EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 10 juillet 2019, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, présidée par M. Christian Cambon, président, a procédé à l'examen du rapport d'information de MM. Cédric Perrin et Jean-Noël Guérini.
M. Cédric Perrin, co-rapporteur . - Monsieur le Président, mes chers collègues, chargés du rapport sur l'innovation dans la défense, nous avons été amenés à nous demander si la LPM serait bien « à hauteur » des besoins d'innovation. L'innovation est à la mode, et c'est aussi un excellent moyen de communication du gouvernement. Que penser des efforts annoncés en la matière ? Des moyens mis en oeuvre et des acteurs nouveaux ou non de l'écosystème ?
Le besoin d'innovation n'a jamais été aussi essentiel dans un monde caractérisé par le retour des États puissances, l'émergence d'acteurs non étatiques, tels que les groupes terroristes, l'évolution des théâtres d'opération dans les champs numériques et spatiaux, et la possibilité nouvelle de voir les armées des pays les plus puissants économiquement parfois concurrencées en opérations par un usage efficace de technologies civiles. La supériorité technologique militaire est ainsi concurrencée par l'innovation civile rendant indispensable la captation plus rapide des innovations. Nous avons tous en tête l'usage fait par Daech de simples smartphones, et la nécessité d'adapter nos propres cycles d'innovation pour développer nos moyens de détection, de protection, de destruction parfois, aussi, face à un ennemi capable de bricoler de sérieuses menaces telles que des drones commerciaux lestés de grenades, toutes sortes d'explosifs improvisés cachés dans des vélos, des motos, des ânes et même des vaches.
Face à cette impérieuse nécessité de l'innovation, la loi de programmation militaire 2019-2025 que nous avons votée l'été dernier posait un 4e et dernier objectif : « innover pour faire face aux défis futurs ». Mais peut-on espérer une LPM à la hauteur de cet enjeu quand :
- premièrement, l'essentiel de l'augmentation des crédits n'intervient qu'à mi programmation, si les contraintes budgétaires ne l'empêchent pas. Le budget consacré aux études et à l'innovation devrait ainsi passer de 730 millions d'euros en 2018 à 1 milliard d'euros en 2022, selon les termes de la fameuse clause de revoyure,
- deuxièmement, les efforts déployés par notre commission pour rendre l'achat plus agile dans le cadre de la LPM ont purement et simplement été balayés lors de la codification de la commande publique qui a passé outre les assouplissements introduits en matière de lutte contre le terrorisme notamment, par notre fameux amendement acquisitions,
- enfin, le plan de transformation du ministère s'organise autour de la nouvelle Agence de l'innovation de défense, créée le 1er septembre 2018, dirigée par Emmanuel Chiva, que notre commission a auditionné le 20 février 2019, et placée sous l'autorité hiérarchique de la DGA et dépendante d'elle financièrement. DGA dont la nouvelle et énième réforme a été annoncée en juillet 2018.
Dans ce contexte, nous vous proposons 12 recommandations pour l'innovation dans la défense pour en améliorer à la fois le pilotage, le financement et en renforcer les acteurs.
Le premier axe de ces réformes concerne donc le pilotage de l'innovation et appelle un profond changement de culture des acteurs de la défense.
Les acteurs de la défense doivent intégrer la culture du risque, seule à même de permettre l'innovation dans la défense et la captation très rapide de l'innovation duale ou civile. L'acculturation à l'innovation est une priorité.
Il convient également de passer à un management de l'innovation centré sur l'usager. L'innovation technologique est fascinante, mais elle est longue et souvent assez éloignée des besoins de l'utilisateur final, c'est-à-dire des forces armées. Industriels et ingénieurs doivent conserver leur capacité d'imagination, d'invention, mais le management de l'innovation ne doit plus être centré sur la technologie comme c'est le cas actuellement mais bien sur les besoins militaires opérationnels.
Un impératif évident du pilotage de l'innovation dans la défense concerne l'augmentation de la vitesse d'intégration de l'innovation. À l'ère numérique, le temps qui sépare le passage de la découverte scientifique à la mise sur le marché doit être réduit pour répondre aux besoins des armées et pour éviter que l'innovation ne devienne obsolète avant même d'avoir été intégrée aux matériels. Les exemples de ratages sont hélas nombreux dans ce domaine, et la potentielle supériorité stratégique qu'auraient apportée certaines avancées technologiques ne doit plus pouvoir échapper à nos armées.
