E. LA FIN DE L'ESPOIR DE VIVRE DANS UNE DÉMOCRATIE APAISÉE
Apaisée par le dépassement du clivage droite/gauche - vestige devenu soluble désormais dans le changement permanent - la démocratie devait être remplacée par un centrisme de bon aloi rassemblant deux Français sur trois selon la formule magique de Valéry Giscard d'Estaing.
Sur les bords de cette majorité du bon sens, désignant des représentants non moins réalistes, les agités des extrêmes étaient censés pouvoir, sans conséquence, continuer à vaticiner dans le désert médiatique.
1. Une démocratie de façade
La suite se chargea de montrer que la réalité était tout autre et que la démocratie libérale occidentale, association contradictoire de démocratie et de libéralisme, était une chimère. Il est impossible, en effet, sauf sur le papier ou en parole, qu'un système politique puisse suivre à la fois la volonté de marchés fonctionnant selon leur logique propre et celle du peuple souverain.
La démocratie libérale n'existe pas : parce qu'elle ne peut pas être démocratique et même réellement libérale.
Un tel libéralisme qui ne peut fonctionner sans tuteurs bureaucratiques - le plus parfait exemple étant l'ordolibéralisme européen - est une forme de « libéralisme bureaucratique » monopolistique.
Deux exemples emblématiques : l'État prédateur américain et l'État collusif français [ voir Partie V].
Selon James K. Galbraith, les États-Unis sont devenus une sorte de « république-entreprise » que réguleraient non pas les marchés, mais des coalitions de puissants lobbies managériaux et financiers soutenus par un État « prédateur », en ce sens que sa fonction est de mettre l'économie et la finance au service d'intérêts privés. Le discours libéral officiel n'est qu'un rideau de fumée destiné à masquer cette forme perverse d'étatisme. La première place n'est plus occupée par les grandes entreprises industrielles qui ont fait la force des USA mais par la finance, les oligarques du numérique, de la communication et des services. C'est cette « élite », pour reprendre le terme de Lasch qui s'est emparée de l'État et qui le gère exclusivement en fonction de ses propres intérêts.
L'État collusif français, qui est le résultat, lui, d'un double mouvement, la concentration du pouvoir à l'Élysée, donc la neutralisation du Parlement, et la libéralisation du pays, à commencer par le démantèlement de l'État interventionniste, né avec la Libération.
Au terme de ces quarante ans de profondes transformations, le pouvoir politique devait donc faire face au défi suivant : comment gouverner avec une légitimité démocratique de plus en plus contestée, après s'être volontairement placé sous la tutelle des marchés, du carcan européen et en ayant supprimé, par souci d'économie et parce que les prestataires de services étaient censés faire mieux, une bonne partie de ses capacités d'expertise et de ses moyens d'action directs ?
La réponse sera, en s'appuyant de moins en moins sur la légitimité des urnes, qui, de scrutin en scrutin, donnent des résultats de plus en plus hasardeux, et de plus en plus sur le monde des affaires et de la finance, désormais incontournable. La haute administration devenue experte en pantouflage et rétro-pantouflage fait le lien entre les hauteurs du pouvoir politique, les intérêts économiques et la sphère, de plus en plus complexe, de la régulation indispensable au fonctionnement des marchés.
Comme le montre son discours devant l'OIT du 11 juin 2019, Emmanuel Macron est parfaitement conscient de cette mutation d'un libéralisme devenu prédateur et qui n'a plus de libéral que le nom :
« Ces dernières décennies ont été marquées par quelque chose qui n'est plus le libéralisme et l'économie sociale de marché, mais qui a été depuis quarante ans l'invention d'un modèle néolibéral et d'un capitalisme d'accumulation qui, en gardant les prémisses du raisonnement et de l'organisation, en a perverti l'intimité et l'organisation dans nos propres sociétés. La rente peut se justifier quand elle est d'innovation, mais peut-elle se justifier dans ces conditions lorsque la financiarisation de nos économies a conduit à ces résultats ? Et en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Je ne crois pas. »
La conclusion politique s'impose d'elle-même, pour pouvoir fonctionner la « démocratie libérale » ne peut qu'être une démocratie « Potemkine » 15 ( * ) dont la façade démocratique (l'élection au suffrage universel des représentants du Souverain) cache une machinerie du pouvoir [ voir partie VI] dont la finalité première est d'interdire toute remise en question de la forme néolibérale du mode dominant de production et de partage de la richesse produite, de ses finalités et de ses bénéficiaires. Une démocratie dont les usagers sont privés du premier droit des citoyens - pouvoir modifier le régime sous lequel ils veulent vivre - privés de leur souveraineté donc.
