TROISIÈME PARTIE : UNE RÉUSSITE SOUS CONTRAINTE

I. LA GRATUITÉ, ÉLÉMENT D'UN PROJET GLOBAL

A. LA GRATUITÉ DES TRANSPORTS, OUTIL AU SERVICE D'UN PROJET URBAIN

1. La gratuité, un élément parmi d'autres pour faire évoluer les comportements

Comme il a été dit, les collectivités ayant mis en place la gratuité des transports collectifs cherchaient notamment à travers elle à réduire la place de la voiture en ville et développer l'usage des transports en commun. Toutefois, les expériences montrent que la gratuité ne peut être l'unique moyen d'atteindre ces objectifs : elle constitue un outil, certes puissant, mais doit nécessairement être accompagnée d'autres mesures, dans le cadre d'une approche plus globale de la ville et des transports. Il est révélateur qu'à Dunkerque, « DK+ de mobilité » soit présenté comme « un projet de profonde transformation urbaine avec un triple objectif : améliorer la qualité du réseau, rénover profondément les espaces publics et lancer la révolution de la gratuité ». Maryline Bessone et Émilie Lacroix ne disaient pas autre chose lors de leur audition, en affirmant que la gratuité n'est pas une politique de mobilité.

a) Proposer une offre de transports diversifiée et interconnectée

Afin de réduire la place de la voiture en ville, le stationnement sert souvent de levier d'action. La réduction du nombre de places de parking et l'augmentation des tarifs sont des outils régulièrement utilisés par les collectivités pour dissuader les automobilistes de se rendre en ville. Pour développer parallèlement l'utilisation des transports en commun, la création de parking-relais en périphérie des villes, avec une liaison rapide vers le centre , constitue un outil très efficace. La ville d'Amiens a ainsi mis en place la gratuité de ses bus le samedi pour inciter à utiliser ces parking-relais. À Manosque, le bus dessert un parc-relais qui, à l'entrée de la ville, offre 300 places gratuites de stationnement . Il dessert également le parking de l'aire de covoiturage en entrée d'autoroute .

L' encouragement du co-voiturage constitue également un outil de réduction de la place de la voiture en ville. Nombreuses sont les collectivités qui, à cette fin, créent ou agrandissent des aires de covoiturage. Cet encouragement peut aussi prendre la forme d'incitations financières pour les covoitureurs ou d'une application internet dédiée.

La gratuité des transports collectifs est souvent au coeur d'une politique de transport plus globale visant à développer l'utilisation à la fois des transports collectifs et des modes actifs . C'est notamment le cas pour la communauté d'agglomération du Niortais, qui a inscrit la gratuité dans le cadre d'un grand chantier mobilité. Dans les mois qui ont suivi le passage à la gratuité, la communauté d'agglomération a aussi mis à disposition 300 vélos à assistance électrique en location gratuite pendant trois mois, afin de donner l'envie de tester ce mode de déplacement. Pari réussi puisque 50 % des usagers ont acquis un abonnement payant pour continuer de les utiliser. En novembre 2018, l'opération a été répétée avec des trottinettes à assistance électrique en location gratuite pendant un mois. Dans la communauté d'agglomération du grand Villeneuvois, la gratuité des transports collectifs a été accompagnée de celle des vélos en libre-service.

Une autre mesure contribuant à développer l'utilisation des modes doux et des transports collectifs consiste à leur aménager des voies réservées , afin de rendre les trajets plus fluides et donc plus rapides. C'est notamment le cas à Dunkerque où la suppression de l'autoroute urbaine a également permis d'ouvrir à l'air libre le canal et de multiplier les accès au réseau routier dont l'empreinte a certes été réduite mais qui est ainsi devenue plus accessible aux habitants des différents quartiers auparavant simplement traversés par l'autoroute.