Enfin, il nous faut « marcher sur nos deux pieds ». Cela signifie qu'il ne faut pas sacrifier les efforts consentis en R&D et en innovation planifiée au développement nécessaire et urgent de l'innovation ouverte. L'intelligence artificielle est tirée par le secteur civil, mais ses usages dans le domaine militaire doivent donner lieu à un effort de recherche publique programmé. Dans le même temps, l'innovation civile courte doit pouvoir être captée et intégrée rapidement et dans un processus adapté au monde militaire. La durée de vie d'une innovation civile ou duale est de 4 à 6 ans, son utilisation par le monde militaire sera parfois de 20 à 40 ans. Une adaptation est donc nécessaire.
J'en viens maintenant à nos quatre recommandations pour un financement plus efficace de l'innovation dans la défense.
Premièrement, il faut rendre enfin l'achat public plus agile, plus souple, plus rapide et l'amendement précédemment évoqué allait précisément dans ce sens. L'une des difficultés essentielles de la captation de l'innovation tient aujourd'hui à la lenteur et à la complexité de l'achat public. La passation d'un marché public ou la révision d'un contrat de programme d'armement prend entre 18 mois et 2 ans, ce qui est profondément incompatible avec la durée de vie des innovations les plus volatiles. Relever de 25 à 100 000 euros le seuil des marchés de gré à gré pour les achats innovants était nécessaire et devrait donner un peu de souplesse à la procédure d'achat, mais cela ne paraît pas suffisant. La nouvelle instruction relative à la politique d'achat du ministère des armées est très en deçà des enjeux : elle recommande essentiellement d'utiliser toutes les souplesses du code des marchés publics. L'acculturation des acheteurs du ministère et de la DGA à l'innovation est donc un impératif. Des procédures d'achat souples, telles que le concours, le défi, sans spécifications longues et lourdes doivent être développées. La culture du risque doit être valorisée, notamment dans la notation des agents publics en charge de la rédaction et de la passation des marchés publics. Ceci implique aussi de prévoir des procédures souples et efficaces de révision et d'arrêt si nécessaire des contrats publics qui ne donnent pas satisfaction. Il faut pouvoir arrêter à moindre frais une innovation qui ne porte finalement pas ses fruits.
Notre deuxième recommandation est de dynamiser le financement de l'innovation, en soutenant la recherche privée et les PME- et les start-ups, notamment dans la « traversée de la vallée de la mort », c'est-à-dire ce stade fatidique à de trop nombreuses innovations qu'est le financement du prototype ou du démonstrateur. Un mécanisme de soutien au financement des démonstrateurs et prototypes des PME et start-ups innovantes doit être financé. De même, il manque au panorama des instruments de financement de l'innovation un mécanisme d'amorçage et de démarrage des start-ups innovantes. Ces nouveaux financements pourraient découler de la réorientation de certains mécanismes de financement de l'innovation dans la défense qui doublonnent d'autres mécanismes de soutien à l'innovation. Ainsi les résultats du dispositif Rapid, qui gagnerait sans doute à être réorienté vers des prêts à taux zéro, ou du fonds Définvest' tourné aujourd'hui vers le capital-risque au détriment du capital développement doivent faire l'objet d'un bilan constructif. De même, l'utilisation du fonds européen de défense (FED) doit être optimisée, et l'effet « transfrontière » incitant les grands groupes à chercher des sous-traitants d'une nationalité différente de la leur doit être géré. L'État doit aider les PME et ETI à se mettre en relation avec des grands groupes étrangers pour leur permettre d'accéder aux crédits du FED et ainsi préserver le second rang de la base industrielle de défense française. Enfin, il faut constituer un cercle des investisseurs de la défense qui puisse soutenir un fonds privé d'investissement dans l'innovation duale. La labellisation des entreprises porteuses d'innovations de défense jugées prometteuses permettrait d'orienter les investissements de ce fonds, et d'éviter les pertes de souveraineté liées au passage sous capitaux étrangers de pépites technologiques françaises et nous n'avons hélas que trop d'exemples de PME passées sous capitaux étrangers.
Notre troisième recommandation vise à modifier les plans d'études amont (PEA) et la conception même des programmes d'armement pour favoriser l'intégration des briques d'innovation courte, et par conséquent réformer la DGA en ce sens. Les start-ups, PME et ETI doivent avoir accès aux PEA, ce qui n'est pas assez le cas aujourd'hui. Une bonification des PEA qui comprennent une start-up, PME ou ETI ayant bénéficié d'un dispositif Rapid pourrait ainsi être étudiée.
Dernière recommandation en termes de financement de l'innovation : il faut proscrire, en cours d'exécution budgétaire, les gels et mises en réserve de crédits dédiés à l'innovation. Le dégel très tardif au mois de décembre dont Bercy est familier peut permettre à la DGA des achats de dernière minute. Le secteur de l'équipement pâtit de ces à-coups dans la consommation des crédits, mais le domaine de l'innovation y est complètement réfractaire. Les start up qui portent les innovations ne peuvent parfois tout simplement pas attendre un paiement : différer l'achat dans ce domaine c'est faire disparaître l'innovation. Il faut ainsi tirer les conséquences de la priorité donnée à l'innovation.
