B. UN BILAN INTERMÉDIAIRE

Les chiffres présentés par le ministère de l'Intérieur semblent encore modestes pour un total de vingt départements et collectivités et de deux régions.

1. La mise en oeuvre par les préfectures
a) Un bilan quantitatif encore modeste

Selon le bilan quantitatif transmis par la direction de la modernisation et de l'action territoriale du ministère de l'intérieur, au 20 mars 2019, les préfets ont signé un total de 61 arrêtés de dérogation, dont la liste figure en annexe. C'est peu pour une vingtaine de préfectures et plus d'un an d'expérimentation. Sans doute peut-on en déduire une certaine frilosité de quelques préfets. On note d'ailleurs que certains d'entre eux n'ont trouvé à accorder... aucune dérogation : Creuse, Bas-Rhin, Mayotte.

Par grandes catégories, ces dérogations ont porté avant tout sur des dossiers relatifs à des subventions ou des concours financiers ou relatifs au droit de l'environnement.

Répartition matérielle des arrêtés préfectoraux de dérogation (au 20 mars 2019)

Matières

Nombre d'arrêtés préfectoraux

Subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales

34

Aménagement du territoire et politique de la ville

0

Environnement, agriculture et forêts

19

Construction, logement et urbanisme

4

Emploi et activité économique

2

Protection et mise en valeur du patrimoine culturel

0

Activités sportives, socio-éducatives et associatives

2

61

Source : Direction de l'administration et de l'action territoriale du ministère de l'Intérieur / Sous-direction de l'administration territoriale / Bureau de l'organisation et des missions de l'administration

D'un point de vue géographique, ce sont les préfectures de Loire-Atlantique, du Haut-Rhin et de la Sarthe qui ont le plus souvent usé du droit à dérogation.

Répartition géographique des arrêtés préfectoraux de dérogation
(au 20 mars 2019)

Départements

Nombre d'arrêtés préfectoraux

21. Côte-d'Or

2

23. Creuse

0

25. Doubs

1

39. Jura

5

44. Loire-Atlantique (dont SGAR)

19

49. Maine-et-Loire

2

56. Lot

5

53. Mayenne

1

58. Nièvre

1

67. Bas-Rhin

0

68. Haut-Rhin

6

70. Haute-Saône

3

71. Saône-et-Loire

1

72. Sarthe

6

85. Vendée

4

89. Yonne

1

90. Territoire-de-Belfort

2

976. Mayotte

0

977. Saint-Barthélemy/Saint-Martin

2

Total

61

Source : Direction de l'administration et de l'action territoriale du ministère de l'Intérieur / Sous-direction de l'administration territoriale / Bureau de l'organisation et des missions de l'administration

b) Un retard de la circulaire d'application du décret

La circulaire d'application du décret n'a été publiée que le 9 avril 2018, soit avec plus de trois mois de retard. Un tel décalage est évidemment regrettable, surtout pour une expérimentation qui ne dure en principe que 24 mois. Il illustre probablement les difficultés, voire les dissensions, internes à l'administration pour mettre en oeuvre un pouvoir dérogatoire qui peut se révéler complexe.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce décret n'a pas suscité l'enthousiasme de ses destinataires, comme le précise le préfet du Haut-Rhin : « Ce décret a soulevé un important paradoxe. Lors de sa parution, il a en effet suscité une grande inquiétude au sein de l'administration et pour nos partenaires. Il pouvait effrayer du fait de la brèche qu'il semblait ouvrir dans le principe d'égalité. Cet embarras s'est traduit par le délai de transmission du décret et de la circulaire par le Premier ministre, qui s'est élevé à trois mois. Nous avions en effet été sollicités le 15 janvier tandis que la circulaire a été publiée en avril. Il n'était ainsi pas aisé pour l'État d'imaginer les modalités à mettre en oeuvre. Intuitivement et initialement, la crainte de l'allongement de la durée des procédures d'instruction des décisions administratives s'ajoutait à la possibilité d'une incertitude juridique puisqu'une décision prise sur dérogation s'avère plus fragile juridiquement, ainsi qu'au risque de donner l'impression d'un État arbitraire prenant des décisions différentes en fonction des demandeurs et des collectivités territoriales concernées . »

c) Les inquiétudes suscitées par le décret

Les deux préfets entendus par la délégation ont souligné les craintes apparues à la réception du décret. La première, éprouvée par les services de l'État, a été celle d'un allongement, paradoxal, des procédures d'instruction rendues nécessaires par l'examen, parfois complexe, de possibilités de dérogation.

