COMPTES RENDUS DES TRAVAUX
DE
LA DÉLÉGATION
Pages
Jeudi 27 octobre 2016
• Audition de M. Laurent Girometti, directeur de
l'habitat, de l'urbanisme
et des paysages au ministère de
l'environnement, de l'énergie et de la mer
et au ministère du
logement et de l'habitat durable et de M. Alain
Joly,
délégué ministériel aux outre-mer au
ministère de l'agriculture,
de l'agroalimentaire et de la forêt
87
Mercredi 23 novembre 2016
• Audition en visioconférence avec la Guyane 99
Jeudi 24 novembre 2016
• Audition en visioconférence avec La Réunion 120
Mercredi 1 er février 2017
• Audition en visioconférence des acteurs publics de la Guadeloupe 139
Mercredi 1 er février 2017
• Audition en visioconférence des acteurs économiques de la Guadeloupe 147
Mercredi 1 er février 2017
• Audition en visioconférence des acteurs publics de la Polynésie française 153
Mercredi 1er février 2017
• Audition en visioconférence des acteurs économiques de la Polynésie française 160
Jeudi 2 février 2017
• Audition en visioconférence des acteurs publics de Mayotte 166
Jeudi 2 février 2017
• Audition en visioconférence des acteurs économiques de Mayotte 181
Jeudi 2 février 2017
• Audition de M. Alain Rousseau, directeur général des outre-mer (DGOM) 189
Jeudi 27 octobre
2016
Audition de M. Laurent Girometti, directeur de l'habitat, de
l'urbanisme
et des paysages au ministère de l'environnement, de
l'énergie et de la mer et au ministère du logement et de
l'habitat durable et de M. Alain Joly, délégué
ministériel aux outre-mer au ministère de l'agriculture,
de
l'agroalimentaire et de la forêt
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Notre président, Michel Magras, exceptionnellement retenu dans son territoire, m'a demandé de le remplacer, en ma double qualité de vice-président de la délégation et de rapporteur coordonnateur de notre étude sur les enjeux et les problématiques du foncier dans les outre-mer.
Nous abordons le troisième et dernier volet de cette étude, sur les stratégies d'aménagement territorial à travers les conflits d'usage et les outils de planification, après un premier rapport d'information sur la gestion des domaines public et privé de l'État publié en juin 2015 et un deuxième volume, publié en juillet dernier, sur la sécurisation des titres fonciers. En raison de l'étroitesse du calendrier, nous ne pourrons envisager de déplacement et procéderons à une série de visioconférences pour examiner les situations locales, le 23 novembre après-midi avec la Guyane et le 24 novembre au matin avec La Réunion.
Nous sommes heureux d'accueillir M. Laurent Girometti, directeur de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages des ministères de l'environnement et du logement, ainsi que M. Alain Joly, délégué ministériel aux outre-mer au ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt (MAAF), accompagné de Mme Agnès Desoindre, chargée de la préservation du foncier agricole, et de M. Olivier Boucly, chargé des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer).
M. Alain Joly, délégué ministériel aux outre-mer au ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt . - Mon panorama foncier de l'agriculture dans les outre-mer se centrera notamment sur la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion, pour lesquels la surface agricole utile (SAU) s'élève respectivement à 30 %, 30 % et 20 % de la superficie totale. En Guyane, 90 % des terres sont recouvertes de forêt équatoriale ; la SAU ne représente que 0,4 % de la surface totale qui couvre 85 000 kilomètres carrés ; l'État est propriétaire de 90 % des terres. La population et les activités se concentrent sur une bande littorale de 7 500 kilomètres carrés, dont 4 % utilisés par l'agriculture. À Mayotte, la surface totale agricole exploitable s'élève à 20 700 hectares, soit 55 % du territoire, dont seuls 7 100 hectares sont cultivés - soit un tiers de la surface exploitable. Phénomène important, 60 % des surfaces cultivées en ylang et en vanille ont disparu, alors que ces cultures sont prioritaires pour les aides européennes ; 8 % des exploitations pratiquent le maraîchage, sur 130 hectares.
En Martinique, la part de chaque catégorie - terres arables, prairies permanentes et plantations pérennes - oscille entre 21 et 29 % de la SAU. La part des terres arables est nettement plus importante à La Réunion, en Guyane et en Guadeloupe qu'en Martinique : elle y couvre respectivement 61 %, 44 % et 35 % de la SAU. En Guadeloupe et à La Réunion, les cultures industrielles - canne et banane - en occupent la plus grande partie. En Martinique et en Guyane, les cultures fruitières tiennent une place importante : bananeraies incluses, les vergers couvrent respectivement 21 % et 18 % de la SAU en 2016. Selon les chiffres du recensement général agricole de 2010, la SAU guyanaise s'élevait à 25 345 hectares dont 12 297 hectares de terres arables, 9 480 hectares de surfaces toujours en herbe et 3 568 hectares de vergers.
La reprise du marché du foncier agricole se confirme en Guadeloupe : les échanges de terrains sont en augmentation en 2015 de 36 % par rapport à 2014, au-dessus de la moyenne des cinq dernières années. Les prix des terres agricoles ont peu évolué : entre 5 000 et 6 000 euros par hectare pour les prairies et les terres à canne et entre 7 000 et 8 000 euros par hectare pour les vergers et autres cultures spécialisées. En Martinique, les échanges de terres ont baissé de 55 % entre 2007 et 2013, et de 5 % en 2015. À La Réunion, les prix ont augmenté pour un volume de transactions supérieur de 20 % en 2015 par rapport à 2014. La hausse des prix est plus marquée pour les terres d'élevage où elle s'élève à 13 %, pour un montant de 8 650 euros par hectare - que pour les terres à canne dont la valeur augmente de 4 %, à 11 270 euros par hectare. En Guyane, nous n'avons pas d'information sur les transactions, en raison de l'absence de Safer et du contexte spécifique.
Afin de mobiliser le foncier pour l'agriculture, la loi du 14 octobre 2015 d'actualisation du droit des outre-mer introduit des dispositions nouvelles propres aux établissements publics de l'État dans les départements de Guyane et de Mayotte. L'article L. 321-36-1 du code de l'urbanisme prévoit ainsi la création de deux établissements publics fonciers et d'aménagement d'État (Epfa), un décret en Conseil d'État devant préciser les conditions d'application. La même loi de 2015 a modifié l'article L. 181-49 du code rural et de la pêche maritime afin que le nouvel Epfa de Mayotte remplace l'agence de services et de paiement (ASP) pour exercer les missions traditionnellement confiées aux Safer et, en particulier, leur droit de préemption. L'Epfa de Guyane dispose déjà de compétences en matière de foncier agricole en application de l'article L. 181-39 du code rural. Les décrets sont en cours de rédaction. Le Conseil d'État a examiné le projet de décret relatif à l'Epfa de Guyane le 25 octobre dernier. La création de Safer en Guyane et à Mayotte n'est pas à l'ordre du jour.
La loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt de 2014 a élargi les compétences de la commission départementale de la consommation des espaces agricoles (CDCEA) aux espaces naturels et forestiers. Les CDCEA ont été remplacées par des commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Des CDPENAF ont été créées en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion et à Mayotte par le décret n° 2015-1488 du 16 novembre 2015.
Spécificité des départements d'outre-mer (DOM), les CDPENAF des DOM émettent des avis conformes qui lient le préfet. Afin d'évaluer le fonctionnement des CDCEA et les conditions de leur transformation en CDPENAF, la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE) du ministère de l'agriculture a lancé en juin 2016 une enquête auprès des services déconcentrés qui en assurent le secrétariat. En Guadeloupe, la CDCEA s'est réunie 34 fois, et a examiné 597 dossiers, dont 518 pour des permis de construire et 45 projets photovoltaïques ; la CDPENAF s'est réunie 9 fois depuis janvier 2016, afin d'examiner 103 dossiers, dont 86 de permis de construire. En Guyane, la CDCEA s'est réunie 22 fois, pour examiner 228 dossiers dont 170 de permis de construire et 41 projets photovoltaïques, tandis que la CDPENAF s'est réunie 8 fois depuis janvier 2016 pour examiner 45 dossiers dont 40 de permis de construire. En Martinique, la CDCEA s'est réunie 12 fois, pour examiner 17 dossiers dont 14 de plans locaux d'urbanisme (PLU), tandis que la CDPENAF s'est réunie deux fois sur deux dossiers. La CDCEA de La Réunion s'est réunie 12 fois pour 16 dossiers ; la CDPENAF se réunira en décembre 2016 pour la première fois. Les CDCEA et les CDPENAF de Guadeloupe et de Guyane ont très bien fonctionné si on les compare avec la moyenne nationale. La CDCEA de Mayotte n'a jamais été installée, tandis que la CDPENAF de ce département a été créée par l'arrêté préfectoral du 8 juin 2016 et installée le 15 septembre 2016.
La procédure de mise en valeur des terres incultes ou manifestement sous-exploitées permet d'imposer à un propriétaire une remise en valeur agricole d'un fonds par lui-même ou par un exploitant. La procédure de mobilisation des terres incultes est principalement mise en oeuvre à La Réunion. La direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) s'est récemment rapprochée de la collectivité territoriale pour rechercher les moyens de la mettre en oeuvre. Un fort potentiel existe en Martinique et en Guadeloupe, respectivement de 12 000 et 9 270 hectares de friches. Le département de La Réunion est le premier à avoir mis en place cette procédure. Instaurée dans les années 1980, le dispositif a été géré dans son intégralité par l'État jusqu'en 2007, et est mise en oeuvre depuis 2009 conjointement par le conseil départemental et les services de la DAAF. La Safer de La Réunion, en tant qu'opérateur foncier, apporte son ingénierie pour la mise en oeuvre opérationnelle. Depuis 2009, chaque année, en moyenne 350 hectares de terres en friche ou manifestement sous-exploitées ont été remises en culture. Malgré ces reconquêtes effectives, le gisement de friches, estimé à environ 8 000 hectares, ne se réduit pas : les surfaces mises en valeur d'un côté sont reperdues par le retour en friche d'autres parcelles. La SAU globale reste ainsi stable à 43 000 hectares.
La Safer, pour le compte du département, recense les terres en friche et réalise l'enquête publique pour informer les propriétaires. Elle a introduit une action intermédiaire d'échange amiable qui aboutit rapidement pour les cas les plus aisés où le propriétaire veut sortir de l'état de friche. La DAAF, pour le compte de l'État, est responsable de la seconde phase pré-contentieuse sous l'égide du code rural, voire contentieuse sous l'égide du code de l'expropriation. Elle assure la mise en oeuvre des phases de mise en demeure, de fermage d'office ou d'expropriation lorsqu'aucune solution n'a été trouvée en amont.
La procédure de fermage d'office a été rarement utilisée, le risque de conflit entre le propriétaire et le fermier imposé par l'administration étant rédhibitoire. Ce dispositif réglementaire n'est employé qu'avec l'accord préalable du propriétaire afin d'annuler un bail qu'il a déjà consenti pour un fermier choisi par ses soins mais défaillant.
De 2009 à 2014, douze communes ont fait l'objet d'une enquête publique par la Safer de La Réunion pour 2 900 hectares de friches ; 400 hectares sont toujours au stade de l'enquête publique, 500 hectares au stade de la mise en demeure, pour 2 000 hectares de retraits de la procédure pour vente, location ou remise en culture.
Quelles pourraient être les perspectives de révision de la procédure pour en accroître l'efficacité ? Première évolution, un allègement de la procédure préalable dite d'enquête publique est prévu pour la circonscrire à une simple procédure contradictoire avec le propriétaire. Deuxième piste, le fermage d'office, peu usité, devrait être mieux encadré.
Par ailleurs, il convient de relever qu'un nouveau dispositif d'incitation financière a été mis en place par le Conseil départemental de La Réunion, accordant une prime de 1 500 euros par hectare pour une location et de 3 000 euros par hectare pour une vente, acceptées par le propriétaire, afin de favoriser la médiation amiable de la Safer.
Vous nous avez interrogés également sur les attributions de terrains du domaine privé de l'État aux agriculteurs en Guyane. Actuellement, toutes les demandes sont déposées auprès du guichet unique, le service de France Domaine. Elles sont transmises à la DAAF pour une première analyse de la localisation et de la note technico-économique. Les dossiers complets dont le projet agricole semble suffisamment solide sont présentés en Commission d'attribution foncière. Dans le meilleur des cas, un dossier déposé auprès du guichet unique de France Domaine peut faire l'objet d'un avis de la commission et d'une décision du préfet huit mois après son dépôt.
Quel bilan dresser des commissions d'attribution foncière ? La DAAF a établi un bilan détaillé. Depuis 2000, l'État a attribué 21 119 hectares en commissions d'attribution foncière pour 1 004 agriculteurs. En outre, il a transféré 10 000 hectares à l'établissement public d'aménagement de la Guyane (Epag), qui a attribué 60 % de ces surfaces aux agriculteurs. Chaque année, 1 800 hectares de l'État et de l'Epag ont donc été attribués à des projets agricoles, soit 27 000 hectares au total attribués à des agriculteurs entre 2000 et 2015.
Les contraintes agronomiques et topographiques imposent un modèle agricole foncier extensif en Guyane. Entre 2000 et 2015, 21 hectares ont été attribués en moyenne aux agriculteurs bénéficiaires. Les terres sont généralement prises sur les massifs forestiers. À dire d'expert, une valorisation agricole optimale est possible sur environ 40 % de ces surfaces, déduction faite des sols de mauvaise qualité agronomique, des sols humides et à forte pente. Cette surface moyenne de 21 hectares correspond donc à une valorisation potentielle de 8 hectares de SAU.
Les nouvelles installations d'agriculteurs nécessiteront systématiquement de nouvelles pistes d'accès. Une mesure du programme de développement rural de Guyane 2014-2020, dédiée à l'aménagement du foncier agricole, n'est dotée que de 10 millions d'euros, imposant une rationalisation des aménagements à programmer. Le cofinancement de l'État, par le biais du MAAF, n'est pas encore stabilisé et pourrait entraîner mécaniquement une perte de 3 millions d'euros du fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), faute de contreparties nationales, grevant d'autant les possibilités d'installation d'agriculteurs sur de nouveaux espaces.
Compte tenu de la pression foncière des populations, des problèmes d'aménagement suscités par les installations sans titre et des contraintes pour répondre aux objectifs de développement du schéma d'aménagement régional (SAR), il existe un consensus sur le besoin d'accompagnement foncier lors de l'installation de nouveaux agriculteurs. Pour cela, il faudrait accompagner chaque demandeur dans la formalisation de son projet, en lien avec les différents dispositifs d'aide et de formation - le financement du volet 2 du dispositif d'accompagnement à l'installation et à la transmission (AITA) reste à évaluer. Il serait aussi nécessaire de bénéficier d'un flux annuel d'images satellites de qualité suffisante pour développer l'observatoire du foncier.
Les nouvelles procédures devront favoriser les installations groupées d'agriculteurs plutôt que de traiter les demandes individuelles au coup par coup, afin d'optimiser le choix des parcelles en fonction du type de culture ou d'élevage des projets présentés et d'assurer un aménagement cohérent des territoires. L'analyse territoriale, en concertation avec les collectivités, sera privilégiée. En revanche, les modalités de financement de ce conseil sur le foncier, indispensable à la rationalisation des exploitations agricoles guyanaises, ne sont toujours pas actées. Un groupe de travail a été constitué autour des services de l'État - France Domaine, DAAF, direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL), Office national des forêts (ONF) et préfecture - pour améliorer le traitement des attributions foncières et la connaissance du territoire, les procédures, les moyens techniques et financiers et les modes d'organisation. Des discussions sont également engagées avec la Collectivité territoriale de Guyane et la chambre d'agriculture.
M. Laurent Girometti, directeur de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages au ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer et au ministère du logement et de l'habitat durable . - Dans les DOM, les populations et les activités se concentrent sur la bande littorale. Un équilibre reste à trouver entre pression démographique, protection des espaces naturels et protection contre les risques. Nous prônons des politiques volontaristes de maîtrise de l'urbanisation. Actuellement, le processus d'urbanisation est insuffisamment contrôlé - avec des différences selon les DOM - et présente des effets déstabilisateurs pour les territoires : saturation des axes de communication, consommation d'espaces, dégradation des paysages et des milieux, artificialisation trop forte, mitage urbain... À Mayotte, l'extension de la tâche urbaine atteint 1,75 kilomètre carré par an ; à ce rythme, la surface urbanisée aura doublé d'ici 2025. En Martinique, le mitage est également important.
La pression démographique diffère d'un département à l'autre. En Guyane et à Mayotte, elle est maximale, de 3 à 4 % par an ; à La Réunion, elle est un peu moindre ; les Antilles ne sont plus dans une forte croissance démographique, mais il faut construire des logements résistant aux risques, notamment sismiques, et rénover le parc dégradé. Cela nécessite de concilier la production de logements, l'installation des activités économiques et la protection des espaces. Le ministère du logement prône des outils de planification pour maîtriser l'urbanisation et la consommation d'espaces tout en répondant aux besoins. Voilà tout l'enjeu des schémas d'aménagement régionaux (SAR). Les SAR ont un statut différent d'un schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité du territoire (SRADET) : ce sont des documents d'urbanisme prescriptifs, à l'instar du schéma directeur de la région Île-de-France. Pour des politiques raisonnées, il faut planifier et mettre en place des outils opérationnels comme l'ingénierie foncière.
La consommation d'espaces se double parfois d'un renouvellement insuffisant de zones déjà urbanisées. L'opération programmée d'amélioration de l'habitat de renouvellement urbain du centre de Pointe-à-Pitre a mis en évidence un taux de vacance de près de 15 % et 200 dents creuses. Il faut à la fois produire des logements et réinvestir les centres-villes.
Le Conservatoire du littoral protège les espaces naturels de la bande littorale sous forte pression, notamment par des politiques d'acquisition et de préservation des mangroves. Ne négligeons pas l'enjeu du recul du trait de côte. Il frappera certains territoires d'outre-mer à un horizon largement supérieur aux 10 à 20 ans des outils de planification - SAR et PLU - ou aux 15 ans des projets de renouvellement urbain de l'agence nationale pour le renouvellement urbain (ANRU). Ce recul interviendra d'ici 50 à 100 ans. Nous devons commencer à y réfléchir sérieusement, y compris dans des documents d'urbanisme. Les simulations de Fort-de-France et de Pointe-à-Pitre font état de projections préoccupantes de zones urbanisées qui seront demain inutilisables. Cet enjeu de modification du foncier à long terme, encore devant nous, est essentiel. Une proposition de loi portant adaptation des territoires littoraux au changement climatique, récemment déposée, introduit le concept de zones d'autorisation d'activités résilientes et temporaires ainsi que celui de bail réel littoral prenant en compte une temporalité des activités soumises au recul du trait de côte. Les enjeux financiers sont potentiellement importants.
Le ministère a une connaissance des marchés fonciers et immobiliers fortement lacunaire. En 2017, nous déploierons dans les DOM des outils de programmation pour le financement du logement social qui existent déjà en métropole : avec le ministère des outre-mer, nous étendrons les systèmes d'information Galion et Sisal aux DOM, pour une meilleure vision des coûts fonciers à l'intérieur des opérations de logement social.
Des outils fonciers opérationnels, essentiels, se mettent en place dans les différents DOM. Trois établissements publics fonciers locaux (EPFL) sont déjà implantés, même si certains sont encore récents et doivent monter en charge. L'EPFL de La Réunion a le plus fort volume d'activité. L'activité de ceux de Martinique et de Guadeloupe est beaucoup plus réduite. L'EPFL de La Réunion a réalisé, en 2015, 28,6 millions d'euros d'acquisitions - contre 35,8 millions d'euros en 2014 - alors que celui de la Martinique, en croissance, atteint 7,1 millions d'euros en 2015 - contre une activité quasi nulle en 2014. L'EPFL de Guadeloupe, créé en 2013, n'a pas encore d'activité importante.
Le décret et les conditions de création de l'Epfa de Mayotte sont en cours de finalisation. L'établissement public d'aménagement de Guyane (Epag) existe depuis 20 ans, avec une cinquantaine d'opérations vivantes et 450 millions d'euros de plan d'affaires total. Nous soutenons le développement de cet acteur majeur via l'extension de ses missions dans le cadre du nouveau statut d'Epfa et la création d'une opération d'intérêt national (OIN). Le Conseil d'État est en train d'examiner les décrets pour l'OIN et la transformation de l'Epag en Epfa.
Les situations des SAR sont contrastées : le SAR de Martinique est ancien, approuvé par le décret du 20 octobre 2005, avec une procédure de révision engagée puis abandonnée, sans visibilité depuis. Ce schéma vise à lutter contre le fort mitage, la consommation d'espaces et à adapter le territoire aux transitions en cours - développement des énergies renouvelables, confortement de l'armature urbaine, vieillissement de la population. Le SAR guadeloupéen, approuvé en 2011, visait à limiter l'étalement urbain et à structurer le développement multipolaire de la Guadeloupe, en reconnaissant des bassins de vie porteurs de projets de développement durable. Il structurera l'aménagement pour les prochaines années. Le SAR guyanais vient d'être approuvé le 6 juillet 2016 ; les communes doivent se l'approprier pour l'élaboration de leurs documents d'urbanisme. Le SAR de La Réunion, approuvé en 2011, est en cours de modification. Son armature est la plus solide avec un bon contrôle de l'urbanisation, bien que le territoire doive faire face à d'énormes enjeux de développement démographique, touristique et économique. Mayotte reste sur un plan d'aménagement et de développement durable antérieur à la départementalisation, dont la révision est engagée, avec des contraintes extrêmement fortes.
Les schémas de cohérence territoriale (SCoT) existent dans les DOM, mais sont très différents de ceux de la métropole. En métropole, les SRADET ne sont pas prescriptifs et ont une taille plus importante ; les SCoT de l'Hexagone couvrent plusieurs intercommunalités et des bassins d'emplois qui s'élargissent, tandis que ceux d'outre-mer sont d'échelle plus réduite. La Réunion est couverte par quatre SCoT approuvés, la Martinique par trois, la Guyane et la Guadeloupe par un seul - sur quatre communes en Guadeloupe. La taille des SCoT dans les DOM ressemble plus à celle des PLU intercommunaux en métropole. Les documents d'urbanisme d'échelle plus fine - PLU et cartes communales - permettent d'assurer un fort taux de couverture des outre-mer mais ils sont aussi plus anciens, avec des plans d'occupation des sols (POS) en cours de révision et des PLU intercommunaux embryonnaires. Ces échelles d'intervention ont vocation à évoluer. La réforme des PLU de 2015 devrait améliorer la qualité des documents et mieux les adapter aux enjeux des territoires. Le décret sur les PLU de 2015 permettra d'avoir des zones dont le règlement n'est pas défini immédiatement ; des zones sans enjeux sur une partie du document d'urbanisme pourront rester soumises au règlement national d'urbanisme ; des règles d'orientation, d'aménagement et de programmation pourront ne pas être trop définies initialement afin que le projet puisse se développer.
Nous sommes face à un véritable enjeu d'élaboration de PLU de nouvelle génération pour les DOM, ce qui renvoie à la question de la présence inégale, selon les DOM, d'une ingénierie de qualité : en Guadeloupe, un seul bureau d'étude est habilité à produire des documents d'urbanisme ! À Mayotte, les PLU ont été faits un peu rapidement et sont souvent copiés-collés les uns sur les autres... Bref, l'État devra apporter son appui.
M. Antoine Karam, rapporteur . - La diversité des outre-mer est considérable : territoriale, climatique, géographique, végétale. Elle induit des disparités. Certains territoires font moins de 500 kilomètres carrés, et la Guyane a la superficie de l'Autriche ! Mais la couverture végétale y est telle qu'on n'y dégagera jamais tout le foncier nécessaire, et ce territoire restera éternellement sous cloche, tel une belle au bois dormant. Les combats se mènent désormais au niveau politique, qui est le seul auquel la règle du jeu peut être transformée. La situation est explosive : occupants sans titre, squatters ... Il y aura en fin d'année 10 000 migrants clandestins de plus en Guyane, soit, avec leurs familles, plus de 20 000 personnes. On met un terme à la jungle de Calais, mais chez nous les déboutés du droit d'asile se fondent dans la nature, et on les retrouve installés sur les terrains inoccupés, ce qui posera de gros problèmes à l'avenir. Il y a urgence. La question foncière est récurrente et sensible dans nos territoires. N'oublions pas qu'elle a été la source d'affrontements violents en Nouvelle-Calédonie.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Pouvez-vous nous donner plus d'informations sur le foncier agricole ? La culture de la canne semble en croissance, celle de la vanille en diminution. Comment évolue l'implantation de ces productions ? À La Réunion, une action significative de reconquête des friches - 350 hectares par an - n'empêche pas que des terres soient concomitamment abandonnées. Où la canne y est-elle cultivée ? Sur quelle surface moyenne par producteur ? Les prix du foncier sont impressionnants : 5 000 à 6 000 euros pour de la prairie, jusqu'à 11 000 euros pour de la canne. Il faudrait rapporter ces prix à la valeur des productions qui en sont tirées... En Guyane, la reconquête agricole nécessite de restructurer la desserte.
L'urbanisation impose d'importants investissements pour relancer des dynamiques locales de rénovation de l'habitat dégradé qui diminueraient la pression foncière. À La Réunion, comment expliquez-vous la baisse des chiffres d'activité de l'EPF ?
Il n'est pas forcément mauvais que la dimension des SCoT soit réduite, car les acteurs de terrain se les approprient mieux. Peut-on imaginer une plus grande collaboration entre ces SCoT ? Cela accroîtrait la cohérence des territoires.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - À Mayotte, il était curieux de lire qu'on avait enfin démantelé le plus grand bidonville de France alors que c'est celui de Kawéni ! Et le deuxième plus grand bidonville n'est pas non plus Calais, mais doit être cherché en Guyane ! L'immigration clandestine pose d'énormes problèmes. La population clandestine à Mayotte, qui ne fait que 374 kilomètres carrés, est au moins de 40 %. Vous évoquez l'ingénierie : nos territoires n'ont-ils pas été laissés pour compte ? La décentralisation à Mayotte ne date que de 2004 et elle n'a pas été préparée. Un véritable choc institutionnel a suivi au cours des dix années suivantes, puisque nous avons essuyé toutes sortes de réformes. Il est temps de faire une pause et de réfléchir à l'accompagnement de l'État, qui a fait cruellement défaut.
M. Laurent Girometti . - Oui, la dynamique locale d'accompagnement dans l'habitat dégradé a un impact sur la pression foncière. L'ANRU tient compte de cet enjeu dans ses zones d'intervention, et davantage dans le PNRU 2 que dans le PNRU 1. La loi Letchimy est encore peu appliquée et les moyens d'ingénierie ou d'investissement manquent. J'ignore les raisons de la baisse d'activité de l'EPF local de La Réunion, sensible aussi dans le volume des cessions.
Le problème des inter-SCoT est que, dans ces départements, ils atteignent rapidement l'échelle du SAR. Pour gérer un programme qui affecte des effectifs dans les DEAL, je puis vous dire que les outre-mer ont été protégés des baisses d'effectifs. Ce sont les seuls territoires où nous réalisons encore de la conduite d'opération sur des bâtiments publics - c'est à cette fin que nous renforçons la DEAL de Mayotte de deux équivalents temps plein. Mais je comprends que cet accompagnement puisse être jugé insuffisant. Les EPF doivent prendre le relais quand c'est possible. À Mayotte, les besoins sont énormes mais il faudra quelques années à l'Epfa pour monter en charge.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - En réalité, ma question portait moins sur les moyens que sur le problème politique posé par le fait que l'État n'a pas préparé la décentralisation à Mayotte.
M. Maurice Antiste . - Pourriez-vous nous faire une synthèse du niveau de gestion du foncier outre-mer, par rapport à la métropole ?
M. Félix Desplan . - Les centre-bourgs sont très dégradés dans les DOM. L'indivision pose des problèmes non résolus. Avons-nous trouvé un outil réglementaire ou législatif pour régler ces questions ?
M. Guillaume Arnell . - Saint-Martin est un territoire exigu où la question agricole est quasiment inexistante, malgré un timide regain d'intérêt pour l'élevage. L'élaboration d'un PLU s'est néanmoins heurtée à des difficultés. La pression foncière est considérable pour l'habitat. Comme en Guyane ou à Mayotte, une forte immigration crée un besoin énorme de logements. Mais c'est un cycle sans fin : la construction de logements crée un appel d'air, qui augmente les besoins... Et il faut également aménager la voirie ! Deuxième difficulté : le télescopage entre la loi littoral et la loi montagne, qui réduisent les marges de manoeuvre au regard de la topographie particulière de l'île. Les zones constructibles sont très souvent concernées par un plan de prévention des risques naturels (PPRN). Comment expliquer à la population que la construction soit désormais interdite là où il y a déjà de l'habitat, et fort dense ? Les élus locaux se retrouvent en conflit avec l'État, alors qu'il faudrait pacifier l'atmosphère. Troisième difficulté : l'épineuse question de la zone des cinquante pas géométriques et du domaine public maritime. Le Conservatoire du littoral contrôle mais ne met pas en valeur. La réserve naturelle de Saint-Martin a une vision encore plus restrictive. Une forte tension en résulte, et le PLU est bloqué à l'étape de l'enquête publique. Nous en revenons donc au POS, qui fait l'objet de nombreuses demandes de révision simplifiée. Bref, le foncier est un enjeu majeur pour ce territoire, qui n'a rien d'autre à offrir à la commande publique que de la construction. Les élus locaux doivent pouvoir préparer son avenir.
Mme Lana Tetuanui . - Je n'ai pas entendu évoquer la Polynésie française, ni l'océan Pacifique, pourtant nous sommes chaque année élus champions du monde de la vanille au salon de l'agriculture ! Suite aux travaux du Sénat, nous avons commencé à faire des propositions pour résoudre le problème de l'indivision. Il est vrai que le statut de notre collectivité lui donne compétence sur le foncier et l'habitat. Nous n'en avons pas moins besoin des bailleurs de fonds de l'État, comme la CDC ou l'AFD.
M. Robert Laufoaulu . - La situation est confuse en matière de conflits d'usage et de planification du foncier. Pourriez-vous nous en recenser les grands enjeux en outre-mer par rapport à l'Hexagone ?
M. Félix Desplan . - Quel est l'avenir des PPRN ? Leurs conséquences ne sont pas toujours heureuses, et en Guadeloupe, il est question de les réviser. Là où le foncier est rare, ils posent problème. Certes, il ne faut pas faire fi des risques. Mais quand il y a déjà des habitations, que faire ? L'État peut-il proposer des solutions ?
M. Laurent Girometti . - Des réflexions sont en cours sur les PPRN et leur impact sur l'urbanisme. Je ne saurais vous répondre précisément sur le niveau de gestion du foncier. J'espère que nous parviendrons à une certaine égalité avec la métropole. La différence principale me semble être l'importance des installations informelles. Sur l'indivision, sans doute faudrait-il interroger les notaires.
Quant à la pression imposée par la gestion des risques, elle appelle des innovations. C'est souvent ainsi qu'on sort des conciliations apparemment impossibles. Des ateliers pourraient réunir les meilleurs experts afin d'imaginer des solutions. La CDC y travaille, qui a lancé les « Lab-cdc » pour faire émerger des opérations innovantes - dont certaines concernent l'outre-mer. La loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine a mis en place un permis de faire qui autorise les maîtres d'ouvrage à proposer des opérations qui ne respectent pas forcément la lettre mais l'esprit de la réglementation. Bref, les mécanismes d'innovation devraient être développés outre-mer. Le ministère du logement consacre des moyens à l'expérimentation, mais il n'est pas compétent pour proposer des projets outre-mer. Peut-être le ministère des outre-mer devrait-il financer l'équivalent, par exemple sur la ligne budgétaire unique (LBU) ? Quant à la Polynésie française, la répartition des compétences y est très différente, en effet.
M. Félix Desplan . - En tant que rapporteur de la commission nationale d'évaluation des politiques de l'État outre-mer (CNÉPÉOM), je viens de terminer un travail sur la politique du logement. Pourquoi la LBU n'est-elle calculée qu'au prorata de la population ? Il faut prendre en compte le besoin réel du territoire, qui peut être très étendu et présenter des enjeux très spécifiques.
M. Laurent Girometti . - La DHUP n'a pas son mot à dire sur les critères de répartition de la LBU qui est du ressort du ministère des outre-mer, et se contente d'allouer les crédits du programme 135 dans la métropole. Nous sommes ouverts à des échanges avec la DGOM.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Nous vous remercions pour votre contribution à nos travaux.
Mercredi 23 novembre
2016
Audition en visioconférence avec la Guyane
M. Michel Magras, président . - Nous poursuivons aujourd'hui nos auditions sur les stratégies d'aménagement territorial, les conflits d'usage et les outils de planification, thème auquel est consacré le troisième et dernier volet de notre étude sur le foncier.
Après avoir entendu la position des administrations centrales des ministères de l'environnement et du logement, ainsi que du ministère de l'agriculture, nous engageons aujourd'hui une série de visioconférences avec nos territoires ultramarins pour mieux appréhender leurs différentes orientations stratégiques et leurs contraintes spécifiques. Nous commençons par la Guyane avant de joindre, demain matin, La Réunion.
Nous procéderons en deux temps : la première séquence sera centrée sur la stratégie des collectivités territoriales, la seconde réunira les acteurs socioéconomiques dont l'activité dépend de la capacité à mobiliser le foncier.
Pour la première séquence de notre visioconférence, je remercie de leur présence Madame Hélène Sirder, première vice-présidente de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG), que nous avions eu le plaisir de rencontrer à Cayenne lors de notre étude sur la gestion du domaine de l'État et Monsieur Patrice Pierre, secrétaire général de l'établissement public d'aménagement de Guyane (Epag).