Je laisse maintenant la parole à Jean-Noël qui va vous présenter nos autres recommandations.
M. Jean-Noël Guérini, co-rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, tout au long de notre mission, nous avons notamment cherché à comprendre ce qu'était l'innovation, qui étaient les acteurs de l'écosystème de l'innovation de défense et comment ils pouvaient et devaient interagir entre eux.
Nous avons procédé à un effort de définition de l'innovation dans le rapport, pour déterminer les contours de l'idéation, de l'invention, de l'innovation, de la recherche et du développement, etc. Il en ressort que l'innovation peut être ou non liée à une rupture technologique, par exemple Airbnb est une innovation sans rupture technologique. L'innovation peut alors porter sur une amélioration d'usage, de produit, d'organisation ou de commercialisation. À l'inverse, l'Intelligence artificielle est bien une innovation de rupture où une nouvelle technologie émerge. Il en est de même de l'ordinateur quantique, des nanotechnologies par exemple. Il est alors difficile de concevoir que de telles innovations soient portées par de petites structures que sont les start-up, les PME et dans une autre mesure les entreprises de taille intermédiaire ou ETI.
Tel est pourtant bien le cas, et on parle alors de deep tech, portées par des laboratoires, des start-up, des chercheurs, etc. L'excellence française est reconnue en mathématique et en biologie par exemple, et notre pays était l'année dernière dans le top 5 des pays attirant des investissements dans la deep tech. Ces entités économiques n'ont pourtant que rarement une orientation défense et sécurité pure. La surface de marché représentée n'est en effet pas suffisante pour assurer le développement de moyen terme des laboratoires ou start-up concernés. Il convient donc de proposer un marché dual pour attirer ces pépites technologiques vers le domaine de la défense et de la sécurité.
C'est dans ce contexte que nous sommes allés en Corée du Sud en mars dernier, puis au Royaume-Uni en mai. La Corée du Sud est classée régulièrement pays le plus innovant par Bloomberg depuis 5 ans, et pourtant sa DAPA, qui se veut calquée sur notre DGA, les ingénieurs en moins, ne nous a pas paru spécialement innovante. Elle transmet aux grands groupes, que l'on appelle les Chaebols, les besoins exprimés par les forces. La recherche est financée à 100% par l'État, mais les groupes doivent rembourser les sommes perçues si le calendrier ou les spécifications ne sont pas respectés. Ceci n'encourage ni l'innovation ni la prise de risque. De fait, si l'innovation est au rendez-vous dans le domaine civil, elle ne nous a pas semblé présente dans le domaine militaire. Le système anglais, quant à lui, nous a semblé d'une grande complexité, mais son système de conseil d'entrepreneurs ou son maillage territorial nous ont paru inspirant. Ainsi, de grands patrons très innovants consacrent leur temps bénévolement pour conseiller le ministère de la défense britannique dans le domaine de l'innovation. Un exemple à imiter !
Nous avons quatre recommandations principales pour renforcer les acteurs de l'innovation dans la défense.
Notre pays a axé sa réforme autour de l'Agence de l'innovation de défense (AID), créée en septembre dernier. L'AID n'a pas encore un an, elle est encore en train de définir les contours de son action. Son rôle consiste à capter l'innovation courte. Son directeur est venu nous présenter ses axes d'action, je n'y reviens pas.
Il nous semble essentiel de conforter l'Agence de l'innovation de défense dans son rôle et d'assurer sa place au sein de l'écosystème de défense de l'innovation. Convaincu par la stratégie présentée par son directeur, nous soutenons l'AID qui est le moteur du développement de la culture de l'innovation, du risque et de l'agilité au ministère des armées. Premièrement, il nous apparaît indispensable qu'elle soit autonome dans son action et son développement. Cette recommandation devra impérativement être prise en compte dans les documents qui seront prochainement présentés :
- son plan stratégique,
- le document d'orientation de l'innovation défense (DOID), qui va structurer l'innovation planifiée et définir les grandes priorités de l'innovation ouverte, notamment en traitant de la préparation des grands programmes structurants de défense,
- et l'instruction ministérielle d'innovation de défense qui définira les processus et la gouvernance de l'innovation au sein du ministère avec un volet particulier portant sur l'innovation ouverte.