Afin de proposer une véritable alternative à la voiture, les collectivités organisent leurs infrastructures et leur offre de transport afin de faciliter l'intermodalité et la multimodalité . Il s'agit de faciliter l'usage des modes doux et surtout les liaisons possibles entre les modes de transport autres que la voiture utilisée individuellement. Dinan Agglomération a par exemple mis en place des aires de covoiturage, combinées avec des parkings à vélo, connectées au réseau de transports collectifs.

b) Changer les réflexes

Afin de favoriser le report modal de la voiture vers les transports en commun, Singapour a adopté une approche singulière, visant à faire évoluer les habitudes qui contribuent à la surcharge des transports et des routes . La ville-État a en effet mis en place la gratuité du métro pour les personnes le prenant tôt (avant 7 h 45) et a couplé cette mesure avec une incitation financière pour les entreprises acceptant de décaler leurs horaires. L'objectif était aussi d'éviter la surcharge du métro aux heures de pointe. Parallèlement, afin de réguler les encombrements, la ville adapte le prix du péage à la vitesse moyenne observée pendant les trois mois précédents : plus le tronçon est embouteillé, plus le tarif est élevé.

Pour influencer les comportements, certaines collectivités misent sur des mesures touchant les plus jeunes usagers, de manière à leur faire adopter, dès le départ, les bonnes habitudes en matière de mobilité . Ainsi, Paris a décidé l'application de la gratuité des transports en commun pour les moins de 11 ans, à partir de la rentrée scolaire 2019, afin de créer « un réflexe d'usage des transports collectifs chez les plus jeunes ». Cette mesure a été accompagnée par la mise en place de la gratuité des vélos en libre-service parisiens pour les 14-18 ans.

Toujours pour attirer les jeunes usagers dans les transports en commun, il est nécessaire de rendre le transport plus attractif et ludique . C'est le cas de Dunkerque, avec un travail pour donner une autre image au bus : bus à thème, bus colorés, jeux et services connectés, etc.

Enfin, l' affichage, sur les cartes et panneaux de grandes villes, des temps de trajet pour les piétons et les cyclistes permet aux usagers de mieux se rendre compte de l'inutilité de recourir à la voiture pour un grand nombre de trajets intra-urbains. Paris, Lyon, Grenoble et Toulouse, notamment, ont développé cet affichage.

Recommandation : penser la gratuité comme un outil d'une politique globale et veiller à sa soutenabilité à long terme.

2. Des effets induits qui conduisent à s'interroger sur la pérennité d'un modèle économique fondé sur un accroissement de la mobilité
a) Gratuité des transports collectifs et équité territoriale : des relations complexes

Beaucoup d'auteurs ou de personnes entendues par la mission ont souvent opposé zones urbaines, où l'offre de transports collectifs est abondante et par conséquent la question de leur éventuelle gratuité se pose, et zones rurales où la question ne se pose pas faute d'une quelconque offre de transports collectifs.

En première analyse, on peut légitimement considérer que les personnes qui sont amenées à rejoindre les agglomérations ne serait-ce que pour se rendre à leur travail bénéficient, au même titre que les habitants de ces agglomérations, des transports mis à leur disposition. La politique de parkings-relais est d'ailleurs de plus en plus répandue, que les transports soient gratuits ou pas (voir par exemple les parkings annoncés sur la rocade bordelaise à l'approche des sorties à proximité desquelles ils sont implantés).

La gratuité éventuelle du réseau de transports collectifs d'une agglomération profite donc aux personnes domiciliées en dehors. À Dunkerque, elles sont d'ailleurs incitées à emprunter le réseau gratuit, un pôle d'échanges étant situé aux extrémités ouest et est de lignes particulièrement structurantes et à fréquence régulière et élevée.

Mais la solution pour diminuer la circulation des véhicules des personnes ne résidant pas dans l'agglomération ne consisterait-elle pas plutôt à faire en sorte qu'elles la rejoignent en transports collectifs ? C'est évidemment le sens des différentes solutions de co-voiturage. Mais celui-ci reste coûteux.