Au cours de ce dernier demi-siècle, l'Empire a donc vu se succéder, démocratiquement, des majorités parlementaires et des exécutifs (Présidents de la République ou du Conseil, Premiers ministres) se combattant devant les électeurs pour mieux assurer l'essentiel : la pérennité de l'organisation néolibérale de la société. Ainsi, les « libéraux centristes », pour reprendre l'expression d'Adam Tooze (op cit), se perpétuèrent-ils au pouvoir, contre vents et marée, appliquant leurs projets, même quand les électeurs se sont clairement exprimés contre, comme on l'a vu en 2005, quand le projet de traité constitutionnel européen, rejeté par référendum, est adopté sous une forme à peine modifiée par la voie parlementaire.
2. Quand la sécession populaire répond à la révolte des « élites »
Paradoxalement on peut dire que cette démocratie en trompe-l'oeil qui a permis d'imposer les règles du jeu néolibérales à la majorité qui en voulait de moins en moins a trop bien réussi. « Bien » réussi puisque, jusqu'à ces dernières années, où des formations et des leaders « atypiques » commencèrent à accéder, en coalition puis seuls, au pouvoir, ce dernier fut exercé sans discontinuité par des néolibéraux.
« Trop » bien, puisque l'impossibilité de changements politiques significatifs a finalement donné consistance à un sentiment diffus que danser au bal institutionnel serait perdre son temps et légitimer les organisateurs et l'orchestre. Les électeurs ont donc fui les urnes, transporté le débat dans la rue sous des formes nouvelles, parfois violentes et finalement créé le terreau d'alternatives politiques inédites que les maîtres du pouvoir pensaient neutraliser en les traitant avec mépris de « populisme ».
Ils ne voulaient pas accepter que ledit peuple, las de voir le changement politique se limiter à celui du plan de table, au choix d'un cuisinier plus ou moins habile à faire prendre les vessies pour des lanternes, le menu restant le même, déserta les urnes, ou transforma les élections en émeutes électorales antisystème.
On vote de moins en moins « pour » quelqu'un, un programme, mais « contre », ce qui prit le nom de « dégagisme » et qui explique le caractère de plus en plus aléatoire des résultats électoraux.
Puis, le mécontentement s'exprimera dans la rue par des manifestations, des opérations contre des cibles symboliques pour le pouvoir, voire par des émeutes. Le point d'orgue final sera, après leur montée en puissance, l'accès au pouvoir de partis ou de leaders populistes antisystème.
Le spectre du populisme se mit à hanter, non seulement l'Europe, comme le communisme au temps de Marx, mais le monde ! Un populisme aux formes diverses : d'extrême droite ou de droite extrême (les plus fréquents) mais aussi de gauche (France insoumise en France 16 ( * ) , Podemos en Espagne) ou d'extrême gauche, voire non identifié comme le mouvement « Cinq étoiles » italien ou celui des « gilets jaunes » en France.
Le dénominateur commun c'est de contester le système tel qu'il fonctionne et ceux qui l'ont jusque-là fait fonctionner.
À considérer les résultats des dernières élections européennes en France ou dans de nombreux pays, les partis alternant depuis des dizaines d'années au pouvoir ont été pulvérisés, on peut se demander s'ils n'ont pas déjà atteint leur but.
En Europe continentale, pas de trimestres, voire de mois, sans que l'extrême droite marque des points à l'issue d'élections nationales ou locales. Des gains en termes de suffrages et de plus en plus de sièges : Rassemblement national en France (présidentielles et dernières élections européennes où il arrive en tête devant tous les autres partis, y compris celui actuellement au pouvoir), Vox en Espagne, le parti AfD en Allemagne, Vrais Finlandais en Finlande, Aube dorée en Grèce, PDS Slovène. Des gains en termes de pouvoir dans des coalitions avec la droite comme en Autriche, avec le centre (Estonie), avec des formations de gauche antilibérale ou libérale : Matteo Salvini leader de la Ligue coalisée avec Cinq étoiles, puis Cinq étoiles avec le Parti démocrate de centre gauche.
Sans compter les partis de droite extrême déjà au pouvoir en Pologne, Hongrie ou, comme en Slovaquie, y participant au sein d'une coalition hétéroclite.
Mais le plus surprenant est venu de là où on l'attendait le moins, des parrains du néolibéralisme mondialisé : le Royaume-Uni et les USA.
Le Royaume-Uni, à l'origine de la première sécession européenne avec le « Brexit », et dont le parti arrivé en tête aux européennes, l'UKYP de Nigel Farage, est d'extrême droite.
Les USA, avec l'élection de Donald Trump, qui donne des sueurs froides aux libres échangistes de stricte obédience.