M. Patrice Pierre, secrétaire général de l'Établissement public d'aménagement de Guyane (Epag) . - Merci de votre invitation. L'Epag constitue un outil de mise en oeuvre de la politique de la CTG. Les réponses que je peux vous apporter relèvent d'aspects essentiellement techniques. La question de la prise en compte du schéma d'aménagement régional (SAR) dans les projets d'aménagement est essentielle, mais il n'y a pas d'autre choix pour un opérateur comme l'Epag que se baser sur les outils de planification mis en place par la CTG pour proposer des projets d'aménagement et les réaliser. Il me semblait important de le rappeler en introduction.
L'Epag est un établissement public de l'État qui intervient sur trois missions principales :
- une mission d'aménagement : construire la ville équatoriale ;
- une mission foncière : aider les collectivités territoriales, les personnes publiques et l'État à définir des stratégies foncières ;
- une mission d'intervention rurale, à l'instar de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) pour accompagner les installations d'agriculteurs.
Sa gestion est paritaire. Il est administré par six administrateurs issus de l'État et par six administrateurs représentant les élus, dont quatre provenant de la CTG.
Mme Hélène Sirder, première vice-présidente de la Collectivité territoriale de Guyane . - Vous connaissez la situation particulière de la Guyane : l'État y est propriétaire de la très grande majorité du foncier. Or, nous ne cessons de demander la rétrocession du foncier depuis 2011. Nous avons réclamé 60 000 hectares pour assurer le développement économique de la région. Nous avons ensuite demandé 40 000 hectares supplémentaires en forêt. Cependant, nous n'avons pas obtenu de réponse satisfaisante à nos demandes de rétrocession pour 10 000 hectares au total. Je n'ai nul besoin de vous convaincre de la situation anachronique dans laquelle la Guyane se trouve : l'État est le propriétaire principal du foncier. Les textes existent pourtant pour permettre la création de forêts régionales, mais ils n'ont pas trouvé d'application en Guyane pour l'instant. Même sur ce point nous n'obtenons pas satisfaction.
Permettez-moi d'en venir aux conséquences. Les conflits d'usage résultent des besoins d'une population en forte croissance. Les besoins explosent pour répondre à l'impératif d'industrialisation et de développement économique de la Guyane. Nous avons besoin de développer notre pays, un pays en train d'émerger. Or, nous nous heurtons, de la part de l'État et du Conservatoire du littoral en particulier, à une politique de protection systématique des espaces naturels. Cette politique semble s'infléchir dans les discours, mais pas dans les faits.
Pourtant, nous disposons en Guyane d'une superficie suffisante pour effectuer les aménagements que nous jugeons nécessaires. Nos revendications sont claires, nous souhaitons que des espaces de développement soient aménagés à côté de nos espaces naturels. Nous désirons aussi créer des emplois en valorisant les espaces, notamment en matière d'écotourisme et de recherche. Le Conservatoire du littoral a pour credo : « je protège, je protège, je deviens propriétaire foncier mais je n'aménage pas, je n'ai ni plan, ni financement pour aménager ». De nombreuses zones se trouvent ainsi gelées.
Autre caractéristique, l'État propriétaire a distribué du foncier sans avoir de politique foncière. Ce manque de stratégie a créé du mitage. Nous constatons une explosion des habitats spontanés illégaux, notamment sur terres agricoles. Aujourd'hui, l'ampleur du phénomène est telle que les « constructions spontanées » dépassent les constructions de logement régulières. Il n'a pas été endigué. L'État admet aujourd'hui son impuissance, malgré la création de l'Epag en 1998 qui avait aussi pour mission de travailler à la résorption de cet état de fait.
Nous déplorons surtout un manque de lisibilité. Ceux qui s'installent de façon anarchique, sans précaution, sont aussi ceux qui vont être relogés en priorité alors que d'autres respectent les démarches régulières pour s'installer. Nous demandons à l'État de nous céder du foncier. La cession de terrains constitue une condition de l'efficacité des politiques de la CTG.
Nous souhaitons gérer en propre le foncier, conformément à la loi. En effet, la loi de 2011 créant la CTG nous a accordé de nouvelles compétences, en particulier sur le foncier et le domaine forestier. Elle prévoit notamment que l'État cède le foncier à la CTG qui le répartit aux communes, en procédant par voie de convention. Aucune défiance vis-à-vis de la CTG ne serait justifiée. Nous sommes en phase de définition de notre stratégie foncière, que je ne pourrai hélas détailler aujourd'hui.
Nous soulevons par ailleurs le problème de l'Office national des forêts (ONF). Il souffre d'un déficit financier, traduisant selon moi la fin d'un cycle. La forêt de Guyane n'a jamais été véritablement valorisée. Tout le domaine forestier a été mis sous le boisseau, alors qu'il faudrait, au contraire, le rendre disponible pour la recherche de ressources du sous-sol et leur exploitation. Je déplore que des terres aient été données pour de l'agriculture, alors qu'elles recèlent de nombreux et précieux gisements, en particulier en carrières et en sable. Précisément, je songe à un gisement sableux à Iracoubo, cédé pour un projet de biomasse. J'estime que ces décisions étatiques manquent cruellement de cohérence. En tant qu'élus de la CTG, nous nous attelons au contraire à définir les cadres d'une véritable stratégie foncière.
M. Michel Magras, président . - Merci Madame. Monsieur le Secrétaire général de l'Epag, souhaitez-vous ajouter quelques éléments ?
M. Patrice Pierre . - Je m'inscris totalement dans le constat et l'analyse formulés par Madame Sirder. J'estime qu'elle a parfaitement cadré la problématique, celle de la gestion par l'État de son domaine. Cette gestion nous semble dépourvue de vision globale à l'échelle du territoire ou d'un secteur. Elle nous paraît strictement comptable et administrative. Sans doute est-ce naturel de la part des services de l'État dont c'est le mode de fonctionnement quotidien.
En résumé, une vision stratégique et de développement s'avère nécessaire pour avancer plus efficacement dans la valorisation du territoire. La transformation à opérer devrait s'incarner dans de nouvelles personnes et institutions : la CTG et l'Epag. Les enjeux demeurent considérables, tant la superficie et la valeur du domaine privé de l'État s'avèrent conséquentes. La CTG a entamé avec l'Epag la définition et la mise en oeuvre de stratégies d'aménagement. En premier lieu, nous devons mieux maîtriser le territoire, qui est mité très régulièrement, voire quotidiennement, de manière légale et illégale. En particulier, lorsque les instructions individuelles des procédures de cession de parcelles appartenant à l'État se poursuivent sur une durée jugée prohibitive, les populations prennent possession elles-mêmes du foncier.
Je répondrai à vos questions précises et techniques sur la stratégie et l'aménagement. En ce qui concerne les aspects réglementaires, n'oublions pas que de nombreux textes et règlements existent, mais ne sont pas appliqués. Par conséquent, il serait préférable de faire appliquer ces textes plutôt que de créer une couche réglementaire supplémentaire. Surtout, nous devons comprendre les raisons justifiant leur inapplication.
Par exemple, le code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) permet depuis quelques années la constitution, pour les collectivités et les communes, de forêts communales. Or, aucune forêt communale n'a vu le jour à ma connaissance. Pourtant, disposer de forêts est un élément essentiel pour que les collectivités puissent répondre aux besoins économiques et de la population. Nous constatons donc que malgré les volontés affichées par les responsables des exécutifs et les textes existants, le transfert de compétences vers la CTG et les communes ne s'opère pas. S'agit-il d'un problème d'instruction, de montage de dossier ou d'application de textes ? Je ne peux que constater la non-application des textes.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Vous venez d'aborder les problématiques de gestion foncière, sous les angles économiques d'aménagement et d'habitation. La définition et la mise en oeuvre du schéma de développement économique (SDE) et du schéma d'organisation du territoire, deux rendez-vous majeurs, ne permettront-elles pas d'apporter des réponses aux questions cruciales que vous venez de poser ? L'État sera alors mis devant ses responsabilités. En effet, j'imagine mal l'État vous demander cet exercice, sans vous accorder les moyens nécessaires de mener à bien cette projection dans le futur.
Mme Hélène Sirder . - Nous avons déjà conçu et formulé de nombreuses programmations et schémas. Nous sommes actuellement en phase d'élaboration de nos stratégies. Par conséquent, nous ne pourrons guère être très précis aujourd'hui sur les stratégies économiques, territoriales et forestières. Nous mettons en place les schémas parallèlement à l'installation de la CTG. Les outils de planification existent, nous verrons comment mieux les appliquer.
Nous demanderons des habilitations sur la fiscalité du foncier. Nous souhaitons également intervenir sur la gestion de l'ONF. Nous considérons que l'État s'exonère de ses responsabilités. Nous souhaitons un droit de propriété complet, et non un simple droit d'usage. Quoi qu'il en soit, nous désirons avancer dans notre stratégie. Nous voulons valoriser notre foncier et bâtir notre territoire.
Nous disposons des outils de planification nécessaires : le SAR et la charte du parc naturel régional (PNR), qui se met en place actuellement. Cependant, nos outils de planification devront être appliqués. En effet, ils n'empêchent ni les constructions, ni le contrôle, ni l'éradication des habitations spontanées. D'une part, nous ne disposons pas des moyens pour contrôler. D'autre part, l'État ne réagit pas et s'est dessaisi de ses missions régaliennes. Il n'assure plus la protection des terrains des propriétaires privés touchés par les habitats spontanés.
M. Michel Magras, président . - Notre démarche se veut constructive, vous l'avez bien compris. Vous avez insisté sur la jeunesse de la CTG, collectivité créée par la loi de 2011. Cependant, vous avez déjà engagé des démarches très concrètes auprès de l'État, qui ne réagit pas.
Quel est le degré de concertation avec les communes ? Autrement dit, quelle est la qualité de la relation entre la CTG et les communes de Guyane ? Les échanges ont-ils lieu et les jugez-vous satisfaisants ? Considérez-vous que les communes sont prêtes à récupérer du foncier ? Par ailleurs, quels sont vos rapports avec le Conservatoire du littoral ? Je connais sa politique, il n'a pas vocation à gérer les terres qu'il a achetées.
Mme Hélène Sirder . - Nous souhaitons que la CTG soit reconnue par les autres collectivités guyanaises, comme la collectivité majeure de la Guyane. La CTG a explicitement pour mission d'aménager le territoire, avec l'ensemble des partenaires institutionnels. Nous nous y employons. Notre demande porte sur le transfert du foncier de l'État vers la CTG. Celle-ci se chargera ensuite de la répartition entre et avec les différentes communes, en fonction des orientations d'aménagement et de développement économique choisies.
En ce qui concerne le Conservatoire du littoral, ma position est claire et bien connue. Le Conservatoire se conduit comme un propriétaire foncier, qui n'aménage pas. J'ai échangé avec ses dirigeants. Ils m'ont répondu que le Conservatoire s'occupait de foncier et non d'aménagement. Je m'inscris en faux contre ses pratiques. De fait, le Conservatoire a reçu de nombreux hectares, gratuitement ou à très bon marché. Dans la plupart des cas, le Conservatoire a obtenu ces terrains sans proposer de plan d'aménagement par la suite. Par conséquent, le Conservatoire ne valorise pas le territoire. Il ne crée pas non plus d'emplois de gardes pour surveiller les intrusions.
La CTG a été évincée de la nouvelle stratégie de compensation foncière en cas de projet de développement économique mis en place par l'État. La direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) discute directement avec les propriétaires : le centre national d'études spatiales (Cnes) par exemple, pour le projet Ariane VI à Kourou. La DEAL a demandé au Cnes des compensations foncières, qui ont été accordées au Conservatoire du littoral. Je suis intervenue rapidement dès que je l'ai appris. Avec l'aide de la commune de Kourou, je me suis démenée pour que le foncier revienne au PNR de Guyane, et que le Cnes finance sa valorisation pour trente ans. Ce principe a été validé, mais n'a pas encore été conclu formellement. Pendant ce temps, des pans entiers de foncier continuent de nous échapper, morceau par morceau.
En outre, je déplore la faible représentativité de la Guyane au sein du Conservatoire du littoral. Ce dernier est un établissement public de l'État. J'ai déjà indiqué que je trouvais anormal que son conseil d'administration, situé à Paris, ne compte qu'un seul représentant pour tous les outre-mer. Par conséquent, la CTG n'a pas véritablement voix au chapitre. Nous regrettons que l'aménagement s'effectue sans notre participation. Mais sachez que nous restons vigilants sur les politiques menées, dans la mesure du possible.
M. Antoine Karam, rapporteur . - Je partage parfaitement la position de ma collègue et amie, première vice-présidente de la CTG. En effet, l'histoire du foncier en Guyane relève de l'arbitraire et de l'injustice depuis la départementalisation, et même depuis bien avant.
Depuis plus d'un demi-siècle tous les exécutifs, locaux, départementaux, régionaux par la suite, ont déposé des rapports. Députés et sénateurs ont rédigé des rapports, des contre-rapports. Ils ont effectué tout ce qui était en leur pouvoir. Mais rien n'y fait, l'État continue de garder jalousement sa propriété.
La superficie de la Guyane, 84 000 km 2 , est supérieure à celle de l'Autriche. Au total, l'État dispose de 19 665 km 2 de terrains potentiellement sans contraintes et aménageables, appartenant à son domaine privé. Or, l'effort de l'État se montre nettement insuffisant.
Avec le président de la CTG et mon collègue de la Guyane, Georges Patient, nous étions hier à l'Élysée pour mettre au point la dernière touche du Pacte d'avenir. Nous sommes déçus des engagements de l'État. Pourtant, les besoins demeurent considérables. L'État considère qu'il accomplit un effort majeur, alors qu'il s'avère très insuffisant s'il rétrocède chichement 100 000 hectares à la CTG, pour toutes les communes et collectivités.
Je crains que ce sujet sensible ne se règle que par l'établissement d'un rapport de force. Pour ma part, j'estime que l'État doit rétrocéder ces 19 665 km² de domaine privé à la Guyane. L'État n'a-t-il pas cédé, facilement, 1 000 km² au Centre spatial guyanais, soit quasiment la superficie de la Martinique ? Nous devons mener ce combat.
Lors de nos échanges au sein de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, certains collègues ont fustigé la gestion de l'ONF. La Guyane est le seul territoire de France sans forêt communale, ni territoriale. Il existe seulement une forêt domaniale d'État. Il en résulte une spéculation foncière, des habitations illégales et des phénomènes de squats, dessinant une forme d'anarchie.
La Guyane constitue un véritable sujet et mérite un traitement plus attentif. À ce propos, je remercie la délégation et son président d'avoir pris l'initiative de cette audition. Nous disposerons ainsi d'éléments tangibles pour peser auprès des institutions. La Guyane mérite une véritable politique foncière et forestière. Je crains que le règlement du différend ne se déplace dans la rue. Souvenons-nous des événements en Nouvelle-Calédonie dans les années 1980...
M. Georges Patient . - Lors du Congrès des maires de Guyane, auquel je participais la semaine dernière, les questions sur le foncier ont suscité un débat approfondi. Les élus ont estimé être bien représentés par les sénateurs. Ils m'ont confié partager les conclusions du rapport de notre délégation sur la gestion du domaine de l'État outre-mer rendu public en 2015.
M. Michel Magras, président . - Je m'en réjouis. La délégation applique sa stratégie. Nos trois rapports sur le foncier se complètent. Le premier volet s'intitulait « trente propositions pour mettre fin à une gestion stérile et jalouse » du domaine de l'État. Notre diagnostic a été reconnu. Le second volet portait sur l'articulation entre propriété coutumière et droit civil. Le dernier traite maintenant de l'aménagement et de la planification du foncier.
J'ai toujours considéré qu'il était anormal que l'État soit propriétaire de plus de 90 % du territoire guyanais, sans que la population ne puisse en disposer. Cette situation me semble aberrante. Nous ne détenons certes pas de pouvoir contraignant mais notre rôle consiste à placer les sujets sur l'agenda.
M. Michel Vergoz . - Vous évoquez l'État ; or, nous sommes l'État ! Selon moi, nous ne pouvons parler d'État guyanais, ni d'État réunionnais. Je suis passionné par la nature, pourtant celle-ci constitue une forte contrainte à La Réunion : volcans, rivières... Or, je signe avec l'ONF une convention de gestion de la forêt domaniale. Via cette convention, ma commune devient propriétaire de son foncier.
Pour autant, je ne souhaite pas mettre « sous cloche » le foncier. En effet, nous souhaitons également un développement intégré et durable. Sur une forêt domaniale, au coeur d'un espace naturel exceptionnel, j'ai signé la mise en place d'aménagements : gestion de boxes, de snacks, de restaurants...
Par ailleurs, vous exprimiez votre insatisfaction à l'égard du Conservatoire du littoral. Par définition, celui-ci a vocation à conserver. À La Réunion, nous travaillons aussi avec le Conservatoire. J'estime que la relation avec ce dernier dépend d'une question de personnes. Le responsable du Conservatoire du littoral de Guyane ne peut mener une politique dissemblable de celle de son homologue de La Réunion. Or, je viens de signer avec le Conservatoire une autorisation d'occupation temporaire (AOT). Le Conservatoire nous a même accordé l'autorisation de construire un snack sur le sentier littoral, appelé sentier des laves.
En résumé, je ne conçois pas de distinguer plusieurs États. La France compte un seul État, une seule République. De plus, gardons en mémoire que les institutions survivent largement aux hommes. Ce ne sont pas les hommes qui font la loi, mais les institutions. Ayez donc confiance.
Par ailleurs, Madame Sirder, vous avez dit compter davantage d'habitats spontanés que légaux ? Pourriez-vous le confirmer ? Les populations bénéficient-elles des commodités les plus élémentaires (eau, électricité, sanitaires, ordures ménagères) ? Si ce n'est pas le cas, vous vous trouvez sur un champ de mines !
M. Antoine Karam, rapporteur . - Précisément !
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - J'invite à se référer aux rapports de notre délégation. Je les défends bec et ongles. Nos rapports sont des études transversales et comparatives. Nous nous étions rendus en Guyane pour examiner très concrètement le statut et la gestion du foncier domanial. Nous avons formulé des propositions fortes. Nous revenons vers la Guyane pour parler de stratégie d'aménagement. En effet, disposer d'exemples précis et localisés permet de prévenir certaines erreurs et de s'inspirer des réussites.
Les concessions de foncier ne s'opèrent pas toutes aussi bien qu'à La Réunion. À Mayotte, par exemple, l'État rechigne à céder des terrains sur la fameuse bande littorale appelée zone des cinquante pas géométriques (ZPG), où les prix sont élevés. Même sur la partie urbanisée de la bande littorale, l'État renâcle à transférer des espaces à la collectivité, contrairement à Saint-Martin où le transfert s'est effectué, malheureusement sans moyens et sans accompagnement. Par conséquent, nous devons persévérer, car, à force d'insistance, nous parviendrons à débloquer ces situations aberrantes.
Mme Hélène Sirder . - Je salue et envie la chance de Monsieur Vergoz. Il a obtenu tout ce qu'il avait demandé. Peut-être pourra-t-il nous livrer quelques secrets de sa réussite. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas ménagé nos efforts. Ainsi, comment expliquer que la Corse ait obtenu un transfert de toute sa forêt et que la Guyane n'obtienne rien, alors même que nous avions formulé notre demande en nous fondant sur le précédent corse ? Le Conservatoire du littoral nous remet simplement un document intitulé « stratégie foncière » et nous demande notre avis sur ce document. Par conséquent, j'estime que nous sommes laissés de côté : nous ne sommes même pas consultés.
Monsieur Vergoz, vous considérez un État unique. Certes, mais pour ma part, je distingue aussi l'État local de l'État central. Ce dernier comporte le Gouvernement, le ministère des finances, les directions des administrations centrales. Au sein de l'État local, c'est-à-dire les administrations déconcentrées, en Guyane, je considère en effet, comme vous, que l'efficacité de notre travail résultera grandement de la compétence de nos interlocuteurs et de la qualité de nos relations. J'ai confiance en la loi. Je crois beaucoup également aux relations humaines et aux conventions que nous pouvons établir.
Quoi qu'il en soit, nous aurions dû pouvoir avancer plus rapidement. Les résultats s'avèrent très insatisfaisants. En 2016, je confirme que l'habitat spontané, dépourvu d'eau, d'électricité, de gestion des déchets et de transport, est plus nombreux que l'habitat légal. De plus, les plans de lutte contre l'insalubrité s'avèrent totalement inopérants. Les élus de Guyane devraient disposer des moyens nécessaires pour aménager et développer le territoire, conformément aux stratégies pour lesquelles ils ont été élus.
Je partage le sentiment de Monsieur Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, sur les blocages de l'État. Nous vivons en effet une situation similaire en Guyane. Nous n'expliquons pas la réticence de l'État. Peut-être sommes-nous victimes d'une vision de la forêt amazonienne devant être extrêmement protégée et conservée. Fort heureusement, les discours étatiques de « mise sous cloche » refluent à mesure que les besoins d'aménagements émergent cruellement.
M. Michel Vergoz . - Vous êtes dotés en Guyane du SAR, document devenu exécutoire en 2016. Or, vous déplorez être pieds et poings liés. Comment l'expliquez-vous alors que le SAR a été validé par la CTG et donc par les Guyanais eux-mêmes ?
Mme Hélène Sirder . - L'habitat spontané n'est pas traité dans le SAR car nous ne pouvons le prévoir et le planifier. Pourtant, nous le subissons. Je vous démontre donc par l'exemple que nos projections ne peuvent pas systématiquement coïncider avec la réalité de la situation guyanaise. Dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) en cours d'élaboration, nous prévoyons d'alimenter la Guyane en énergie renouvelables, à partir d'hydraulique et de biomasse principalement pour valoriser notre forêt. Pourtant, les dossiers n'aboutissent pas. Ils ne sont pas instruits. Nous devons redéfinir nos stratégies afin qu'elles soient plus cohérentes, qu'elles soient mieux mises en oeuvre et enfin contrôlées dans leur application.
M. Patrice Pierre . - La CTG intervient à deux niveaux : d'abord, elle intervient de façon classique pour définir les outils de planification et éclairer la ligne de développement du territoire. C'est ainsi pour tous les acteurs, dont l'Epag qui est un des instruments de cette stratégie. Ensuite, la CTG a aussi la volonté de mettre en oeuvre cette politique en tant que quasi-maître d'ouvrage. Ce n'est pas en faisant des statistiques sur la mise en oeuvre du SAR que cela va spontanément s'améliorer. La CTG veut donc prendre la main.
L'Epag constitue un outil de mise en oeuvre de la politique d'aménagement sur des terrains de l'État, sur des parcelles publiques et privées, y compris de la CTG. La CTG aura le choix de ses outils de mise en oeuvre et de planification calendaire de son schéma stratégique. Pour l'Epag lui-même, la question de la propriété foncière se ramène surtout à celle de l'accélération des procédures. À ce titre, je souhaiterais vous soumettre un exemple éloquent. L'Epag peut bénéficier de terrains gratuits pour réaliser ses missions. Or, le délai d'instruction moyen pour obtenir un acte de transfert de terrain de l'État est actuellement de quatre ans, à partir du moment où le projet a déjà été validé. Avec une CTG plus volontariste et propriétaire foncière, nous pourrions sans doute aller plus vite pour réaliser nos projets d'aménagement, au service du développement économique.
M. Michel Magras, président . - Je vous remercie de ces précisions. Vous nous avez permis de mieux connaître et comprendre la situation qui est la vôtre et les retards.
M. Serge Larcher . - Cette audition confirme les conclusions de nos précédents rapports. La Guyane présente de fortes particularités et ne peut pas être assimilée à La Réunion, par exemple.
En ce qui concerne l'habitat dit spontané, une distinction s'impose entre les habitats indignes comme les bidonvilles insalubres et les habitats informels, accaparés de manière opportuniste lors de chantiers sur le long des routes.
En Martinique comme en Guyane, l'objectif consiste en un transfert des domanialités de l'État vers la Collectivité territoriale de Martinique (CTM) et la CTG. La difficulté supplémentaire en Guyane, c'est qu'elle subit une déferlante migratoire très difficile à canaliser.
M. Michel Magras, président . - Permettez-moi de replacer cette audition dans le contexte des travaux de la délégation. Nous avons déjà produit deux rapports d'information sur la thématique foncière en Guyane : un premier sur le domaine de l'État ; un deuxième sur l'indivision et les problématiques de droits coutumiers. Nous échangeons aujourd'hui autour de l'utilisation du foncier, des conflits d'usage et des difficultés d'aménagement.
Nous avons déjà entendu les administrations centrales, les ministères de l'environnement, du logement et de l'agriculture. Nous venons d'échanger par visioconférence avec les représentants de la CTG et de l'Epag.
Madame Joëlle Prévot-Madère, présidente de la CGPME Guyane, est présente à Paris avec nous et participera également à notre visioconférence.
M. Claude Mathis, directeur général de la société immobilière de Kourou (SIMKO) . - La SIMKO constitue l'un des bailleurs sociaux de Guyane. À cet égard, nous sommes directement concernés par l'aménagement du foncier, qui conditionne les constructions de logements sociaux.
La disponibilité de foncier viabilisé s'avère fondamentale pour la construction de logements sociaux. Or, le foncier viabilisé manque cruellement en Guyane. Des études répétées engagées par la DEAL ont établi qu'il faudrait construire près de 3 500 logements par an, pendant dix ans, afin de résorber le déficit actuel, estimé à 13 000 logements, soit l'équivalent de l'ensemble du parc social actuel, et de faire face à l'accroissement naturel et au flux migratoire.
Si l'on considère une densité moyenne de 20 logements à l'hectare, il faudrait donc produire et viabiliser annuellement environ 175 hectares. Or, la production de surfaces viabilisées annuellement atteint seulement 50 hectares. Nous sommes donc loin du compte.
Les trois grands pôles urbains, l'île de Cayenne, Kourou et Saint-Laurent du Maroni constituent, naturellement, les zones les plus tendues en matière de foncier viabilisé disponible. Sa production se heurte à des freins de différents ordres. Il faut d'abord considérer les obstacles financiers. Dans les centres urbains, le foncier est trop cher. Le coût du foncier a explosé en périphérie immédiate des agglomérations, compte tenu de sa rareté et de la forte demande de terrains viabilisés. Certes, le coût du foncier nu diminue si l'on s'éloigne des centres urbains, mais les réseaux primaires (eau potable, eaux usées, électricité, téléphone) demeurent inexistants. Généralement, les voiries et réseaux primaires devraient pourtant être pris en charge par les collectivités locales, les réseaux secondaires par les aménageurs et les réseaux tertiaires par les promoteurs. Dans les faits, les communes ne participent pas au financement des infrastructures primaires, faute de moyens financiers. Par conséquent, la prise en charge échoit finalement aux promoteurs privés ou sociaux, qui supportent donc l'intégralité du poids de la viabilisation.
À cela s'ajoutent les obstacles géographiques. Dans les communes de l'intérieur ou sur les fleuves, le coût du foncier viabilisé est renchéri par les frais d'approche. Hormis dans certaines zones très limitées (Mont Baduel, Mont Cabassou, rivages et littoral à Cayenne, Rémire-Montjoly et Kourou), les expositions aux risques s'avèrent peu contraignantes.
Enfin, existent des aléas juridiques. Les occupations illégales de terrains privés comme publics ne cessent de progresser, principalement par des populations immigrées. Par ailleurs, les procédures se révèlent extrêmement longues lorsque l'État rétrocède des terrains. Cependant, l'État accorde un abattement du prix de vente quand les terrains sont destinés à des opérations de constructions de logements sociaux. Enfin, à notre avis, beaucoup trop de terrains aptes à l'urbanisation, situés en zone littorale, sont grevés de zones protégées ou de zones naturelles d'intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF).
Vous nous avez demandé notre appréciation du travail effectué par l'Epag. Nous estimons que le bilan de l'Epag en matière de logement est positif. Cependant, la production de zones d'aménagement concerté (ZAC) est freinée par l'insuffisance des crédits du fonds régional d'aménagement foncier urbain (FRAFU), censés pallier l'absence de participation des collectivités.
En ce qui concerne la charge foncière, son coût atteint 460 euros le m² de surface de plancher, soit environ 25 % du coût de la construction. C'est considérable. La charge foncière s'enchérit en raison de la mauvaise portance ou qualité des sols, qui nécessitent souvent de réaliser des fondations profondes.
Vous nous interrogez sur le plan logement outre-mer. Mon jugement est abrupt. Ce plan n'étant pas doté d'enveloppe financière propre, l'impact sur l'emploi dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) se révèle totalement insignifiant.
En conclusion, tous les espoirs des bailleurs sociaux en Guyane reposent sur une augmentation des crédits de la ligne budgétaire unique (LBU) et du FRAFU, et sur la mise en oeuvre de l'opération d'intérêt national (OIN).
M. Éric Dubois, directeur régional de l'Office national des forêts (ONF) de Guyane . - Je vous remercie de nous associer à votre réflexion. L'ONF est un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic), dont la mission principale est la gestion des forêts publiques, qu'il s'agisse des forêts domaniales de l'État ou de celles des collectivités, le cas échéant.
L'ONF remplit des missions régaliennes, comme la surveillance de l'intégrité du domaine qui lui est remis en gestion et l'établissement des actes qui ont pour objet l'utilisation ou l'occupation des bois et forêts de l'État. L'ONF a également la charge de valoriser le domaine qui lui est confié, sur le plan environnemental, social et économique. Cela passe notamment par l'approvisionnement de la filière bois, une filière importante pour le développement endogène de la Guyane. La valorisation peut aussi toucher le tourisme et le secteur minier.
Or, en tant que gestionnaire d'un domaine aussi vaste que celui de la Guyane, l'ONF est confronté à des conflits d'usage. Il doit trouver les moyens de les anticiper et de les régler. Ces conflits s'expliquent notamment par la multifonctionnalité des espaces forestiers. À cette fin, nous disposons d'un outil de planification, appelé l'aménagement forestier. Il a pour objet de planifier, sur un horizon de 20 ans, l'utilisation du domaine forestier public. Nous arbitrons entre les différents usages en sectorisant les enjeux. Ainsi, nous distinguons les espaces plus particulièrement dédiés à l'exploitation forestière, à l'exploitation minière, à l'accueil du public, à la préservation de la biodiversité ou de la ressource en eau.
Le code forestier confie la rédaction et la préparation de cet aménagement forestier à l'ONF. Toutefois, cela nécessite tout naturellement une concertation étroite avec le propriétaire (le cas échéant, pour les forêts des collectivités) et les différentes parties intéressées (communes de situation dans le cas des forêts domaniales, associations d'usagers, etc.). Les documents d'aménagement sont ensuite arrêtés par l'autorité administrative, via un arrêté ministériel ou préfectoral. Ce cadre général s'adapte aux spécificités du territoire guyanais : un espace vaste, essentiellement boisé et relevant très majoritairement du domaine privé de l'État.
En Guyane, l'ONF assure la gestion d'un patrimoine forestier supérieur à six millions d'hectares. Il assure également l'approvisionnement d'une filière bois générant un chiffre d'affaires annuel de 75 millions d'euros, hors industrie de la biomasse. Le secteur représente 830 emplois directs et 1 245 emplois induits. Il s'agit donc d'une filière structurée et productrice de richesses pour le territoire. De plus, son potentiel de développement est élevé et prometteur, notamment avec l'émergence d'une importante filière de biomasse.
Les massifs forestiers ouverts à l'exploitation forestière sont clairement identifiés dans les documents de planification de l'aménagement du territoire. En particulier, le SAR identifie deux millions d'hectares d'« espaces forestiers de développement », ouverts à l'exploitation forestière. Ces terrains sont juxtaposés à des espaces forestiers à vocation principale de conservation et d'espaces forestiers destinés à être convertis en zones de développement agricole ou urbain.
Par ailleurs, une activité minière légale importante se développe sur les terrains gérés par l'ONF. L'action de l'Office y est plus limitée puisqu'il s'agit d'un régime de concession : l'État concède des titres miniers à des opérateurs. Cependant, l'ONF est chargé d'encourager l'exploitation, sur des fondements de recherche de rentabilité économique et de respect des milieux et des autres usagers. En particulier, l'ONF se montre très impliqué dans la lutte contre l'orpaillage illégal. Ce dernier affecte gravement les milieux et la pérennité économique de la filière légale. Enfin, le patrimoine forestier géré par l'ONF constitue également un support de développement de l'écotourisme. Cette activité demeure embryonnaire pour le moment. Cependant, son avenir est prometteur.
En conclusion, l'action de l'ONF et la mise en oeuvre d'outils de planification conformes aux grands schémas d'aménagement (SAR, SCoT, schéma de cohérence écologique, trame verte et bleue...), permettent d'anticiper et d'aplanir les conflits d'usage. Certes, l'action de l'ONF présente un coût important. En Guyane, le déficit financier de l'ONF atteint 2,4 millions d'euros, soit 25 euros par m² vendu. L'ONF étant un opérateur national, des mécanismes de péréquation et de solidarité permettent une compensation.
Les arbitrages suscitent parfois des mécontentements. Par exemple, la fermeture des pistes forestières à la circulation publique est très contestée. Je signale que des projets de plantations forestières à grande échelle, souhaités par des acteurs de la filière bois, risquent de se heurter à des problèmes de disponibilité foncière et d'interférences conflictuelles avec des zones à vocation agricole ou de conservation environnementale.
Je précise enfin qu'en cas de transferts fonciers vers les collectivités territoriales ou des opérateurs privés, le code forestier continue de s'appliquer. Les principes de planification de la gestion forestière, détaillés dans le code forestier, restent aussi valables dans une moindre mesure pour la propriété forestière privée.
Mme Nathalie Ho-A-Chuck Abchee, première vice-présidente du Medef Guyane . - Je remercie la délégation sénatoriale d'avoir associé le Medef à ces échanges. Nos adhérents dénoncent le coût bien trop important du foncier viabilisé au regard des capacités de financement des entreprises. Lorsque l'on trouve du foncier, bien souvent il n'est pas viabilisé. Monsieur Mathis a fait part du coût prohibitif du foncier viabilisé qui ne permet pas à de nombreuses entreprises de l'acquérir, malgré leurs besoins.
