Il a aussi ses défauts en ne prenant pas en compte les données non disponibles. Les programmes d'IA reposant sur l'apprentissage automatique sont souvent accusés de comporter des biais liés à la sélection des données de base.
• Les réseaux de neurones et les réseaux profonds visent de leur côté à reproduire par bio-mimétisme le fonctionnement des neurones du cerveau humain afin de traiter des informations en organisant des calculs en couches successives. L'objectif du processus est de permettre une transformation non linéaire des données d'entrées pour obtenir un résultat de sortie vrai (par exemple, reconnaître une image donnée sur une photo). L'utilisation d'un algorithme de rétro-propagation du gradient a permis d'affiner et de fiabiliser les résultats obtenus par les réseaux de neurones en corrigeant les erreurs constatées à chaque étape du traitement de l'information. Ils sont utilisés aujourd'hui pour des tâches de classification ou de contrôle, pour de la reconnaissance faciale, vocale ou encore le traitement automatisé du langage. Les réseaux de neurones reposent eux aussi sur un mécanisme d'apprentissage. On parle d'apprentissage profond ( deep learning ) dans la mesure où le processus repose sur de multiples couches d'analyse. Les outils d'apprentissage profond mis en oeuvre dans les réseaux de neurones profonds donnent à l'IA une grande puissance et permettent de s'affranchir aussi d'une programmation préalable.
Certaines critiques sont elles aussi adressées aux réseaux de neurones : il est impossible d'expliquer les décisions prises par la machine et on ne peut pas expliquer sur quoi se base sa décision. Le réseau de neurones est une sorte de « boîte noire ». Par ailleurs, les réseaux de neurones peuvent être piégés par des cas non représentés dans les exemples d'apprentissage : des chercheurs de Google ont ainsi pu piéger un réseau de neurones utilisé en reconnaissance d'image en introduisant un sticker sur une photo de banane, pourtant nette et pour laquelle un oeil humain ne se serait pas trompé en distinguant l'essentiel de l'accessoire 14 ( * ) .
Schéma d'un réseau de neurones - Source : site Futura-Science 15 ( * )
d) Les progrès de la mécanique et de l'électronique
Le développement des robots de service s'appuie enfin sur les progrès qui touchent à leurs composants : capteurs, actionneurs. Ils n'ont eu de cesse d'être miniaturisés et rendus de plus en plus précis. La robotique bénéficie aussi des progrès en matière de matériaux , ce qui permet de les alléger ou de les rendre plus résistants. Doter des robots d'une large panoplie de gestes possibles constitue un vrai défi technologique relevé par les fabricants : la société Boston Dynamics a ainsi dévoilé début septembre 2019 les capacités de son robot humanoïde Atlas, pouvant réaliser des figures de gymnastique grâce à ses articulations hydrauliques. La biomécanique vient en appui de la réalisation de robots capables de reproduire des gestes humains, voire de les accomplir avec plus de rapidité ou plus de précision.
À la frontière de la robotique, ces mêmes progrès techniques ont permis le développement d' exosquelettes , structures mécaniques qui renforcent celles du squelette humain et lui confèrent des capacités physiques nouvelles ou allègent ses efforts : les exosquelettes autorisent ainsi le transport de charges lourdes en limitant le risque de troubles musculo-squelettiques. Utilisés dans le domaine de la logistique, ils ont aussi des applications militaires. Dans le champ médical, une expérimentation est même menée à Grenoble pour permettre à des tétraplégiques de commander un exosquelette par la pensée en connectant directement ses commandes au cerveau du patient.
Un autre aspect essentiel dans le développement des robots est leur approvisionnement en énergie : l'augmentation de la capacité des batteries constitue un facteur d'amélioration de l'autonomie des robots. Ceux-ci peuvent aussi revenir automatiquement à une base de chargement lorsque leur énergie restante est faible : c'est le cas pour les robots ménagers comme par exemple les aspirateurs-robots. La recherche d'une consommation énergétique sobre des robots constitue d'ailleurs une piste d'amélioration des performances de ces robots.
Une autre voie d'amélioration des robots, dans le but de renforcer leur autonomie porte sur leur capacité à s'auto-réparer en cas de panne, notamment lorsque ces robots sont utilisés dans des lieux difficiles d'accès.
La robotique de service s'appuie donc sur une kyrielle d'innovations techniques , dans des domaines très variés. C'est la combinaison de ces solutions techniques nouvelles qui produit les progrès de la robotique moderne.
* 1 Victoire de l'ordinateur Deep Blue contre Garry Kasparov en 1997.
* 2 Supériorité du programme AlphaGo établie à partir des années 2016-2017 sur les meilleurs joueurs de go mondiaux.
* 3 https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_services/etudes-et-statistiques/prospective/Intelligence_artificielle/2019-02-intelligence-artificielle-etat-de-l-art-et-perspectives.pdf
* 4 http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2016/571379/IPOL_STU%282016%29571379_FR.pdf
* 5 AI, The future of work, work of the future : https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/future-work-work-future
* 6 https://www.telos-eu.com/fr/societe/peut-on-aimer-un-robot.html
* 7 Tendance à attribuer aux animaux et aux choses des réactions humaines.
* 8 Appelés « chatbots ».
* 9 Appelées “nudges” en sciences du comportement.
* 10 1 zettaoctet correspond à 1000 milliards de gigaoctets.
* 11 CPU : unité centrale de traitement ou processeur, composant électronique de base chargé des calculs nécessaires à l'exécution des programmes, GPU : processeurs graphiques dédiés à l'affichage.
* 12 TPU : Tensor processing unit.
* 13 https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/opecst/quatre_pages/OPECST_2019_0069_note_ordinateurs_quantiques.pdf
* 14 https://arxiv.org/pdf/1712.09665.pdf
* 15 https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/intelligence-artificielle-deep-learning-17262/