Une crainte davantage exprimée par les destinataires potentiels des dérogations a été celui d'un arbitraire de l'État, couplé à un risque de détricotage de certaines normes jugées importantes. Le préfet du Haut-Rhin note ainsi : « dans quelques cas, des organisations professionnelles, notamment agricoles, ont demandé d'écarter l'application de ce décret par crainte d'une multitude de dérogations, le risque étant d'écarter la norme ».

Les bénéficiaires potentiels ont aussi pu s'interroger sur les contours de la dérogation et la complexité de sa mise en oeuvre. Le préfet de Vendée note à cet égard ne pas avoir perçu de leur part « un appétit féroce pour ce droit de dérogation, en raison notamment de la difficulté pour les partenaires de comprendre l'utilité concrète de cet outil et son mode d'emploi juridique, puisqu'il s'avère conditionné ».

Enfin, services de l'État et destinataires se sont inquiétés des risques d'insécurité juridique pesant sur des projets ayant fait l'objet d'une dérogation. Les préfets entendus ont ainsi indiqué qu'ils avaient renoncé à certaines dérogations de crainte qu'elles ne subissent un contentieux qui, en définitive, aurait provoqué un allongement des délais applicables au projet. C'est le cas du préfet du Haut-Rhin, qui n'a pas fait usage de la dérogation pour l'implantation d'un centre pénitentiaire dans le département, compte tenu de la forte opposition locale qui risquait, in fine , de se traduire par un lourd et long contentieux.

2. Les apports du décret
a) Réduire les délais

Le préfet de Vendée a pu noter l'utilité de la dérogation pour réduire certains délais avant décision de l'État : « Par exemple, concernant la construction d'une digue, un an et demi de délai a été gagné, soit une, voire deux saisons de tempête. En effet, une dizaine de procédures doit être déroulée pour effectuer des travaux sur une digue, attestant de la complexité sinon de la loi du moins de la règlementation. La dérogation apparaît ainsi comme un antidote indispensable. ». La dérogation concernant les digues des Vieilles Maisons, dans la commune de Le Perrier, a permis de gagner ces 18 mois d'instruction en permettant d'écarter l'étude d'impact et l'enquête publique, et d'obtenir une dispense d'autorisation avant d'engager les travaux. Elle était justifiée par l'urgence, car la dune qui protégeait cette portion du littoral avait en grande partie disparu au cours de l'hiver 2017-2018.

Dans certains cas, le fait qu'une dérogation soit envisagée a pu pousser l'administration centrale compétente à accélérer ses propres processus de décision. Le préfet de Vendée cite ainsi deux exemples :

- la communauté de communes Challans-Gois communauté a déposé un dossier afin d'obtenir l'autorisation de réaliser une digue de protection contre la mer au sud du port du Bec sur la commune de Beauvoir-sur-Mer. Ce projet est situé dans un périmètre classé par décret du 2 novembre 2017. Du fait du classement du site, il devenait nécessaire d'obtenir une autorisation spéciale délivrée par le ministre chargé des sites pour lancer les travaux. L'obtention de cette autorisation risquait d'être longue et de remettre en cause le calendrier prévisionnel des travaux du maître d'ouvrage. Le préfet a informé le ministère qu'au vu des enjeux, il prévoyait d'utiliser le droit de dérogation pour accorder l'autorisation de travaux. Finalement, la dérogation n'a pas été nécessaire, puisque la délivrance de l'autorisation ministérielle est intervenue dans des délais particulièrement brefs ;

- la commune de la Tranche-sur-Mer a élaboré un projet de restructuration de sa station d'épuration des eaux usées. L'article L. 121-5 du code de l'urbanisme dispose que « À titre exceptionnel, les stations d'épuration d'eaux usées, non liées à une opération d'urbanisation nouvelle, peuvent être autorisées par dérogation aux dispositions du présent chapitre. » Et l'article R. 121-1 du code de l'urbanisme précise que « L'autorisation prévue à l'article L. 121-5 est délivrée conjointement par les ministres chargés de l'urbanisme et de l'environnement » . Au regard des difficultés à obtenir l'autorisation ministérielle pour ce projet, le préfet de Vendée a informé le ministère qu'il envisageait de recourir au droit de dérogation pour délivrer cette autorisation. Là aussi, cette annonce a semble-t-il eu pour effet de réduire les délais d'obtention de l'arrêté ministériel qui a été publié au Journal officiel le 8 février 2019.