La solution résiderait-elle alors dans la gratuité du transport collectif péri-urbain ? Tel est le sens de l'expérience réussie de la communauté de communes de Moselle-et-Madon. L'effort fourni par la collectivité est important mais le succès montre que la gratuité est possible dans une AOM composée de petites et moyennes communes.

La communauté de communes de Moselle-et-Madon, un exemple réussi
de la gratuité des transports collectifs en territoire péri-urbain et rural

Située à 15 km de Nancy, la communauté de communes de Moselle-et-Madon regroupe 19 communes et 30 000 habitants. Sa ville-centre est Neuves-Maisons (7 000 habitants) les communes qui composent l'EPCI sont péri-urbaines et rurales.

La communauté de communes comptait 12 communes et 19 000 habitants en 2007 quand elle a mis en place la gratuité des transports sur ses trois lignes régulières. Son réseau a été adapté en 2015 avec la création de deux nouvelles lignes pour s'adapter au nouveau périmètre intercommunal.

Plusieurs raisons ont motivé le passage à la gratuité :

- une volonté politique de rendre les transports en commun plus attractifs ;

- la faiblesse des recettes commerciales (15 000 euros par an) inférieures aux coûts de la billettique et de la régie de recettes ;

- le contexte d'une politique volontariste du département : trajet à 1 € quelle que soit la distance.

Le réseau a la particularité de permettre, notamment, le rabattement des usagers vers les gares de Neuves-Maisons (22 mn de Nancy) et Pont-Saint-Vincent (25 mn de Nancy), mais aussi vers l'entrée de Nancy, avec une correspondance avec le réseau de bus et de tramway de la métropole.

L'évolution du nombre de voyages annuels depuis 2007 montre une très forte hausse de la fréquentation du réseau, dans un contexte où la population de la communauté de communes est pourtant en baisse :

2007 : 33 000 voyages

2009 : 120 000 voyages

2012 : 167 000 voyages

2013 (fusion des lignes régulières et scolaires) : 266 000 voyages

2015 : 197 000 voyages

2016 (extension du périmètre intercommunal) : 362 000 voyages

2018 : 381 000 voyages.

Le réseau est financé à 50 % par la communauté de communes, à 30 % par le versement transport et à 20 % par une subvention de la région pour le transport scolaire.

b) Croître en s'étalant : la gratuité des transports collectifs favorise-t-elle l'étalement urbain ?

Quarante ans ont passé, mais le constat dressé par Henri Lefebvre reste largement d'actualité : aujourd'hui encore « les milieux populaires souffrent d'une double peine, car, pour eux, la distance travail-domicile ne cesse de croître et parce que la pauvreté se traduit par l'usage des modes de transport plus lents, moins directs, inconfortables » 113 ( * ) .

C'est ce que souligne Marie-Christine ZÈLEM, professeure de sociologie à l'université de Toulouse 2, dans une chronique intitulée « Vitesse, mobilités et étalement urbain : le cercle vicieux ? » parue début 2019 dans la revue dph 114 ( * ) : « Après le logement, et devant l'alimentation, la part du budget que les ménages consacrent aux transports est la plus élevée. Ils réalisent les deux tiers de leurs déplacements en voiture. Et si l'on constate bien une montée en gamme du parc automobile, elle ne concerne que les ménages à hauts revenus. Chez les ouvriers et employés, on observe par contre une forte baisse des immatriculations neuves, au profit des véhicules d'occasion et diesel (plus de la moitié du parc).

Quant aux gains de vitesse générés par l'amélioration des réseaux de transports, ils ont eu pour conséquence de contribuer à l'étalement urbain du fait que, à budget-temps constant, les ménages ont pu choisir de s'éloigner davantage des centres urbains ».

Dans son livre blanc des mobilités paru en 2014, le Syndicat mixte des Transports en commun de l'Agglomération clermontoise notait d'ailleurs la complexité de la demande de mobilité dans l'aire urbaine de Clermont-Ferrand : « Le tissu économique s'est massivement implanté autour des réseaux routiers [...]. Désormais, plusieurs zones d'activités maillent le Grand Clermont, chacune d'entre elles générant des déplacements contribuant à une complexification de la demande de mobilité ».