De plus, la rareté du foncier viabilisé dans les zones denses force les entreprises à s'éloigner des centres de population, et donc à s'éloigner de leurs bassins de consommation potentiels. Elles se heurtent alors au problème de la desserte en transports qui complique encore leurs décisions d'investissement.
En résumé, l'absence de foncier viabilisé grève lourdement le potentiel de développement des entreprises.
M. Roland Léandre, président du groupement des associations foncières de Guyane (Grafoguy) . - Je vous remercie de nous donner la parole. Le Grafoguy comprend douze associations adhérentes et quelques autres qui gravitent autour de lui. Notre groupement représente environ 3 000 familles, qui n'ont guère l'occasion de faire entendre leur voix. Je vous remercie donc, à nouveau, d'avoir associé notre groupement à votre réflexion.
Le Grafoguy existe depuis 2003. Nous défendons les intérêts de nos associations adhérentes. Nous souhaitons mettre en valeur les terrains de l'État, en l'occurrence des parcelles de un à deux hectares nous concernant. L'objectif consiste à mettre en valeur ces terrains à des fins de production agricole en vue de parvenir à l'autosuffisance alimentaire du territoire.
Nous souhaitons nous installer sur les terrains de l'État, si possible en parfaite coordination avec lui ; jamais sur des terrains appartenant à des propriétaires privés. En effet, nous combattons les installations sauvages. Par conséquent, nous collaborons activement avec l'État depuis 2004, afin de respecter les procédures réglementaires. Nous nous appuyons sur les plans locaux d'urbanisme (PLU).
Jusqu'à présent, nous avons financé nos actions sur nos fonds propres. Le Grafoguy a valorisé des centaines d'hectares de terrains et construit des kilomètres de voies. Le groupement n'a reçu aucune aide pour le moment, alors que nos actions permettent de lutter contre le chômage, l'exclusion sociale et le manque d'intégration. Afin de nous aider dans notre développement, nous souhaitons obtenir des financements de l'État. Alors que la société guyanaise est en perte de repères en raison de difficultés économiques, permettre à la population d'accéder à un lopin de terre se révèle crucial.
Nous sommes aussi convaincus que les attributions foncières pourraient permettre d'intégrer les populations migrantes à condition de les réorganiser. La situation migratoire impose une réaction collective. Nous souhaitons travailler en bonne harmonie avec l'État. Nous rencontrons encore des difficultés dans l'accès aux titres de propriété permettant aux personnes occupantes de jouir pleinement de leurs droits sur leurs terrains. Nous avons mis en place une procédure de société civile immobilière d'attribution (SCIA). Elle a vocation à aider les personnes installées sur des terrains de l'État à devenir propriétaires de leur logement. Cette procédure, pourtant préparée en concertation avec l'État, rencontre des difficultés de mise en place.
Mme Joëlle Prévot-Madère, présidente de la CGPME Guyane . - Je souhaite appuyer mon propos sur des données statistiques. La superficie de la Guyane atteint 83 534 km², dont 76 211 km², soit 91 % du territoire, constituent des zones protégées au titre d'une multitude de dispositifs : zones de coeur et de libre adhésion au PAG, PNR, réserves naturelles, Conservatoire du littoral, arrêtés de biotope, ZNIEFF et enfin RAMSAR pour les zones humides.
Il reste 9 % non classés, mais tous ces terrains ne sont pas mobilisables. L'État possède 95,2 % du territoire guyanais, comme le rappelait votre premier rapport de 2015 sur le domaine de l'État. Les 4,8 % restants du territoire constituent des zones déjà occupées et habitées, appartenant à des propriétaires privés, les collectivités ne disposant quasiment pas de foncier. Encore faut-il considérer les phénomènes d'indivision et de carence de titrement que vous avez analysés dans votre deuxième rapport de 2016 sur les titres de propriété. Cette accumulation de contraintes explique largement les difficultés considérables rencontrées pour développer l'agriculture et pour accéder à des terrains disponibles pour du logement, en particulier social. Comme l'a souligné la SIMKO, les terrains disponibles - de droit privé sans être en indivision - présentent un coût trop élevé. Par conséquent, on ne peut répondre à la demande en matière de logement social. Je me suis rapprochée de la chambre d'agriculture qui m'a transmis les éléments suivants. Parmi les 50 000 hectares environ du domaine de l'État mis à disposition de personnes à des fins agricoles, 27 000 hectares seulement sont effectivement utilisés pour de la production agricole. Par conséquent, que faire pour traiter les autres demandes de terrain ? En particulier, de la part de jeunes souhaitant s'installer. De plus, les terrains les plus facilement accessibles et valorisables ont déjà été accordés. Il faut donc aller de plus en plus loin, s'enfoncer de plus en plus profondément dans la forêt pour réaliser des attributions foncières. Dans ces espaces plus reculés, le coût du déboisement atteint 3 500 à 5 000 euros par hectare. De tels prix s'avèrent prohibitifs pour les jeunes agriculteurs qui se lancent.
La chambre d'agriculture a estimé que l'Epag avait accompagné de manière satisfaisante une opération à Wayabo. Cependant, l'opération n'a pu être menée jusqu'au bout, puisque l'électrification n'a pu être mise en place alors qu'elle est essentielle. En Guyane, lorsqu'un jeune agriculteur obtient un terrain, ce dernier est boisé, dépourvu d'accès à l'eau et à l'électricité et de toute voirie. Par conséquent, il s'avère extrêmement difficile et lourd de développer l'agriculture guyanaise dans de telles conditions.
Comment développer plus solidement l'agriculture guyanaise à l'horizon 2030 ? La chambre d'agriculture s'est penchée sur le sujet et a établi une projection, principalement sur la filière d'élevage. Pour les bovins, l'objectif consiste à parvenir à 50 % de taux d'occupation de surface, contre 17,3 % actuellement. La cible de 50 % est la même pour les porcins, elle est fixée à 30 % pour les ovins et 20 % pour les volailles. À cet effet, il faudrait installer 100 agriculteurs par an et attribuer globalement 3 200 hectares par an, sachant que l'État reste maître de 400 000 hectares mobilisables environ.
En ce qui concerne les logements, je me suis rapprochée de la cellule économique régionale de la construction de la Guyane (CERC Guyane). Ils ont vérifié les données relatives aux volumes de logements sortis et aux démarrages de chantier. Il semblerait que la CERC commence à être rassurée. Elle s'inquiétait de constater que le volume d'appels d'offres n'avait cessé de diminuer depuis 2012, soit bien avant le début de la crise du logement en 2014. Par conséquent, la filière ne vivait depuis 18 à 24 mois que sur des stocks accumulés lors des pics de construction de 2011 et 2012. L'année 2015 s'est révélée catastrophique et les stocks de travaux s'étaient épuisés. Cependant, la reprise est apparue en 2016. En effet, le volume d'appels d'offres, en termes d'ordres de services (OS) et de démarrages de chantier (DEM) atteint déjà en novembre 2016 un niveau supérieur à l'année entière de 2015. La demande redémarre. L'augmentation de la ligne budgétaire unique (LBU) versée ces deux dernières années commence à porter ses fruits. Il est donc impératif que, non seulement son montant ne diminue pas, mais encore qu'il continue d'augmenter. En effet, les besoins demeurent considérables. L'objectif est de parvenir à 3 500 nouveaux logements par an.
M. Antoine Karam, rapporteur . - Et pendant 15 ans ?
Mme Joëlle Prévot-Madère . - En ce qui concerne les préconisations pour soutenir les demandes de Grafoguy, la chambre d'agriculture suggère de fournir des parcelles constructibles sur le domaine de l'État à tout Guyanais qui souhaite acheter sa parcelle pour construire sa maison.
M. Michel Magras, président . - Monsieur Dubois, vous avez confié que la gestion forestière assurée par l'ONF permettait aux collectivités d'en tirer un réel bénéfice. Pourriez-vous nous préciser quelles sont la nature et l'étendue de ces bénéfices ? De plus, vous avez souligné avoir été amené à fermer des pistes forestières. Pourriez-vous nous réexpliquer la raison de cette fermeture, qui peut donner lieu en effet à des contestations ?
Par ailleurs, Monsieur Léandre, vous avez signalé être en relation avec l'État. L'État met-il des terrains à votre disposition par convention ? Le cas échéant, de quels types de conventions s'agit-il ? En outre, jugez-vous la relation avec l'État satisfaisante ?
M. Éric Dubois . - Les bénéfices que j'évoquais concernent les retombées économiques de la filière bois. Un peu plus de 2 000 emplois sont générés par les activités d'exploitation forestière, de sciage, d'utilisation du bois dans la charpente et la construction. Le bois constitue ainsi l'une des richesses du territoire guyanais. Son exploitation participe du développement endogène du territoire et permet de répondre à une part importante de ses besoins, notamment en substitution à des importations.
Le déficit opérationnel de l'ONF vient du fait que les produits des ventes de bois et le montant des redevances cumulées sont inférieurs aux coûts de gestion. La forêt ne constitue pas pour l'instant une richesse pour son propriétaire. Nous souhaitons parvenir à rendre rentable l'exploitation forestière en Guyane. Cet objectif d'efficience s'avère d'autant plus important si nous avons pour horizon - et je pense que c'est le sens de l'Histoire - de restituer tout ou partie des terrains aux collectivités territoriales.
Si la forêt ne représente pas une source de richesse pour l'État, en revanche les revenus induits par la gestion de l'ONF demeurent non négligeables pour le territoire. En particulier, la filière de l'exploitation de bois, ainsi que d'autres secteurs comme le tourisme, bénéficient de la gestion forestière assurée par l'ONF. La forêt est bien une richesse pour le territoire.
Vous m'interrogez sur les causes de la fermeture au public de pistes forestières. Celles-ci remplissent une fonction extrêmement importante, essentiellement pour l'exploitation forestière et le trafic de grumiers et d'engins pour les activités minières. Or, la circulation de ces véhicules rend impossible l'ouverture à la circulation des pistes forestières, pour des raisons de sécurité. De surcroît, les coûts d'entretien induits par une mise en conformité des pistes à la circulation publique seraient absolument rédhibitoires. En effet, le budget annuel que nous consacrons à l'ouverture de pistes et à leur entretien s'élève respectivement à deux et un million d'euros. Nos revenus propres ne nous permettent donc pas d'entretenir un patrimoine routier qui soit compatible avec l'ouverture au public.
Par ailleurs, l'ouverture des pistes forestières aurait un impact environnemental fort, en favorisant la chasse dans des zones jusque-là préservées de toute activité humaine. La fermeture au public des pistes forestières constitue souvent une clause conditionnelle d'attribution des aides à l'investissement. Cette décision n'émane pas de l'ONF. Elle a fait l'objet d'une discussion et a été validée par l'autorité administrative.
M. Michel Magras, président . - Partant de ces constats, auriez-vous des préconisations pour rendre plus rentable l'exploitation du bois ? L'État y consacre-t-il suffisamment de moyens ?
M. Éric Dubois . - L'exploitation forestière est structurellement complexe en Guyane, en raison notamment de la très forte saisonnalité. Pendant la saison des pluies, il est quasiment impossible de sortir du bois des massifs forestiers. De plus, les distances entre la zone de récolte et la zone de transformation s'avèrent très importantes.
En outre, la forêt guyanaise constitue la seule forêt tropicale humide d'Europe. De ce fait, elle bénéficie d'une attention particulière et a une obligation d'exemplarité. Elle est notamment soumise aux contraintes de l'exploitation dite à faible impact écologique. Or, les précautions imposées engendrent un surcoût. En particulier, l'éco-certification engendre un niveau de prélèvement relativement faible, de cinq tiges à l'hectare, afin de ne pas bouleverser l'écosystème. Il s'agit d'une exploitation diffuse employant de forts moyens de mécanisation avec des coûts d'approche importants.
Par ailleurs, afin de soutenir financièrement la filière en Guyane, le prix de vente du bois est en effet fixé par l'administration, à un niveau volontairement bas. Ce prix ne permet pas à l'ONF de couvrir ses frais de gestion. Il soutient cependant la compétitivité de la filière bois. Les aides européennes de la politique agricole commune (PAC), via le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) tendent à diminuer au cours des dernières années. Les acteurs de la filière bois de Guyane cherchent à obtenir un dispositif analogue à celui du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) des agriculteurs. Ce système compenserait les handicaps naturels liés à la difficulté de l'exploitation des massifs guyanais.
M. Michel Magras, président . - J'entends bien votre propos sur les aides de l'État et sur les aides européennes, en l'occurrence pour le FEADER et le POSEI. Cependant, une économie subventionnée ne peut être pleinement compatible avec un développement endogène durable.
Vous avez souligné les conséquences néfastes de la circulation humaine pour la chasse. Or, je connais des pays qui exploitent du bois sans compromettre aucunement la biodiversité ni la richesse biologique, ni la vie même de la forêt. Par conséquent, vous satisfaites-vous de la situation actuelle ou estimez-vous que des portes sont à ouvrir pour la Guyane ? J'entends que 91 % du territoire guyanais est protégé. Cependant, la protection exclut-elle de manière systématique, définitive et radicale, la possibilité pour l'homme de valoriser son environnement ?
Mme Joëlle Prévot-Madère . - J'ajoute que les sociétés exploitantes de bois souhaiteraient obtenir des quotas plus élevés. Or, l'ONF le refuse en général. L'office accorde seulement un pourcentage de production supplémentaire en fin d'année, lorsque tous les besoins n'ont pas été satisfaits. Nous l'avons auditionné au conseil économique, social et environnemental (CESE) sur la gestion des forêts. Chaque année, les exploitants forestiers guyanais émettent la demande de quotas supplémentaires, sans qu'elle soit satisfaite.
Auparavant, les exploitants de bois coupaient principalement les essences précieuses. Depuis, des experts ont mené des études. D'autres types de bois bénéficient désormais de certifications de la part de l'Union européenne. Auparavant, seules les essences précieuses pouvaient être coupées, ce qui engendrait un surcoût important puisque les bois précieux étaient dispersés sur de grandes surfaces diffuses.
M. Antoine Karam, rapporteur . - Nous étions en visioconférence précédemment avec les responsables de la CTG et de l'Epag. Les élus de Guyane se demandent pourquoi aucune forêt territoriale ou communale n'existe en Guyane. Sur tous les autres territoires de France hexagonale, la différenciation entre forêt domaniale et forêt de collectivité existe. S'agit-il pour l'ONF de mieux protéger les massifs, en raison d'une fragilité financière des communes guyanaises qui ne leur permet pas de soutenir une politique de gestion et d'aménagement de la forêt ?
Je salue mon ami Roland Léandre, président du Grafoguy. S'il nous a indiqué avoir aujourd'hui de bons rapports avec l'État, je peux le confirmer, cela est le fruit d'un travail difficile. Il y a une trentaine d'années, nous étions déjà descendus dans la rue pour réclamer une rétrocession du foncier. Nous ne comprenions pas que les citoyens guyanais puissent être parqués dans des HLM, dans des tours, alors que nous disposions d'une superficie de 84 000 km². Or, le Grafoguy reprend nos revendications des décennies précédentes. Il fédère des associations et défend le droit des Guyanais à la propriété, droit républicain inscrit dans la Constitution française et né de la Révolution française.
Mme Vivette Lopez . - Je souhaiterais poser une question à Madame Prévot-Madère. Vous rappelez que 91 % du territoire guyanais est protégé. En outre, 95 % de la superficie de la Guyane appartient à l'État. Par conséquent, la population guyanaise dispose de peu de terres disponibles pour ses activités. Estimez-vous indispensable de protéger 91 % du territoire guyanais, de surcroît lorsque les besoins exprimés par les experts en construction s'élèvent à 3 500 nouveaux logements par an ?
En France métropolitaine, les terrains sont interdits à la construction lorsqu'ils menacent la sécurité des populations ou protégés pour préserver l'environnement faunistique et floristique.
Mme Joëlle Prévot-Madère . - Un quart du territoire de la Guyane est classé en ZNIEFF, soit près de 23 000 km². La décision de classer des espaces est censée se fonder sur des critères précis. La procédure réglementaire pour les espaces classés impose un cadre strict. En effet, un arrêté préfectoral doit être signé, affiché en mairie et mentionner un bureau d'études. De plus, le propriétaire doit être prévenu. Or, pour de nombreuses ZNIEFF de Guyane, nous ne sommes pas en mesure de disposer de l'ensemble des pièces justificatives et des actes nécessaires. Nous nous interrogeons.
Je ne remets pas en cause la légitimité des ZNIEFF. En revanche, les besoins d'espaces préservés doivent pouvoir se concilier avec d'autres espaces, à disposition des besoins de la population. Des terrains constructibles sont nécessaires afin de répondre à l'augmentation de la population. La natalité reste vigoureuse et la Guyane reçoit de nombreux migrants sur son sol. Or, si l'État n'accède pas à la demande de logements, les personnes s'installent et construisent illégalement. Le défaut de contrôle du territoire par l'État se pose également. En effet, l'État français se trouve en difficulté en Guyane et à Mayotte pour assurer ses prérogatives régaliennes de surveillance des frontières face à une immigration très importante.
M. Michel Magras, président . - Le Grafoguy reçoit des terrains pour construire. Quelle est la nature juridique de l'accord conclu entre l'État et le Grafoguy ? S'agit-il de conventions ?
M. Roland Léandre. - Les terrains attribués présentent une vocation agricole, avec un objectif d'autosuffisance alimentaire et de diversification de l'agriculture, en fonction des capacités et des propriétés des sols. C'est bien la production agricole et non la construction de maisons qui est visée.
Quels sont nos rapports avec l'État ? Nous avons dû frapper sur la table, afin de nous faire entendre. En 2004, avec le soutien du président de région de l'époque, Antoine Karam, les associations et l'État se sont réunies. Les premières rencontres ont été difficiles pour définir des procédures. Progressivement, nous avons pu obtenir le principe que l'État nous cède à un prix avantageux et abordable des parcelles, autour de 400 euros l'hectare, dans des zones plus ou moins périphériques des villes. L'évaluation a été établie sur des bases saines, sans spéculation. Les collectivités devaient donner leur accord quant à la destination des terrains. Progressivement, des terrains ont pu être vendus à des particuliers. Près d'un millier d'actes de vente ont été réalisés par l'intermédiaire du Grafoguy. Cependant, la conjoncture a changé. Depuis quelques temps en effet, l'investissement de l'État s'est fortement ralenti. Les effectifs dans l'administration ont décru ou n'ont plus la disponibilité pour entériner les actes. Pourtant la demande reste forte. Par conséquent, de nombreux dossiers demeurent en souffrance.
Pour pallier les retards dans l'instruction des dossiers, nous avons fait le choix de la constitution d'une société civile immobilière d'attribution (SCIA), afin que les parcelles soient vendues dans leur ensemble à la SCIA, sans devoir rédiger autant d'actes que d'adhérents. Nous constatons malheureusement un revirement de l'État qui se traduit par la volonté d'imposer unilatéralement de nouveaux prix de vente des parcelles, sur une frange comprise entre 8 000 et 15 000 euros l'hectare, au lieu des 400 euros initiaux. Pourtant, le Grafoguy a lui-même mis en valeur les terrains qui lui ont été confiés : construction des routes, électrification. De plus, l'augmentation substantielle du prix des terrains compromet la justice sociale, puisque ces terrains étaient principalement destinés à des populations fragiles. L'État entend-il écarter le citoyen guyanais de l'accession à la propriété ?
M. Michel Magras, président . - Votre propos a le mérite de la clarté. Hélas, nous sommes arrivés au terme de notre discussion. Je vous remercie des réponses que vous avez pu nous apporter et qui enrichiront notre rapport.
Jeudi 24 novembre
2016
Audition en visioconférence avec La Réunion
M. Michel Magras, président . - Nous poursuivons aujourd'hui les auditions du troisième et dernier volet de notre étude sur le foncier, consacré aux conflits d'usage et aux outils de planification. Après avoir dialogué hier après-midi avec la Guyane, nous nous projetons ce matin à La Réunion pour continuer notre série de visioconférences destinées à mieux apprécier les différentes stratégies territoriales et les contraintes spécifiques de chaque collectivité.
Nous procéderons en deux temps : la première séquence sera centrée sur l'intervention des collectivités territoriales et, au premier rang, du conseil régional chargé de définir le schéma d'aménagement régional, document prescriptif ; la seconde séquence réunira les acteurs socio-économiques dont l'activité dépend étroitement du foncier mobilisable.
Je remercie de leur présence Madame Virginie K'Bidy et Monsieur Bachil Valy, conseillers régionaux, Monsieur Jean-Louis Grandvaux, directeur de l'établissement public foncier de La Réunion (EPFR) et Monsieur Anthony Rasolohery, directeur de l'aménagement de la région Réunion.
Je précise pour nos interlocuteurs que Thani Mohamed Solihi, sénateur de Mayotte, est notre rapporteur coordonnateur ; Antoine Karam, sénateur de la Guyane, et Daniel Gremillet, sénateur des Vosges, sont co-rapporteurs.
Pouvez-vous d'abord retracer les grands enjeux et objectifs qui structurent le schéma d'aménagement régional (SAR) ?
M. Bachil Valy, conseiller régional . - Merci de votre invitation. Pour exposer les grands enjeux et objectifs qui structurent le SAR adopté en 2011, Monsieur Rasolohery est le mieux placé !
M. Anthony Rasolohery, directeur de l'aménagement de la région Réunion . - Le SAR a identifié quatre grands défis : la dynamique démographique, les changements climatiques, les effets de la mondialisation, les effets structurants des infrastructures majeures. Quatre objectifs ont été définis : répondre aux besoins d'une population en croissance et protéger les espaces agricoles et naturels, préserver la cohésion d'une société réunionnaise de plus en plus urbaine, renforcer la dynamique économique dans un territoire solidaire et, enfin, sécuriser le fonctionnement du territoire pour anticiper les changements climatiques.
Pour freiner la consommation d'espaces agricoles, le SAR préconise d'inclure dans les documents d'urbanisme locaux, plan local d'urbanisme (PLU) et schéma de cohérence territoriale (SCoT), un classement approprié afin de faire obstacle à tout changement de destination inapproprié.
Il s'agit aussi de contenir l'étalement urbain, en délimitant des espaces déjà urbanisés à densifier, des espaces d'urbanisation prioritaire dont la vocation urbaine est déjà affirmée et qui vont accueillir des opérations d'aménagement et de construction, et des zones préférentielles d'urbanisation, qui seront inscrites sur la carte comme ouvertes à l'urbanisation. Les volumes définis sont répartis entre les bassins de vie.
Deux grands chapitres de prescriptions inscrits dans le SAR visent à décliner les orientations pour maintenir les grands équilibres spatiaux (urbains, agricoles, naturels) et pour dessiner une armature urbaine hiérarchisée.
Le schéma de mise en valeur de la mer (SMVM) tend à protéger les écosystèmes littoraux, à organiser l'activité littorale et à contenir le développement urbain.
Plusieurs grands projets structurants inscrits dans le SAR sont en cours de réalisation : la Nouvelle route du littoral, le développement des voies consacrées aux transports collectifs, la construction de logements - car l'objectif de 9 000 par an préconisé dans le SAR est loin d'être atteint, la moyenne ayant été de 4 500 entre 2009 et 2013, et la réalisation étant descendue à 3 300 en 2014 et 2 700 en 2015.
D'autres projets concernent les infrastructures de transport : la déviation routière de Saint-Joseph, qui a été réalisée pour fluidifier la circulation dans cette ville, les pôles d'activité à vocation régionale, notamment celui du Sud, ou coeur d'agglomération, le projet de coeur d'agglomération sur le Territoire de la côte Ouest (TCO), qui a été labellisé « éco-cité », le seul en outre-mer.
M. Jean-Louis Grandvaux, directeur de l'Établissement public foncier de La Réunion . - Le territoire compte peu de terrains de l'État mobilisables pour des logements. L'EPF en a déjà acquis quatre, l'un à Saint-Benoît pour des aménagements touristiques, un autre à La Possession pour la construction de logements (1,5 million d'euros et 1,8 hectare), un autre encore pour des logements (1,5 million d'euros également) et enfin un terrain à Saint-Benoît (270 000 euros et 3 000 mètres carrés) pour une opération de logement. Nous négocions actuellement tous les terrains autour du Port, qui comportent quelques maisons appartenant à l'État, qui nous intéressent dans le cadre de la reconquête de la zone.
L'État possède peu de terrains mobilisables, sauf en bord de mer où sont installés des résidences de vacances ou des centres d'entraînement pour l'armée. Certains présentent un enjeu touristique important compte tenu du faible espace littoral disponible. Ces très belles parcelles pourraient donner lieu à des opérations exceptionnelles à vocation touristique, créatrices d'emplois.
Mme Gélita Hoarau . - Quelle surface, précisément, est disponible, notamment sur le littoral ? Et quelle est la surface disponible des terrains des collectivités locales ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - Le terrain de Saint-Benoît qui comporte un bâtiment intéressant du point de vue du patrimoine - une ancienne gare - a une dimension de 1,5 hectare. Celui de La Possession, 1,8 hectare, sera affecté à une opération comportant 60 % de logements sociaux. Celui du Port représente 1,28 hectare, et un autre à Saint-Benoît est plus petit, 3 000 mètres carrés. Ils sont destinés également à des opérations de logement. Ceux-là ont été acquis. Nous négocions un terrain au Port de 1,5 hectare sur lequel sont bâties des maisons inscrites au patrimoine dont il faudra tenir compte car nous ne pouvons les démolir. Nous avons fait dans le passé un inventaire des terrains d'État et un inventaire des terrains des collectivités locales : peu pourraient accueillir des opérations d'aménagement. Beaucoup d'espaces naturels, peu de terrains constructibles pour les collectivités !
En revanche, l'EPF a acquis de nombreux de terrains constructibles : il a acheté depuis 2002 480 terrains, soit 395 hectares, pour un investissement cumulé de 220 millions d'euros ; nous avons revendu 230 terrains sur 205 hectares, pour 230 millions d'euros. Il en reste la moitié, ce qui constitue un potentiel de terrains constructibles très important. Entre 5 et 6 000 logements ont été réalisés sur ces terrains, il reste des possibilités équivalentes en volume de logements ainsi que des possibilités pour des équipements publics, des projets économiques et touristiques. Le potentiel des terrains acquis est très important, grâce aux mandats que nous ont confiés les collectivités. Nous avons établi sur toute l'île des plans d'action fonciers, documents stratégiques pour chaque commune, où sont repérés tous les terrains disponibles à acquérir, publics et privés, et les priorités des collectivités. Nous les tenons à jour en fonction des risques, des PLU, des constructions nouvelles, des évolutions politiques, de la demande... Nous avons donc une bonne connaissance du foncier stratégique et constructible. Nous ne nous occupons pas, en revanche, des espaces naturels et non constructibles. Nous travaillons en complémentarité totale avec la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer).
M. Michel Magras, président . - Comment se fait-il, alors, que le nombre de nouveaux logements ne cesse de diminuer ? Où sont les blocages ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - Plusieurs facteurs jouent : les collectivités locales ont des difficultés financières, les bailleurs sociaux aussi ; la gestion de la ligne budgétaire unique (LBU) a fait l'objet de remises à plat ; les lois de défiscalisation - Girardin en particulier - arrivent à leur terme, si bien que les investissements privés reculent alors qu'ils finançaient à La Réunion la moitié des constructions de logement ; et le parc des bailleurs sociaux vieillit, sa réhabilitation consommant des financements non négligeables. Enfin, les documents d'urbanisme doivent être mis en conformité avec le SAR, ce qui se fait progressivement.
M. Michel Magras, président . - Quel est l'écart actuel entre l'offre et la demande de logements sociaux et de logements intermédiaires ? Les besoins sont-ils couverts ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - On dénombre 20 000 personnes en attente de logement aidé. Peu de Réunionnais ont les moyens d'accéder à la propriété, d'acheter un terrain et de faire construire. La demande de logements locatifs est donc importante. La défiscalisation a été bénéfique pour la construction et a permis d'absorber une partie des besoins, mais elle se tasse alors que la croissance démographique s'accentue.
M. Anthony Rasolohery . - Des PLU sont en cours d'élaboration, des SCoT compatibles avec le SAR ont déjà été achevés, et la région accompagne les collectivités dans cette mise en compatibilité, veillant à la bonne retranscription des objectifs du schéma régional dans les documents d'urbanisme, notamment les plans d'aménagement et de développement durable (PADD). Un guide méthodologique d'application du SAR réalisé en lien avec les services de l'État est disponible.
M. Jean-Louis Grandvaux . - Sur vingt-quatre communes que compte La Réunion, dix-huit ont donné délégation à l'EPF pour exercer le droit de préemption urbain (DPU). Cela concerne, sur les 27 000 hectares constructibles de l'île, les 10 000 hectares stratégiques pour l'urbanisation. Sur les autres s'exerce une moindre pression, nous n'avons pas de délégation et ne souhaitons pas l'avoir. L'EPF préempte pour le compte des communes, sans jamais outrepasser le prix des Domaines - c'est une règle - et uniquement pour les motifs d'intérêt général stipulés par les communes conformément à la loi statutaire. Lorsque la commune reçoit une déclaration d'intention d'aliéner, elle s'adresse à nous si elle souhaite préempter le terrain sans avoir la capacité financière propre de l'acheter.
M. Michel Magras, président . - Sur les espaces naturels sensibles, le droit de préemption du département est-il appliqué ? Avez-vous des relations avec le Conservatoire du littoral ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - Oui, mais nous ne préemptons pas, ce sont nos partenaires compétents qui le font.
Mme Virginie K'Bidy, conseillère régionale . - C'est la Safer qui s'en charge pour le compte du département, voire du Conservatoire du littoral.
M. Jean-Louis Grandvaux . - Quant aux expropriations, deux grandes opérations sont en cours. L'EPF a commencé la première avec l'accord du préfet, sur 90 hectares, pour construire 2 700 logements et des commerces, à Saint-Paul, sur la zone d'aménagement concerté (ZAC) Renaissance 3. Une autre est menée par le Territoire de la côte Ouest (TCO), elle porte sur un terrain de 500 hectares dans la zone de Cambaie, sur lequel une ancienne antenne Omega de l'armée a dû être démantelée. Le projet est de bâtir une éco-cité. Sur le même projet, l'EPF devrait également acquérir des terrains du TCO, pour 50 millions d'euros - en achetant en second rang, non en expropriant... L'expropriation n'est pas courante, ces dernières années.
M. Michel Magras, président . - Cela génère-t-il des contentieux ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - Oui, nécessairement. Nous savons déjà que des contentieux seront soulevés dans la ZAC sur laquelle nous procédons à des expropriations. Il y a des contentieux en cours sur la zone de Cambaie. Nous sommes en instance d'appel.
Nous essayons de tenir compte des plans de prévention du risque inondation (PPRI) ou mouvements de terrain (PPRMT), lorsqu'ils existent. La non-concomitance de leur élaboration avec celle des documents d'urbanisme, dans des îles comme La Réunion, peut avoir de lourdes conséquences. Certains terrains classés comme constructibles deviennent de fait inconstructibles après la réalisation du PPRI... Nous avons la chance à La Réunion d'avoir des systèmes d'information géographiques performants ; nous comptons également sur les échanges d'informations avec les services de l'État et des différentes collectivités qui se déroulent bien, mais les risques évoluent quotidiennement... À Salazie, commune dont le sol bouge beaucoup et connaît de fréquents glissements de terrain, nous avons acheté un terrain constructible, deux ans avant qu'une faille ne s'ouvre en son milieu : la commune, désormais grevée d'un terrain inconstructible, a perdu de l'argent et transformé en jardin public son projet initial. Idéalement, il faudrait que l'État et les collectivités se tiennent informés mutuellement de l'état d'avancement des documents en temps réel pour les faire évoluer simultanément, car ces désagréments peuvent coûter cher.
M. Bachil Valy . - Je suis maire d'une commune en cours de révision simplifiée de son PLU, afin d'anticiper les futurs aménagements à y apporter et d'estimer les réserves foncières dont nous disposons.
Un mot sur les tensions entre les communes et le parc national de La Réunion. Sept des vingt-quatre communes de La Réunion n'ont pas signé la charte du parc national, ce qui représente environ un tiers de sa superficie. Le dialogue entre les élus de ces zones agricoles et d'élevage et l'administration du parc n'a jamais été simple ; celle-ci s'est aussi heurtée à la population de ces zones. Les tensions sont aujourd'hui retombées, mais beaucoup reste à faire. Tous les outils contraignant le développement économique - plan de prévention des risques, plan d'occupation des sols (POS), plan local d'urbanisme -, conjugués aux nouvelles réglementations du parc national, ont refroidi les ardeurs des élus que nous sommes car l'activité existante était remise en cause. Les communes des hauts de La Réunion ont une vocation de développement touristique plus qu'industrielle qui est incontestablement freinée par ces contraintes. Une convention devait précéder la signature de la charte, pour faciliter le dialogue et lever ces freins : nous ne pouvons accepter celle-ci sans avoir conclu celle-là... C'est la raison du blocage. Le président de la région a engagé une étude complémentaire pour susciter l'adhésion des communes réticentes. Notez que celles qui ont signé la charte, limitrophes ou n'ayant qu'une partie de leur territoire sur celui du parc national, sont les moins concernées par ses réglementations.
M. Jean-Louis Grandvaux . - Le nombre de transactions sur les marchés fonciers diminue depuis cinq ans, mais les prix sont restés élevés. L'établissement public foncier de La Réunion a réalisé 30 millions d'euros d'acquisition en 2014 et 2015, mais seulement 18 millions en 2016. Selon la direction générale des finances publiques (DGFiP), le nombre de transactions a chuté de 30 % entre 2011 et 2015. La fin du dispositif Girardin, l'impact de la crise financière sur les particuliers ou celle de certains dispositifs fiscaux sur l'immobilier expliquent en partie ce phénomène de rétention foncière. Lorsque la plus-value réalisée par un particulier est taxée à 35 % ou 40 %, il arrive qu'il refuse de vendre. Enfin, de nombreuses communes rechignent à lancer de grandes opérations compte tenu de l'accroissement des risques financiers et juridiques.