À l'inverse, la question de la dérogation peut compliquer l'instruction et rallonger son délai. Elle oblige les services à s'interroger, voire à procéder à des recherches juridiques là où l'application mécanique de la réglementation irait beaucoup plus vite, pour aboutir à un refus. Comme le souligne le préfet du Haut-Rhin, si les cas devenaient nombreux, cela pourrait nécessiter un temps d'examen significatif par le préfet, qui doit décider lui-même des dérogations éventuelles. Mais il en résulterait aussi une pression nouvelle en termes de charge de travail sur les services instructeurs.

b) « Sauver » des dossiers de porteurs de projets

De nombreux arrêtés de dérogation concernent ainsi des dossiers de subventions qui risquaient d'échouer, par exemple en raison d'un dépassement de délai. Le préfet du Haut-Rhin note : « Une certaine souplesse a pu être introduite dans les conditions d'octroi de la DETR (Dotation d'équipement des territoires ruraux) et a permis la réalisation de projets qui n'auraient pu se concrétiser sans l'exercice du droit de dérogation. C'est dans ce domaine des subventions que l'apport du décret a été le plus significatif et le plus aisé à mettre en oeuvre . »

Dans le même sens, la dérogation autorisant une association de sécurité civile agréée du département du Bas-Rhin à intervenir dans le département du Haut-Rhin lors d'une manifestation sportive a permis à l'évènement en question de se tenir.

Le préfet de Vendée signale qu'une dérogation accordée pour un projet de parc éolien, qui évité la réalisation d'une étude d'impact et une enquête publique, a sans doute permis au porteur du projet d'être en mesure de respecter les délais de l'appel d'offre de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) qui fixe le tarif de rachat de l'énergie produite, et d'assurer ainsi l'équilibre financier du projet.

De même, le préfet de l'Yonne a autorisé la délivrance d'un permis de construire pour une usine de méthanisation située en zone bleue du plan de prévention des risques d'inondation (PPRI). Le PPRI était en révision et il était vraisemblable que la zone bleue concernée allait être déclassée pour devenir une zone constructible. Dans ce cadre, les services de l'État ont, par anticipation de cette révision, modélisé le risque d'inondation afin de s'assurer que le terrain allait bien sortir de cette classification. Grâce à ce droit à dérogation, ces services ont donc pu répondre à un besoin économique.

c) Rénover les processus de management des préfectures ?

Dans tous les cas, si l'on veut que la possibilité de dérogation soit effectivement utilisée, il est nécessaire de mettre en place un processus d'instruction des dérogations. Comme le montrent les témoignages des préfets entendus par la délégation, ce processus peut présenter l'avantage de réduire le travail en silo et d'encourager le dialogue interservices.

Dans le Haut-Rhin, lorsqu'une demande est formulée, elle est instruite par le service de la préfecture ou de la direction départementale interministérielle (DDI) compétente qui soumet au préfet, à l'issue de l'instruction, une proposition de décision et en informe le référent désigné au sein de la préfecture en matière de droit de dérogation.

Un échange régulier a lieu également entre les services de la DDI et le référent à propos de toutes les analyses effectuées sur des possibilités de dérogation qui se présentent dans les dossiers étudiés et le motif pour lequel il n'a pu être donné suite.

Le processus retenu en Vendée prévoit qu'une première instruction est réalisée par le service à l'origine de la proposition de la dérogation. L'analyse et la proposition du service sont ensuite communiquées à la personne désignée comme référent en matière de droit de dérogation, à savoir la direction des relations avec les collectivités territoriales et aux affaires juridiques (DRCTAJ) de la préfecture. En fonction des échanges avec le référent, généralement réalisés par téléphone ou par courriel, le service peut abandonner sa proposition avant même de l'avoir formalisée.