Ces trois documents, à paraître prochainement, devront faire l'objet d'un examen attentif de notre commission. Car d'eux dépendra l'articulation de l'agence avec la DGA. Elle doit permettre à l'AID, en pleine autonomie, de mettre en oeuvre l'acculturation à l'innovation du ministère, l'agilité des achats, qui nous paraît fondamentale, et la réforme de la gestion des crédits des PEA qui doivent être de sa responsabilité. L'AID a donc vocation, à notre sens, à bousculer la direction technique de la DGA en charge des achats. Elle a ainsi obtenu d'avoir ses propres acheteurs. De même, l'Agence doit trouver le modus operandi pertinent avec la direction de la stratégie qui pilote actuellement les PEA. Ce point sera central. Si elle n'est pas pilote des PEA, l'AID gérant uniquement le dispositif Rapid, soit 50 millions contre les 758 millions des PEA, ne serait qu'un miroir aux alouettes de l'innovation. Ce point ne sera tranché que dans les trois documents stratégiques que nous attendons.
Pour être capable de remplir sa mission, l'agence doit également être une pépinière et non un pis-aller dans les carrières des militaires contraints à la mobilité. Il est essentiel que l'Agence ne subisse pas une politique mécanique de gestion des ressources humaines car elle doit à la fois casser les îlots de la DGA, attirer les hauts potentiels et organiser la participation des usagers finaux, des personnels opérationnels, afin que l'innovation soit au plus près des utilisateurs.
Notre deuxième recommandation concerne la capacité de l'AID à organiser la captation de l'innovation sur les territoires. L'agence doit organiser la remontée des innovations issues des clusters de la DGA, des centres d'innovation des armées tels que l'école de l'Air, des instituts de recherche, des pôles de compétitivité, ou encore des réseaux des associations d'industriels. Dans ce domaine, il est important qu'elle joue un rôle fédérateur, coordonnateur, et qu'elle ne soit jamais perçue comme un prédateur de l'innovation, qui s'emparerait des sujets intéressants au détriment des acteurs qui les auraient initiés.
L'innovation est présente sur tout le territoire français, et un réel maillage territorial doit être mis en place. Il devra être animé par un réseau de réservistes-innovation chargés de capter de l'information dans tous les secteurs économiques, auprès des pôles de compétitivité, des clubs et des agences de développement local, ce qui nous paraît très important, et de faire connaître aux acteurs privés les besoins opérationnels. Ces réservistes pourraient également être un lien entre l'AID et la direction générale des entreprises, en s'adossant sur les agences décentralisées de la banque publique d'investissement (BPI).
Notre troisième recommandation vise à exploiter au mieux l'innovation participative issue des militaires, usagers et innovateurs. Il s'agit de les acculturer en les faisant participer par exemple à des sessions de l'Institut des Hautes Études pour l'innovation et l'Entrepreneuriat (IHEIE), ou de l'Institut des Hautes études de défense nationale (IHEDN), en leur ouvrant les centres d'excellence des armées, comme ce sera le cas du centre d'excellence des drones de Salon-de-Provence que nous sommes allés visiter. Il nous semblerait également intéressant de libérer 20 % du temps des officiers -notamment dans les corps d'ingénierie- pour leur permettre de proposer et développer des projets innovants, en lien avec les incubateurs et accélérateurs des corps ou partenaires.
Enfin, quatrièmement, nous recommandons de soutenir une porosité accrue entre le monde de la défense&sécurité et la société civile. L'innovation stratégique sera duale ou ne sera pas. Il convient donc de donner au monde universitaire et civil toute sa place dans la recherche de supériorité de nos armées. Le statut dont vient de se doter l'école de l'armée de l'air, devenue établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel de type grand établissement est une illustration très intéressante de la capacité de nos forces d'innover pour mettre en synergie les acteurs universitaires, les entreprises et nos forces.
Enfin, en conclusion, nous rappelons que l'évaluation des progrès de l'innovation dans la défense devra être une exigence forte de notre commission. De réels efforts financiers sont prévus, ils concernent notre autonomie stratégique actuelle et à venir, il convient que nous demandions à suivre les résultats dans le cadre de l'application de la LPM notamment.
Mme Hélène Conway-Mouret . - Vos recommandations sont pointues et d'actualité. Nous avons évoqué le fonds de défense européen la semaine dernière en présentant notre rapport avec Ronan Le Gleut sur la défense européenne. Il est bien prévu qu'un grand groupe d'un pays travaille avec des PME de deux autres pays. J'aimerais savoir si les PME françaises sont incitées à se préparer à travailler avec des groupes étrangers, puisque les groupes français vont travailler avec des PME étrangères. Deuxième volet de la question : avez-vous noté, dans le cadre des auditions que vous avez menées en préparant votre rapport, une prise de conscience des acteurs industriels français sur l'importance d'être forts au niveau européen pour pouvoir résister à la pression chinoise ou américaine. Avez-vous constaté un engouement pour ce FEDEF qui est dédié essentiellement à l'innovation et à la recherche ?