Les mutations ont diminué de 50 % depuis 2007, tendance que confirme la Safer et qui touche aussi les milieux naturel et agricole. Malgré la chute des transactions, les prix se maintiennent : ils restent élevés et sont même repartis récemment à la hausse. Cette tendance s'observe sur tous les segments de marché : bâti, non bâti, urbain, agricole.
M. Michel Magras, président . - Avez-vous un ordre de grandeur ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - À Saint-Denis, le mètre carré non bâti se négocie à 1 000 euros en centre-ville. Dans une ville moyenne, un terrain coûte 200, 300, ou 400 euros le mètre carré. À l'Entre-deux par exemple, commune bien située au sud de l'île, le mètre carré coûte 250 euros. Les parcelles à bâtir peinent à trouver preneur au-delà de 400 mètres carrés. Nous avons néanmoins acheté des terrains à 4 ou 5 euros le mètre carré ou, dans la zone d'activité de Pierrefonds, près de Saint-Pierre, à 15,24 euros le mètre carré, il y a cinq ans : nous n'avons acheté que les quatre cinquièmes de la parcelle à ce prix intéressant en permettant à son propriétaire de faire une plus-value sur le cinquième restant.
Mme Gélita Hoarau . - Était-ce un terrain agricole ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - Non, nous n'achetons jamais de terrain agricole. Il s'agissait d'une zone d'urbanisation future, mais non aménagée. Les agriculteurs qui s'y trouvaient ont été indemnisés. Heureusement, la continuité politique a été forte dans cette zone puisque le précédent maire de Saint-Pierre avait proposé aux agriculteurs 100 francs le mètre carré il y a quinze ans ; nous avons préféré conclure un accord en leur laissant la jouissance d'un cinquième du terrain, contre l'achat des quatre cinquièmes à un prix maîtrisé pour la puissance publique.
M. Anthony Rasolohery . - Le schéma départemental des carrières a déjà fait l'objet d'une modification pour prendre en compte des besoins en matériaux - de la route du littoral notamment. En ce moment, une procédure de modification du SAR est en cours, qui intègre l'inscription de certains espaces dans la carte des carrières.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Merci pour vos réponses et vos éclairages.
La cession de terrains semble bien se passer à La Réunion, mais ce n'est pas toujours le cas. En Guyane, par exemple, l'État possède plus de 90 % des terres et les conserve jalousement. Les choses ont-elles toujours été aussi simples ? Quel est votre secret ?
Dix-huit communes sur vingt-quatre ont conféré leurs prérogatives de préemption à l'établissement public foncier. Comment font les autres pour mobiliser des terrains ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - Il y a une vingtaine d'années, les financements étaient plus abondants à La Réunion, et les bailleurs sociaux disposaient parfois de trésors de guerre : la mobilisation du foncier était donc relativement simple. La région, les communes et les bailleurs sociaux, tout le monde achetait des terrains. C'était une période florissante. Puis ces acquisitions se sont trouvées en concurrence frontale avec les opérations de promoteurs privés désireux de profiter des dispositifs de défiscalisation, ce qui a renchéri les prix. Les collectivités ont alors pris, en 2002, l'initiative de créer un EPF, qui peut prélever une taxe spéciale d'équipement dans la limite de 20 euros par habitant. À La Réunion, cette taxe a été votée sur une base de 12,6 millions d'euros. Cette somme s'ajoute chaque année au produit des reventes de terrains et aux emprunts, ce qui dote l'EPF de capacités d'acquisition non négligeables. Dans l'état actuel des finances des collectivités, il serait difficile pour les communes et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de constituer des réserves foncières sans notre force de frappe. Nous revendons nos terrains au prix où nous les achetons, que nous l'ayons gardé en notre possession un, deux ou quinze ans, hors les très faibles frais de portage nécessaires pour faire tourner notre équipe de douze personnes, de l'ordre de 1 % sur le capital restant dû. La taxe spéciale d'équipement sert intégralement à financer l'achat des terrains revendus aux collectivités. Je travaille aussi dans l'association des EPF locaux en métropole et j'ai un contact avec les EPF d'État : nous n'avons jamais eu de remarques sur le montant de cette taxe spéciale d'équipement. C'est un outil bien fléché et bien utilisé, sans lequel nous ne pourrions pas faire grand-chose.
Le périmètre des communes qui nous ont délégué leur DPU évolue régulièrement. La commune du Tampon vient de s'associer à l'EPF. Certaines grosses communes restent encore à l'écart. La commune de Saint-Denis ne nous a pas délégué le droit de préemption, car elle mène une politique foncière avec des moyens suffisants, mais nous négocions actuellement avec elle. La commune du Port, depuis sa création, a constitué énormément de réserves foncières. Cette anticipation l'a autorisée à mener une politique très active et économe de constructions. Aujourd'hui, les besoins sont plus réduits car elle a davantage de réserves. Certaines petites communes ont de moindres besoins comme Cilaos, où il n'y a pas de délégation du droit de préemption. Tout cela peut changer demain. L'EPFR pourra-t-il faire face à tous les besoins ? Il ne peut préempter à guichet ouvert, partout sur les 24 communes pour des sommes importantes. C'est possible actuellement, mais jusqu'à quand ?
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Merci pour la clarté de vos propos, qui nous donnent une bonne photographie de la situation. L'EPF et la Safer, les deux grands intervenants de l'organisation territoriale, travaillent-ils étroitement ensemble ?
M. Jean-Louis Grandvaux . - Nous avons d'excellents rapports avec la Safer : elle siège à la commission foncière de l'EPF qui se réunit avant chaque conseil d'administration pour examiner toute demande d'acquisition. Nous n'intervenons jamais sur les terrains agricoles naturels, mais rachetons à la Safer certains terrains déclassés. Nous ne faisons pas le même métier mais nous sommes complémentaires. La Safer préempte les terres agricoles afin de les donner aux agriculteurs. Réciproquement, elle nous informe de son programme pluriannuel d'aménagements, nous invite à des réunions ou à son assemblée générale. Nous entretenons des échanges très réguliers.
M. Michel Magras, président . - Merci pour toutes vos réponses précises et éclairées.
Nous auditionnons à présent Madame Sylvie Le Maire, déléguée générale du Syndicat du sucre de La Réunion, accompagnée de Madame Aurore Bury, chargée de mission foncier et aménagement du territoire ; Messieurs Éric Wuillai, membre du Medef Réunion, président directeur général (PDG) de CBo Territoria, Bernard Fontaine, président, et Michel Oberlé, délégué de l'Association régionale des maîtres d'ouvrage sociaux (Armos), Gérard Sorres, président, et Michaël Fourel, directeur de la Safer de La Réunion. Monsieur Jean-Bernard Gonthier, président de la chambre d'agriculture de La Réunion, est présent parmi nous.
Mme Sylvie Le Maire, déléguée générale du Syndicat du sucre de La Réunion . - Nous répondrons à vos questions en tant qu'usagers du foncier agricole. La filière canne-sucre représente le tiers de la production agricole de l'île, avec une filière agroindustrielle intégrée : la canne est produite et transformée dans l'île en sucre, avec valorisation des coproduits et des sucres spéciaux.
L'enjeu foncier est majeur pour l'agriculture. La Réunion a une surface de 2 500 km 2 , mais seulement un tiers de son foncier est utilisable : 62 % du territoire est recouvert de bois et de forêts - contre 40 % en métropole. Dans cet espace, la surface agricole utile (SAU) représente 42 000 hectares, pour un objectif de 50 000 hectares affiché dans tous les documents de planification : le SAR bien sûr, et le programme régional d'agriculture et d'agroalimentaire durable.
Ces 50 000 hectares ne sont pas atteints. Les conflits d'usage n'apparaissent pas au sein de la filière agricole qui répond, à La Réunion, à un modèle social et familial articulé autour de cultures complémentaires : d'une part la canne à sucre, pour l'export notamment, d'autre part la diversification, tant animale que végétale, à destination du marché local. La pression s'exerce majoritairement entre l'agricole et l'urbain, avec une croissance démographique encore nette. Il faut trouver un mode optimisé d'organisation pour préserver les terres agricoles tout en développant les logements pour accueillir la population. Nous n'avons pas trop de terres agricoles : la SAU représente 16 % du territoire, contre 54 % en France métropolitaine.
Oui, le foncier est un paramètre limitant. Les gains de compétitivité passent par une augmentation du foncier. Or, nous n'avons pas la capacité d'accroître fortement le foncier agricole qui se stabilise depuis une dizaine d'années à 42 000 hectares. Aujourd'hui, lorsqu'on libère du foncier pour installer un agriculteur, il y a sept à huit candidats pour un seul terrain. L'espace reste limité pour répondre à la demande.
Nous souhaitons que la ville se construise sur la ville, pour éviter de déclasser des terres. Les pertes foncières ont été très importantes dans les années 1980 et 1990. Deux documents ont permis de stabiliser le foncier : le SAR de 1995, puis celui de 2011. La filière canne couvrait plus de 28 000 hectares en 1980, avant de chuter à 25 000 hectares en 2000. Désormais, grâce aux grands projets d'irrigation et de basculement des eaux d'Est en Ouest, nous avons stabilisé la surface agricole cannière autour de 24 000 hectares. Les deux SAR successifs prenant en compte l'importance du foncier ont évité des dérives, même si tous les risques ne sont pas supprimés. Selon les deux scénarios extrêmes envisagés à titre d'hypothèses par le SAR, à horizon 2030, 6 à 34 % des terres pourraient être perdues. Autant le SAR est un document régional d'encadrement qui circonscrit les pertes foncières, autant on peut craindre actuellement des pertes importantes en fonction de la gestion effective des outils de planification et de présentation du foncier agricole.
La pression foncière est beaucoup plus importante près des grands centres urbains comme Saint-Denis et Saint-Pierre. La taille des parcelles est un autre paramètre. La zone de l'Est résiste mieux à la pression foncière, avec des parcelles plus structurées, à la différence du Sud avec un parcellaire plus réduit, territoire plus fragile du point de vue de l'unité des terres agricoles.
La filière canne représente 57 % de la SAU. Nous n'avons pas atteint nos objectifs : nous voulons reconquérir plus de foncier, sans en perdre. Une des solutions serait de mobiliser les 5 à 7 000 hectares de terres agricoles en friche. Reconquérir les terres incultes en améliorant les procédures est une priorité. Il faut aussi recenser le foncier urbain disponible. L'année dernière, 5 800 hectares de dents creuses se trouvaient dans les villes. Certaines intercommunalités veulent construire dans ces dents creuses, comme le Territoire de la côte Ouest. Un travail fin sur ces espaces optimisera le foncier disponible, notamment en commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF), afin d'examiner ensemble les permis de construire sur les terres agricoles.
Autre élément-clé de la loi d'avenir agricole, le dispositif « éviter-réduire-compenser » (ERC) est en cours de mise en place à La Réunion, avec une analyse du foncier préalable pour choisir des terres qui pénalisent le moins l'agriculture, avant de réduire l'impact et de compenser, si possible à potentiel productif constant. La tentation est grande de prendre les terres du littoral les plus plates et les plus faciles d'accès pour les remplacer par les terres de moyenne ou haute altitude ; mais le potentiel agricole n'est pas le même pour le jeune agriculteur qui s'y installe. Aujourd'hui, on produit en moyenne 76 tonnes de canne par hectare. Sur les terres déclassées, en moyenne, on arrive à 90 tonnes par hectare : ce sont les meilleures terres de production qui sont remplacées par des terres moins productives.
M. Jean-Bernard Gonthier, président de la chambre d'agriculture de La Réunion. - Madame Le Maire a bien résumé la situation du foncier agricole. Nous avons atteint un équilibre ; il faut le conforter. La concurrence n'est pas entre filières mais entre les secteurs d'activité. Pour développer notre agriculture, il faut aussi lutter contre l'importation de denrées agricoles à La Réunion. L'équilibre doit être conservé grâce à des gains de productivité et à l'intégration des terres en friche, sans attenter aux filières existantes. Il manque ainsi 4 000 hectares pour assurer notre autosuffisance en élevage, qui pourraient être récupérés dans les terres en friche, quitte à échanger avec le secteur de la canne. Il manque entre 500 et 800 hectares pour atteindre l'autosuffisance dans le maraîchage. Il reste encore de la marge pour produire. Nous devons récupérer les marchés d'importation. Selon les années, nous sommes entre 75 et 80 % autosuffisants en produits frais. Consolidons nos positions.
M. Gérard Sorres, président de la Safer de La Réunion . - Aujourd'hui, 300 hectares sont perdus chaque année. Avec la loi d'avenir agricole, la préemption partielle nous fait perdre autant sans qu'on la contrôle. Les règles qui s'appliquent dans les DOM sont compliquées. Quand on préempte une maison à 200 ou 300 000 euros, il y a 4 000 mètres carrés de terres en SAU à côté. Si la Safer préempte le foncier agricole, il a 3 à 4 000 euros à payer, mais la Safer ne peut pas payer les 200 000 euros ; dès lors, il est impossible d'installer des jeunes ou d'agrandir les exploitations.
Pour compenser le foncier, pour un hectare dans les bas, il faut 4 à 5 hectares dans les hauts. Installé sur 2 hectares de terres en friche il y a 40 ans, je suis bien placé pour dire qu'on ne peut pas s'emparer de la ceinture littorale de l'île pour reléguer la production agricole dans les hauts. Trouvons des compensations justes et appliquons les règles. Chaque maire aujourd'hui devrait instaurer des règles et les faire appliquer. Nous devons tirer l'oreille des agriculteurs car ce sont les premiers à construire sur le foncier agricole pour se loger. Comment résoudre ce problème de fond ? Pour produire sur les terres du haut, il faut entreprendre de gros travaux d'amélioration foncière, mais on y renonce car l'agriculteur ne peut faire l'avance d'un tel investissement avant même d'exploiter.
M. Bernard Fontaine, président de l'association régionale des maîtres d'ouvrage sociaux (Armos) . - Quittant la problématique du foncier agricole, je vais aborder celle du logement. Je dirige un organisme de logement social, la société immobilière du département de La Réunion (SIDR). Tous les organismes de logement social sont également aménageurs, c'est consubstantiel à notre métier.
Il n'y a pas de concurrence directe entre le foncier à usage agricole et le foncier à usage du logement - les projets de construction de logement sont situés dans les zones constructibles. À quel endroit le foncier est-il optimal pour des projets de construction ?
La situation foncière répond à différents critères géographiques et topographiques. Dans l'Est de l'île, la situation foncière est détendue car l'offre de logements est au moins égale à la demande. Elle obéit aussi à une approche financière : le foncier est rare donc cher à La Réunion. On constate des évolutions. Le prix moyen d'un logement social était de 110 000 euros il y a cinq ans, dont 15 000 euros de foncier, alors que désormais il est de 170 000 euros, dont 45 000 euros de foncier. Cette inflation des coûts du foncier pose problème.
Oui, il faut construire la ville sur la ville. La recherche de densification urbaine répond à des objectifs clairs. Il est beaucoup plus intéressant, pour optimiser des équipements publics, des transports, des équipements scolaires, de construire les logements à proximité des aménités urbaines : c'est la tendance naturelle de tout bailleur. Mais précisément, en zone urbaine, le foncier est le plus coûteux et inaccessible, car les parcelles sont souvent éparpillées. Des économies d'échelle sont difficiles à obtenir.
Distinguons aussi le foncier brut du foncier aménagé. Le foncier brut n'est pas équipé, il n'est pas connecté aux équipements de voirie, de réseau ou de distribution, à proximité des grandes fonctionnalités urbaines - administrations, écoles... Quelle est la meilleure politique de production de foncier aménagé ? La problématique du foncier est inséparable de celle de l'aménagement et du logement. Une des plus grandes difficultés des bailleurs sociaux est de disposer de foncier aménagé, parce que c'est la façon la plus intelligente et la plus efficace financièrement de produire du logement.
En zone urbaine, à Saint-Denis, Saint-Pierre ou Saint-Paul, le prix du foncier est prohibitif, de 1 000 euros le mètre carré, contre 100 euros le mètre carré dans des zones détendues. Nous aurions intérêt financièrement à construire dans les zones détendues, mais pas commercialement car nos logements resteraient vacants. Il faut surmonter cette contrainte de coût.
Nous avons d'autres contraintes structurelles : les architectes-conseils de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) - ou les architectes des bâtiments de France si le terrain est à proximité d'un bâtiment classé - nous imposent des règles qui renchérissent nos opérations. Les collectivités territoriales nous demandent moins de densité, en raison du rêve réunionnais d'une « case à terre » pour une population essentiellement rurale. De grands ensembles urbains seraient voués à l'échec. En dehors de Saint-Denis, les logements comptent 3 à 4 étages au maximum.
Existent aussi des contraintes réglementaires, comme l'accessibilité pour les personnes à mobilité réduite, dans une île montagneuse où la topographie renchérit le coût de la construction, avec des terrains en forte pente à terrasser.
On ne peut aborder la question du logement et du foncier sans celle de la politique d'aménagement du territoire, clé pour une politique agricole harmonieuse, et pour une politique de l'habitat et de l'urbanisme la plus efficace possible.
M. Éric Wuillai, membre du Medef Réunion, président directeur général de CBo Territoria . - Je préside aussi la fédération des promoteurs immobiliers de La Réunion. CBo Territoria est un aménageur et opérateur privé, spécialiste de l'aménagement. Nous possédons également quelques terres agricoles.
Nous rencontrons de grandes difficultés pour récupérer des terrains qui ont été attribués à des agriculteurs, il y a dix ans, et les proposer à d'autres. Les délais nous semblent trop longs mais, dans le logement, nous sommes sans doute habitués à des délais plus courts que dans le monde agricole. Entre la promesse de bail et l'installation de l'agriculteur, il se passe parfois jusqu'à deux ans. Il faut donc améliorer les procédures pour récupérer rapidement les nouvelles friches et les remettre en culture.
Je ne suis pas un défenseur des grandes propriétés, mais les grandes exploitations ont constitué la meilleure protection de l'espace agricole. À La Réunion, le mitage est un problème. Comme le rappelait Monsieur Sorres, on construit pour ses enfants, à côté de chez soi, mais lorsqu'une parcelle de 5 hectares est divisée en cinq, puis encore en cinq une génération plus tard, il ne reste plus que de petits îlots en zone agricole. En outre, le maire ne pouvant pas proposer de logement, il lui est difficile d'interdire la construction.
Nous menons actuellement une opération de GIE (groupement économique et environnemental) avec la Safer sur 500 hectares de terres récupérés dans l'Ouest grâce au basculement des eaux, sur lesquels près d'une centaine d'hectares peuvent déjà être remis en culture. En dix ans, nous avons remis 500 hectares en culture, parmi lesquels 150 hectares sont déjà quasiment en friche. Nous avons besoin d'outils permettant d'aller plus vite.
Je souscris aux propos de Bernard Fontaine de l'Armos au sujet du schéma d'aménagement régional, le SAR. Nous avons besoin de documents de planification afin de connaître la vision politique de développement du territoire.
Il semble que l'on cherche à refaire la ville sur la ville, mais la loi SRU, par exemple, impose 25 % de logements sociaux. Sur une commune dans laquelle on ne peut pas construire sur le littoral parce que s'y trouvent l'aéroport et des terres agricoles, c'est un niveau difficile à atteindre. L'application de la loi SRU devrait donc être envisagée à l'échelle des territoires et pas seulement des municipalités.
Une autre difficulté réside dans la qualification du foncier dont nous parlons. S'agit-il de terrains nus ou de terrains aménagés ? Aujourd'hui, toutes les opérations supportent les coûts d'investissement foncier. Les nouveaux habitants paient la totalité des équipements, qui profitent pourtant également aux usagers déjà installés. C'est un grand débat !
Je confirme que la tension est plus forte sur les secteurs Nord et Ouest. Les superficies existent à La Réunion mais, soyons honnêtes, cette île est une vaste conurbation sur le littoral. Les grandes zones d'activité ne peuvent pas être installées sur des pentes à 25 %. Dans les hauts, sans routes et sans transports en commun, il est aussi compliqué de faire de la ville que de l'agriculture. Il faut maintenant trouver les bons équilibres. Il reste bien des interstices urbains à récupérer, mais les rapports d'acquisition de terrains nus ne sont pas les mêmes !
M. Bernard Fontaine . - Les documents d'urbanisme existent à La Réunion : les plans locaux d'urbanisme, le schéma de cohérence territoriale, le schéma d'aménagement régional, les instruments de cadrage territorial sont disponibles. Ce qui manque, c'est une boîte à outils d'incitation financière, qui permettent aux communes de décliner les prescriptions qui leur sont faites et d'accompagner l'effort d'aménagement. Celui-ci pèse sur les opérateurs, qui deviennent de véritables substituts des collectivités locales lorsqu'il faut construire en périphérie des centres urbains.
Il importe donc de consacrer des moyens publics à l'aménagement, notamment ceux de la région. C'est ainsi que pourra être mise en oeuvre une politique du logement plus efficace.
Mme Aurore Bury, chargée de mission « Foncier et aménagement du territoire » au Syndicat du sucre de La Réunion. - En complément de cette boîte à outils financière, nous avons renforcé depuis 2010, avec la loi de modernisation de l'agriculture puis avec la loi d'avenir pour l'agriculture, les outils réglementaires et législatifs nécessaires au contrôle de la division parcellaire et au suivi de l'occupation du sol et de ses usages.
Toutefois, le contrôle par les services de l'État n'a pas suivi, car celui-ci s'est désengagé de ces outils. La commission départementale de la consommation des espaces agricoles (CDCEA) ne s'est ainsi réunie qu'une dizaine de fois, et n'a instruit que douze dossiers. En Guadeloupe, par exemple, cette commission a traité 600 dossiers durant la même période, en instruisant systématiquement les permis de construire sur les espaces agricoles. Auparavant, la direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DAAF) les traitait, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le résultat est une recrudescence du mitage agricole sans contrôle, car ni l'État ni les communes ne souhaitent s'en occuper.
La taille de la propriété cadastrale est déterminante pour l'usage du sol. Cet outil doit nous permettre de limiter les divisions parcellaires, mais aucun contrôle n'est réalisé. Des demandes parviennent au conseil départemental, qui est chargé de cette thématique, mais nous ne savons pas quelle proportion des dossiers est effectivement traitée et nous ne disposons d'aucun suivi ni d'aucune capitalisation des données. Il faudra traiter ce problème pour garantir que le foncier agricole le reste.
Une particularité - regrettable ! - de La Réunion est que le siège d'une exploitation n'est pas cédé en même temps que les terres. Avec le temps, la parcelle est délimitée autour du bâti, puis les générations suivantes, privées de siège, demandent à nouveau un permis de construire. C'est un cercle vicieux.
D'autres outils existent. À La Réunion, nous réceptionnons chaque jour une image satellite du territoire. Ces données sont extraordinaires mais il n'existe pas d'observatoire de l'usage du sol susceptible d'en tirer profit, comme le préconisait pourtant la loi qui a mis en place la CDCEA. Notre lecture du territoire est donc encore très passive, nous ne sommes pas suffisamment réactifs face aux mutations des usages.
M. Michel Vergoz . - Il est très important de rappeler que la responsabilité de l'aménagement du territoire est partagée. Elle n'incombe pas seulement à tel ou tel élu, plus encore sur une île.
Je suis dans les affaires agricoles depuis des années, et je souhaite obtenir une réponse à une interrogation qui perdure. Vous évoquez des éléments récurrents : tant d'hectares sont nécessaires pour protéger le foncier cannier, avec tels rendements, etc.
Nous disposons aujourd'hui de tous les outils pour suivre l'évolution de la terre réunionnaise au mètre carré près. Le satellite, cela vient d'être dit, nous permet de tout voir. Il y a deux usines sucrières à La Réunion, l'une au Gol, l'autre à Bois Rouge, et treize balances dont nous connaissons la répartition. On estime à 24 000 hectares ce qui serait nécessaire pour sauvegarder la filière, alors même que les rendements diminuent. J'habite une zone rurale escarpée, très difficile, mais les terres de ma commune produisent 120 tonnes de canne à l'hectare, car nous nous sommes attelés à la modernisation des chemins et de l'exploitation. Si nous avons obtenu de tels résultats sur un territoire très difficile, cela doit être possible ailleurs !
Ces 24 000 hectares à préserver pour la canne, où sont-ils ? Ne sommes-nous pas capables de dire où l'on produit les deux millions de tonnes de canne traités au Gol et à Bois Rouge chaque année ? Les deux usines ne peuvent pas broyer plus de canne. En 1996, nous avons fixé ce seuil défensif, mais il n'a jamais été atteint. En réalité, chacune broie plutôt 900 000 tonnes de canne. Il nous appartiendra de demander à tel ou tel acteur de faire des efforts spécifiques pour sauvegarder son usine. En effet, si l'une d'entre elles devait fermer, toute la filière serait en danger.
Je termine la préparation du plan local d'urbanisme de ma commune, et j'observe que les autorités agricoles me demandent toujours plus. Je n'en ferai pas plus. J'ai fait passer la balance de la Ravine Glissante de 60 000 tonnes à 120 000 tonnes en moyenne, j'ai servi La Réunion et je suis en droit d'attendre, sur mon territoire rural sous pression, un juste retour de mes efforts !
Mme Sylvie Le Maire. - Il n'est pas facile d'indiquer où sont les terres cannières sans une carte. La surface agricole utile s'étend sur le pourtour de l'île, puisque plus de 40 % de la surface totale du territoire est occupée par des cirques et des montagnes, en son centre.
La zone Est, qui comprend Sainte-Rose, est en effet très productive. Toutes les zones réunionnaises sont couvertes par l'agriculture, à l'exception peut-être du Port, qui joue toutefois un rôle important de terminal sucrier.
La canne pousse entre le niveau de la mer et 600 ou 700 mètres d'altitude au plus aujourd'hui, car elle exige de l'eau et de la chaleur. De ce point de vue, le bassin Est résiste mieux que le bassin Sud et l'Ouest est protégé, car le basculement des eaux a imposé la protection des terres, grâce aux projets d'intérêt général, les PIG. Les zones les plus fragiles sont le Nord, autour de Saint-Denis, où il ne reste plus grand-chose, et le Sud, très sujet au mitage.
Un rendement de 120 tonnes par hectare, c'est excellent, mais les conditions d'exploitation sont disparates. La production oscille entre 60 tonnes et 120 tonnes à l'hectare, avec une moyenne de 76 tonnes. Les 3 100 exploitations ont chacune un chef qui choisit sa stratégie, ses variétés et son modèle de production. La moyenne globale cache de grandes disparités. En raison de l'urbanisation dans les bas, nous avons perdu les meilleures terres sur lesquelles les rendements atteignaient en moyenne 90 tonnes à l'hectare.
M. Michel Magras, président . - Il y a donc besoin à la fois de terres et d'une amélioration du rendement de la production.
M. Jean-Bernard Gonthier - Je rejoins les propos du sénateur Vergoz. Certaines zones difficiles produisent mieux que d'autres dites faciles. Il faut réfléchir à un plan d'action pour identifier les problèmes des zones fragiles. L'Ouest est en difficulté, il faut y redynamiser le secteur cannier.
Dans le Sud, à proximité des villes, un découragement se fait jour, parce que les meilleures terres sont urbanisées. Monsieur Sorres, président de la Safer, l'a bien expliqué : valoriser un terrain en friche dans les hauts, cela coûte très cher. Le nouveau programme ne nous facilite pas la tâche, de ce point de vue, en raison des conditions posées à l'attribution des aides. Les agriculteurs sont donc en difficulté.
Aujourd'hui, dans les zones difficiles, les producteurs qui n'ont que de petites surfaces n'ont pas d'autre choix que d'essayer d'augmenter les rendements pour vivre de leur terre. Il est urgent de réfléchir à l'urbanisation des terres agricoles dans différentes zones.
M. Michel Vergoz . - Donc, 76 tonnes par hectare, c'est la moyenne officielle de rendement ?
Mme Sylvie Le Maire. - Oui !
M. Michel Vergoz . - Entre 1994 et 1996, période très difficile d'asphyxie de la filière, j'étais président de la commission agricole du département. Nous étions alors à 75 ou 76 tonnes par hectare en moyenne. Depuis lors, pourtant, le plan de modernisation de l'économie sucrière (PMES) a permis de débloquer des dizaines de millions de francs - à l'époque - de fonds européens. Il a été suivi d'un plan de consolidation. Nous avons donc, aujourd'hui, tous les indices pour déclencher l'alerte rouge !
M. Gérard Sorres. - À propos de rendement de la canne, il faudra revoir le document. Je considère qu'une terre irriguée dans les bas qui produit 40 tonnes par hectare est en friche, et que son exploitant n'est pas un agriculteur. Il faut arbitrer !
Nous perdons donc 300 hectares de terre agricole chaque année. À ce rythme, dans cent ans, il ne restera plus un seul hectare agricole sur l'île. Il faut mener une réflexion intense, nous avons besoin de tout le monde pour faire fonctionner les outils et appliquer les règles afin de définir des zones agricoles et des zones constructibles pertinentes. Ce n'est pas sorcier, les gens intelligents doivent se mettre autour d'une table !
Mme Sylvie Le Maire. - On ne peut pas dire que les plans n'ont servi à rien. Aujourd'hui, la production a été stabilisée. L'année dernière, nous avons produit 1,9 million de tonnes de canne. Une partie des terres des bas a été perdue et nous avons reconquis des terres en moyenne altitude. Nous avons également récupéré les zones de l'Ouest, moins productives, grâce au basculement des eaux. Le travail a été mené pour récupérer du potentiel.
À la fin des années 1990, la surface agricole était inférieure à 24 000 hectares. Le basculement a permis la reconquête mais, à l'Ouest, de jeunes agriculteurs se sont installés, le parcellaire n'est pas bien délimité et l'irrigation pose parfois problème. Le potentiel de production est donc plus faible. Il ne me semble pas pertinent de raisonner sur la moyenne à l'échelle de l'île.
M. Michel Magras, président . - La dynamique me semble claire, des terres disparaissent ici, on en récupère là, pour au moins maintenir l'équilibre. Il est toutefois possible aussi de rêver d'un rendement de 120 tonnes à l'hectare partout !
M. Michel Vergoz . - Il n'est pas utopique de viser 90 tonnes. C'était possible hier, cela ne l'est plus. C'est inquiétant !
M. Éric Wuillai . - Monsieur Vergoz, je vous propose de venir en parler avec nous en présence de la Safer. Nous travaillons depuis deux ans avec elle dans l'objectif de remettre des terres en culture. Depuis deux ans, entre Saint-Leu et Saint-Paul, cela a été le cas pour plus 150 hectares. Nous n'avons pas vocation à supprimer les terres agricoles.
M. Michel Vergoz . - J'accepte votre invitation !
M. Éric Wuillai . - Je voudrais évoquer la question du logement intermédiaire. À La Réunion, l'habitat est diversifié. Il s'agit de faire de la ville, avec de la place pour tous, et pas seulement du logement social.
Nous avons subi une modification substantielle des lois de défiscalisation. Le dispositif Pinel a succédé au Duflot et la baisse a été drastique : de 2 500 logements intermédiaires financés par an, nous sommes passés à seulement 450 cette année. Les investisseurs institutionnels étaient auparavant encouragés par la loi Girardin à construire du logement intermédiaire, mais la loi a été modifiée de telle sorte que les sociétés qui dégagent plus de 20 millions d'euros de chiffre d'affaires sans appartenir au secteur productif ne peuvent plus investir dans cette catégorie de logement.
Aujourd'hui, si l'on veut densifier verticalement, seul le secteur social est susceptible de produire de l'habitat collectif. Nous n'arrivons plus à vendre de l'intermédiaire en collectif par manque d'investisseurs. Depuis deux ans, la demande s'oriente vers le lotissement et la maison de ville. Pourtant, dans le logement intermédiaire collectif, le taux de vacance n'est que de 5 %. Il constitue donc bien une réponse possible aux besoins. Certes, le Réunionnais veut sa maison et son lopin, mais l'extension urbaine concernera seulement les gens qui ont les moyens de le payer et le collectif se limitera au logement social.
Nous menons un projet avec 50 logements par hectare au-dessus de l'aéroport, en construisant sur cinq étages, mais nous sommes aujourd'hui en panne car nous ne pouvons plus produire du logement intermédiaire en collectif. Il n'est pourtant pas question de refaire les ZUP des années 1960 avec 100 % de logements sociaux ! Nous avons donc besoin de cohérence dans les aides incitatives en appui des politiques.
Je vous propose d'ouvrir à nouveau la possibilité d'investissement aux investisseurs institutionnels. L'Assemblée nationale a pris en compte nos propositions dans la loi de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer. Le risque, c'est de continuer à favoriser l'étalement urbain. Mais alors, on ne pourra plus nous reprocher de consommer des terres agricoles !
M. Michel Magras, président . - Le Sénat va à son tour examiner le projet de loi de programmation relatif à l'égalité réelle outre-mer. La commission des affaires économiques s'en saisit le 11 janvier. Nous entendons votre demande.
M. Michel Oberlé, délégué de l'association régionale des maîtres d'ouvrage sociaux (Armos) . - regroupe les sept bailleurs sociaux de La Réunion, gérant 70 000 logements sociaux. Nous en construisons 2 à 3 000 par an. J'aborderai trois thématiques. Tout d'abord, nous rencontrons des difficultés majeures pour densifier les terrains constructibles, comme le demandent, à raison, les différents documents d'aménagement. Plusieurs facteurs rendent difficile le passage de la planification à la réalisation, en particulier la fixation des prix par France Domaine. Les terrains urbains coûtent très cher, et les décisions de France Domaine ne reflètent pas les possibilités réelles de constructibilité.
En centre-ville, les prix peuvent atteindre plus de 1 000 euros le mètre carré. Il est très compliqué de lancer une opération de logement social équilibrée sur un terrain de ce prix.