Lorsque la proposition émane d'un service qui n'est pas directement concerné par la mise en oeuvre de la réglementation à laquelle il est envisagé de déroger, le référent examine la proposition en lien avec le service compétent pour mettre en oeuvre cette réglementation.

Dès lors que la proposition apparaît sérieuse, le référent prépare une note d'analyse à l'attention du préfet, afin de lui soumettre la proposition du service et son analyse. Avant d'être soumise au préfet, cette note passe par la lecture, voire la validation du secrétaire général de la préfecture. Le préfet décide de la suite à donner.

La pratique enseigne toutefois trois choses : en premier lieu, c'est souvent à partir de l'examen d'une situation concrète que l'on en vient à identifier une problématique susceptible de justifier l'usage du droit de dérogation. En second lieu, il n'est pas pertinent d'attendre qu'une demande soit formalisée par le porteur du projet qui, souvent, ignore l'existence même du droit à dérogation. Il revient donc aux services de l'État de prendre l'initiative. Enfin, l'exercice du pouvoir de dérogation nécessite de mobiliser chaque échelon de la hiérarchie. En effet, si l'usage de ce droit n'intervient qu'en fin de processus, au moment de la décision du préfet, il est la plupart du temps trop tard. Comme le souligne le préfet du Haut-Rhin « C'est à l'échelon d'instruction qu'il faut identifier les dossiers pour lesquels on sent que l'application de la réglementation conduit à un refus inopportun. Mais c'est difficile pour des fonctionnaires d'exécution d'apprécier le caractère opportun ou non d'une solution ».

Si donc la mise en oeuvre du dispositif de dérogation peut enrichir le processus d'instruction au profit des personnels d'exécution, cela suppose aussi, pour que ceux-ci puisse travailler dans de bonnes conditions, qu'ils soient en capacité de proposer des dérogations en début d'instruction, qu'ils soient dûment formés sur des sujets techniques complexes et qu'ils soient clairement sécurisés par leur hiérarchie.

Enfin, il y a lieu de noter que si le nombre pour l'instant réduit de dérogations n'a pas entraîné de pression trop forte sur les personnels, l'objectif reste quand même de faire progressivement monter en charge ce dispositif. La conjugaison d'une augmentation de dossiers concernés, qui est très souhaitable, et d'une complexité toujours croissante des textes, pourrait, à terme, mettre en difficulté certaines préfectures dont les effectifs sont faibles et où les compétences juridiques deviennent fragiles et rares. Le résultat pourrait être, selon les cas, soit l'utilisation minimale du dispositif de dérogation, soit des dossiers mal ficelés qui pourraient ensuite être fragilisés en contentieux, soit un allongement des délais d'instruction, déjà perceptible, comme nous l'avons vu. Comme le note le préfet du Haut-Rhin, « La loi n'est peut-être pas mal faite mais un décalage est identifié entre le pointillisme de la législation nationale et le nombre ainsi que la technicité des équipes chargées de les appliquer. L'État sera bientôt contraint d'avoir recours à des avocats pour lui expliquer sa propre règlementation. En outre, un appauvrissement est observé au niveau local. En effet, sur un dossier d'aménagement, l'État arrivera péniblement à faire produire une note de trois pages, tandis que la collectivité territoriale parviendra à une analyse beaucoup plus complète. »

Recommandation 4 : Veiller à ce que les services de l'État envisagent des possibilités de dérogation, même sans demande des porteurs de projets, le plus en amont possible du processus d'instruction.

Recommandation 5 : Mettre en place des modules de formations pour les personnels du réseau préfectoral et des services déconcentrés sur le dispositif de dérogation.

Recommandation 6 : Tenir compte de la dynamique facilitatrice des préfectures dans l'affectation de leurs moyens humains.

3. Les limites du dispositif
a) Un dispositif mal connu par ses bénéficiaires potentiels, voire par les services de l'État

Le témoignage de Mme Emmanuelle Lointier, présidente de l'Association des ingénieurs territoriaux de France (AITF) 10 ( * ) , entendue par la délégation, s'est révélé à cet égard préoccupant : « Ce sujet nous interpelle, aussi avons-nous dressé un état de lieux, sur la base d'un message personnel que j'ai envoyé à quinze présidents de régions et à vingt de nos groupes de travail thématiques, soit 300 personnes environ sur nos quelque 5 000 adhérents. J'ai aussi interrogé des élus, notamment Bruno Bethenod, qui préside l'Association des maires ruraux de Côte-d'Or.