M. Ronan Le Gleut . - Dans le domaine privé, la question de l'innovation soulève notamment la question de la propriété industrielle, de propriété intellectuelle. Dans le domaine de la défense, ces questions doivent prendre en compte la dimension du secret. Néanmoins, la DAG dispose au sein de sa direction de la stratégie d'un bureau de la propriété industrielle. Voyez-vous dans le domaine de l'innovation un intérêt particulier à ce que ce bureau de la DGA dépose des demandes de brevets, en vue éventuellement de vendre des licences ? Se pose également la question de la prorogation de la mise au secret des brevets présentant un intérêt pour la défense qui est une problématique particulièrement délicate.
M. Jean-Marie Bockel . - On dit souvent que la DGA est une fierté française, certains la voient également comme un frein dans le monde d'aujourd'hui. Je pense pour ma part qu'elle est une chance à condition qu'elle sache s'adapter et évoluer. Aux termes de votre travail, avez-vous l'impression que la DGA sache s'adapter ou non ? Qu'en est-il de la présence territoriale de l'AID ? Comment la voyez-vous se dessiner ?
M. Joël Guerriau . - Vous avez souligné que l'AID définissait, de fait, elle-même ses contours, ce qui peut nous interroger. Je voudrais avoir votre sentiment sur l'utilité qu'elle peut avoir, les limites qu'on doit lui fixer. J'ai compris qu'elle est un élément fédérateur, ce qui veut dire qu'elle utilise un maximum de moyens déjà existants, en utilisant du temps des officiers qui sont déjà sur ce type de sujets, ou encore en mobilisant des réservistes, comme vous l'avez suggéré. Quels sont les moyens humains dont elle dispose en propre ? Il faut éviter l'usine à gaz et l'empilement de structures qui existent et qui n'ont pas été optimisées. L'utilité de l'Agence vous semble-t-elle avérée ? Ne pouvait-on trouver un autre mode d'organisation pour optimiser le développement de l'innovation ?
M. Pascal Allizard . - Ma question concerne l'implantation des entreprises innovantes sur les territoires. Existe-t-il une cartographie, une idée des répartitions territoriales ? Est-ce qu'un mouvement de centralisation est à craindre, qui viderait les territoires de leurs forces vives ? Une réflexion est-elle conduite dans ce domaine ?
M. Olivier Cadic . - Certains types de forces armées ne peuvent pas souscrire au même processus d'achat que celui qu'on connaissait jusqu'à présent, pour faire face à leurs besoins, comme cela a été souligné. Il faut également parfois penser à faire évoluer nos législations qui entravent par trop l'expérimentation et ainsi l'innovation. Nous avons tous en tête cette invention extraordinaire, sorte de surf volant, pour laquelle les tests n'avaient pas pu être réalisés en France mais aux États-Unis. Peut-être faudrait-il ne pas limiter la réflexion au sol national mais penser également aux territoires ultra-marins, tels que La Réunion, qui pourraient offrir des possibilités en termes de tests des outils volants. Il existe une société qui fabrique des drones à La Réunion et qui était au salon du Bourget sur le stand de l'ONERA, qui peine à se faire connaître et à avoir accès aux services centraux à Paris.
Dans l'innovation, on nous demande d'imaginer l'inimaginable. Je me pose donc des questions lorsque j'entends que l'agence doit planifier et structurer l'innovation... on ne planifie pas l'innovation, cela n'existe pas. L'innovation arrive lorsqu'elle doit. Au lieu de planifier l'innovation, il conviendrait d'évaluer ce qui a déjà été fait : il vaudrait mieux confier une enveloppe aux innovateurs puis évaluer ce qu'ils en ont fait plutôt que de planifier l'innovation qu'ils sont supposée mettre en oeuvre. Le directeur de la DGA en 1996 disait aux PME de défense : « nous avancerons aussi vite que le permet la viscosité du système ». Ce n'est donc pas nouveau cette difficulté à laquelle se heurte l'innovation. Je me demande donc si vous avez auditionné les PME de la défense ? Et je me demande qui challenge l'AID, qui pense différemment ?
M. Ladislas Poniatowski . - Vos recommandations m'ont semblé particulièrement pertinentes mais je me demande s'il n'aurait pas fallu en ajouter une : le 15 juin dernier a été créée une co-entreprise entre Naval Group et Fincantieri. C'est une très belle opération qui devrait éviter la concurrence que nous nous menions sur la même gamme de produits. D'ailleurs, au moment de la création de cette co-entreprise, la concurrence s'exerçait toujours sur un appel d'offres roumain, que la France a remporté la semaine dernière.