En outre, France Domaine ne tient pas compte de la constructibilité réelle du terrain. Ses agents procèdent par forfait sur les parcelles, sans considération des contraintes architecturales, par exemple la proximité d'un site protégé ou des obligations des plans de prévention des risques (PPR). Les niveaux de constructibilité théoriques contenus dans les PLU ne sont donc pas réalisés. Certains élus, qui autorisent des constructions de trois ou quatre étages dans leurs plans, nous demandent même ensuite de n'en construire qu'un seul.
Ensuite, le protocole de préfiguration du plan logement outre-mer a été signé en 2015 à La Réunion. Cette année-là, toutefois, le montant issu de la LBU attribué à La Réunion a été réduit de 20 millions d'euros. Je m'interroge donc sur la réalité de ce plan.
Enfin, vous m'interrogiez sur les effets de la loi Letchimy. Celle-ci concernait d'abord la résorption de l'habitat insalubre. À La Réunion, tous les grands bidonvilles urbains ont été démantelés dans les années 1980 et 1990. Ce succès a été obtenu grâce à l'intelligence collective des collectivités, de l'administration et des opérateurs, qui ont travaillé ensemble. Cette loi ne nous a donc pas beaucoup apporté.
M. Michel Magras, président . - Merci des renseignements que vous nous avez transmis durant ce débat de qualité. Il est agréable, grâce à la technologie, de nous trouver chaque jour dans une nouvelle région du monde !
Mercredi 1er février
2017
Audition en visioconférence des acteurs publics de la
Guadeloupe
M. Michel Magras, président . - Nous poursuivons aujourd'hui et demain une série d'auditions sur le troisième et dernier volet de notre étude sur le foncier, consacré aux conflits d'usage et aux outils de planification. Après avoir dialogué en fin d'année dernière avec la Guyane et La Réunion, nous reprenons le fil de nos visioconférences avec la Guadeloupe, la Polynésie française ce soir et Mayotte demain matin. Nous allons donc effectuer une visite dans chacun des trois océans en moins de 24 heures, ce qui constitue une belle performance et nous permet d'entrer en contact direct avec les acteurs locaux afin d'apprécier au mieux les différentes stratégies territoriales et les contraintes spécifiques de chaque collectivité.
Je salue donc nos interlocuteurs de Guadeloupe qui se sont rendus disponibles pour notre bonne information.
Nous procéderons en deux temps :
- la première séquence sera centrée sur l'intervention des acteurs publics, avec les représentants du conseil régional, de l'établissement public foncier, de l'association des maires, du conseil d'architecture, d'urbanisme et d'environnement et de l'agence des cinquante pas géométriques ;
- la seconde séquence réunira les acteurs socioéconomiques dont l'activité dépend étroitement du foncier mobilisable, avec des représentants du Medef et de la CGPME, de la chambre d'agriculture et de la chambre de commerce et d'industrie des îles de Guadeloupe.
M. Camille Pelage, vice-président du conseil régional, président de la Commission de l'aménagement du territoire . - Le schéma d'aménagement régional (SAR) de Guadeloupe date de 2011. Nous en sommes donc à notre sixième année d'exercice. Nous avons la volonté, au cours de cette mandature, d'évaluer le SAR en discutant étroitement avec nos partenaires, notamment les communautés d'agglomérations et de communes sur les difficultés que pose sa mise en oeuvre. Un document en particulier nous interpelle : le schéma de mise en valeur de la mer (SMVM) qui doit être conforme mais qui ne correspond pas forcément aux attentes de la Guadeloupe en matière d'économie bleue.
M. Jean-Marie Hubert, vice-président du conseil régional, président de la Commission de l'agriculture, du foncier et du développement rural . - Il est vrai que le foncier doit être préservé. Comment mettre cette volonté en acte ? La Guadeloupe possède 64 000 hectares de foncier agricole pour une surface agricole utile (SAU) de 31 000 hectares. Sur vingt ans, en moyenne, 100 à 200 hectares sont perdus chaque année. Il fallait arrêter l'hémorragie.
Afin d'éviter toute spéculation, dès 1983 fut entreprise une réforme foncière sur les 14 000 hectares de terres sucrières. Des groupements fonciers agricoles (GFA) ont été créés dans les bassins de Guadeloupe où se trouvaient les entreprises sucrières. Ce premier élément d'une politique de préservation du foncier agricole a permis, dans un premier temps, l'installation de 952 agriculteurs sur 9 000 hectares. Actuellement, à cause du chlordécone, 752 agriculteurs sont installés sur 8 000 hectares. Le deuxième élément qui a favorisé la préservation des terres agricoles fut la constitution d'une commission départementale de consommation des espaces agricoles (CDCEA), dont le champ de compétences a été élargi aux espaces naturels et à la forêt par la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt du 13 octobre 2014. La CDCEA est devenue la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Ses décisions sont opposables aux communes. Le processus de compensation qu'elle gère repose sur le principe qu'un hectare de terres agricoles déclassé doit être remplacé par un hectare de terres non agricoles reclassé en agricole. En conséquence, la SAU est stable désormais, autour de 31 000 hectares.
Notre axe de travail est aujourd'hui la reconquête des terres en friche. Environ 10 000 hectares de terres agricoles sont soit insuffisamment cultivées, soit pas du tout. Nous souhaitons pouvoir les mettre à disposition de jeunes agriculteurs, alors que 400 d'entre eux sont en attente de terrains.
Mme Myriam Roch-Bergopsom, directrice de l'agence des cinquante pas géométriques de Guadeloupe . - L'articulation de l'action de l'agence des cinquante pas avec celle de l'EPF de Guadeloupe est simple car l'EPF n'intervient pas dans la zone des pages géométriques (ZPG). Les communes ne versent pas de contribution financière car les terrains sont mis à disposition gracieusement. La prise en compte des plans de prévention des risques (PPR) est un enjeu très important dans la ZPG. La loi n° 2015-1268 du 14 octobre 2015 d'actualisation du droit des outre-mer a introduit la notion de menace grave pour la vie humaine. Des études ont été commandées au BRGM pour en préciser le contenu, notamment sur 6 secteurs prioritaires en Guadeloupe.
Pour dresser le bilan de la loi n° 2011-725 du 23 juin 2011 portant dispositions particulières relatives aux quartiers d'habitat informel et à la lutte contre l'habitat indigne dans les départements et régions d'outre-mer, dite loi Letchimy, je dirais qu'elle est surtout très peu mise en oeuvre en Guadeloupe. Un seul plan de lutte dans l'intercommunalité du Sud Basse-Terre est en cours d'étude. La possibilité de mettre en place un dispositif de résorption de l'habitat spontané (RHS) est très peu prise en compte par la DEAL qui n'en voit pas l'intérêt. Nous trouvons, au contraire, que ce dispositif est particulièrement adapté au regard des taux d'insalubrité dans la ZPG. L'article 6 de la loi Letchimy sur l'indemnisation n'est jamais mis en oeuvre. L'agence, en partenariat avec la ville de Petit-Bourg et la communauté d'agglomération du Nord-Basse-Terre développe un outil dédié qui permettrait de mutualiser des fonds (LBU, fonds européens notamment) pour réaliser des actions de résorption de l'habitat insalubre ciblées dans la ZPG.
Mme Corinne Vingataramin, directrice de l'établissement public foncier (EPF) de Guadeloupe . - L'EPF résulte d'une initiative prise par la région en 2010 dans le prolongement de l'élaboration du SAR. La création effective de l'EPF est une traduction opérationnelle du SAR qui reflète la prise de conscience du caractère déterminant de la contrainte foncière pour le développement de la Guadeloupe. Le champ d'action de l'EPF couvre tout le territoire à l'exception d'une commune. Ses ressources financières proviennent de la taxe spéciale d'équipement (TSE), qui assure 6 millions d'euros par an, et des remboursements des communes sur les achats de terrain. Ses ressources humaines se résument à une petite équipe de dix personnes qui se répartissent trois secteurs : l'ingénierie foncière et les acquisitions judiciaires ; la prospective, la stratégie foncière et les acquisitions amiables ; les fonctions support (ressources humaines, comptabilité et gestion du patrimoine).
L'EPF de Guadeloupe est opérationnel depuis 2013. Il a réalisé une quarantaine d'acquisitions pour environ 10 millions d'euros dans le but de réaliser des zones d'activité économique ou des équipements publics. Une évolution de ses thématiques d'intervention l'amène à agir de plus en plus dans le domaine de l'habitat. Il achète pour le compte des communes des terrains pour la réalisation de logements sociaux ou intermédiaires pour favoriser la mixité sociale. Il n'intervient pas directement dans la ZPG mais lorsque se pose la question de la relocalisation de familles occupantes du littoral menacées par des risques naturels (aggravation des phénomènes climatiques, relèvement du niveau de la mer), une coordination devient nécessaire entre l'EPF et l'agence des cinquante pas géométriques. D'autres collaborations sont menées avec la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), d'une part, parce que cette dernière dispose de foncier constructible, d'autre part, pour mener à bien des projets de compensation agricole visant à réduire l'impact de l'urbanisation.
Les communes de Guadeloupe possèdent très peu de foncier. Le peu qu'elles détiennent est souvent occupé de manière irrégulière. Le droit de préemption n'est traditionnellement pas utilisé par les communs. Il est de plus en plus subdélégué à l'EPF qui y recourt de façon croissante. L'expropriation sur les grands projets d'infrastructure est très peu utilisée par les communes.
Le suivi et l'appréhension des marchés fonciers et immobiliers est délicate car nous ne disposons que de très peu de données en l'absence d'un observatoire du foncier qui pourrait consolider l'information disponible sur plusieurs années. L'EPF s'attaque précisément à ce chantier mais se heurte au caractère lacunaire des données de la direction générale des Finances publiques (DGFiP) métropolitaine qui sont peu ou mal renseignées. Il y a donc tout un travail préalable pour rendre les bases de données plus fiables. Nous espérons être opérationnels d'ici cinq ans. Néanmoins, je suis en mesure de vous dessiner quelques grandes tendances d'évolution : une spéculation foncière et immobilière s'est développée à partir des années 1980 avant que les prix ne se stabilisent depuis trois ans et continuent à stagner.
M. Jack Sainsily, directeur du conseil d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) . - La Guadeloupe ne dispose d'aucune véritable agence d'urbanisme au service du territoire et des collectivités. Elle aurait pu, dans le cadre de son action, mettre en place un observatoire susceptible de répondre à nombre de questions qui se posent aujourd'hui. Le PLU-I imposé par la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU) entre en application à compter du 27 mars prochain si les communes n'ont pas transmis la compétence aux intercommunalités. Il n'est pas adapté à notre territoire. Nous n'avons pas de communautés de 200 ou 400 communes. Toutefois, nous pouvons considérer que nos communes, avec leurs gros quartiers appelés ici « sections », sont en train de réaliser un PLU-I. La nécessité de passer aux schémas de cohérence territoriale (SCoT) s'imposera d'elle-même sur un territoire exigu et insulaire dans lequel les questions d'aménagement - par exemple les trames vertes et bleues - dépassent les frontières communales. Certains dogmes passés - non écrits - des services de l'État subsistent et empêchent de tirer parti des dernières innovations. Je prendrai l'exemple du passage du zonage plan d'occupation des sols (POS) au zonage plan local d'urbanisme (PLU). Malgré les simplifications portées par le modèle du PLU, notamment la distinction de seulement trois catégories d'usage (terrains naturels, agricoles, constructibles), on s'accroche dans les faits à des subdivisions héritées du modèle de l'ancien POS. J'y vois le résultat d'une doctrine des services de l'État ambiguë. Le territoire est mité à cause de l'absence de police effective depuis plus de trente ans. Les zones ND sont ainsi bien souvent plus habitées que naturelles ou agricoles ; c'est une réalité de terrain et les maires ont beaucoup de difficulté à statuer. Un mot en conclusion sur la CDPENAF qui adopte encore une vision trop comptable des terrains agricoles et des compensations, qui ne permet pas de dégager une vraie stratégie de développement durable.
M. Yvon Combes, premier vice-président de l'Association des maires de Guadeloupe . - Les communes ont pris dans l'ensemble des délibérations pour se faire accompagner techniquement par des organismes experts comme l'EPF ou le CAUE. Les maires ont malgré tout des difficultés pour faire avancer le chantier des PLU. Ils sont malheureusement confrontés à des occupations illicites et à une squattérisation rampante. Le chevauchement des compétences entre les différents acteurs (DEAL, Office national des forêts (ONF), département, région,...) ne facilite guère la résolution du problème. Il faut articuler tous les moyens disponibles de façon claire et efficace pour que chacun assume les responsabilités qui lui appartiennent en propre. Les élus ont la volonté de travailler avec les différents partenaires.
M. Camille Pelage . - On ne peut s'extraire du contexte économique difficile, avec un taux de chômage de 25 %, - et de plus de 60 % pour les jeunes de moins de 25 ans - pour traiter ces questions. À cela s'ajoute le fait que la Guadeloupe est l'un des départements français les plus violents. Cela pèse évidemment. En ce qui concerne proprement le conseil régional, il est clair que nous devons encore travailler pour faire coïncider nos ambitions de développement et l'instrument de planification stratégique qu'est le SAR. Nous devrons aussi gérer à moyen terme le transfert de la ZPG et de l'agence des cinquante pas que doit nous céder l'État. La gestion de la ZPG nous renvoie à la question générale des moyens opérationnels dont nous pouvons disposer pour mener des actions de concertation, d'indemnisation et de coercition qui permettront de faire cesser les occupations illégales et procéder aux régularisations. Quel intérêt peut avoir une personne à régulariser sa situation et comment peut-on l'y obliger ? Au bout de la troisième ou de la quatrième génération, on se retrouve avec un terrain agricole complètement mité. Ces situations sont très difficiles à gérer par les communes, voire même à l'échelon régional.
M. Antoine Karam, rapporteur . - Pourriez-vous préciser le processus de transfert des terres cannières dans les années 1980 et le fonctionnement des groupements fonciers agricoles (GFA)?
M. Jean-Marie Hubert . - Lors du démantèlement de l'industrie cannière, s'est posée la question du faire-valoir direct des usiniers. Il fallait trouver une parade pour éviter la spéculation et l'urbanisation sur 14 000 hectares de terres agricoles. Les précédentes réformes foncières réalisées en 1966 ou en 1972 avaient favorisé la spéculation foncière et l'urbanisation. Dans le cadre des GFA, le foncier reste indivis entre les bénéficiaires d'une attribution foncière sur la base d'une surface minimale d'installation qui était à l'époque d'environ 16 hectares, à hauteur de 40 %, et une société foncière associant l'État - via le Crédit agricole -, la société d'épargne foncière agricole de la Guadeloupe (SEFAG), la Safer et le conseil départemental, qui conserve 60 % du bien. La gouvernance est telle que chaque actionnaire ne détient qu'une seule voix. Lorsqu'un attributaire de foncier quitte un lot, il revient au GFA de choisir un nouvel exploitant.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Vous avez évoqué le travail que menaient en commun l'EPF et la Safer. Pourriez-vous détailler plus avant ce point précis ?
Mme Corinne Vingataramin . - La Safer disposait de réserves importantes en zones urbaines et en zones d'urbanisation future. C'est pourquoi l'EPF s'est rapproché d'elle afin d'utiliser au mieux ces terrains pour réaliser des projets communaux ou intercommunaux. Nous avons commencé à Sainte-Rose et continuerons sur tout le territoire de la Guadeloupe. Il ne s'agit pas d'acquérir de manière systématique mais lorsque cela est nécessaire.
En outre, pour les grands projets d'infrastructure, lorsque l'établissement public est sollicité et lorsque des terres agricoles sont consommées, nous n'avons pas de commission départementale d'aménagement foncier mais nous avons opté pour une commission ad hoc et la Safer nous aide à déterminer des mesures de compensation adéquates en trouvant des terres agricoles à louer d'une superficie et d'une valeur équivalentes à celles qui doivent être réaffectées pour les besoins du projet.
Enfin, nous oeuvrons avec la DRAAF et la Safer en faveur de la reconquête des terres incultes. Nous espérons que cela portera des fruits. Il existe déjà une mesure coercitive pour obliger le propriétaire à remettre en culture des terrains qu'il laisse en friche ou à les vendre.
M. Jean-Marie Hubert . - Il y avait plusieurs volets dans la réforme foncière. Auparavant existait le statut du colonat, consistant à payer une taxe de 15 % lors de la livraison de la canne. Il fallait favoriser le remembrement, mais nous avons posé la problématique de l'agriculture de subsistance. Ainsi, des lots jardin couvrant 2 000 m 2 de terres ont été distribués, ainsi que des lots d'habitat de 1 000 m 2 pour que les agriculteurs ne soient pas trop éloignés de leur exploitation. Aujourd'hui, en portefeuille Safer, il reste environ 1 600 hectares de terre de la réforme foncière. Sur ces 1 600 hectares, il y a environ 1 200 hectares qui sont agricoles ; le différentiel est en forêt et en habitat.
M. Camille Pelage . - Pour réaliser de grands projets sur déclaration d'utilité publique, il est absolument nécessaire d'anticiper afin de régler en amont le problème majeur de l'indivision qui peut allonger considérablement les délais de procédure.
M. Michel Magras, président . - J'ai bien compris que la démarche normale consiste à privilégier la DUP mais qu'il est plutôt rare d'aller jusqu'à l'expropriation.
M. Camille Pelage . - C'est très rare.
M. Maurice Antiste . - Avez-vous rencontré des difficultés dans la mise en place de l'EPF ? Quelles sont ses relations avec les sociétés d'HLM ?
Mme Corinne Vingataramin . - La mise en place d'un EPF relève de l'exploit puisqu'il nécessite l'accord des collectivités parties prenantes sur les statuts, le périmètre, etc. Ces difficultés sont liées à la loi elle-même !
Le logement social représente environ 40 % des interventions de l'EPF. Les bailleurs sociaux ont pour tradition de s'atteler eux-mêmes à la recherche d'opportunités foncières. Progressivement, nous essayons de les convaincre de s'adresser à l'EPF. L'objectif de l'EPF est de fournir 70% à 80 % des terrains des opérations de logements sociaux ou intermédiaires en Guadeloupe. Les espaces urbanisés sont très peu attractifs pour les bailleurs sociaux car le foncier est cher et l'indivision prégnante, de telle sorte que les terrains sont difficilement mobilisables. De plus, les installations de chantiers y sont coûteuses. C'est pourquoi l'EPF peut se montrer utile. Il peut et veut aider les bailleurs sociaux en produisant du foncier qu'il leur revend moins cher contre des engagements de leur part en matière de développement durable et de qualité de l'architecture et de l'habitat. Deux projets visant à inciter les bailleurs sociaux à reconquérir les centres urbains sont en cours de réalisation. Dans le cadre du plan logement outre-mer, nous avons pris un certain nombre d'engagements sur le recensement des logements vacants, les dents creuses, la mise à disposition de foncier pour les bailleurs sociaux.
M. Michel Magras, président . - Comment surmonter le handicap que représente la nature archipélagique de la Guadeloupe ?
Comment appréciez-vous l'action des services de l'État en matière de foncier et de logement ? Des progrès dans la coordination de tous les acteurs intervenant en ce domaine vous semblent-ils souhaitables et réalisables ?
M. Camille Pelage . - Je viens de Marie-Galante. Je sais que la contrainte archipélagique nous pose un vrai défi. Nous devons réfléchir collectivement aux voies et moyens de construire un avenir pour la Guadeloupe avec toutes ses îles. Certes le bras de mer qui nous sépare est une source de surcoûts mais la diversité des îles démultiplie aussi les atouts de la Guadeloupe.
Un tiers de la surface des communes de Marie-Galante se situe dans la ZPG. Je sais combien ce problème est épineux. Pour le régler durablement, il faut passer de l'injonction régalienne à la concertation républicaine. La solution ne pourra qu'être construite en commun par tous les partenaires, y compris l'État. Le conseil régional a une ambition, il développe des outils, il souhaite voir renforcer en conséquence son rôle de pilote de l'aménagement. Nous avons besoin d'un espace de liberté : qu'on nous laisse les coudées franches !
Mme Corinne Vingataramin . - Permettez-moi quelques remarques supplémentaires pour illustrer un point central qui n'est apparu qu'en filigrane : dans les aspects de la politique foncière, nous nous heurtons au manque de financement. Existait naguère une agence d'urbanisme en Guadeloupe. Elle a disparu en 1999 à cause de difficultés financières. La possibilité de créer un GIP pour la reconstitution des titres de propriété me paraît une piste intéressante pour apurer l'indivision, mais qui le prendra à sa charge ? Nous pâtissons de l'absence d'un observatoire du foncier. Les communes ne veulent pas se retrouver seules face aux aménageurs, y compris les SEM. Il manque un intermédiaire. Tout cela nécessite des moyens.
M. Camille Pelage . - En théorie, et d'un point de vue strictement juridique, les collectivités sont compétentes et maîtresses de leur politique d'aménagement, chacune à leur niveau. Le conseil régional élabore le SAR, les intercommunalités des PLU-I ou des SCoT et les communes des PLU. En pratique, l'exercice de leurs missions est fortement contraint par les prescriptions des services de l'État, si bien que les documents d'urbanisme tendent à être des copies conformes. Un dialogue renouvelé est nécessaire pour faire passer les ambitions des territoires et pour trouver davantage de moyens au service des acteurs en prise avec les besoins de la population. Il faut que nous puissions avoir un dialogue d'égal à égal. Comment pourrions-nous disposer de plus de moyens d'action pour répondre aux demandes, dans un contexte de fort chômage ? Nous avons évoqué le fonds régional d'aménagement foncier et urbain (FRAFU), notamment sur le financement du logement. Nous endossons une responsabilité sans avoir réellement la main sur les décisions et leurs conséquences.
M. Thierry Abelli, trésorier général adjoint de l'Association des maires de la Guadeloupe . - Toutes les propositions de réforme doivent aller dans le sens de la clarification, de la simplification et du renforcement des compétences, soit du conseil régional, soit des communes, le niveau intercommunal n'étant pas satisfaisant ici. Le niveau régional est souvent un bon échelon pour des problèmes plus globaux. Trop souvent, nous sommes dans la confrontation et la tension avec les services de l'État qui peuvent gêner les projets d'aménagement. Tout dépend en réalité des personnes plus que des institutions.
M. Michel Magras, président . - Il me revient de conclure en vous remerciant pour ces échanges passionnants, qui nous rappellent l'importance de la différenciation territoriale et de l'expérimentation locale.
Mercredi 1er février
2017
Audition en visioconférence des acteurs économiques
de la Guadeloupe
M. Michel Magras, président . - Nous recevons maintenant les représentants des acteurs économiques de la Guadeloupe. Mesdames, Messieurs, nous vous remercions d'avoir accepté d'étoffer notre connaissance sur les problématiques foncières auxquelles sont confrontées les entreprises et les différents secteurs économiques.
Permettez-moi de saluer en particulier Monsieur Dominique Vian qui a pendant plusieurs années oeuvré en faveur des outre-mer au cabinet du président du Sénat, Gérard Larcher, et que nous avons toujours plaisir à retrouver.
Aussi, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé, je vous propose qu'un représentant de chaque instance centre son propos liminaire sur les points essentiels afin que nous puissions ensuite vous poser des questions.
M. Patrick. Sellin, président de la chambre d'agriculture de la Guadeloupe . - L'exiguïté du territoire, la prééminence accordée à l'habitat individuel et au transport, la pression urbaine, l'absence de visibilité sur les domaines d'intervention, les procédures de défrichement et d'utilisation du domaine public sont autant d'obstacles à la mobilisation du foncier pour l'agriculture et l'élevage. Compte tenu des différences de topographie entre nos différentes communes, les zones d'aménagement concerté (ZAC) sont développées autour des bourgs. Certaines communes peuvent limiter la pression urbaine en adaptant les équipements publics en fonction du développement de la population et des flux migratoires des travailleurs qui souhaitent se rapprocher de leur lieu d'activité.
Le facteur juridique pèse lourd : il explique les dents creuses dans les zones urbaines, mais l'indivision se manifeste autant dans les zones agricoles que dans les bourgs. Le prix du foncier agricole, entre 0,35 et 0,95 €, est surévalué par les propriétaires. L'absence d'accompagnement financier et l'absence de statut du fermage sont également des freins à l'installation des jeunes agriculteurs. Les zones exposées aux risques naturels sont systématiquement reversées en zone P (potentiellement agronomiques) dans les PLU.
La SAU représente entre 33 000 et 35 000 hectares. Toute diminution est préjudiciable au développement agricole du territoire.
Un de nos objectifs est de produire 100 000 tonnes de banane sur 2 000 hectares.
Notre plan de relance de l'élevage a pour but une augmentation du cheptel. Nous étions à plus de 60 000 têtes. Aujourd'hui, nous en avons un peu moins de 50 000.
Nous soutenons la diversification. Elle permet de valoriser le foncier et porte sur de petites exploitations où le sarclage mécanique et le recours aux plantes de couverture sont plus aisés. Autrement dit, elle constitue un des vecteurs de la transition agroécologique.
Le marché foncier est étroit. L'accès au foncier est limité pour les jeunes agriculteurs. Une charte de mise en oeuvre de la revalorisation des terres agricoles disponibles a été signée par l'État, la région, le département et la chambre d'agriculture. Quelque 9 000 hectares de terres répertoriés devraient être mis en production et permettre le développement agricole du territoire et l'installation de jeunes dont 450 attendent des terres.
La commission départementale des affaires foncières est mise en place. La CDPENAF donne de très bons résultats depuis deux ans. Chaque année, plus de mille hectares de terre sortaient du monde agricole pour être urbanisées. Aujourd'hui, dans le cadre du PLU, la CDPENAF peut s'autosaisir et les documents sont soumis à une procédure d'avis conforme. On constate une diminution des pertes de terrains agricoles à l'urbanisation. Nous nous en félicitons.
Nous avons quatre propositions à formuler : encourager les propriétaires à mettre en valeur leurs terres en leur ouvrant le bénéfice d'avantages fiscaux, développer les relations de confiance entre bailleurs et locataires agricoles, faciliter les sorties d'indivision qui reste pour nous un gros problème - nous avons répertorié 9 000 hectares concernés - et mettre en valeur des espaces touristiques forestiers.
Depuis la mise en place de la réforme foncière, les groupements fonciers agricoles (GFA) ont permis de sauvegarder le foncier agricole. Les 38 groupes que nous gérons rassemblent 750 exploitants inscrits dans une dynamique pérenne.
M. Dominique Vian, délégué général du comité de liaison Medef - Union des entreprises de la Guadeloupe . - La vision des entreprises rejoint celle du monde agricole. Les surfaces sont très contraintes. La question foncière est importante. Pour créer de l'activité économique et des emplois, il est besoin non seulement de foncier quantitativement mais également d'une fluidité dans l'utilisation de cette denrée rare. Nous sommes confrontés à un problème de gouvernance : qui gouverne la question foncière dans nos espaces insulaires ? Le tissu économique de la Guadeloupe est constitué essentiellement de PME : 85 % des entreprises comptent moins de 10 salariés ; elles ne peuvent pas maîtriser toutes les compétences.
Depuis sept ans, le secteur agricole a perdu 1 800 emplois. Parallèlement, les importations augmentaient et l'autonomie alimentaire s'affaiblissait sérieusement. Je ne parle pas des grandes productions d'exportation - la banane, le rhum - qui se portent bien malgré les freins de Bruxelles. Nous nous désespérons de ne pouvoir atteindre une production de 100 000 tonnes de banane. Nous sommes en capacité de les produire. Rien que là ce sont 7 000 emplois qui sont bloqués. Nous pourrions aller plus loin dans l'autosuffisance alimentaire.
Le secteur du BTP est sinistré par la perte de 3 500 emplois. Le plan Logement outre-mer a été décliné dans un accord régional rassemblant un très grand nombre de partenaires, ce qui nous renvoie à nouveau au problème de la gouvernance du dispositif. N'y a-t-il pas là une atomisation de la gouvernance ? Ce qui est frappant dans ce plan logement, c'est qu'on évoque les règles, le cadre, les partenariats, mais à aucun moment la gouvernance. Nous sommes des îles et l'une de nos richesses repose sur le développement du tourisme. Il y a juste un problème pour le domaine public maritime. On ne sait pas qui gère les bords de mer. Que cela soit pour gérer les dents creuses, pour préparer le transfert de la ZPG aux collectivités, pour coordonner et simplifier la superposition d'agences et de statuts divers, la gouvernance fait toujours défaut. Les terres vacantes indivises se voient littéralement dans les chancres qui poussent dans les espaces urbains et la brousse qui se répand dans les espaces agricoles. Face à cela, quelle gouvernance claire, d'abord au niveau de l'État ? Voilà la question fondamentale. La décentralisation a pour but de parvenir à cette clarification de la gouvernance en contrant les risques d'atomisation.
M. Matthias Bini, chef du département économie, aménagement du territoire à la chambre de commerce et d'industrie de la Guadeloupe . - Nous avons le même message à transmettre que le Medef et la chambre d'agriculture. Le marché foncier est très limité et ses possibilités d'extension sont faibles, d'où des prix relativement élevés. Quelques progrès ont été réalisés mais ils restent limités. Le pôle urbain constitué autour de Pointe-à-Pitre, des Abymes et du Gosier atteint une taille et une densité assurant le bénéfice d'externalités positives aux entreprises qui s'y installent, notamment en zones franches. Cette demande forte renchérit les prix du foncier et de l'immobilier dans l'agglomération. Ces prix élevés, conjugués à la tertiarisation de l'économie, provoquent en retour une évolution de la géographie économique de la Guadeloupe : les centres urbains sont de plus en plus délaissés au profit des périphéries.
Des bâtiments à haute qualité environnementale (HQE) ont été construits.
L'offre de logement social doit s'adapter aux évolutions de la société. Les projections démographiques de l'INSEE sont relativement pessimistes ; à l'horizon 2030-2040, on sait que le nombre de ménages ne comptant qu'une seule personne va croître. On estime que 15 000 logements sont vétustes dont 3 500 pour Pointe-à-Pitre et 3 500 pour Les Abymes.
Mme Marie-France Thibus, présidente de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises de Guadeloupe (CPME) . - Vous avez choisi un sujet d'étude particulièrement important. Dans le domaine agricole, le foncier destiné à l'agriculture et à l'élevage est de plus en plus contraint en raison de la conjonction de la pression de l'urbanisation, de la mise hors-jeu des terres concernées par le plan chlordécone, d'indivisions généralisées sans que les collectivités soient en mesure de trouver des solutions. En outre, les espaces consacrés aux activités industrielles et commerciales sont saturés au profit du logement social. Les terrains ont des prix d'achat inexplicables (200 ou 300 euros du mètre carré) et inatteignables pour les petits chefs d'entreprise. La main est laissée aux investisseurs déjà nantis qui construisent des immeubles, des entrepôts et autres équipements, qui ne sont pas non plus à la portée des petites et moyennes entreprises.
La commission départementale des valeurs locatives des locaux professionnels (CDVLLP) s'est réunie, sans que nous y soyons représentés, pour établir la base des valeurs locatives des locaux professionnels qui sert au calcul des taxes. Or, ces taxes ont pratiquement doublé : une révision de la base foncière est nécessaire pour permettre aux chefs d'entreprise d'être plus à l'aise dans leurs fonctions et de développer leurs affaires.
Il est essentiel de penser à la jeunesse pour l'intégrer dans le monde économique. Souvent, elle ne dispose pas des moyens suffisants pour acquérir des terrains. Ne serait-il pas possible de leur concéder les terrains qui sont en friche ?
La question de la gouvernance foncière se pose à l'évidence.
M. Dominique Vian . - Il faut revenir aux fondamentaux et reconnaître des possibilités d'adaptation et d'innovation pour tenir compte des contraintes et des caractéristiques propres des outre-mer. Bien souvent, le problème ne vient pas de la loi, ni même du décret, mais de la circulaire d'application générale, parfaitement uniforme, qui tombe de l'Hexagone et qui exonère les échelons déconcentrés de leurs responsabilités. Même dans les collectivités régies par l'article 73 de la Constitution, je ne suis pas partisan d'une application automatique des circulaires générales. Une vraie réflexion doit être menée sur l'application différenciée des textes d'application.
La dernière réforme territoriale a ajouté une strate. Cela peut avoir du sens de forcer la création d'une communauté d'agglomérations avec 380 communes en Ardèche mais dans nos départements d'outre-mer, on a rarement plus de 26 communes. Est-il nécessaire de rendre cette strate obligatoire ?
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Quels sont les prix de vente moyens des terrains sur le marché guadeloupéen ? Où en est le plan de développement de l'élevage en Guadeloupe ? Quelles sont vos orientations de politique forestière ?
M. Patrick Sellin . - Les prix oscillent entre 0,35 euro/m 2 et 0,95 euro/m 2 . Dans la ZAC des Abymes, les terrains se revendent entre 150 euros/m 2 et 300 euros/m 2 . L'argument des promoteurs est simple : il ne faut pas que l'opération soit déficitaire.
Les différentes filières d'élevage se sont structurées mais cela n'a pas eu les résultats escomptés. Ainsi, malgré la structuration de la filière bovine, la baisse de production passée de 84 000 à 45 000 têtes est très importante. Le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) n'a pas toujours joué son rôle. Un plan de relance de la filière bovine est devenu nécessaire. Quelque 9 537 hectares sont en herbe. Il faut optimiser la rentabilité de l'élevage. Les périodes de sécheresse imposent un rationnement de l'alimentation des animaux. La filière des volailles consomme, en revanche, peu de foncier. Il convient de noter que l'élevage porcin local couvre 95 % des besoins du territoire.
Les forêts couvrent 79 000 hectares. Il n'existe pas vraiment de politique forestière. Nous nous orientons moins vers le développement de l'exploitation du bois en tant que tel, à cause de l'absence d'essences intéressantes, mais davantage vers les cultures associées comme la vanille, le café et le cacao.