Notre service juridique a fait des recherches. Nous n'avons trouvé trace d'aucune démarche de simplification, nulle part, sur aucune norme. Vous en êtes sans doute informés, puisque la circulaire du 9 avril 2018 prescrit aux préfets de faire remonter les expériences en ce sens qu'ils conduisent. »

À cette faiblesse de l'information des élus et collectivités semble correspondre le silence d'au moins une autre préfecture, pourtant concernée par l'expérimentation : « (...) nous n'avons pas pu obtenir d'informations de la préfecture - il est vrai que la Côte-d'Or a connu un changement de préfet en 2018... »

Mme Valérie Dec, membre du Bureau national du syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales (SNDGCT) 11 ( * ) , semble confirmer le point de vue de l'AITF en notant qu'au-delà de l'information, les collectivités avaient pu être rétives à se saisir du nouveau dispositif pour des raisons de risque contentieux : « J'ai consulté mes collègues avant de venir, et nous avons trouvé un seul cas où une collectivité territoriale a sollicité une interprétation facilitatrice ! J'ai senti une grande prudence, due à la crainte des contentieux. C'était à Saint-Nazaire, et la ville n'a pas obtenu gain de cause, elle voulait d'ailleurs plus un assouplissement qu'une dérogation. »

b) Les limites liées à la nature de la norme à laquelle déroger

Le décret et sa circulaire fixent un certain nombre de limites aux possibilités de dérogations.

(a) La norme est de nature législative

Il est naturel que les préfets ne puissent déroger, sur la base d'un simple décret, à des normes législatives. La difficulté en la matière vient cependant du fait que les lois comportent de très nombreuses dispositions de détail qui paralysent le pouvoir de dérogation. Le préfet du Haut-Rhin cite à titre d'exemples :

- les règles de dépôt d'un AD'AP : article L.111-7-5 du code de la construction et de l'habitation ;

- les règles de défrichement plus sévères quand la forêt a plus de 40 ans. Ce seuil est inapproprié dans les Vosges alsaciennes, où la déprise agricole date des années 1960 (article. L.341-6 du code forestier) ;

- la règle posée par l'article L.181-30 du code de l'environnement selon laquelle le permis de construire ne peut pas être exécuté avant l'obtention de l'autorisation environnementale ;

- la consultation de la Commission départementale d'aménagement commercial (CDAC) pour avis : article L.752-1 du code du commerce ;

- la dérogation pour ouvrir les commerces le dimanche d'après Noël (seuls les 4 dimanches avant Noël peuvent faire l'objet d'une autorisation d'ouverture, pas celui après Noël). Ces ouvertures dominicales sont régies par l'article L.3134-4 du code du travail. Le préfet du Haut-Rhin n'est par ailleurs compétent que pour la seule commune de Mulhouse.

(b) La norme transpose du droit supranational

Le décret de 2017 dispose que la dérogation doit être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France. Derrière cette formulation peu précise se cache la situation du droit européen dérivé et de ses transpositions nationales. Or, en la matière, une marge d'appréciation peut exister, dans la mesure où un règlement national peut sur-transposer une directive européenne ou encore fixer des règles d'application d'une directive non prévue dans ladite directive.

Le contenu du décret est ambigu en la matière et il n'est guère éclairé par sa circulaire d'application. Du reste, les deux préfets entendus semblent avoir une vision différente de cette limite.

Le préfet du Haut-Rhin choisit ainsi de refuser de déroger à tout texte transposant une directive.