Il est bon d'avoir mis un terme à cette concurrence. La gouvernance de l'entreprise est prévue dans une alternance régulière entre Naval Group et Fincantieri. Les autres points sont en revanche moins satisfaisants : le siège est à Gênes et même si l'ouverture d'une filiale en France est envisagée, ce n'est guère satisfaisant. De même, cinq projets de recherche et développement sont d'ores et déjà prévus, s'ils se réalisent tous en Italie et non en France, je ne suis pas sûr que ce soit quelque chose dont nous ayons à nous féliciter. Soyons vigilants à ce que la partie noble du travail ne soit pas localisée uniquement à l'étranger !
M. Gilbert-Luc Devinaz . - La privatisation d'une grande partie des entreprises de la défense a-t-elle un effet d'émulation ou non dans le domaine de l'innovation ? En quoi le critère de compétitivité joue-t-il dans l'avancée de l'innovation ?
M. Cédric Perrin, co-rapporteur . - Les PME ont bien conscience de l'importance qu'il y a à travailler, dans le secteur de l'innovation, au niveau européen. En revanche, elles ne sont guère soutenues, c'est pour cela que nous recommandons un accès des PME à la représentation permanente de la France à Bruxelles. Il est nécessaire de mettre en oeuvre tous les efforts pour capter les crédits du fonds européen de défense, relativement nouveau pour les PME. Il y a une impérieuse nécessité à faire en sorte qu'elles puissent en bénéficier. On note une différence de fonctionnement entre la France et l'Allemagne, une différence de structuration du tissu industriel, beaucoup plus riche en PME en Allemagne, et une différence de modalités de coopération entre grands groupes et PME. Les entreprises françaises, contrairement aux entreprises allemandes, ne « chassent pas en meute ». Lorsque les entreprises allemandes partent à la conquête d'un marché, elles y associent leurs start-ups et PME afin qu'elles soient en capacité de se développer. Nous avons le sentiment que ce schéma ne se produit pas en France. Il nous semble que, soit la grande entreprise associe la petite start-up aux PME pour capter son innovation et en bénéficier à son propre profit, soit elle capte l'innovation pour pouvoir la faire disparaître et garantir ainsi une durée de vie plus longue à son propre produit ou tout simplement éviter de devoir faire face à une nouvelle concurrence. Plusieurs de nos recommandations tentent de trouver des solutions dans ces domaines. Il y a un réel besoin d'acculturation nouvelle à l'innovation.
S'agissant de la propriété industrielle, le bureau de la DGA a pour vocation de contrôler l'ensemble des brevets qui ont vocation à être déposés pour capter éventuellement les brevets nécessaires à notre souveraineté nationale ou portant un intérêt stratégique. Pour les start-ups, les brevets sont extrêmement onéreux et complexes, ce qui explique que le processus de dépôt ne soit pas toujours entrepris ni mené à bien. C'est un sujet à explorer.
La DGA est-elle une chance ou un frein ? C'est un sujet dont nous débattons depuis plusieurs années dans notre commission. Pour moi, la DGA est un excellent outil, les pays qui n'en ont pas sont confrontés à un vrai problème. C'est un excellent outil à condition qu'il se réforme, comme l'a demandé la ministre l'année dernière. Je suis de ceux dans cette commission qui restent sceptiques sur la capacité de la DGA de se réformer en profondeur, même si la direction le souhaite.
M. Jean-Noël Guérini, co-rapporteur . - S'agissant du maillage territorial, nous avons des propositions pour le renforcer. Mais je voulais revenir sur la modernisation de la DGA, c'est un enjeu essentiel de parvenir à la réformer car nous avons constaté un certain nombre de blocages.
L'AID doit d'ailleurs trouver sa place par rapport à la DGA. L'agence a été créée en 2018, comme je l'ai rappelé ; elle s'inscrit dans une perspective et une ambition politique, largement annoncée, de faire de l'innovation l'une des priorités fortes du ministère. Son budget sera de 1,2 milliard, avec une centaine de personnes à son service. Les missions de l'agence consistent à mettre en oeuvre la politique ministérielle, à coordonner et piloter la mise en oeuvre des travaux d'innovation et de recherche scientifique, à conduire les dispositifs d'innovation et de recherche scientifique, et à développer et mettre en oeuvre des partenariats et des coopérations internationales avec les acteurs publics et privés. L'agence va s'appuyer sur des coopérations internationales, en particulier européennes, et va pour cela s'appuyer sur un réseau d'acteurs publics et privés. Nous défendons cette agence, elle a rôle fondamental et nécessaire.