Même la Suisse, avec Christoph Blocher, apporte sa contribution de droite extrême et de gauche avec une votation sur la « monnaie pleine » 17 ( * ) (2018) rassemblant 24,3 % de suffrages favorables. Ajoutons le Canada lors des élections provinciales québécoises, avec la victoire de la Coalition avenir Québec (CAQ) et l'élection d'un premier ministre, François Legault, « hors normes ». S'il refuse l'étiquette de « populiste », constatons qu'il a d'abord été élu contre les appareils en place.
Voter contre les partis et les leaders politiques qui se sont partagés, sous des formes diverses, le pouvoir depuis quarante ans est devenu une manie.
3. L'insaisissable populisme
Faute de pouvoir définir, de manière univoque, ce qu'est le populisme (voir partie VI) on est bien obligé de constater que c'est un « mot valise » susceptible de transporter les idéologies et les programmes politiques les plus contradictoires, un concept vide, ce qui explique la mise en échec de tous ceux - et ils sont nombreux - qui se sont risqués à lui donner un contenu invariant.
Ce n'est pas un concept mais une arme politique, offensive ou défensive, utilisée contre un système politique qui refuse de changer alors qu'il ne donne plus satisfaction et qui ne bénéficie pas de la confiance populaire. C'est la réaction à un système politique incapable d'évoluer substantiellement par le jeu institutionnel normal. L'analyse que fait Karl Polanyi des mouvements fascistes et socialistes de l'entre-deux-guerres, toutes choses inégales par ailleurs, est tout à fait transposable à celle des populismes d'aujourd'hui : « Le fascisme, comme le socialisme, étaient enracinés dans une société de marché qui refusait de fonctionner. »
L'appel au peuple est donc d'abord et essentiellement une arme dans le combat pour le pouvoir, nullement un programme de gouvernement ayant une chance d'être appliqué tel quel, même si les programmes sont aussi des armes politiques utiles. Désigner l'ennemi dispense les populistes d'indiquer précisément comment ils entendent répondre réellement aux attentes populaires. Ceci explique l'évolution des programmes et du discours populiste en fonction des circonstances, des affects changeants des cibles populaires visées ou, pour les partis au pouvoir, des alliances.
4. Mondialisation et populisme
L'une des explications les plus courantes de l'origine de la fièvre populiste actuelle est l'incapacité des institutions à protéger les perdants (quand ce ne sont pas les xénophobes ou les incapables) d'une mondialisation imposée par le progrès et le sens de l'Histoire. Ce serait le produit de l'impréparation à des changements inéluctables mais trop rapides.
Que la mondialisation, notamment par ses effets sur le tissu industriel, l'emploi, et dans la montée des inégalités (voir parties III et IV) ait stimulé le malaise social, aucun doute là-dessus. Mais, à ceci près, qu'elle n'est nullement le produit de la fatalité. Cette mondialisation est d'abord un système financier dominé par des oligopoles interconnectés à un tel degré que la faillite de l'un entraînerait l'effondrement des autres, mondialisé mais avec l'Amérique du Nord et l'Europe pour épicentre, la City de Londres et Wall Street comme capitales interconnectées, le dollar et l'eurodollar - dépôts en dollars déposés dans des banques hors de la juridiction étasunienne - pour monnaie et donc la Fed pour principale source de monnaie centrale.
C'est, complémentairement, un système économique monopolistique dominé par de grandes entreprises multinationales, plus destructrices que créatrices d'emplois, dépendant pour leur financement de l'oligopole financier.
Pas grand-chose à voir donc avec un « club Med » pour petits épargnants, PME et PMI, pour peu qu'ils fassent l'effort de la qualité et de l'innovation, ou avec la « mondialisation heureuse », dont Alain Minc réservait les fruits juteux aux « bons élèves de la modernité ».
Pas de fatalité donc mais le produit d'une volonté politique.
Conclusion : ce qu'une volonté politique a fait, seule une autre volonté politique peut le changer.
* 15 Le prince Grigori Potemkine nommé gouverneur du Sud de la Russie après la victoire de celle-ci sur les Turcs en 1783, devenu le favori de l'Impératrice Catherine II est, selon le témoignage de diplomates qui ne lui voulaient pas forcément du bien, l'auteur d'une supercherie devenue célèbre : cacher la misère des villages de Crimée que l'impératrice devait visiter lors d'un voyage en les dotant de façades de carton-pâte bien plus riantes que la réalité.
* 16 France insoumise sur une de ses faces, l'autre se rattachant à la social-démocratie interventionniste classique.
* 17 Elle vise à ôter le droit aux banques de créer de la monnaie, réservant ce privilège à l'État. On mesure l'audace d'une telle proposition.