De son côté, le préfet de Vendée semble avoir une vision plus souple puisqu'il a accordé des dérogations à des dispositions du code de l'environnement fondées sur des directives. C'est le cas, par exemple, de l'article R 122-2 du code de l'environnement qui fixe la nomenclature de travaux soumis à étude d'impact. Ces dispositions constituent des déclinaisons de directives européennes qui exigent que les ouvrages, travaux ou aménagements ayant des incidences significatives sur l'environnement fassent l'objet d'études d'impact. L'analyse du préfet et de ses services est, en premier lieu, que les textes européens ne vont pas jusqu'à préciser la nature des travaux concernés, ni ne fixent précisément de seuils permettant de déterminer quels sont les travaux à soumettre ou non à étude d'impact. Ces seuils sont fixés par le droit national et, en l'espèce par la nomenclature de l'article R 122-2. La dérogation s'inscrit donc dans la logique des textes européens et nationaux, même si l'on peut considérer qu'elle s'appuie sur des dispositions réglementaires nationales qui font, en quelque sorte, écran. Par ailleurs, le préfet souligne qu'il s'agissait de faire face à une situation d'urgence, une dune de sable de plusieurs centaines de mètres qui protégeait une partie du littoral d'une commune ayant disparu au cours de l'hiver 2017/2018. Enfin, point important, les dérogations délivrées ont fait l'objet d'un intense travail d'information et de négociation, tant avec les ministères concernés qu'avec les parties concernées : élus, syndicat mixte, associations environnementales, gestionnaire de la réserve (Ligue pour la protection des oiseaux), notamment au regard des impacts limités des travaux envisagés et de l'engagement d'intégrer ce projet dans l'étude d'impact globale de la protection de l'ensemble de ce secteur de côte situé entre la Tranche et la Faute-sur-Mer. Bien entendu, un tel effort de concertation est de nature à réduire les risques de contentieux.

Il faut saluer la démarche imaginative et constructive, voire audacieuse, retenue en l'espèce qui est précisément une démonstration de ce que l'autorité locale peut faire pour faciliter la mise en oeuvre de projets importants pour les collectivités. Elle est d'autant plus importante qu'écarter, par principe, toute dérogation à des textes de transposition du droit européen conduirait à exclure une très large part du droit de l'environnement du champ des dérogations.

(c) La norme est règlementaire et non individuelle

L'article 2 du décret précise que le préfet ne peut prendre que des décisions non réglementaires. La circulaire d'avril 2018 réaffirme que la décision de dérogation ne peut porter que sur une décision individuelle.

En d'autres termes, le décret ouvre droit aux préfets de département ou aux préfets de région concernés par le champ géographique de l'expérimentation à une possibilité, dans certains domaines, de dérogation individuelle à des normes règlementaires relevant de la compétence du préfet autorisant la dérogation.

À l'inverse, contrairement à certains propos, le préfet ne dispose pas de la faculté d'écarter de manière générale un acte réglementaire.

(d) La norme est générale et non liée aux circonstances locales

L'article 3 du décret dispose que la dérogation doit être justifiée par l'existence de circonstances locales. Il en résulte qu'une mesure de dérogation générale à tout le territoire du département ou de la région pourrait être hors du champ du décret.

C'est l'analyse faite par le préfet de Vendée, qui a refusé de faire droit à une demande du conseil départemental visant à faciliter l'implantation de panneaux d'information et de panneaux publicitaires à l'entrée des communes, dans la mesure où la demande portait sur l'ensemble du département.

La notion d'existence de circonstances locales est toutefois assez imprécise. On sait que le juge administratif a souvent utilisé cette notion pour restreindre le pouvoir de police des maires, sans toutefois lui donner un contour précis. Dans une affaire restée célèbre, relative à la projection du film « Les liaisons dangereuses », le Conseil d'État avait avancé une série de critères d'identification desdites circonstances, mais qui n'avait aucun caractère d'exhaustivité. Il s'agissait de « la composition particulière de la population » , de « la protestation émanant des milieux locaux » ou de « l'attitude prise par diverses personnalités représentant ce milieu » .

On voit mal la transposition de ces critères dans le cas d'une dérogation. Au contraire, leur utilisation pourrait être singulièrement problématique. Comment justifier que certaines catégories de populations, de milieux ou de personnalités locales permettent d'ouvrir droit, ou non, à une dérogation ?

Plus encore, le cumul entre la condition de l'existence d'un motif d'intérêt général et celle de circonstances locales paraît inutile et superfétatoire. Comment, s'agissant d'une dérogation à des normes, un acte motivé par l'intérêt général et pris par une autorité locale comme le préfet, dans le cadre de ses compétences, dans un cadre local comme le département, ne serait-il pas ipso facto adapté aux circonstances locales ? Par nature, l'action du préfet étant toujours justifiée par des circonstances locales, il en va logiquement de même pour les dérogations qu'il serait amené à autoriser.