M. Cédric Perrin, co-rapporteur . Il faut être prudent sur le montant de budget annoncé, il ne s'agit pas de moyens supplémentaires mis à disposition de l'innovation mais des crédits de PEA, à hauteur de 730 millions d'euros, qui sont aujourd'hui opérés par la DGA, qui passent, ou plutôt, dont on espère qu'ils passent réellement sous contrôle de l'AID. Aujourd'hui elle ne semble avoir dans ce domaine qu'un rôle consultatif. Enfin rappelons-nous que l'augmentation des moyens dédiés à l'innovation dépendra de la clause revoyure de la LPM dont nous avons déjà évoqué devant cette commission la fragilité dans le contexte budgétaire actuel. Les crédits pour l'innovation ont donc été regroupés mais il n'y a qu'une très faible augmentation pour l'instant.
L'autre problème est celui du positionnement l'AID face à la DGA. Aujourd'hui l'agence dépend hiérarchiquement et financièrement de la DGA. Si le directeur de l'agence, Emmanuel Chiva, est vraiment la bonne personne au bon endroit, nous ne sommes toutefois pas persuadés qu'on lui laissera toute l'autonomie dont il a besoin. Nous plaidons pour plus d'autonomie accordée à cette agence.
Pour le maillage territorial de l'agence, nous avons une proposition toute simple basée sur le constat selon lequel l'innovation n'est pas que parisienne mais au contraire irrigue tous nos territoires. La capacité qu'à l'agence aujourd'hui d'aller chercher l'innovation dans nos territoires est réduite puisqu'elle ne dispose pas d'un maillage territorial. Nous préconisons donc d'utiliser à bon escient un certain nombre de réservistes, qui dans la réserve citoyenne notamment ne sont pas forcément très sollicités mais qui disposent d'une réelle connaissance de l'économie, du tissu industriel, des capacités technologiques de leur territoire. Comme dans le domaine cyber, les réservistes peuvent être des points d'appui essentiels dans nos territoires pour aller capter l'innovation dans les entreprises qu'ils connaissent et faire remonter ces informations à l'agence. De plus, dans un certain nombre de territoires, je suis bien placé pour le savoir, nous sommes confrontés à un problème de désindustrialisation, ce message territorial de l'innovation pourrait nous permettre de retisser le tissu industriel dans nos régions. Dans une telle perspective, l'agence pourrait être également un excellent outil de développement local.
S'agissant des limites fixées à l'AID, il est certain qu'elle n'a pas vocation à devenir une sorte d'armée mexicaine. Au contraire elle se voit comme une administration de mission avec peu de personnel très mobilisé sur ses missions de captation de l'innovation, avec l'objectif de ne rien laisser passer des évolutions technologiques utiles à nos forces armées.
Vous savez que la DARPA a une capacité de prise de risque très importante grâce au budget dont elle est dotée. On considère ainsi que si l'échec ne représente pas 70 % des recherches engagées, c'est le signe que l'on n'a pas assez cherché. Les Américains redoutent la surprise stratégique et font des recherches y compris sur les domaines qui peuvent paraître les plus incongrues, tels que la transmission de pensée. Il nous semble essentiel de développer ce type d'acculturation à l'innovation dans notre pays : il faut que nous soyons en capacité d'accepter de perdre de l'argent.
Bien sûr il est nécessaire de faire évoluer la législation en faveur de l'innovation : notre amendement à la LPM pour des modalités d'acquisition d'équipements militaires plus agiles allait dans ce sens. C'est un sujet très important, qui ne bénéficiait pas qu'à certaines unités mais bien à l'ensemble des forces armées. Cet amendement faisait partie du compromis qui a permis d'aboutir à un succès de la commission mixte paritaire sur la loi de programmation militaire. La commission de codification et la direction des affaires juridiques du ministère des armées nous expliquent que ce dispositif que nous avions adopté était inutile ou présentait un risque juridique, ce que nous contestons vivement. Il a été supprimé lors de la codification. C'est bien au Parlement d'ailleurs qu'il revient de décider de prendre, pour développer l'innovation, certains risques, et non aux hauts fonctionnaires d'en décider dès lors que le Parlement s'est prononcé. Lorsque nous avons soulevé ce point, lors d'une rencontre récente avec la ministre des armées, nous sommes restés sans réponse. Tous les intervenants que nous avons auditionnés y compris les PME ont témoigné du besoin d'une plus grande agilité de l'achat public. À titre d'exemple, une PME nous avons rencontrée a développé un casque à vision nocturne comportant de l'intelligence artificielle, qui va devenir obsolète avant même d'être parvenu à franchir tous les obstacles de l'achat public et d'avoir pu fournir un avantage stratégique à nos forces, ce qui est désolant. Nous avons souvent entendu l'argument selon lequel la DGA se vante de n'avoir connu aucun recours contre les marchés publics qu'elle passe, n'est-ce pas finalement le signe d'une trop faible prise de risque ? L'agence est parvenue à recruter les tous meilleurs rédacteurs de marchés publics du ministère, capables d'innover dans la passation de marchés publics, de prendre des risques raisonnés, favorables à l'innovation, ce qui constitue un signe encourageant, puisque l'agence est désormais en capacité d'acheter très vite en calculant ses risques.