M. Philippe Chaulet, président du comité de liaison Medef - Union des entreprises de la Guadeloupe . - Dans la zone industrielle (ZI) de Jarry, les prix montent au moins jusqu'à 500 euros/m 2 . Notre souci principal pour développer la culture du café réside dans l'opposition du Parc national de Guadeloupe à toute coupe d'arbre. Si nous n'obtenons pas cette autorisation, nous ne pourrons pas produire. En général, dans le dossier foncier comme dans d'autres, la superposition des autorités et des responsabilités est préjudiciable à la fois pour la lisibilité des actions et pour la prise de décision.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Le principe d'une étude transversale sur le foncier, en lien avec le développement économique, s'est imposé à notre délégation. Nous cherchons à identifier tous les points de blocage et à proposer des solutions pour les régler. Monsieur Vian, compte tenu de votre expérience, avez-vous d'autres propositions à nous suggérer pour sortir de cet imbroglio de la gouvernance ? Dans le cadre de nos précédents rapports, nous avons fait preuve d'innovation. Ainsi, pour Mayotte, nous avons proposé la création d'une Commission de l'urgence foncière afin de sortir de la problématique de l'indivision de la ZPG. Même si nous n'avons pas été intégralement suivis lors du débat sur le projet de loi Égalité réelle dans les outre-mer, cette proposition a été partiellement reprise. Comme le disait le président Michel Magras, nos rapports sont assez souvent suivis d'effets.
M. Dominique Vian . - Vous portez une énorme responsabilité à l'égard de Mayotte. Vous devez faire en deux ou trois décades ce que d'autres départements ont mis quelques siècles à réaliser. Mayotte, de collectivité à statut de type départemental, doit passer à l'état de 101 e département et rejoindre l'égalité réelle. Vous avez la chance de pouvoir éviter les erreurs qui ont été commises et de proposer de bonnes choses. Même si le terme n'est pas explicite, notre projet visait l'égalité économique réelle. La complexité de l'action publique croît chaque jour. Les agences et autres commissions indépendantes se multiplient et s'apparentent à une nouvelle hydre. C'est pourquoi nous devons revenir aux fondamentaux : l'action publique doit s'appuyer sur une chaîne de décision et de responsabilité claire. Nous avons conscience au Medef que l'outre-mer est une formidable richesse pour la France. Chaque outre-mer est un cas particulier. Tout est affaire de gouvernance.
M. Michel Magras, président . - J'entends votre message sur la gouvernance, le choc de simplification et l'inadaptation des circulaires.
Nous vous remercions chacun d'avoir porté votre pierre à l'édifice de notre étude sur le foncier. Notre rapport pourra ainsi prendre toute la mesure des particularités de la Guadeloupe en la matière.
Mercredi 1er février
2017
Audition en visioconférence des acteurs publics de la
Polynésie française
M. Michel Magras, président . - Mes chers collègues, après la Guadeloupe il y a à peine quelques heures, nous changeons d'océan et poursuivons les auditions sur le troisième et dernier volet de notre étude sur le foncier, consacré aux conflits d'usage et aux outils de planification, par la Polynésie française.
Je salue nos interlocuteurs polynésiens et remercie chaleureusement les membres du gouvernement et le représentant des communes de s'être rendus disponibles pour notre bonne information. Il nous importe en effet d'aller au contact des réalités territoriales pour apprécier correctement la diversité des situations et nous sommes d'autant plus sensibles à votre présence que les dégâts causés par les phénomènes climatiques de ces derniers jours ont dû vous mobiliser ainsi que vos services. Nous saisissons l'occasion de cet entretien pour exprimer à la population polynésienne toute notre sympathie dans l'épreuve qu'elle traverse.
Pour revenir aux contingences de notre visioconférence, je rappelle que nous entendrons, dans une seconde séquence, les acteurs économiques.
M. Jean-Christophe Bouissou, ministre en charge du logement, de l'urbanisme et de l'aménagement . - Au nom du Président Fritch et de l'ensemble du Gouvernement de Polynésie française, je vous adresse nos salutations et vous remercie d'avoir pris l'initiative de cet échange sur les questions foncières et d'aménagement. Comme vous l'avez rappelé, la Polynésie a été durement touchée par les fortes pluies des 21 et 22 janvier. Nous avions peu connu par le passé une situation aussi cataclysmique et je vous remercie de la sympathie et du soutien que vous avez manifestés à l'égard de notre population. À la faveur de la redistribution récente des portefeuilles au sein du Gouvernement de Polynésie française, je suis responsable du logement, de l'urbanisme et de l'aménagement. Je suis accompagné de Madame Nicole Bouteau, nommée ministre du tourisme et des transports aériens internationaux, en charge des relations avec l'Assemblée de la Polynésie française, de Monsieur Tearii Alpha qui était précédemment ministre du logement et qui est désormais ministre chargé du développement des économies primaires, tout en conservant le portefeuille des affaires foncières et du domaine, et de Monsieur Luc Faatau, ministre de l'équipement.
L'élaboration du schéma d'aménagement et de gestion des espaces (SAGE) figure parmi vos préoccupations. Par le passé, nous avons tenté à plusieurs reprises d'y procéder. J'étais déjà ministre de l'urbanisme et du logement à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Nous avions rencontré beaucoup de difficultés. Les tentatives suivantes n'avaient pas non plus abouti. C'est la dernière modification de la loi organique qui nous a finalement imposé l'élaboration du SAGE. Nous avons en conséquence, après un appel d'offres, confié récemment à l'Institut d'aménagement et d'urbanisme la tâche de nous conseiller et accompagner dans cette tâche. Le calendrier est assez contraint. Les études nécessaires doivent être réalisées en 2017 et les conclusions présentant différents scénarii doivent être présentées en fin d'année pour permettre un vote sur le texte portant création du SAGE à l'Assemblée de Polynésie française début 2018.
M. Tearii Alpha, ministre chargé du développement des économies primaires, des affaires foncières et du domaine . - Nous devons passer d'une gestion du Domaine du Pays orientée vers des usages sociaux à une gestion destinée à sa valorisation. La direction des affaires foncières reste le service stratégique pour le suivi de notre patrimoine. L'harmonisation des outils de planification est un point crucial. Le cadastre est achevé à 99 % et nous nous lançons d'ores et déjà dans son actualisation, notamment sur les lais de mer. Nous nous emparons du dossier de la définition du trait de côte pour régler les conflits d'usage entre rivage et lagon. La planification globale inscrite dans le SAGE recevra l'appui d'un système d'information géographique (SIG) multi-usages. Vous nous avez interrogés sur l'expropriation. Nous réfléchissons à l'introduction de nouvelles règles pour permettre le désenclavement des vallées dans les îles hautes. Elles prévoiraient la création de servitudes de développement sur propriétés privées dans un but d'intérêt général et figureraient dans une future loi de pays. Vous avez suivi les étapes de la création du tribunal foncier. Les derniers décrets nécessaires à son installation doivent être publiés sous peu. Nous prévoyons parallèlement les modifications requises du code de procédure civile polynésien.
Mme Nicole Bouteau, ministre du tourisme et des transports aériens internationaux, en charge des relations avec l'Assemblée de la Polynésie française . - Les enjeux fonciers, d'aménagement et de planification sont importants pour le développement touristique. La prégnance de l'indivision constitue incontestablement, vous le savez, un frein. Certains sites posent des problèmes d'aménagement pour des activités de services, notamment touristiques. Je prends l'exemple du développement des randonnées aux Marquises ou sur Tahiti : comment faire lorsque les chemins doivent être tracés sur des terrains privés, indivis de surcroît ? Une évolution des textes pour nous permettre d'intervenir paraît nécessaire. Sur les domaines que nous maîtrisons, nous avons différentes façons d'intervenir. Nous pouvons mettre à disposition les parcelles qui appartiennent au pays et sont affectées au service du tourisme. Je peux vous donner l'exemple du musée James Norman Hall dans la commune d'Arue. C'est une convention de mise à disposition avec une association. Des autorisations d'occupation du Domaine du Pays sont délivrées, avec une distinction selon qu'elles durent moins ou plus de trois mois. En règle générale, tant que les acteurs privés peuvent assurer la gestion et animer eux-mêmes les sites, nous préférons ne pas intervenir et les laisser gérer.
M. Cyril Tetuanui, président du Syndicat pour la promotion des communes de Polynésie française . - Les communes polynésiennes souffrent clairement d'une insuffisante maîtrise de leur foncier. La situation des propriétés publiques n'est pas toujours très claire et certaines communes ne savent pas en telle ou telle occasion si elles sont propriétaires d'un terrain donné. La plupart des communes n'ont pas mis en oeuvre leur droit de préemption faute de disposer de ressources financières suffisantes alors que les prix du foncier sont très élevés. Les plans de prévention des risques (PPR) établis par le Pays et par l'État sont perçus par les communes comme des contraintes imposées verticalement. Certains espaces y sont classés comme dangereux et inconstructibles, quand bien même ils seraient habités depuis des générations. Or, sans assise foncière, les communes sont démunies pour répondre à la nécessité de déplacer des installations publiques ou de reloger la population pour se conformer à ces prescriptions.
La contrainte archipélagique qui pèse fortement sur les politiques publiques ne peut être ignorée. Elle nous demande collectivement une grande capacité d'adaptation à l'émiettement du territoire de la Polynésie française ; elle nous appelle à redoubler d'inventivité.
Mme Lorna Oputu, vice-présidente du Syndicat pour la promotion des communes de Polynésie française . - Les communes existant avant la réforme organique de 2011 pâtissent d'une incertitude sur la composition de leur domaine public, selon qu'un transfert a eu lieu ou pas. Beaucoup de communes des Tuamotu n'ont pas de domaine public. Dans l'agglomération de Papeete, Punaauia n'a pas de domaine constitué. Actuellement, une affaire de revendication foncière sur des terrains affectés à la commune pour établir son cimetière est portée devant les tribunaux. Le juge des référés a repoussé la requête mais l'affaire sera jugée au fond. Il existe un problème réel sur la validité du transfert car Punaauia n'a pas de domaine public initial. À Mahina, de même, des ayants droit sont venus présenter des tomite - titres initiaux de propriété - pour contester à la commune la propriété d'un terrain où se situe une école. La commission de conciliation en matière foncière est saisie du dossier.
Comment les communes, qui ne savent pas exactement de quoi elles sont propriétaires, peuvent-elles participer au développement économique et touristique et exercer leurs compétences ? Le processus d'affectation prévoit un transfert de propriété par arrêté du Conseil des ministres de Polynésie française. Sa validité est limitée à trois ans, de telle sorte que, passé ce délai, si la commune n'a réalisé aucun projet, le transfert devient caduc et la parcelle revient au Pays. Un terme pour qualifier ce processus : la frustration. On nous donne et on nous reprend si nous n'avons pas les moyens de mettre en oeuvre les compétences données par le statut. Les données financières transmises par le Pays nous interpellent : nous voudrions savoir quelles superficies représentent les parcelles affectées à des communes qui ont été retournées au Pays passé le délai de trois ans, faute de valorisation. Un travail collectif associant les communes et le Pays doit être mené. Il faut commencer par déterminer le domaine public de chaque commune. Peut-être pourrions-nous utiliser l'article 175 de la loi organique pour solliciter l'avis du Conseil d'État sur la délimitation du domaine des quarante-huit communes de la Polynésie française.
M. Tearii Alpha . - Vous pouvez nous aider en intervenant auprès du Haut-commissaire mais je voudrais tempérer les propos précédents, à la fois comme ministre et comme maire. Tous les arrêtés d'affectation ne reprennent pas un délai de trois ans pour mettre en valeur les parcelles. Sur la période 2014, 2015 et 2016, ce sont déjà 300 hectares qui ont été affectés aux communes, soit conditionnellement, soit définitivement. Cela représente en trois ans 10 milliards de francs CFP. Le domaine représente environ 20 % des terres de Polynésie. Jamais aucun projet d'intérêt général porté par une commune n'a été bloqué par le Pays. Nous nous prononçons en opportunité mais personne n'a encore demandé de l'assise foncière pour de l'assise foncière. Il est vrai que dans les gouvernements précédents des considérations politiciennes ont peut-être interféré. Aujourd'hui, nous n'attendons pas des années pour répondre aux maires.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Dans quelle mesure l'innovation technologique peut-elle faciliter les politiques d'aménagement et résoudre en partie le défi de l'émiettement ? Comment peut-elle participer à l'obligation d'inventivité qu'évoquait le président du SPCPF ?
M. Cyril Tetuanui . - Les progrès de la technologie offrent certainement des opportunités nouvelles face à des questions très complexes. Les tavana sont habiles et persévérants. Ils ne peuvent pour autant pas tout résoudre. Leur souhait principal, c'est de gagner en liberté d'action, et pour cela, il faut que les communes soient propriétaires du foncier avec toute la sécurité juridique qu'elles peuvent légitimement attendre.
Mme Lorna Oputu . - C'est bien la question de la libre administration des collectivités qui se pose à travers la constitution des domaines communaux. Faute de réserves foncières, comment les collectivités pourraient-elles librement s'administrer ? On a constitué des communautés de communes aux Marquises ; pourtant, les communes ne disposent toujours pas de domaine propre.
M. Jean-Christophe Bouissou . - Nous accordons une grande attention au désenclavement, qui demeure un souci prégnant. L'élaboration du SAGE nous amène à approfondir notre réflexion. Beaucoup d'efforts ont été consentis pour les aéroports et les aérodromes. Nous disposons aujourd'hui de 50 aéroports. La continuité numérique n'est pas oubliée : un câble sera bientôt tiré depuis Tahiti pour rejoindre les Marquises et les Tuamotu. Nous ferons dans un deuxième temps la relation avec les Australes. La dispersion des populations est une difficulté fondamentale.
Sur la question des domaines communaux, pour avoir été au gouvernement depuis les années 1990, il me faut dire que toute demande d'affectation ou de transfert demandée par les maires pour le développement des archipels et des communes est généralement accordée, même s'il est vrai que l'affectation nécessite la réalisation d'un projet. Notre souhait est que les archipels viennent à concevoir leur propre programme de développement économique et social. Notre souhait est d'accompagner ce développement par des mises à disposition de terrains. Le ministre du domaine l'a dit précédemment : les transferts donnent toute la propriété aux communes. Notre souhait est que les communes puissent disposer de foncier.
Nous ne pouvons pas empêcher les revendications foncières. L'histoire de l'application du code civil dans les différents archipels et ses conséquences sur la structure de la propriété foncière en Polynésie ne peuvent pas être effacées. Nous faisons avec ce passé. Aux Tuamotu par exemple, les propriétaires coutumiers ne se sont pas fait systématiquement connaître des autorités coloniales au cours des opérations de revendication de terres. Un certain nombre de terres non revendiquées sont aujourd'hui gérées par le Pays. Il est clair que ces terres « présumées domaniales » ont vocation à retourner à leur propriétaire identifié ou à être affectées aux communes. Je prends l'exemple de Fakarava qui a souhaité se voir affecter des terrains pour poursuivre son développement touristique : nous avons rendu une réponse favorable à la demande du maire.
M. Michel Magras, président . - Madame Lorna Oputu a évoqué la situation particulière des Marquises, seul territoire de la Polynésie française à disposer d'une zone des cinquante pas géométriques (ZPG). Comment est organisée la gestion de celle-ci ? L'un d'entre vous vient de déclarer que ce n'est pas la Polynésie qui a la main sur la propriété publique des communes. Serait-ce l'État ?
M. Tearii Alpha . - La procédure d'affectation a été mise en place en 2011-2012 pour les quatre dernières communes pour lesquelles a été constitué un domaine communal. L'État - le Haut-commissariat avec les services de France domaine - a travaillé sur le contenu des arrêtés. Chaque projet d'arrêté est validé en Conseil des ministres puis par une délibération de l'Assemblée. Pour des raisons techniques, notamment parce que l'État disposait des archives nécessaires, le Haut-commissariat a piloté le dossier mais c'est la Polynésie, à travers l'Assemblée, qui vote définitivement les décisions relatives au patrimoine communal.
J'en viens à une composante particulière du Domaine : la ZPG des Marquises dont le régime, comme vous le savez, est spécifique. Elle représente 4 900 hectares relevant de la compétence du Conseil des ministres. Les maires respectent le principe de non-occupation, moyennant quelques dérogations et affectations qui leur ont été concédées. Elle est préservée à 90 %. Ainsi gérée, la ZPG constitue une protection bienvenue face aux risques naturels.
Mme Gisèle Jourda . - Pourriez-vous nous apporter des précisions sur vos projets de désenclavement des vallées et d'investissement sur des terrains privés dans un but d'intérêt général ?
M. Tearii Alpha . - Le projet de loi de pays sera présenté d'ici deux mois. Il autorisera le Pays à investir pour désenclaver certaines zones en traversant des terrains privés. Prenons l'exemple de Tahiti ou de Moorea où la population est concentrée sur le littoral et les vallées de l'intérieur moins exploitées. La résolution des problèmes d'indivision est une première étape nécessaire. Elle peut se faire soit en adoptant un mode de gestion collective du bien, tel que la fiducie, encore très nouvelle et peu utilisée, soit en sortant de l'indivision par un partage amiable ou judiciaire. Dans le deuxième cas, le Pays s'engage à prendre en charge les frais afférents (frais de transcription, honoraires des notaires et des géomètres-experts). Une fois que l'indivision n'est plus un problème, des terrains deviennent disponibles, mais le problème est alors qu'ils sont enclavés. L'intérêt public permettant de justifier des « servitudes de développement » peut être justifié de multiples façons, par la présence de ressources en eau ou d'un monument culturel comme un marae par exemple. L'intérêt de notre dispositif est d'éviter l'expropriation pour faciliter la gestion de la convergence des usages. Cette loi du pays nous semble être la seule solution alternative à des expropriations massives, qui seraient de toute façon impraticables.
M. Luc Faatau, ministre de l'équipement . - Notre politique d'équipement se heurte également à l'indisponibilité foncière. Les intempéries violentes que nous subissons nous amènent à intensifier encore notre action, notamment le long des cours d'eau dans une zone de 25 à 30 mètres de part et d'autre. La création de nouvelles dessertes routières est malaisée. Ainsi, la construction de la route du Sud pose beaucoup de problèmes car nous ne maîtrisons encore que 40 % de l'emprise foncière nécessaire. En revanche, l'essentiel des gros travaux aériens est déjà réalisé, à moins que ne soit prise la décision d'installer un aéroport à Rapa. Le maire nous a adressé une demande en ce sens. C'est une grande surprise pour nous car la population de Rapa était jusqu'à présent très attachée à son isolement. Nous sommes toutefois d'accord pour désenclaver l'île, ne serait-ce que pour permettre les évacuations sanitaires.
M. Michel Magras, président . - Nous avions rencontré le maire de Rapa lors de notre mission en Polynésie française l'année dernière. Il nous avait expliqué le régime particulier de tenure foncière en vigueur dans l'île sous l'autorité du Conseil des anciens. Nous avions eu le sentiment que la population préférait conserver ce mode de gestion traditionnel des terres, quitte à subir les effets de l'isolement. Nous prenons acte de cette évolution.
M. Jean-Christophe Bouissou . - Les risques naturels représentent partout une contrainte forte. Il nous faut à la fois gérer les éboulements et les glissements de terrain sur les îles hautes, ainsi que les crues de rivière, mais aussi la montée accélérée des océans alors que l'urbanisation s'étale sur le bord de mer. Les PPR sont nécessaires pour porter un diagnostic global et proposer des mesures appropriées mais je comprends aussi combien ils peuvent compliquer l'action des communes.
Mme Lorna Oputu . - Un certain nombre de projets innovants mériteraient de voir le jour en tenant compte du fait que notre pays est plus fait d'océan que de terre. Je pense à des bateaux collectant les déchets d'île en île pour réaliser des économies sur les centres d'enfouissement techniques qui, par ailleurs, risquent de polluer les lentilles d'eau ou les nappes phréatiques. Des bateaux médicalisés permettraient également d'améliorer l'accès aux soins dans les archipels.
M. Michel Magras, président . - Je vous remercie de ces échanges qui enrichiront une nouvelle fois les travaux de la délégation. Maururuu !
Mercredi 1er février
2017
Audition en visioconférence des acteurs
économiques
de la Polynésie française
M. Michel Magras, président . - Je remercie les représentations patronales, les professions du notariat et des géomètres-experts, ainsi que du secteur de l'hôtellerie de la Polynésie française d'avoir répondu à notre sollicitation. Mesdames, Messieurs, nous vous remercions d'avoir accepté d'étoffer notre connaissance de la situation des acteurs économiques confrontés directement aux conflits d'usage et aux enjeux de la planification foncière. Nous cherchons à recueillir des données très concrètes émaillées d'exemples qui pourront illustrer notre analyse.
Me Michel Bruggmann, président de la chambre des notaires . - Merci de nous avoir sollicités. L'indivision, comme vous le savez, est le noeud de la question foncière. Le phénomène se complique. Il est impossible d'envisager de régler à l'amiable ces situations complexes. Un texte est en préparation mais il n'est pas si facile de sortir de l'indivision.
Par ailleurs, la mise en valeur des terres se heurte au défaut d'établissement de routes de pénétration, si bien qu'une multitude de plateaux demeurent inexploités et inhabités à l'intérieur des îles hautes, ne serait-ce qu'à Tahiti même. Pour le développement de l'agriculture, la disponibilité foncière n'est pas le seul problème ; il manque aussi des bras.
La situation n'est pas tout à fait la même dans tous les archipels même si la question foncière est un problème général. Aux Tuamotu, on ne se pose pas toujours de question et cela se passe relativement correctement.
L'activité touristique est essentielle. Bora Bora reste l'île la plus prisée avec un coefficient de remplissage des hôtels proche de 90 %.
M. Olivier Kressmann, président du Mouvement des entreprises de France (Medef) de Polynésie française . - Pour le monde des entreprises en général, qu'il s'agisse de l'agriculture, de l'hôtellerie ou de l'industrie, l'absence de schéma d'aménagement global est très pénalisante. Les entreprises attendent un SAGE qui s'imposera aux plans généraux d'aménagement (PGA) pour gagner en visibilité et en lisibilité à long terme. Nous espérons donc que le processus d'élaboration du SAGE aboutira rapidement. Nous savons que le Gouvernement de la Polynésie s'y emploie.
Dans les archipels comme à Tahiti, les bords de mer sont saturés et privatisés, la protection d'une ZPG n'existant qu'aux Marquises. La croissance du secteur touristique nécessite de faciliter l'accès à la mer.
La presqu'île de Tahiti est historiquement un lieu dédié à l'agriculture ; elle subit aujourd'hui une la pression d'une urbanisation sauvage.
Les PGA sont soit inexistants, soit pas assez définis pour être pertinents. Il paraît essentiel de parvenir à définir clairement des zones de développement urbain, rural et industriel. Nous nous heurtons également à certaines législations métropolitaines très strictes qui posent problème dans des îles ne disposant que de faibles surfaces globales de foncier et d'un émiettement en parcelles très exiguës.
M. Christophe Plée, membre de la confédération des petites et moyennes entreprises (CGPME) de Polynésie française . - La maîtrise et la gestion du foncier constituent un vrai problème pour les PME polynésiennes. Il est indispensable que soient produits le SAGE et les PGA qui doivent s'y conformer.
Les maires n'ont pas encore la culture de réserver du foncier pour les entreprises afin de stimuler l'activité et de créer des emplois. Le foncier est très cher et n'est pas forcément disponible pour les entreprises ; d'autant plus que les besoins des particuliers passent d'abord. Certains maires de Polynésie y viennent. Je pense par exemple à la commune d'Arue qui souhaite dédier des terrains pour permettre le développement des PME sur son sol.
À la suite d'une réunion avec le ministre de l'économie et de l'industrie, une commission à laquelle le Medef et la CGPME participent se constitue pour dégager du foncier sur le domaine du Pays. Il existe, en effet, du foncier dormant en Polynésie appartenant au Pays. Une loi de pays devrait voir le jour pour permettre la conclusion de baux emphytéotiques sur le domaine du Pays.
Le problème de l'indivision, que vous connaissez, est prégnant un peu partout.
L'ensemble de ces facteurs fait du foncier une denrée rare. Sans une mobilisation plus active, il restera difficile dans les années à venir de développer le tourisme et les services en général.
Mme Mélinda Doom-Bodin, présidente de la Fédération de la petite hôtellerie et du logement chez l'habitant . - J'interviens au nom des petites pensions de famille. Le tourisme demeure le parent pauvre de toutes les instances de décision. L'indivision est un énorme problème non seulement pour la construction de pensions de famille mais aussi pour l'accès aux sites touristiques. À Tahiti, 95 % de ces derniers se situent sur des terrains appartenant à des propriétaires privés, sans que soit jamais prévu de servitude de passage ni d'aménagement ou de chemin d'accès. Même l'accès aux Trois cascades par exemple est privé. Nous avons donc besoin de l'accord du propriétaire. Je peux vous citer l'exemple d'un propriétaire qui a ouvert au public son jardin d'eau. Cela dépend uniquement de lui et il peut changer d'avis. Nous pensons qu'il faut parvenir à des solutions plus pérennes, qui dépendent moins de la bonne volonté des uns ou des autres. C'est ainsi que les Polynésiens pourraient tous s'ouvrir à un tourisme plus large.
M. Christophe Winter, président de l'Ordre des géomètres-experts fonciers et des géomètres-topographes . - L'indivision demeure un point de fixation. L'aménagement des terrains privilégie systématiquement l'habitat. Comme il n'existe pas de culture du logement collectif, cela aboutit au morcellement des terrains et à une consommation d'espace si importante qu'il ne reste plus assez de terrains pour l'agriculture ou d'autres activités économiques. Dans les archipels éloignés, l'indivision est en partie compensée par l'existence de terrains domaniaux qui peuvent être mis à disposition.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - La Polynésie n'échappe pas à la problématique de la cherté de la vie, et notamment en matière de denrées agricoles. Pourriez-vous nous indiquer la part des importations dans l'alimentation ?
M. Olivier Kressmann . - La part des importations dans l'alimentation de la population dépasse les 90 %.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - C'est une des conséquences de la raréfaction des terres agricoles.
M. Christophe Plée . - Tubuai est historiquement le grenier de la Polynésie française. La production locale n'arrive pas à subvenir aux besoins de la population. Il faut relever que, protégées, les productions locales sont plus chères que les importations. Les producteurs de tomates polynésiens bénéficient ainsi d'un système de quotas et leur production est achetée en priorité, si bien qu'ils sont en position de fixer les prix et gagnent bien leur vie ! L'agriculture est clairement le parent pauvre des politiques publiques en Polynésie française. J'irai jusqu'à dire qu'on fait surtout semblant en distribuant des subventions sans véritable politique agricole structurée. L'agriculture de subsistance demeure un sujet complexe.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Quels devraient être les principaux axes d'un plan stratégique de développement agricole ? Admettons que la propriété foncière soit stabilisée, comment assurer la desserte des parcelles, quelle que soit leur destination (habitat, agriculture, tourisme, etc.) ? Pouvez-vous nous indiquer le prix du foncier agricole ?
M. Michel Delgrossi, syndic de la chambre des notaires . - En tant que notaires, nous ne constatons que relativement peu de mutations. Généralement elles ne concernent que de petites surfaces. Dans ces conditions, il est très difficile d'estimer la valeur du foncier agricole. Sur Tahiti, elle pourrait avoisiner les 10 euros le mètre carré, mais l'échantillon n'est pas significatif. Il n'y a, en fait, pas de marché du foncier agricole justifiant la création d'une société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer). Dans les zones définies comme agricoles, il n'y a pas d'exploitation. Attend-on qu'elles deviennent urbanisables ? Le prix du foncier est tiré vers le haut par l'urbanisation. Les gens cherchent du terrain à bâtir. Avec les changements de mode de vie et la décohabitation des familles, on en vient à des lotissements sur des parcelles de plus en plus étroites. Beaucoup de terrains ne sont plus disponibles pour des projets économiques, qui ne trouvent plus à s'installer que dans des zones difficiles d'accès.
M. Michel Magras, président . - Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur des prix des terrains à bâtir ?
M. Michel Delgrossi . - Par exemple, à Moorea, un terrain à bâtir se vend autour de 80 euros le mètre carré côté montagne et 100 euros, côté mer, voire davantage selon les sites. Mais nous ne vendons que peu de surface car la population n'a pas les moyens d'acheter des terrains et de construire dessus.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Moorea connaît-elle plus de ventes de terrains agricoles ?
M. Michel Delgrossi . - Il est vrai que l'agriculture est plus vivace à Moorea où est implanté un lycée agricole réputé. Néanmoins, il ne s'y déroule que peu de mutations sur du foncier agricole et il n'existe pas plus qu'ailleurs de marché foncier agricole.
M. Christophe Plée . - N'est-ce pas aussi la conséquence de l'absence à la fois de filières structurées et d'un plan stratégique à 20 ans ?
M. Michel Delgrossi . - Il n'est pas besoin de beaucoup de foncier pour produire des tomates, qui sont ici comme ailleurs cultivées en hydroponie dans les grandes serres que l'on croise le long des routes. À Tubuai ou à Raiatea, on trouve encore beaucoup de parcelles cultivées mais il s'agit essentiellement d'une agriculture de subsistance ou de vente de proximité.
Me Bernard Bruggmann . - Les grands propriétaires terriens refusent de louer leurs terres aux agriculteurs car le régime des baux ruraux est inadapté. Les loyers, sont, en effet, modiques et les occupants indélogeables.
M. Olivier Kressmann . - Il faut également dire qu'à Tahiti la priorité fut donnée au logement des personnes venant travailler pour le centre d'expérimentation du Pacifique (CEP). On a été au plus facile en construisant sur les terres agricoles de la presqu'île et en faisant le choix d'importer. Les projets industriels ou touristiques qui attireront beaucoup de monde sur la Polynésie demanderont à l'avenir d'avoir moins recours à l'importation et davantage à la production locale. L'absence de PGA conduit à une urbanisation désordonnée.
M. Bruno Jouvin, directeur associé du bureau d'études Pae Tai Pae Uta . - En tant que bureau d'études environnement et aménagement, je confirme qu'il n'y a pas de PGA, pas de zonage sur la presqu'île de Tahiti. Le grenier de Tahiti se fait ainsi grignoter par l'urbanisation.
M. Michel Delgrossi . - Il faut aussi considérer que les jeunes ne sont pas attirés par ces carrières.
M. Christophe Plée . - Depuis 25 ans, qu'a fait le ministère de l'agriculture polynésien ?
M. Michel Magras, président . - Pour résumer vos propos, nous pourrions dire que le potentiel foncier existe, que des terrains agricoles peuvent être trouvés, mais qu'il y a plusieurs difficultés : l'indivision, le désenclavement, l'absence de planification, de stratégie et de volonté politique de développer l'agriculture.
Mme Gisèle Jourda . - Compte tenu des difficultés liées à l'enclavement, comment vous êtes-vous organisés pour les circuits touristiques entre les différentes structures hôtelières ou chez l'habitant ? Pouvez-vous utiliser l'autoroute de l'Internet ?
Mme Mélinda Doom-Bodin . - Dans les îles de la Société et quelques îles des Tuamotu qui sont les plus touristiques et les plus visitées, la connexion à Internet fonctionne. Ailleurs, ce n'est pas du tout le cas.
Les Polynésiens s'entendent entre eux et acceptent le passage sur leur terrain de touristes. On laisse faire le plus souvent, mais pas toujours. Dans certains cas, dans plusieurs vallées des Marquises par exemple, on ferme l'accès et on veut faire payer le passage aux tenanciers de pensions de famille considérés comme les « riches » de l'île. Sur Moorea et les Îles-sous-le-vent, où l'économie est plus dynamique, on constate aussi que l'accès aux sites touristiques est parfois freiné.
M. Bruno Jouvin . - Le problème vient de ce que les routes sont tracées sur des terrains privés, même à Raiatea où les trois quarts de la route de ceinture sont sur des terrains privés. À Ua Pou aux Marquises, les propriétaires se sont opposés à la réfection de la route. Il faut donc créer dans les PGA des emprises réservées pour récupérer la voirie.
Aujourd'hui, dans une vallée comme la Punaruu, une première partie, plus industrielle a été aménagée, mais pas la suite. La route est parfois privée, parfois fermée, ce qui constitue un frein au développement économique. Cela aboutit à ne pas valoriser certains terrains.
M. Michel Delgrossi . - Depuis dix ans, tout le monde s'est mis d'accord au plan juridique sur le constat, les causes, voire les solutions, y compris la modification de règles métropolitaines. L'indivision peut être gérée différemment mais le noeud du problème reste encore et toujours l'identification des indivisaires. Le partage judiciaire n'est pas une fin en soi car des modes traditionnels de gestion du foncier sont préservés. Il me semble que le plus judicieux serait de recommencer une procédure analogue à la campagne de revendication de la fin du XIX e siècle avec des outils modernes qui éviteraient certains travers du passé. Il faudrait commencer par l'identification la plus complète possible des ayants droit, en liaison avec les géomètres qui fixeraient les limites géographiques des terres. De cette façon, nous disposerions d'une base foncière assainie. À partir de cela, il serait possible de modifier ce qui doit l'être dans le droit positif local en matière de gestion de l'indivision. En métropole, une indivision peut concerner une dizaine de personnes. Ici, ce sont plusieurs centaines de personnes. Bien sûr se poseront toujours en aval des difficultés dues par exemple à l'unanimité exigée pour des actes tels que baux ruraux et baux commerciaux. Il ne faut pas attendre que tout vienne du tribunal foncier. Une solution pourrait être de s'inspirer de ce qui a été fait en Corse, avec la création d'un groupement d'intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété (GIRTEC) qui a aidé cette reconstitution et la mise en place du cadastre et des généalogies. Ne nous privons pas de l'expérience d'autres pays de notre environnement régional, comme la Nouvelle-Zélande pour progresser.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur . - Dans notre deuxième volet sur le foncier, nous avons émis des préconisations qui vont dans le sens que vous venez d'indiquer. Il faudra par ailleurs régler le problème de compétence entre le Gouvernement de la Polynésie française et l'État en matière d'indivision.