Dès lors que le pouvoir de dérogation est confié à une autorité décisionnelle locale, on pourrait estimer que le champ géographique de ses attributions (département ou région pour les préfets, selon les cas) est aussi celui de la possibilité de dérogation.

En la matière, on peut se demander si, ici encore, une vision souple ne devrait pas prévaloir.

(e) La norme comporte des mécanismes de dérogation

Lorsqu'une norme comporte des mécanismes de dérogation le dispositif du décret de décembre 2017 peut se révéler inutile. Le préfet du Haut-Rhin cite ainsi :

- les adaptations mineures en droit de l'urbanisme (articles L.152-3 et L.152-4 du code) ;

- les dérogations à l'interdiction du travail dominical (L.3134-5, L.3134-7 et L.3134-8 du code du travail) ;

- les dérogations à l'interdiction de circulation des véhicules de transport de marchandises à certaines périodes de l'année (arrêté ministériel du 2 mars 2015) ;

- les dérogations pour implanter un abattoir temporaire à une distance inférieure à 100 m des habitations tiers (paragraphe 2.1 de l'arrêté du 30 avril 2004 prévoit qu'une adaptation des distances peut être acceptée par le préfet après avis du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST).

c) Les limites relatives à l'autorité compétente
(a) La norme n'est pas de la compétence de l'État

La dérogation prévue par le décret de 2017 ne peut porter que sur des normes relevant de la compétence de l'État. À l'inverse, elle ne peut concerner les normes relevant d'une autre autorité et, en particulier, des collectivités territoriales.

Or, une très grande part des décisions individuelles prises sur le fondement du code de l'urbanisme relève des maires. Des compétences nombreuses ont été déléguées par l'État à une collectivité locale. C'est le cas, par exemple, des aides à la pierre. Dans toutes ces hypothèses, la dérogation est à ce jour impossible, sauf si elle a été prévue par les textes instituant la norme.

Autre exemple, une commune de Vendée a présenté une demande de dérogation pour délivrer un permis d'aménager en contradiction avec une orientation d'aménagement de de programmation (OAP) précédemment arrêtée par la commune. Il n'a pas pu être apporté de suite favorable à cette demande, car le permis d'aménager étant délivré par le maire, le préfet n'était pas compétent pour se substituer à lui.

(b) La norme relève de l'État mais n'est pas de la compétence du préfet

La reconcentration perceptible ces dernières années a pu jouer, comme le souligne le préfet du Haut-Rhin, au détriment des préfets de départements et au profit, soit des préfets de région, soit des ministres.

À titre d'exemple, l'autorisation d'épandage aérien au-dessus des vignes, autrefois attribution des préfets (jusqu'au 31 décembre 2015), a été reconcentrée par l'article 68 de la loi n°2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte et requiert désormais un arrêté conjoint des ministres chargés de l'environnement, de l'agriculture et de la santé.

Autre exemple : conformément à l'article L.2334-42 du code général des collectivités territoriales, la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) relève des préfets de région et non des préfets de département, qui ne peuvent donc pas déroger à certaines de ses modalités, comme le taux de la subvention. Les subventions correspondantes sont attribuées par le préfet de région, qui communique directement à la commission départementale de répartition de la DETR la liste des projets subventionnés dans le ressort du département. Le préfet de département a pour seules attributions en ce domaine de présenter annuellement à la commission DETR les orientations que le préfet de région prévoit de mettre en oeuvre, de transmettre et de présenter aux membres de la commission et aux membres du Parlement élus dans le département un bilan annuel de la dotation pour chaque exercice.

En matière culturelle, pourtant visée au 6° de l'article 2 du décret de 2017, les préfets de département n'ont pratiquement plus de compétences en ce qui concerne l'activité des services de l'État, l'autorité principale étant, ici encore, le préfet de région.

On notera toutefois l'interprétation très constructive du préfet de Vendée qui ne semble pas avoir hésité à agiter la « menace » d'une dérogation relative à des compétences relevant de l'administration centrale 12 ( * ) .


* 10 Et directrice de la mission « Aide au pilotage stratégique » au conseil départemental de la Côte-d'Or.

* 11 Et directrice générale adjointe des services de la ville de Sceaux.

* 12 Cf. p. 25.

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