M. Pierre Laurent . - Vous n'avez pas réagi à la remarque sur la collaboration entre Naval Group et Fincantieri. Nous sommes confrontés à des problèmes de désindustrialisation et, dans le périmètre d'industries restant, la maîtrise industrielle publique ne cesse de reculer. La question de la synergie entre industrie et innovation se pose dans cette nouvelle coentreprise.
M. Cédric Perrin, co-rapporteur . - À titre tout à fait personnel je connais des problématiques territoriales sur les conséquences que peuvent avoir de telles fusions.
Nous avons aujourd'hui une réelle problématique de capitalisation de nos entreprises. J'ai parlé dans mon propos liminaire de la « vallée de la mort », nous sommes persuadés qu'aujourd'hui la création d'une start-up, la première levée et même la deuxième levée de fonds ne posent pas de difficultés particulières. Il y a des fonds d'investissements qui sont capables de répondre à la demande. Les difficultés apparaissent ensuite, lorsque l'on souhaite passer au financement du démonstrateur, puis au stade de la production : la capacité des fonds n'est pas suffisante pour faire face aux besoins dans ce domaine. Face à cette pénurie, nos entreprises n'ont d'autres choix que d'accepter d'être capitalisées par des entreprises étrangères. La technologie, le savoir-faire et la production partent alors souvent à l'étranger. Nous avons des exemples d'entreprises financées sur un dispositif de la DGA qui n'ont pas été gardées sur le territoire national. La surface du marché de défense étant limitée, les entreprises ont besoin de trouver une dimension duale à leur innovation pour pouvoir se développer, c'est là que peuvent intervenir les prises de participation de capitaux étrangers, souvent majoritaires dans les entreprises innovantes. L'entreprise qui fabriquait le moteur du micro drone libellule, Silmach, a eu recours pour se développer à un partenariat avec le groupe américain Timex pour fabriquer les moteurs des montres connectées. Nous recommandons donc la mise en place d'un fonds d'investissement suffisamment doté pour préserver la souveraineté nationale sur certaines pépites technologiques. Je regrette d'ailleurs que la vision de la DGA consistant à sauvegarder nos intérêts stratégiques ne prenne pas assez en compte la sauvegarde des emplois qui sont aussi un enjeu de souveraineté.
M. Jean-Noël Guérini, co-rapporteur . - Je souhaite également rappeler que l'évolution des menaces impose l'innovation. C'est un grand défi qui se présente à nous et auquel nous devons nous adapter.
M. Jean-Paul Émorine . - L'innovation repose aussi sur des filières. Ainsi dans le nucléaire le nombre d'entreprises sous-traitantes du secteur était très important elles s'étaient fédérées dans un pôle nucléaire. Avec mon collègue Didier Marie, j'ai présenté en 2015 à la commission des affaires européennes un rapport sur le plan Junker et les PME. Jusqu'en 2020, le plan Junker met à disposition des entreprises les crédits du Fonds européen pour les investissements stratégiques au profit des grands investissements stratégiques mais aussi au profit des projets innovants portés par des PME. Ce plan a un réel effet de levier, il ne faut pas l'oublier. Sur le maillage territorial, il ne faut pas hésiter à s'appuyer sur le réseau de la BPI.
M. Cédric Perrin, co-rapporteur . - Au terme de nos auditions, nous avons effectivement noté qu'un des problèmes essentiels de l'innovation réside dans la difficulté pour les start-ups et les PME d'avoir accès à toutes ces informations notamment sur les diverses possibilités de financement de leur développement. Il est urgent de parvenir à mettre en place un système de guichet unique. C'est pour cela également que nous proposons que les réservistes pour l'innovation dont nous défendons la mise en place s'adossent au maillage de la BPI.
M. Christian Cambon, président . - J'ai toujours regretté, pour ma part, que notre pays se soit engagé dans une politique mettant au coeur de son économie les services plutôt que l'industrie. L'innovation nous avait dotés de fleurons industriels qui étaient enviés dans le monde entier et dont il ne reste hélas dans bien des cas qu'un souvenir. Je vous recommande de visiter l'institut Saint-Louis, ce que j'ai fait hier, avec mon homologue de l'Assemblée nationale : c'est un excellent exemple de succès de la coopération franco-allemande dans le domaine de l'innovation de défense. Dans ce domaine d'ailleurs la France ne peut guère envisager un succès solitaire. Il faut que le Parlement pousse le gouvernement à lancer des initiatives de coopération européenne en matière de défense, et notamment dans le secteur de l'innovation.
La commission autorise la publication du rapport d'information.