M. Michel Magras, président . - Au nom de la délégation, je vous remercie pour votre participation à ces échanges. Nous restons à votre écoute pour toute autre proposition que vous voudrez bien formuler par écrit.
Jeudi 2 février
2017
Audition en visioconférence des acteurs publics de
Mayotte
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Je dois tout d'abord excuser le président Michel Magras, qui est requis à l'Assemblée nationale pour une réunion préparatoire à la commission mixte paritaire, en sa qualité de rapporteur pour avis sur le projet de loi de programmation relatif à l'égalité réelle outre-mer.
Après la Guadeloupe et la Polynésie hier, nous achevons avec Mayotte notre cycle d'auditions par visioconférence sur le troisième volet de notre étude sur le foncier traitant des conflits d'usage et des outils de planification.
Comme à chaque étape, nous allons procéder en deux séquences afin d'apprécier au mieux les stratégies territoriales et les contraintes spécifiques qui s'imposent aux acteurs et secteurs économiques. Nous échangerons d'abord avec des représentants du Département de Mayotte, de l'Association des maires, et des membres de la direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL).
Mme Raïssa Andhum, troisième vice-présidente, chargée de l'aménagement et du développement durable, du conseil départemental de Mayotte . - Permettez-moi de vous remercier pour l'intérêt et l'attention que vous portez à la question foncière à Mayotte. Je tiens particulièrement à remercier mon cher ami et compatriote, le sénateur Thani Mohamed Soilihi, d'avoir porté ce dossier aussi loin.
Cette question foncière constitue en effet un enjeu pour notre territoire. Elle est au centre des préoccupations de tous les Mahorais parce qu'elle touche à un ressort fondamental de leurs traditions de fort attachement à la terre et qu'elle renvoie aussi aux coutumes et aux droits d'usage, aux pratiques d'appropriation, à la tradition orale.
À Mayotte comme ailleurs dans les outre-mer français, la question foncière constitue aussi un enjeu politique, social et économique majeur, parce qu'elle constitue la matière première indispensable à la définition même des politiques de développement.
On constate depuis plusieurs décennies de multiples contraintes : ces derniers temps, l'insécurité foncière a atteint son paroxysme, bloquant la mise en oeuvre des stratégies de développement de l'île. Un climat de grande tension règne au sein de la population locale, avec la multiplication des conflits liés au foncier, devenu un véritable fléau social. L'insécurité foncière affecte également la mise en place de la fiscalité directe locale de droit commun, pourtant indispensable pour asseoir durablement l'autonomie de gestion de nos différentes collectivités.
Je me limiterai ici à évoquer la mise en place de l'établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte, l'Epfam, et plus particulièrement celle de sa gouvernance.
Auparavant, je voudrais saisir cette occasion pour saluer l'excellent travail réalisé par la Délégation sénatoriale sur la problématique foncière en outre-mer. Son rapport d'information met en exergue les singularités de nos différents territoires ultramarins et dresse un diagnostic sans concession de la situation foncière à Mayotte, tout en prônant la prise en compte des aspects culturels de la question foncière.
Les propositions formulées dans ce rapport ont été accueillies très favorablement par les élus du conseil départemental. Nous espérons qu'elles seront prises en compte par le Gouvernement et qu'elles trouveront rapidement une traduction opérationnelle.
J'en reviens à la création d'un établissement public foncier à Mayotte. Il s'agit d'une attente forte des élus depuis déjà plus d'une dizaine d'années. Nous sommes convaincus que cet outil permettra une plus grande liberté d'action, au bénéfice des collectivités mahoraises, au sens où il permettra une mutualisation des moyens pour une action foncière efficace et concertée au service des politiques d'aménagement locales.
Cette volonté des élus maintes fois réaffirmée a été confirmée par une délibération du conseil général du 15 février 2010 validant ainsi le principe de la création d'un établissement foncier local, à l'image de ce qui a été fait à La Réunion en 2002, auquel serait notamment adjointe une compétence en aménagement. Dans l'esprit des élus de Mayotte, il s'agissait bien évidemment de créer une structure foncière sous un statut le plus fédérateur possible, grâce à laquelle s'affirmeraient fortement une volonté politique et la visée de l'intérêt général.
Cela devait se traduire par la mise en place d'un opérateur chargé, pour le compte de ses membres ou de toute personne publique, de réaliser des acquisitions foncières afin, d'une part, de constituer des réserves foncières, d'autre part, de permettre la réalisation des opérations d'aménagement.
Le deuxième message que je souhaite faire passer aujourd'hui concerne la gouvernance de cet établissement public foncier et d'aménagement qui vient d'être créé et la faible place accordée aux élus locaux dans la prise de décision et la direction stratégique.
En juin 2011, une mission conduite à l'initiative de la DEAL et confiée au directeur général de l'établissement public foncier d'Île-de-France recommandait la création d'un établissement public foncier d'État au lieu d'un établissement public foncier local, contrairement à ce qui avait été préconisé par les élus dans leur délibération de 2010. Après les conclusions de cette mission intervenait en avril 2012 une mission de préfiguration de l'établissement public foncier d'État. Cette démarche a eu pour effet de rendre nuls et non avenus les travaux engagés depuis plusieurs mois par le département en vue de la création d'un établissement public foncier local. Par la suite, la loi du 14 octobre 2015 d'actualisation du droit des outre-mer a créé officiellement un établissement public foncier d'État.
Il est à rappeler que, non seulement les élus de Mayotte n'ont pas été associés en amont à la création de cet établissement public d'État, mais surtout, que sa gouvernance dans sa configuration actuelle ne permet pas la participation active des élus du département dans la prise de décision et la direction stratégique. En effet, l'État conserve l'essentiel des pouvoirs au sein du conseil d'administration, même si sa composition est paritaire entre l'État et les collectivités de Mayotte.
En dehors de la sous-représentation des élus du département au sein du conseil d'administration de cette institution, l'autre aspect qui illustre le mieux ce déséquilibre concerne la nomination du président.
Contrairement à l'établissement public foncier d'aménagement de la Guyane (Epag), dont le président est élu par ses pairs au sein du conseil d'administration, le président du conseil d'administration de l'Epfam est nommé par décret parmi les représentants de l'État qui siègent en son sein.
Compte tenu du poids du Département de Mayotte, qui cumule à la fois les compétences d'un département et celles d'une région, et de sa qualité de propriétaire de l'essentiel du patrimoine foncier sur le territoire, les élus ont adopté à l'unanimité une motion à l'adresse du Gouvernement. Celle-ci porte sur la nécessité de mettre en place au sein de l'Epfam une gouvernance partenariale transparente, équilibrée, et au plus près des réalités locales.
Le conseil départemental, en tant qu'assemblée majeure du territoire, devrait logiquement prendre la tête de la gouvernance de cette organisation sans que cela mette en cause les prérogatives de l'État sur la nomination de son directeur, comme cela est le cas dans les autres établissements publics d'État.
Je voudrais ici rappeler que la question de la gouvernance de l'Epag a toujours été un sujet de crispation entre l'État et les élus guyanais. Le désaccord résidait dans la nomination statutaire par l'État du président du conseil d'administration, ensuite dans la nomination du directeur. Cette situation avait fini par paralyser le fonctionnement de l'établissement en raison de la difficulté à réunir le conseil d'administration, parce que les élus récusaient la mainmise de l'État sur cette institution. Or, c'est ce mode de gouvernance controversé, qui n'a pas fonctionné en Guyane, qui est aujourd'hui proposé pour l'Epfam. Pourtant, en Guyane, cette gouvernance pouvait se justifier par le fait que le patrimoine foncier de l'État représentait plus de 90 % du territoire guyanais, alors qu'à Mayotte il ne pèse que 13,1 %, le département détenant 43,6 % des terres.
M. Saïd Omar Oili, président de l'Association des maires de Mayotte . - Je précise que je suis maire de Dzaoudzi-Labattoir. La présidente Andhum a tout dit et a parlé au nom de l'ensemble des élus de Mayotte.
Effectivement, nous rencontrons énormément de problèmes pour mener des opérations d'investissement, car nos communes ne disposent pas de foncier. Dans nos plans locaux d'urbanisme (PLU), nous n'avons pas beaucoup de réserves foncières pour mener à bien des projets d'envergure. Toute politique publique, ici à Mayotte, se trouve coincée en raison de la non-résolution de la problématique foncière. Par exemple, les communes ne peuvent émarger aux fonds européens tout simplement parce qu'elles n'ont pas de foncier en propre, condition pour qu'un dossier soit instruit.
L'autre problème sur lequel je veux insister, c'est qu'il faut tenir compte de nos us et coutumes. Il ne faut pas balayer d'un revers de main le fait que nous soyons des Français de coutume polygame, qu'on veuille l'entendre ou non. Des hommes chez nous ont eu des enfants avec trois ou quatre femmes. Cela ne peut qu'aiguiser le problème, notamment au moment de la succession. C'est une réalité qu'on ne peut pas occulter. Pendant cinq ans, une commission a travaillé sur l'état civil, ce qui a permis de résoudre certains problèmes. Avant de mettre en place un organisme fonctionnant avec des règles claires basées sur le code foncier et le code des collectivités, ne pourrait-on pas nous donner ne serait-ce que cinq ans pour régler nos problèmes en fonction de ce que nous sommes ? Réglons les problèmes d'indivision qui se posent ici à Mayotte en mettant en place un outil simple. Chaque fois qu'une règle s'applique dans un territoire sans tenir compte de la réalité locale, c'est source de difficultés. La difficulté pour les communes vient du fait que le foncier ne leur appartient pas ; elles ont du mal à lever l'impôt, quand les propriétaires vivent ailleurs. On nous impose des dispositions réglementaires comme si nous étions une collectivité hexagonale, alors que nous sommes devenus un département seulement en 2011.
Tenez compte de ce que nous sommes et, dès lors, tout pourra se régler. Demandez à un Mahorais de s'adresser à un notaire et de payer 3 000 euros pour régulariser sa possession : il n'ira jamais. Pourquoi insister, alors que l'échec est assuré ? Cédons aux gens gratuitement ou pour un euro symbolique les terrains qu'ils occupent depuis des années, ou bien appliquons à la lettre le code civil et la prescription acquisitive. Cela règlerait le problème.
M. Daniel Courtin, directeur de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) . - Je centrerai mon propos sur trois aspects. Premièrement, quel est le besoin auquel il faut répondre ? Deuxièmement, quelles sont les contraintes qui pèsent sur la satisfaction de ce besoin ? Troisièmement, quels outils de mise en oeuvre sont nécessaires ?
Mayotte est confrontée à des besoins énormes en matière d'équipement et de logement. L'urgence sociale est avérée. Voilà ce que l'on peut dire du point de vue des aménageurs au premier rang desquels les collectivités. Puis se pose la question cruciale, historique, des régularisations. Un certain nombre d'occupants coutumiers ont la prétention, et c'est légitime, de voir leur situation régularisée, avec toutes les difficultés que cela soulève. Sont concernés à la fois le foncier départemental et le foncier d'État, notamment la zone des pas géométriques.
Pour traiter cette double problématique, il faut mobiliser et affecter le foncier, dans un territoire qui est fortement contraint. La première contrainte, selon moi, est celle de l'exposition aux risques naturels. Elle ajoute une dose de complexité qu'on ne trouve nulle part ailleurs, puisque 80 % du territoire de Mayotte est concerné par un risque naturel et classé en zone d'aléa fort ou d'aléa moyen. C'est vrai pour la tâche urbaine, pour l'urbain constitué et les zones à urbaniser, comme pour les zones à protéger au regard des enjeux environnementaux ou agricoles.
À cette première contrainte s'ajoute la problématique de la planification, avec notamment l'ensemble des documents afférents. Par ordre hiérarchique, je citerai le plan d'aménagement et de développement durable (PADD), réalisé par le conseil départemental, auquel va succéder - les travaux sont en cours - le schéma d'aménagement régional (SAR), puis les documents d'urbanisme.
La situation est donc aujourd'hui connue. Même si elle peut évoluer, elle se caractérise lorsque l'on vise les espaces qui sont directement urbanisables, une fois tenu compte des contraintes d'urbanisme et des risques naturels, par une espèce de goulet d'étranglement, si bien que nous avons beaucoup de mal à satisfaire tous les besoins.
Au-delà des contraintes administratives ou géophysiques se pose souvent la question de l'occupation réelle. Il faut sans doute aller bien au-delà de l'occupation coutumière, qui est admise et reconnue, moduler les modalités de régularisation. Je vise là les occupations non maîtrisées, illégales - constructions souvent à usage d'habitation ou qui font l'objet d'un usage agricole « clandestin ». Bien souvent, après avoir identifié une disponibilité foncière pour tel ou tel projet, il apparaît impossible d'en prendre réellement possession sur le terrain. Pour ce faire, il faut mener un certain nombre d'actions très complexes, tant sur le plan réglementaire qu'en matière de police.
Toujours est-il qu'il y a une volonté politique réelle, et j'associe l'action des collectivités locales - département, communes, EPCI - et de l'État dans leur volonté commune d'affronter les uns après les autres les différents problèmes et de construire le plan d'action à mettre en oeuvre autour de documents de planification et d'un cadre politique d'intervention.
À ce titre, le plan logement outre-mer et l'accord territorial qui a été signé récemment par la présidente du conseil départemental, le président de l'association des maires et le préfet au nom de l'État constituent, me semble-t-il, une feuille de route pour l'ensemble des actions à mener dans les 10 à 12 ans à venir. Parmi les outils disponibles, j'en citerai deux : le premier, le Fonds national d'aménagement foncier et d'urbanisme (FRAFU), outil partenarial qui permet de sélectionner un certain nombre de projets puis de les financer pour réaliser l'aménagement opérationnel notamment afin de recevoir du logement social ; le second outil, que tout le monde appelle de ses voeux, est l'établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (Epfam).
Je n'aborderai pas ici la question de sa gouvernance. Ce qui me paraît essentiel, c'est qu'il soit mis en place et devienne opérationnel le plus rapidement possible pour répondre à l'ensemble des besoins. L'Epfam, qui de toute façon sera une structure autonome devra se mettre au service de tous les acteurs dans une approche partenariale. Le préfigurateur au sein de la DEAL, qui est à mes côtés, installé sur l'initiative de l'État, s'y emploie d'ores et déjà et définit les modalités du dialogue et de l'action avec les différents acteurs. Son but est d'expliquer comment il envisage de contribuer à la constitution de réserves foncières. Cela va, en amont, de la gestion - éventuellement déléguée par les collectivités - du droit de préemption urbain (DPU) à l'acquisition de foncier identifié en vue de répondre aux différents projets d'investissements au travers des programmes pluriannuels d'investissement (PPI) des collectivités, voire du département. Le but est ensuite de porter ce foncier le temps qu'il faudra pour que les projets arrivent à maturité.
L'intérêt du portage de foncier réside en ce que l'EPF dispose de moyens financiers qui lui sont, en l'état actuel des choses, attribués par l'État : une dotation du ministère des outre-mer à hauteur de 3 millions d'euros par an pendant cinq ans est prévue ; la taxe spéciale d'équipement de 0,50 euro par habitant, qui permettra de dégager dans un premier temps 125 000 euros ; éventuellement tout autre forme de contribution. D'ores et déjà, le premier budget ne partira pas de rien et permettra d'agir.
Ensuite, une fois que ce foncier sera propriété de l'Epfam, il pourra instantanément être mis à disposition des collectivités dans le cadre des projets qu'elles réalisent et l'action de vente ou de transfert à la collectivité se fera au moment où celle-ci déposera ses demandes de financement sur la base de projets arrêtés. Le foncier et le projet seront donc financés d'un seul coup. Aujourd'hui, si la collectivité achète par anticipation le foncier, elle ne peut pas le faire financer au moyen d'aides publiques.
L'enjeu essentiel aujourd'hui - et l'on y sera rapidement si l'on passe le cap du décret, qui devrait être publié assez rapidement -, c'est de se mettre au travail, et je pense que les conditions seront bientôt réunies pour ce faire.
M. Yves-Michel Daunar, chargé de mission de la préfiguration de l'Epfam à la direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement . - Depuis mon arrivé, j'ai commencé le travail en rencontrant les collectivités territoriales. Nous attendons effectivement la publication du décret pour mettre en oeuvre un plan de charge dans les mois à venir.
M. Saïd Omar Oili . - Monsieur le sénateur, ce n'est pas à vous que je vais apprendre que la loi a vocation à régler les conflits et non à en créer. Or, on a l'impression que les lois adoptées à Paris ne tiennent pas compte de la réalité locale et dérèglent bien des choses ici.
Un exemple : dans nos coutumes, la femme est très protégée en matière de foncier. Lors d'un mariage, la maison et le terrain sur lequel elle est construite reviennent à la femme - à nos filles. On a créé des conflits inutiles faute d'anticipation, et nous voyons souvent dans nos communes deux frères, deux soeurs, s'entretuer, parce que la loi les oblige à un partage. Par conséquent, les filles sont obligées de vendre. Ce sont des réalités que nous vivons dans nos communes. La loi règle-t-elle des situations ou bien crée-t-elle des conflits ? Je penche pour la seconde hypothèse.
Nous rencontrons un deuxième problème : lorsque, dans une commune, on met en place un projet à un endroit préalablement identifié, le temps de mûrir celui-ci, des maisons ont été construites un peu partout. On dirait que les gens sont informés de ces projets ! Les communes engagent alors des procédures - même si l'on entend parfois dire que les élus mahorais ne font pas leur travail.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Ce n'est pas ce qu'on dit au Sénat !
M. Saïd Omar Oili . - Le problème, c'est que nous rencontrons des difficultés pour faire exécuter les décisions de justice, une fois que le tribunal s'est prononcé. Par exemple, à Petite-Terre, une décision de justice ordonnant l'évacuation des occupants traîne depuis des années, au motif qu'elle pourrait créer un désordre public. Au final, les gens savent que les décisions de justice ne sont pas exécutées et ils continuent donc à s'installer.
Avant de mettre en place d'autres règles, commençons par appliquer les règles de base, c'est-à-dire expulser les gens qui occupent les terrains d'autrui. Et si l'on expulse les gens, il faut bien les reloger quelque part ; malheureusement, nous les élus nous n'avons pas d'endroit disponible. Voyez ce qui s'est passé dernièrement : on a traité l'ensemble des Mahorais de racistes pour avoir expulsé des gens, alors qu'ils voulaient tout simplement reprendre possession de leurs propres biens. Ce sont là de réelles difficultés qu'il faudrait régler.
Mme Raïssa Andhum . - Pour aller dans le sens de ce que vient de dire le président de l'Association des maires, si nous voulons réellement aboutir à des solutions efficaces concernant cette question foncière, nous ne pouvons pas dissocier la problématique foncière de la problématique de l'immigration. Aujourd'hui, quand bien même le conseil départemental possède une part essentielle des parcelles, celles-ci sont squattées, et si nous dissocions ces deux problèmes, nous n'arriverons pas à trouver des solutions et à éviter des situations aujourd'hui très délicates. La paix sociale est réellement menacée. Certes, ce n'est pas l'objet de notre rencontre d'aujourd'hui, mais il faut trouver des solutions pour réduire l'immigration clandestine à Mayotte.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Je vous remercie tous. Avant de passer la parole à mes collègues, je souhaiterais apporter un certain nombre de précisions.
Madame la présidente Andhum, vos propos ont retenu toute notre attention. Dans le deuxième volet de notre étude sur le foncier, consacré au titrement et à l'indivision, nous avons formulé un certain nombre de préconisations, dont certaines ont été inscrites dans le projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer en cours de discussion, notamment la cession de la partie urbanisée de la zone des cinquante pas géométriques (ZPG). Nous avions préconisé, au Sénat, qu'elle le soit le soit à titre gratuit. À ce jour, c'est une cession pour montant égal à 20 % de leur valeur qui a été retenu. J'espère donc que nous en reviendrons à la gratuité lors de l'examen du projet de loi en commission mixte paritaire. Comme je le faisais remarquer en séance plénière, à défaut, il faudrait expulser les personnes qui habitent sur ces parcelles alors qu'elles leur appartiennent en application de règles coutumières. Et je ne vois aucun gouvernement endosser cette responsabilité. Je ne vois donc pas d'autre issue que la cession à titre gratuit, avec interdiction de revendre la parcelle pendant 10 ou 20 ans.
La commission dont a parlé le président Omar Oili serait à l'image de la commission de révision de l'État civil (CREC). Conformément à ce que nous demandions, le projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer a créé une commission d'urgence foncière, même si la définition de sa structure et de ses compétences ne satisfait pas toutes les préconisations que nous avions formulées. Mais c'est un début. L'idée de mettre en place une commission ad hoc chargée, pendant un temps limité, selon des règles simplifiées, de régulariser la situation foncière notamment au regard des règles d'indivision est donc actée dans le projet de loi après le débat au Sénat. Nous continuerons d'oeuvrer pour que le texte évolue pour être conforme à nos préconisations.
J'ai bien entendu ce que vous nous avez dit sur la gouvernance de l'établissement public foncier. Je vous rejoins sur la nécessité pour les élus locaux et l'État de parvenir à un accord dès le début, sinon l'Epfam ne sera qu'un machin qui ne pourra jamais fonctionner. Sans trop vouloir m'avancer, je pense que nous inscrirons clairement cette demande dans notre rapport, car ce point de crispation me semble majeur.
Ensuite, je vous rappelle que, dans le cadre de ce deuxième volet de notre étude sur le foncier, nous avons formulé deux préconisations pour faciliter la lutte contre les occupations irrégulières qui, jusqu'ici, n'ont pas été suivies d'effet. Premièrement, nous demandons que, pour la moindre occupation de terrain, au premier mètre carré occupé, au premier banga installé, il faille obligatoirement faire une déclaration auprès de la mairie de telle sorte que des contrôles puissent être exercés. Reste au pouvoir réglementaire à prendre ces dispositions s'il estime que cela peut contribuer à faire avancer les choses puisqu'il ne s'agit pas d'une matière législative. Deuxièmement, nous demandons que, dans le cas d'un jugement rendu après une occupation illicite et qui a acquis la qualité d'autorité de la chose jugée, si la personne expulsée ne se conforme pas à ce jugement, alors elle tombe sous le coup d'une incrimination pour un délit, comme en matière familiale pour non-présentation d'enfant ou pour abandon de famille. Nous l'avons inscrit noir sur blanc dans le rapport. Il faut savoir que cette disposition pénale ne pourrait pas être spécifique à Mayotte ; il faudrait qu'elle s'applique sur l'ensemble du territoire national. C'est là une difficulté, car cela implique d'engager devant le Parlement un débat sur le droit du sol.
Monsieur Omar Oili, vous êtes revenu sur la question du poids des coutumes à Mayotte. Mais n'est-ce pas entre 2005 et 2008, alors que vous étiez président du Conseil général de Mayotte, que certaines décisions, qui ne prenaient pas suffisamment en compte les spécificités mahoraises, ont été prises en matière foncière ?
Même s'il doit y avoir une forme de continuité au niveau des institutions républicaines, notre rôle, en tant que sénateurs, est justement de réformer ce qui doit l'être. Sachez que les sénateurs présents aujourd'hui appartiennent à cette génération de parlementaires qui tentent d'apporter des corrections aux insuffisances relevées à Mayotte.
Je conclurai en vous remerciant de votre contribution. Il me semblait nécessaire d'apporter cette mise au point.
M. Antoine Karam, rapporteur . - Madame Andhum, monsieur Omar Oili, vous vous en doutez, j'ai été très sensible à vos propos. Je porte beaucoup d'intérêt à l'étude des similitudes qui existent entre mon département, la Guyane, et Mayotte.
La gouvernance foncière est au coeur du problème. Elle a fait l'objet de deux décennies de combats politiques menés par la classe politique guyanaise, toutes tendances confondues, et par une bonne partie des acteurs du monde économique. Il nous semblait totalement absurde que le foncier en Guyane nous échappe en grande partie : vous l'avez signalé en effet, plus de 90 % du territoire guyanais appartient à l'État.
Le mal est fait. Si nous tentons aujourd'hui de reprendre la main, beaucoup reste à faire.
Depuis plusieurs semaines, agriculteurs, citoyens et organisations débattent tous les jours dans les bureaux de France Domaine en Guyane pour réclamer leur dû. Je pense que vous vivez la même situation à Mayotte. C'est pourquoi je vous invite à poursuivre le combat pour récupérer la gouvernance de l'établissement public foncier de Mayotte.
Il s'agit d'autant plus d'une question de justice que la Guyane et Mayotte sont confrontés aux trois mêmes problèmes : une démographie galopante, une forte immigration clandestine et, enfin, la question foncière qui reste le sujet principal.
Je ne peux que vous encourager à poursuivre vos efforts pour réparer les erreurs qui ont été commises. On aurait pu davantage en tenir compte, car ce qui s'est passé en Guyane aurait pu servir d'exemple à Mayotte et aider l'État à rétablir une situation foncière complexe.
Toute cette problématique relève de choix politiques. Il ne faut pas oublier en effet que nous sommes au coeur d'un débat institutionnel. Pour le moment, on invoque toujours le nécessaire respect du droit commun dans les discussions, ce qui signifie que ce qui s'applique à Paris s'applique aussi en Martinique, en Guyane et ailleurs.
Voilà les encouragements que je voulais adresser aux acteurs publics mahorais. Sachez que vous pouvez compter sur nous, cela fait désormais trois ans que notre rapporteur coordonnateur, Thani Mohamed Soilihi, sillonne nos départements et travaille sur ces problématiques du foncier outre-mer. Je pense que nous allons parvenir à pousser l'État à sortir d'une situation qui est tout à fait inacceptable.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Je vous remercie pour la clarté de vos propos. Ils m'ont permis de mieux comprendre la problématique du foncier à Mayotte et de saisir les problèmes posés par la gouvernance du foncier et par l'indivision.
Ma première question porte sur la meilleure manière de sortir des difficultés liées aux indivisions. Aujourd'hui, existe-t-il un consensus au sein de la population mahoraise sur l'application de la prescription acquisitive ? Vous avez cité l'exemple d'une personne qui occupe une parcelle de terrain depuis trente ans. Pensez-vous que ce délai d'occupation soit approprié et qu'il fasse l'objet d'un assentiment général ?
Ma deuxième question porte sur les réserves foncières. J'ai bien compris que vous disposiez de peu de terrains pour mener des opérations d'aménagement à Mayotte. Quel est le prix actuel du foncier à Mayotte, tant pour les terres agricoles que pour les terres urbanisables ?
M. Joël Guerriau . - Je remercie l'ensemble des intervenants pour la richesse de leurs propos. Ce qui ressort clairement de nos discussions, c'est que le sujet du foncier est un élément clef du développement de Mayotte.
Alors que Mayotte est confrontée au défi de la rareté de la terre, la question de l'augmentation très rapide de la population mahoraise revient régulièrement dans le débat, d'où l'importance de pouvoir se projeter vers l'avenir. Ce n'est pas seulement la question de l'habitat qui est en jeu. En tant qu'élus locaux, nous savons que l'enjeu porte également sur la nécessité de respecter les grands équilibres, l'équilibre toit-emploi, l'équilibre logement-équipements-environnement. Il s'agit d'un travail prospectif extrêmement important et complexe à mener.
En effet, s'il faut résoudre les problématiques liées à l'habitat, il faut également anticiper tout ce que cela implique en corollaire pour les populations, en matière d'emploi ou de respect de l'environnement, par exemple. Les élus ont encore beaucoup à faire en la matière. Pour moi, la loi ne doit pas constituer une contrainte ; elle doit au contraire être au service des élus locaux, renforcer leur action et créer une forme de sécurité autour des choix qu'ils ont à faire.
Nos échanges sont extrêmement importants, dans la mesure où nous avons besoin, en tant que législateur, de mieux comprendre ce qui peut être de nature à faire progresser notre législation et à apporter des solutions.
Un point me semble avoir été insuffisamment évoqué : la question agricole. C'est un sujet qui mérite amplement d'être traité, compte tenu du passé de Mayotte dans ce domaine et de l'autonomie que Mayotte pourrait acquérir grâce à l'agriculture. Que pouvez-vous nous apprendre au sujet de l'agriculture et des problèmes fonciers que cela implique ?
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Avant de donner la parole aux personnes auditionnées, je souhaite revenir sur l'une des questions posées par notre collègue, Daniel Gremillet. Pour résorber les indivisions informelles à Mayotte, nous avions préconisé dans notre précédent rapport de fixer la période d'occupation des terrains nécessaire pour l'activation de l'usucapion non pas à trente ans mais à dix ans. Il nous semble en effet qu'il faut agir vite. Le code civil prévoit d'ailleurs déjà des cas de prescription décennale.
Je voudrais également poser une question à M. Daniel Courtin, directeur de la DEAL. Vous avez indiqué que 80 % du territoire de Mayotte était exposé aux risques naturels. Vous en avez déduit qu'il fallait certainement remettre en cause l'habitat classique. Qu'entendez-vous par-là ? Préconisez-vous d'aller vers des constructions davantage verticales ?
M. Daniel Courtin . - Compte tenu de la situation foncière à Mayotte, il faudra certainement trouver des moyens de densifier l'habitat. Toutes les études sur le sujet montrent qu'il existe de multiples manières de le faire. Je pense que le mode d'habitat mahorais peut tout à fait s'accommoder de cette nécessaire logique d'anticipation. On peut d'ailleurs constater dans un certain nombre de zones de construction une densité d'habitat tout à fait satisfaisante, qui dépasse les 50 logements par hectare sans difficulté.
Il me semble utile de se poser quelques questions de fond. Comment gérer la reconstruction de la ville sur la ville dans le contexte mahorais ? Ce n'est pas chose facile, notamment en ce qui concerne le relogement provisoire des particuliers, qui doivent patienter le temps nécessaire à la construction de leurs nouveaux logements.
En complément de cette première question, il faut s'interroger sur les moyens d'action dont nous disposons face aux constructions illégales. Votre rapport contenait déjà un certain nombre de préconisations sur le sujet. Le préfet a souhaité s'engager rapidement dans cette voie afin d'élaborer une doctrine et un cadre d'action pour lutter contre les constructions illégales. Des actions ont été conduites en partenariat avec les collectivités locales et un certain nombre de communes se sont également impliquées de façon très volontaire pour lutter contre ce phénomène.
Il est vrai, cependant, que le chantier est titanesque. Force est de constater qu'il est tellement simple de construire un logement illégal que le délai dont a besoin la puissance publique pour intervenir semble totalement disproportionné. Le rythme de la construction illégale n'est pas celui de l'intervention publique. En effet, cette intervention doit franchir de nombreuses étapes procédurales, depuis le constat de l'infraction jusqu'à l'exécution du jugement en passant par la transmission du rapport au procureur. Il est donc totalement irréaliste d'imaginer maîtriser facilement ce phénomène en s'appuyant sur les actions en justice. Il faudrait trouver des moyens colossaux pour résoudre cette difficulté. Malgré les moyens importants que nous y consacrons, la tâche est lourde.
Récemment, un protocole a néanmoins été signé entre le parquet et le préfet pour mieux cibler et prioriser les procédures à engager contre les constructions illégales. De la sorte, on pourrait faire davantage d'exemples et développer une sorte de volet pédagogique.
Pour répondre à votre question initiale, Monsieur le rapporteur, il est en effet important de densifier l'habitat à Mayotte. Pour ce faire, on pourrait tout à fait évoluer vers des constructions verticales. On commence d'ailleurs à recourir à ce type de constructions et on s'aperçoit que l'acceptabilité sociale va croissante. Mais on peut également densifier l'habitat en respectant la culture et le mode d'habitat mahorais. Le lancement d'un certain nombre d'opérations destinées à lutter contre l'habitat insalubre et d'opérations d'aménagement plus classiques montre qu'il est possible de parvenir à une densité tout à fait correcte, tout en répondant aux attentes locales en matière de logement.
M. Guillaume Jaouen, conseiller technique de l'Association des Maires de Mayotte . - Aujourd'hui, de belles propositions architecturales sont en cours d'élaboration à Mayotte. Celles-ci laissent toute leur place au végétal et aux jardins mahorais miniatures. Ces futures réalisations tentent de concilier densité de l'habitat, culture locale et mode d'habitat mahorais.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Je profite de votre intervention, Monsieur Jaouen, pour saluer votre aide inestimable dans la défense de ces dossiers très techniques.
M. Ismaël Kordjee, directeur des affaires foncières et du patrimoine immobilier du Conseil départemental de Mayotte . - Pour répondre à la question de Monsieur Gremillet, les prix du foncier sont exorbitants à Mayotte par rapport à la métropole.
Le conseil départemental est en train d'expérimenter un « bail à ferme », avec le manioc comme produit de référence, pour permette aux jeunes agriculteurs de s'installer, ce qui leur est aujourd'hui impossible. À Mayotte, même lorsque l'on se réfère aux évaluations de France Domaine, les prix sont beaucoup trop élevés par rapport aux revenus des familles mahoraises, notamment pour les ménages modestes. Ainsi, le prix du foncier agricole à Mayotte se situe aujourd'hui entre 40 et 100 euros par mètre carré
Je voudrais évoquer la question du foncier urbain : le département de Mayotte est privé d'environ 50 millions d'euros de recettes en raison du blocage de plus de 2 000 cessions de terrains à titre onéreux. Nous avons examiné la possibilité de mettre en place un échéancier de paiement pour les résidents qui ne peuvent pas payer. Pour autant, nous ne sommes pas certains que cette solution fonctionne.
Aujourd'hui, le Département de Mayotte est donc privé des recettes résultant de la cession de terrains privés qu'il est pourtant obligé de vendre. Aucune expulsion n'est envisageable pour autant, car les personnes qui résident sur ces terrains privés du département sont souvent propriétaires du bâti mais pas du foncier.
Nous sommes dans une situation difficile, tout simplement parce que la collectivité de Mayotte ne peut pas expulser ces personnes et qu'elle a intérêt à ce que ces personnes deviennent propriétaires du foncier : elle est en effet redevable d'impôts très importants en tant que propriétaire de ces terrains, dont elle ne peut pas jouir car elle ne pourra jamais les récupérer.