Les chiffres globaux confirment cette observation : si la taille des territoires desservis par les transports en commun augmente sensiblement, la population desservie ne progresse que faiblement voire stagne . De fait, comme le notait Lionel Steinmann dans Les Echos , le 28 novembre 2018, « Les dessertes des centres-villes étant généralement considérées comme suffisantes, ces extensions de réseau ont été réalisées dans les zones périphériques, où la densité d'habitation est faible. Conséquence, le nombre de clients potentiels est beaucoup plus réduit, et les bus sont souvent aux trois-quarts vides [...]. Face à l'étalement urbain, le fonctionnement classique des transports en commun est donc inefficace. Cela conduit nombre d'habitants de ces zones à considérer la voiture individuelle comme l'unique option pour se déplacer et explique leur extrême sensibilité au prix à la pompe ».

De prime abord, en supprimant le coût du déplacement domicile travail, la gratuité des transports agit comme un signal prix qui diminue le coût de l'éloignement et concourt de fait à accroître l'étalement urbain, ce qui a pour effet d'augmenter la demande de transports des zones d'urbanisation nouvelle... qu'ils ne peuvent desservir.

Comme le soulignait Gilles Savary dans une tribune parue dans Le Parisien en novembre 2018, « les transports publics ne sont guère que les soins palliatifs d'un marché immobilier qui éloigne les zones d'habitat des zones d'emploi ». Refusant le « Graal de la gratuité dans les transports publics » (titre de l'article), il concluait « À défaut de politiques réductrices de cette dichotomie territoriale, leurs besoins d'investissement et d'exploitation en lignes, matériels et encadrement humain, ne tolèrent pas le moindre relâchement financier et justifient que les usagers en prennent leur part ».

Autre illustration de ce débat sur l'incidence des transports en termes d'étalement urbain, la controverse sur la construction éventuelle d'un tram-train reliant Bordeaux Métropole à Lacanau. Dans un article paru le 26 juin 2019 et intitulé avec humour « Le projet de tramway entre Bordeaux et Lacanau Océan tient-il la route ? », Rue89Bordeaux pointait du doigt les inquiétudes de certains face à ce qu'ils perçoivent comme une contribution à l'étalement urbain et à l'accroissement du trafic automobile entre les communes concernées, éloignées de Bordeaux, et la Métropole, surtout compte tenu d'un temps de parcours identique à celui d'un trajet en voiture.

D'autres observateurs mettent l'accent, à l'inverse, sur « l'avantage comparatif » que constitue la gratuité des transports collectifs pour éviter l'étalement urbain : Patrick Vergriete souligne combien cette question renvoie à celle de l'adaptation de l'aménagement du territoire aux impératifs écologiques. En d'autres termes, la ville durable sera une ville dense et, de ce point de vue, la gratuité des transports offerts en zone urbaine des AOM contribue à éviter l'étalement urbain dans le péri-urbain et les petites communes rurales situées à proximité immédiate.

Recommandation : intégrer les territoires ruraux et péri-urbains dans la réflexion pour ne pas créer une sensation de rupture et de distorsion entre les territoires

c) Un effet d'éviction

Au-delà de la gratuité des transports, c'est la question du bien-fondé de l'accroissement de l'offre de transports qui est aujourd'hui posée : mettre en chantier une offre nouvelle dans la perspective de faciliter la vie de jeunes ménages ou d'étudiants attirés par les loyers moins élevés offerts par une commune en développement peut avoir comme effet paradoxal de faire augmenter très sensiblement le coût du foncier. Elle contribue alors à les empêcher de s'installer à l'endroit même qui a été prioritairement aménagé à leur intention.


* 113 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Éditions Anthropos, 1968, op. cit.

* 114 dph : dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale.

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