H. LE RECOURS AUX ORDONNANCES N'ENTRAÎNE PAS UNE EFFECTIVITÉ PLUS RAPIDE DE LA NORME
Face à l'importance prise par les ordonnances ces dernières années, votre rapporteure a souhaité s'intéresser à cette pratique dans le cadre du bilan annuel de l'application des lois.
Au cours de la session parlementaire 2016-2017, 81 ordonnances ont été publiées. L'argument de la célérité de l'ordonnance comme véhicule normatif est à relativiser. En effet, si les ordonnances du 22 septembre 2017, prises pour le renforcement du dialogue social ont été prises « dans un délai remarquable de 56 jours et ratifiées très rapidement par une loi du 29 mars 2018 » , comme l'a souligné M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales, le délai moyen de prise de l'ordonnance est beaucoup plus élevé. Celui-ci, calculé comme le temps constaté entre la date de demande d'habilitation 9 ( * ) et la prise de l'ordonnance - est de 571,5 jours. Quatre ont nécessité un délai supérieur à 1000 jours.
Ce délai est ainsi trois fois plus élevé que le délai moyen de vote d'une loi pendant la session 2016-2017 (196 jours). Il reste également supérieur au délai théorique nécessaire dont dispose une loi pour être applicable : en intégrant les six mois dont dispose le Gouvernement pour atteindre son objectif d'application des lois, le délai total de vote d'une loi et ses textes d'application est de 359 jours.
En outre, votre rapporteur note que plusieurs habilitations n'ont au final pas été utilisées. Tel est le cas de la création du code monétaire et financière outre-mer. Comme l'a souligné M. Vincent Éblé, président de la commission des finances, « cette demande d'habilitation semble n'avoir pas été suffisamment réfléchie puisque la commission supérieure de la codification, dans un avis de juin 2017 a émis des réserves, souhaitant notamment que l'ordonnance soit circonscrite aux collectivités du Pacifique, ce qui ne correspond pas à l'habilitation. Depuis, le dossier semble ne pas avoir avancé » . Pour sa part, Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques a souligné que « sur les 29 articles d'habilitation [de textes relevant de sa commission], 6 n'ont fait l'objet d'aucune ordonnance dans le délai imparti » . Pour certaines d'entre elles, le Sénat avait pointé lors des débats les obstacles auxquels seraient confrontées leurs rédaction . C'est notamment le cas de l'habilitation à prendre une ordonnance créant « une banque de la démocratie ». Cette dernière arrive à échéance le 15 juin prochain, sans que des avancées majeures sur ce thème n'aient été faites.
Pour d'autres, l'habilitation a été abandonnée au profit d'un examen législatif « classique », posant la question de la demande même du recours à une ordonnance. C'est notamment le cas, relevé par la commission des lois, de l'ordonnance prévue par l'article 118 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer pour prendre toute mesure relevant du domaine de la loi afin de mettre en place, à Mayotte, un régime fiscal transitoire jusqu'en 2025 à même de faciliter les démarches de régularisation foncière. L'ordonnance devait être prise avant le 28 novembre 2017. Au final, ce régime fiscal dérogatoire a été mis en place par l'article 64 de la loi n° 2017-1775 du 28 décembre 2017 de finances rectificative pour 2017, votée un mois plus tard. Toutefois, pour M. Marc Guillaume, secrétaire général du Gouvernement, la situation des ordonnances est différente de celles des décrets. Ainsi, le Gouvernement n'a pas l'obligation de les prendre, l'habilitation n'ouvrant qu'une faculté.
Par ailleurs, votre rapporteure relève que, lors de la session 2016-2017, le délai moyen d'habilitation demandé par le Gouvernement pour prendre les 42 ordonnances est de 11 mois et 9 jours (344 jours) - 10 mois et 4 jours (309 jours) si l'on fait abstraction des quatre habilitations les plus longues pour codification.
Quant au délai dont dispose le Gouvernement pour déposer le véhicule de ratification , il oscille entre 3 et 6 mois . Or, comme l'a fait remarquer Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, « lorsque le délai de ratification est de 5 mois, le délai moyen de dépôt d'un projet de loi de ratification est de plus de 4 mois et demi ». De même, et bien que cette ordonnance n'entre en vigueur que le 1 er juillet 2018, on peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles, plus de 5,5 mois après la prise de l'ordonnance n°2017-1674 du 8 décembre 2017 relative à l'utilisation d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé pour la représentation et la transmission des titres financiers (« blockchain »), aucun projet de loi de ratification n'a été déposé - alors que le délai expire dans quelques jours, le 8 juin 2018.
Enfin, l'ordonnance peut elle-même nécessiter des décrets d'application. L'exemple de l'ordonnance n°2016-157 du 18 février 2016 relative à la réalisation d'une infrastructure ferroviaire entre Paris et l'aéroport Paris-Charles de Gaulle est intéressant à cet égard. Son article premier prévoit plusieurs décrets, dont un visant à « préciser les modalités d'application du présent article ». Comme le relève la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, ce dernier a été pris le 6 mars 2018 (décret n°2018-165). Or, lors de la présentation de l'amendement portant l'habilitation, le ministre avait indiqué que « compte tenu des délais contraints [...], une habilitation à légiférer par ordonnance doit permettre d'adopter plus rapidement, dès l'obtention de l'avis de la Commission européenne, l'ordonnance qui mettra en oeuvre les modalités de réalisation » 10 ( * ) . L'accord de principe de la Commission européenne a été obtenu le 6 novembre 2015. Il aura ainsi fallu deux ans et quatre mois au Gouvernement, à partir de cette date, pour rendre pleinement effective une mesure essentielle à la réalisation de cette infrastructure, dont le caractère urgent avait été mis en avant par le Gouvernement lors des débats parlementaires.
* 9 Il s'agit de la date de présentation du texte en Conseil des ministres, lorsque la demande d'habilitation est dans le texte initial, ou de la date d'adoption de l'amendement portant cette mesure.
* 10 Assemblée nationale, compte-rendu des débats de la séance du 12 janvier 2015 de 16 heures ; http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cscroissact/14-15/c1415003.asp