C'est la raison pour laquelle certains élus sont en train de réfléchir à une nouvelle régularisation foncière qui tienne compte de ces terrains privés en prévoyant que les personnes qui résident sur ces terrains n'aient qu'à justifier de plusieurs années d'occupation. Cela semble d'autant plus envisageable que l'ordonnance de 2005 portant adaptation de diverses dispositions en matière de propriété immobilière à Mayotte autorise le département à le faire dans un but d'intérêt général. Or, c'est le cas ici, puisque ce blocage prive le département de recettes importantes.
Pour répondre à votre question sur la réserve foncière, le département possède l'équivalent de 60 % des terres à Mayotte. Des terrains qui permettraient l'aménagement de constructions ou l'installation d'agriculteurs sont donc disponibles. Seulement, ils sont majoritairement « squattés ». Malgré les actions en justice, nous ne parvenons pas à expulser les individus qui occupent illégalement ces parcelles. Il arrive même que des agriculteurs que nous avons installés soient chassés par les squatteurs, ce qui tend à créer de très fortes tensions.
Au niveau agricole, nous disposons de réserves foncières. Il existe d'ailleurs un schéma d'identification des zones potentiellement agricoles à Mayotte. Pour autant, une action d'envergure doit être conduite avec le soutien de l'État pour libérer les terrains, maîtriser le foncier et faciliter l'installation de jeunes agriculteurs.
M. Saïd Omar Oili . - Le délai de 30 ans en matière de prescription acquisitive fait l'objet d'une large acceptation dans la population mahoraise. La seule différence, c'est que vous préconisez un délai de dix ans quand nous proposons une durée de trente ans avec effet rétroactif. Cette durée de trente ans me semble plus raisonnable.
Concernant la spéculation foncière, Monsieur Mohamed Soilihi, vous nous avez dit que le projet de loi de programmation relatif à l'égalité réelle outre-mer contenait des avancées. Or, l'homme est ainsi fait qu'il cherche souvent à détourner la loi. Certaines personnes ont bien compris qu'en construisant rapidement un banga , la nuit par exemple, et en apportant leur matelas juste après, elles ne pouvaient pas être inquiétées par la police municipale. C'est le problème qui se pose pour les communes : ces bangas sont construits tellement vite que nous ne sommes pas en mesure de déloger les résidents illégaux. Nous sommes alors condamnés à engager des procédures très longues. Comment faire pour éviter que ces individus construisent leurs logements pendant la nuit ?
L'autre difficulté porte sur les ressources : on l'a dit tout à l'heure, le département perd de l'argent. Mais on oublie que les personnes qui occupent illégalement un terrain coûtent aussi de l'argent aux communes, puisque celles-ci doivent scolariser les enfants ou encore assurer l'approvisionnement en eau.
Enfin, on nous conseille de recourir à l'adressage pour élargir nos bases fiscales et obtenir de nouvelles recettes. Dans certaines communes, notamment la mienne, c'est ce que nous avons fait. Or, on trouve des maisons un peu partout à Mayotte construites sans aucun permis de construire et sur des terrains inconstructibles. D'une certaine façon, l'adressage a pour effet de légaliser une situation qui était illégale. C'est un peu le serpent qui se mord la queue ! Il est urgent de trouver des solutions pour régler le problème foncier à Mayotte. C'est pourquoi les communes sont sensibles aux efforts que vous déployez.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Je vous remercie de nouveau pour votre contribution. Votre dernière intervention montre que la solution réside peut-être davantage dans l'exécution de la loi que dans la loi elle-même, car les textes existent déjà...
M. Saïd Omar Oili. - Tout à fait !
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Les juridictions rendent également des jugements sur le fondement des textes. Il faudra vraiment que l'on s'assoie de nouveau autour d'une table pour trouver la meilleure façon de dénouer tous ces imbroglios. Je remercie l'ensemble des intervenants pour la qualité de nos échanges.
Jeudi 2 février
2017
Audition en visioconférence des acteurs économiques
de Mayotte
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Mesdames, messieurs, nous vous remercions de votre participation à cette visioconférence sur les problématiques foncières auxquelles sont confrontées les entreprises et les différents secteurs économiques.
Permettez-moi de saluer en particulier M. Elhad-Dine Harouna, président des Jeunes agriculteurs de Mayotte, qui nous fera l'honneur de sa présence au Sénat dans quelques jours à l'occasion de la conférence économique que nous organisons sur les territoires de l'océan Indien. Sachez évidemment que mon salut est tout autant chaleureux à l'endroit des autres intervenants.
M. Faiz Subra, directeur de l'aménagement de la société immobilière de Mayotte . - La question foncière est clairement un frein pour les acteurs économiques. Sans maîtrise foncière, on ne peut pas réaliser de logements, notamment les logements en accession sociale. On ne peut pas disposer des garanties nécessaires pour emprunter, ni même des financements de l'État. Il s'agit vraiment d'un préalable pour nous.
J'ajoute que je travaille pour un opérateur - la SIM - qui a pour mission de produire du foncier aménagé en vue de construire des logements sociaux. Sans le foncier, nous ne pouvons donc rien faire !
Nous ne constatons pas de réelles différences entre les communes s'agissant de la mobilisation du foncier, encore qu'avec certaines communes sur lesquelles se situent des terrains appartenant à l'État, il est théoriquement plus facile de trouver du foncier. L'État est en effet susceptible de céder des terrains à titre gratuit en vue de construire des logements sociaux. Néanmoins, cela n'a jamais encore eu lieu à Mayotte.
Pour nous, le frein le plus important pour mobiliser le foncier à Mayotte est de nature géographique. Le manque d'aménagements dans certaines zones et les risques naturels peuvent en effet poser problème. Aujourd'hui, les plans de prévention des risques (PPR) sont en cours de réalisation et on nous oppose presque tous les jours l'existence de nouveaux risques pour nous interdire de construire à tel ou tel endroit. Cela rend encore plus difficile l'aménagement et la construction des logements à Mayotte. De plus, les opérateurs ne reçoivent pas toujours les modifications portées à la carte des risques. Ce sont plutôt les communes qui sont en contact avec l'État sur le sujet.
L'autre difficulté majeure que nous rencontrons pour aménager les sols est due à l'occupation illégale des terrains. Ce phénomène bloque souvent des opérations d'aménagement qui sont fléchées sur un périmètre donné, parce que les communes n'arrivent pas toujours à juguler les constructions informelles sur ces parcelles et que la seule réponse consiste à engager des procédures d'expulsion complexes qui font perdre beaucoup de temps.
Contrairement au facteur juridique, entendu au sens strict du statut juridique des terrains concernés, qui peut nous bloquer mais dans une moindre mesure, le prix du foncier est un frein important en matière d'aménagement. Pour la SIM, ce n'en est pas un, en revanche, en matière de construction de logements, dans la mesure où nos opérations ont presque toutes été menées jusqu'ici sur du foncier qui nous appartenait déjà.
Le prix du foncier peut causer le blocage de certaines opérations d'aménagement, notamment à Mamoudzou et sur Petite-Terre, zones où le prix du foncier aménagé est extrêmement élevé. Or, qui dit foncier cher dit loyer élevé et donc parfois impossibilité de construire du logement social.
Nous attendons que l'établissement public foncier et d'aménagement de Mayotte (Epfam) utilise tout son potentiel pour acquérir des terrains, pour empêcher la spéculation et pour nous vendre des terrains à un prix raisonnable.
S'agissant de l'évolution des marchés foncier et immobilier dans les zones urbaines, on a observé une forte augmentation des prix jusqu'en 2011 et 2012, puis leur stagnation. On constate cependant que les prix restent élevés aujourd'hui, notamment dans les zones urbaines de Mamoudzou et de Petite-Terre. C'est justement dans ces zones où nous travaillons le plus que nous observons des phénomènes spéculatifs.
Le prix du foncier représente environ 20 % du coût global de réalisation des opérations d'aménagement. Au-dessus de ce ratio, cela devient compliqué. Pour les opérations de construction, les proportions devraient être identiques. Cela étant, comme je l'ai déjà indiqué, la majorité de nos opérations ont été réalisées sur des terrains qui appartenaient à la SIM, donc la part du foncier est minorée par rapport à des opérations sur des terrains acquis auprès d'un propriétaire privé.
M. Manda Rakotoniaina, membre du Medef . - Je travaille pour le groupe Maharajah, qui regroupe de nombreuses sociétés à Mayotte, à la fois dans la grande distribution, l'hôtellerie ou l'immobilier. Nous sommes donc concernés par la question foncière au premier chef. Je suis également présent en qualité de membre du Medef, organisation qui comporte une centaine d'entreprises adhérentes à Mayotte.
La question foncière constitue un frein pour nous, dans la mesure où toutes nos activités tournent autour du foncier. Pour prendre un exemple concret, l'hôtel Maharajah a récemment cherché à acheter un terrain pour améliorer ses installations. Cependant, le propriétaire du terrain était empêtré dans un problème d'indivision lié à l'existence de plus de 80 ayants droit !
Pour nous, le facteur juridique est la première cause du blocage de la mobilisation du foncier à Mayotte : le statut des parcelles, l'absence des titres, l'indivision posent en effet de nombreuses difficultés. La deuxième cause des blocages est d'ordre géographique, car Mayotte connaît un problème d'infrastructures. Le facteur financier n'arrive qu'après. Comme l'a souligné l'orateur précédent, nous espérons également que l'Epfa de Mayotte contribuera à résoudre tous ces problèmes fonciers. À Mayotte, il existe deux marchés immobiliers très déséquilibrés, dont la coexistence crée une tendance inflationniste sur les loyers et entraîne des tensions sociales. Le premier marché est le marché des logements décents, celui des mouzoungou , répondant à des critères métropolitains, pour lesquels les loyers s'établissent à 500 euros par mois en moyenne. Le second marché est celui de l'auto-construction. En général, les logements se révèlent même être des constructions illégales, car aucun permis de construire n'a jamais été délivré aux « propriétaires ». Sur ce marché, à Kawéni par exemple, on peut trouver un logement pour 100 euros par mois.
M. Elhad-Dine Harouna, président des Jeunes agriculteurs de Mayotte . - Merci de donner la parole aux jeunes agriculteurs de Mayotte. Il faut donner la priorité au renouvellement des générations dans l'agriculture. Le foncier, c'est l'outil de travail des agriculteurs. Sa maîtrise et sa gestion sont primordiales pour le développement du secteur agricole. Entre 1998 et 2006, l'agence de services et de paiement (ASP) avait pour mission de protéger les terres agricoles et de maîtriser l'urbanisation rendue anarchique par la progression démographique. Durant cette période, le département a pu acheter plusieurs titres fonciers privés, avec pour objectif d'installer des agriculteurs sur ces terres. Le non-renouvellement de l'ordonnance du 24 juin 1998 relative à l'action foncière a mis fin à toute possibilité d'achat de nouvelles parcelles agricoles destinées aux jeunes agriculteurs. Dans la mesure où 80 % des terres agricoles de Mayotte appartiennent au département, il aurait été opportun de confier la gestion du foncier à un organisme indépendant de la politique. Aujourd'hui ces réserves foncières servent plus aux ambitions électorales qu'au développement de l'agriculture. Les missions confiées autrefois à l'ASP correspondent exactement à celles d'une société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer).
Depuis 2014, les jeunes agriculteurs de Mayotte peuvent émarger dans le programme européen de développement rural. L'accès aux fonds européens est conditionné par la maîtrise du foncier. Ces deux dernières années, aucun jeune n'a pu s'installer. L'objectif du programme de développement rural (PDR) est de relancer la production agricole locale afin d'améliorer la sécurité alimentaire de l'île. Le programme a prévu de soutenir l'installation de 40 jeunes agriculteurs pour garantir le renouvellement des générations, avec une enveloppe de 13 millions d'euros pour la période 2014-2020. En matière de foncier, cela correspond à un besoin de 200 hectares de terres sur six ans, ce qui est dérisoire si l'on considère que la totalité de surface exploitable pour l'agriculture est de 20 700 hectares, soit 55 % du territoire de l'île. Un tiers seulement de cette surface exploitable est cultivé, soit 7 100 hectares. Si les terres devaient être achetées, il faudrait dégager 20 millions d'euros pour réaliser l'objectif fixé par le plan. Cependant, le conseil départemental possède des terres, achetées à des propriétaires privés et non encore exploitées, ce qui pourrait réduire le coût du programme. La volonté politique devrait faire le reste. Il faut agir vite. La mise en place de l'établissement public foncier (EPF) ne va pas régler le problème de l'installation des jeunes agriculteurs et du développement de la production locale, car cet établissement est centré sur l'urbain plus que sur le monde agricole. Il est plus que vital de mettre en place à Mayotte une Safer et d'encourager la création de groupements fonciers agricoles (GFA). Entre les réserves forestières et l'urbanisation croissante, les agriculteurs se retrouvent coincés entre le marteau et l'enclume.
Mettre en location des terres agricoles aux jeunes porteurs de projets éligibles aux fonds européens, regrouper le foncier pour créer des villages agricoles en évitant toute source de conflit, limiter les pillages dans les exploitations, mutualiser les forces, économiser les fonds publics en matière de désenclavement : telles sont les mesures que notre syndicat préconise dans son rapport d'orientation de 2015. Le problème du foncier reste le plus gros obstacle à l'installation des jeunes agriculteurs. Les discours ne changent pas, l'évolution n'est pas encore là.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Nous prendrons en compte vos suggestions.
M. Ousséni Youssoufou, vice-président de la confédération générale des petites et moyennes entreprises de Mayotte (CGPME) . - Le problème du foncier nous bloque. Mayotte est un petit territoire. Les entreprises du bâtiment ne vivent que des marchés publics, alors qu'il serait tout à fait possible de développer un marché privé de l'immobilier et de l'industrie. Les terrains en indivision constituent le principal obstacle au développement de ce marché. Trop souvent, les héritiers ne s'entendent pas. En outre, les terrains se trouvent dans des zones sinistrées ou accidentées, à moins que par une sorte de bizarrerie incompréhensible ils ne soient classés en zones non constructibles. Il faut aussi compter avec leur coût bien trop élevé. L'installation d'industries ne peut se faire que près d'une route sur laquelle pourront circuler des camions. Or, les routes manquent.
L'activité est freinée par le prix du foncier qui augmente à une vitesse exponentielle. Dans la construction du logement social, par exemple, le foncier représente au moins 60 % du coût qui peut atteindre 200, voire 300 euros le mètre carré, dans la zone de Mamoudzou. Avec le chômage, il n'y a plus aucune perspective ouverte pour faire travailler les gens dans le public. Si l'on ne dégage pas de terrain pour l'industrie, la situation risque de devenir très compliquée.
L'auto-construction est un autre obstacle au développement des entreprises. Les gens possèdent rarement leur terrain, et quand c'est le cas, il est souvent situé en zone non constructible. Par conséquent, ils préfèrent construire eux-mêmes plutôt que de faire appel à une entreprise du bâtiment. Les constructions anarchiques fleurissent pendant que les PME végètent.
Les problèmes fonciers ont des conséquences graves. Ils constituent le principal frein à la création d'emplois et de richesses à Mayotte. Chez les adhérents de la CGPME, cinq projets industriels sont en attente pour trois millions d'euros d'investissements. Mais il n'y a pas de terrain ! Les jeunes diplômés viennent chercher du travail à Mayotte et finissent par y vivre du RSA : comment les aider ?
Mme Naila Louison Boura, directrice générale de la chambre de l'agriculture de la pêche et de l'aquaculture de Mayotte . - Notre agriculture est en voie de développement malgré sa faiblesse. Les besoins sont importants : valorisation des déchets, protection des ressources... Les mesures figurant dans le PDR ou le plan Mayotte 2025 sont nombreuses. Nos élus et tous les agriculteurs de Mayotte aimeraient que votre mission porte des résultats concrets.
Pour obtenir un financement, le porteur de projet doit pouvoir justifier d'un foncier stable. C'est un critère phare pour accéder aux aides. Les besoins alimentaires et les attentes de notre population nous incitent à développer les exploitations, et pour cela il faut du foncier. Or, il n'y en a pas. L'urbanisation spontanée et non maîtrisée progresse fortement. L'agriculture disparaît. La zone de La Vigie où se trouvent les propriétés du Conservatoire du littoral est très touchée, car les communes ne peuvent pas protéger le foncier dédié à l'agriculture. C'est la même chose à Kawéni. Les occupations coutumières souffrent des carences de la régularisation, tandis que la population veut accéder coûte que coûte à l'habitat sans développer de projet d'installation lié à l'agriculture. Toutes les communes sont concernées par la question foncière. Les tensions récentes à Chirongui ont renforcé les difficultés. À Bandraboua, les éleveurs doivent faire face à des conflits juridiques inextricables lorsqu'ils veulent régulariser leur usage des terres. On constate des doubles occupations, l'une autorisée par l'indemnisation, l'autre non. Les squats s'installent, on empoisonne le bétail. Les terres du domaine de la Bambao offrent un exemple phare du défaut de reconnaissance de titres. Tsingoni et Ouangani sont aussi impactées. La problématique est globale.
Il est difficile de prouver qu'on est propriétaire d'un terrain, car les titres de propriété manquent le plus souvent. Des projets qui datent de 2010 attendent encore d'être mis en oeuvre pour cette raison. L'indivision est un fléau, je ne vous contredirai pas, surtout que la majorité des indivisaires est décédée. Il faudrait faciliter les ententes à l'amiable, ne serait-ce que pour mettre à disposition les terrains. Les parcelles indivises sont laissées en friche. Les voies juridiques de sortie de l'indivision sont longues. Nous espérons que votre mission contribuera à apporter des solutions législatives.
Dans la ZPG, l'application de la loi Littoral freine le développement de l'agriculture. On peine à installer des équipements et des bâtiments d'élevage, comme des stabulations, faute de permis, et c'est en sortant l'artillerie de la loi Littoral qu'on refuse ces permis.
La fréquence des occupations illicites, les conflits itératifs, l'indivision endémique, le recours inefficace aux forces de l'ordre : voilà ce qui bloque la mobilisation du foncier.
Le facteur financier joue également. C'est notamment la question du fermage qui demande d'être réglée. Doit se mettre en place un tribunal paritaire des baux ruraux. Les services de l'État préparent des arrêtés pour fixer un indice départemental de fermage. Nous avons peu d'information sur les acquisitions. Celles dont nous avons eu vent relèvent de la direction des affaires foncières du département et ont été cédées dans le cadre de la régularisation foncière.
Quant au facteur géographique, la modernisation de l'agriculture est souvent fragilisée par le manque d'équipement et d'infrastructure. La voirie, l'hydraulique et l'électrification doivent être améliorées si l'on veut favoriser l'accroissement du rendement des exploitations et le développement de marchés moins informels.
Il serait vain de hiérarchiser les priorités : tout est important et urgent pour régler la question foncière.
Les élus de la chambre d'agriculture espéraient lors des États généraux de l'outre-mer, que l'Epfa de Mayotte aurait une double casquette urbaine et rurale. Nous souhaitons qu'il dispose de cette compétence rurale pour qu'il puisse établir un inventaire de toutes les parcelles laissées en friche quel qu'en soit le propriétaire. Cela favoriserait l'installation de projets agricoles. Un comité animé par l'Epfa, où siégeraient les services de l'État et du département, pourrait proposer des solutions amiables aux propriétaires, afin de remettre en valeur les terres.
Le recensement agricole de 2010 évalue la surface agricole utile (SAU) à 20 000 hectares, soit 55 % du territoire. Elle a très peu évolué depuis. Sur ces 20 000 hectares, 7 000 hectares étaient utilisés en 2010 contre 8 718 hectares aujourd'hui. Le maraîchage qui se développe à Mayotte nécessite des terrains peu pentus. On s'est mis à exploiter ceux qui étaient abandonnés.
J'ouvre une piste : ne faudrait-il pas que le législateur propose des mesures fiscales incitatives pour que les propriétaires sortent des indivisions ou fassent exploiter les terrains laissés en friche ?
Mme Nadine Hafidou, membre de l'assemblée générale de la chambre de commerce et d'industrie de Mayotte . - La chambre de commerce et d'industrie est en train de rédiger sa convention d'objectifs et de moyens. En matière foncière, nous souhaitons développer les infrastructures en sollicitant les entreprises. Cette ambition nécessite certaines disponibilités foncières. Il faudrait faire établir par l'Epfam une cartographie recensant le foncier disponible pour accompagner les communes dans la constitution de réserves foncières et la définition de schémas d'aménagement cohérents.
On parle souvent à Mayotte de désenclavement en faisant le constat d'une concentration de l'activité économique dans la capitale. L'objectif de la chambre de commerce et d'industrie est de constituer des zones industrielles et des zones d'activité au-delà de Mamoudzou, sur l'ensemble du territoire.
Selon moi, les facteurs géographiques sont ceux qui bloquent le plus la mobilisation du foncier. Au cours des opérations d'aménagement qui se mettent en place dans les communes, ils constituent le premier frein à débloquer. Le coût du terrain est excessivement élevé sans véritable référentiel. L'Epfam aura un rôle à jouer dans la régulation du marché foncier. Le facteur juridique est également prégnant. Les délais de procédure sont longs, en particulier lorsqu'il s'agit de régulariser des indivisions. Autre difficulté, certains terrains se trouvent dans des zones inscrites comme constructibles dans le plan local d'urbanisme (PLU), mais qui n'étaient pas conformes au plan d'aménagement et de développement durable (PADD).
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Je tiens à vous remercier tous pour l'éclairage que vous nous avez apporté. Les problèmes liés à l'indivision ont déjà fait l'objet d'un rapport. Les préconisations que nous avions formulées dans ce rapport commencent à se concrétiser dans la loi. Nous en sommes au troisième volet de notre réflexion pour traiter les questions de planification et de conflits d'usage.
M. Antoine Karam, rapporteur . - J'ai entendu le vibrant plaidoyer du président des Jeunes agriculteurs. L'établissement public foncier est au coeur de vos débats. Il devrait être l'organisme indépendant le mieux à même de régler vos problèmes. Le chemin est long. Vos revendications sont légitimes.
M. Joël Guerriau . - Vos interventions sont passionnantes. Merci à Thani Mohammed Soilihi d'avoir été à l'initiative de ce travail. Je salue Nadine Hafidou, élue de Sada, ville avec laquelle ma commune de Saint-Sébastien-sur-Loire a passé un accord de coopération.
À Mayotte, le potentiel des terres agricoles n'est pas exploité pour un tiers. Une partie des terres est à l'abandon. Y a-t-il des produits agricoles qui sont importés aujourd'hui, alors qu'ils étaient produits en autosuffisance, hier ? Des rapports montrent que la production locale de certains fruits a diminué, comme l'ananas, la mangue ou les cocotiers. À quoi est-ce dû ?
Près de 30 % de la production est volée. Quel retour d'expérience pouvez-vous nous donner sur ces questions ? Au-delà des terres exploitables, il faut veiller à la protection de ce qui existe déjà.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Merci pour la qualité de vos propositions. L'objectif de 40 nouvelles installations de jeunes agriculteurs chaque année contribuera au renouveau du foncier agricole. Cependant, plus que la propriété foncière, c'est le fermage qui est important, car il faut pouvoir garantir à ces jeunes la certitude de pouvoir exploiter les terres. Il serait intéressant que vous nous précisiez le rôle que vous envisagez pour la Safer et son articulation avec l'Epfam.
Quant au développement économique, les exemples que vous avez développés montrent que l'instabilité de la propriété foncière le ralentit. Pourriez-vous nous donner une idée du retard pris par un projet lorsque l'aspect foncier n'est pas réglé ? Pourrait-on envisager un projet de reconquête des terres incultes ?
M. Elhad-Dine Harouna . - Une partie de l'agriculture est aux mains de l'immigration clandestine, une partie aux mains des fonctionnaires. Quel type d'agriculture développer ? Bien sûr, en France, on peut être à la fois fonctionnaire et agriculteur. Mais, Mayotte est un petit territoire. Il n'y aura plus de place pour les professionnels si chacun se met à faire de l'agriculture. Concrètement, il faut distinguer l'agriculture professionnelle et l'agriculture en amateur. C'est à cette condition que nous pourrons répondre aux questions qui nous ont été posées aujourd'hui. Pour ce qui me concerne, je ne représente aujourd'hui que les professionnels agricoles, les personnes qui souhaitent s'installer pour vivre de ce métier.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Un grand merci pour tous les compléments d'information que vous nous avez apportés.
Jeudi 2 février
2017
Audition de M. Alain Rousseau, directeur général
des outre-mer (DGOM)
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Monsieur le directeur général, nous sommes heureux de vous accueillir aujourd'hui pour une audition conclusive dans l'instruction de notre étude sur le foncier, le troisième volet étant consacré aux conflits d'usage et aux outils de planification.
Grâce à la visioconférence, nous avons pu enquêter, depuis le mois de novembre dernier, auprès des autorités politiques et des acteurs économiques locaux de plusieurs territoires, successivement : la Guyane ; La Réunion ; hier, la Guadeloupe et la Polynésie française et, ce matin même, Mayotte. Nous avions également entendu, au préalable, le directeur de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages du ministère de l'environnement et du ministère du logement, ainsi que le délégué ministériel aux outre-mer au ministère de l'agriculture.
Nous avons ainsi pu recueillir d'importants éléments d'information sur les problématiques foncières auxquelles sont confrontées les politiques publiques, les entreprises et les différents secteurs économiques. Les caractéristiques spécifiques de nos territoires ultramarins confèrent à la question foncière une acuité toute particulière pour leur développement. C'est pourquoi mes collègues et moi-même avons souhaité faire le point avec vous sur un certain nombre de questions.
Je vous propose de procéder en deux étapes, avec une première séquence centrée sur la problématique des conflits d'usage et des outils de planification confrontés aux réalités du terrain et une seconde séquence pour faire le point sur la mise en oeuvre effective d'un certain nombre de préconisations formulées à l'occasion de nos deux premiers rapports sur le foncier dans les outre-mer.
M. Alain Rousseau, directeur général des outre-mer . - Pour commencer, nous tenons à vous faire part de notre satisfaction de pouvoir nous exprimer devant vous sur un sujet dont on sait l'enjeu vital pour les outre-mer : la maîtrise du foncier et de son aménagement.
Je suis venu accompagné de M. Stanislas Cazelles, sous-directeur des politiques publiques, de M. Jean-Pierre Balcou, sous-directeur des affaires juridiques et institutionnelles, et de M. Guillaume Bourin, chef du bureau du droit privé et du droit des activités économiques et sociales, qui a été magistrat à Mayotte. Nous essaierons, tous ensemble, de répondre à vos questions.
Comment améliorer la situation en matière de planification et d'urbanisme en outre-mer ? Il est vrai que les outre-mer ne sont pas en avance dans ce domaine. Les outils du droit de l'urbanisme y sont, de manière générale, moins maîtrisés que dans l'Hexagone. Des efforts doivent être faits sur ce plan.
L'État intervient en soutien à cette activité dans un certain nombre de phases procédurales de l'élaboration des documents : en amont, pendant la discussion et en aval. Ces séquences sont essentielles. Parfois, il faut faire preuve de pédagogie pour expliquer l'intérêt de ces moments de rencontre avec les services de l'État, qui sont déterminants pour que des orientations pertinentes, conformes au droit et exprimant une véritable stratégie de développement soient définies.
Il est incontestable que, dans certaines collectivités, souvent petites ou peu habituées à la planification, la perception du rôle de l'État est parfois biaisée. On peut avoir le sentiment que les collectivités l'analysent comme une difficulté : elles se sentent contrôlées, et non conseillées. Il me paraît évidemment essentiel qu'une relation de confiance puisse s'instaurer pendant cette séquence de création des outils de planification, de manière que l'État puisse véritablement appuyer les collectivités et, à la sortie, que le document présente un niveau de sécurité juridique suffisant pour ne pas être déféré devant le juge administratif.
Par ailleurs, il faut que les collectivités se dotent d'une ingénierie plus élaborée. Cela passe bien souvent par le regroupement intercommunal. Nous plaidons pour la réalisation de PLU intercommunaux - la loi n'y oblige pas aujourd'hui, mais cela viendra peut-être... Le PLU intercommunal permet d'apprécier les choses à la bonne échelle et de se doter des moyens en ingénierie de projet, qui, j'y insiste, manquent à beaucoup de collectivités.
De manière plus anecdotique, je rappelle qu'une dotation financière particulière est accordée aux collectivités - communes ou intercommunalités - qui s'engagent, pour les aider à aboutir.
Nous pourrons vous communiquer un certain nombre de tableaux sur l'état de la planification outre-mer. On s'aperçoit que la carte des PLU est encore loin d'être complète. Trop souvent, on en est resté à des plans d'occupation des sols (POS) ou à des cartes communales. Certaines communes sont même encore sous le régime du règlement national d'urbanisme (RNU).
Le sujet de la constitution des réserves foncières nous paraît essentiel. Il est vrai que les collectivités d'outre-mer sont souvent en retard sur ce plan. La croissance démographique et le besoin de développement n'ont peut-être pas été suffisamment anticipés. Il faut aujourd'hui prendre le taureau par les cornes et permettre aux collectivités de maîtriser précisément le foncier.
Pour ce faire, il faut partir d'une stratégie urbaine clairement définie. En effet, lorsque cette stratégie est claire, la démarche foncière en découle assez spontanément. Ensuite, il faut utiliser tous les outils à la disposition des collectivités. De ce point de vue, il est important que tous nos départements et régions d'outre-mer (DROM) soient dotés d'un établissement public foncier. Ce sera prochainement le cas, puisque le Conseil d'État est en train d'examiner le décret de constitution de l'Epfa de Mayotte, qui devrait être publié dans les prochaines semaines.
S'agissant des suites apportées au rapport de Philippe Schmit relatif à l'opération d'intérêt national (OIN) de Guyane, vous savez que les choses se sont concrétisées. Le décret constitutif de l'OIN a été pris le 14 décembre dernier. Nous sommes véritablement entrés dans la phase opérationnelle. Nous avons provisionné 5 millions d'euros en fin d'année dernière pour armer le système. Trois sites et neuf communes dans les agglomérations de Cayenne, Kourou et Saint-Laurent-du-Maroni. Sur les zones concernées, l'État recense le foncier qui lui appartient, qui représenterait 30 % des superficies considérées. Quand le recensement sera achevé, ces terrains pourront être transférés à l'OIN, qui pourra alors engager des opérations d'aménagement.
Le décret relatif à l'Epfa de Mayotte fixera les modalités d'intervention et les ressources de cet établissement. Comme l'Epag, il aura une double vocation : il sera à la fois établissement public foncier et établissement public d'aménagement, de manière à disposer de l'ensemble des outils du développement. Par exception à la règle, le ministère des outre-mer l'accompagnera financièrement durant ses premières années, car il est nécessaire d'amorcer la pompe. Son directeur général devrait être nommé en mars, dès que le décret aura été pris. Il est déjà sur place, en préfiguration. Il s'agit de l'ancien directeur de l'agence des cinquante pas géométriques de la Martinique. On espère que le conseil d'administration pourra être réuni à la fin du mois de mars ou au cours du mois d'avril et qu'il sera actif, c'est-à-dire en mesure d'échanger avec les communes, à la fin du premier semestre ou à l'été.
La résorption de l'habitat illicite ou spontané est évidemment un sujet très préoccupant pour les outre-mer, même si toutes les collectivités ne connaissent pas, en la matière, le même niveau de difficulté. L'essentiel est de se doter d'un cadre d'intervention, à une échelle géographique pertinente. De ce point de vue, les plans de lutte intercommunaux contre l'habitat indigne nous semblent le cadre de travail adapté. Ensuite, il faut utiliser tous les outils, tant préventifs que curatifs, qui existent dans la loi. Le volet préventif consiste essentiellement à faire des repérages, de la surveillance, pour éviter le développement de ce type d'habitat. Concrètement, toute une série de mesures de police administrative sont dans les mains du préfet et du maire. Le volet curatif consiste quant à lui à faire un travail de fond sur l'habitat indigne, que l'on peut conserver, à certaines conditions, et sur l'habitat insalubre, qui implique des opérations de destruction et de reconstruction - pas forcément au même endroit, du reste. En réalité, il existe tout un panel d'outils. Il s'agit de retenir les plus adaptés pour chaque cas particulier.
Pour ce qui concerne le bilan, en matière de résorption de l'habitat insalubre, de la loi Letchimy du 23 juin 2011, nous nous sommes attachés à la disposition, particulièrement significative, qui permet la prise d'un arrêté d'insalubrité lorsque le propriétaire du bâtiment n'est pas celui du fonds. En vérité, nous n'avons pas de retour sur le nombre de situations où les collectivités se sont emparées de cet outil. Nous ne sommes donc pas en capacité aujourd'hui de faire un bilan de cette mesure et de son impact sur le terrain.
M. Stanislas Cazelles, sous-directeur des politiques publiques . - Le plan logement outre-mer a été construit autour de plusieurs axes, qui sont des axes traditionnels d'action : le foncier, la construction de logements sociaux, la réhabilitation de logements privés, la question des coûts de construction, la question des risques... Ce plan a une déclinaison locale dans chaque territoire, avec un accord partenarial signé et organisé par le préfet.
Le plan aura eu pour premier résultat que chaque territoire s'est doté d'une déclinaison locale, donc d'une feuille de route partagée par l'ensemble des acteurs - acteurs du logement social, du logement privé, acteurs fonciers, collectivités territoriales, monde du BTP... Il aura également permis qu'un certain nombre de dispositions relatives au financement aient beaucoup évolué ces dernières années, en 2016 et au début de 2017, sur l'initiative du Gouvernement et des parlementaires.
En termes de résultats chiffrés, l'objectif du plan logement était d'inverser la courbe de construction de logement, mal orientée depuis quelques années. Les premiers résultats de 2016, première année de plein exercice du plan, seront rendus publics dans quelques semaines. Ils montrent une certaine forme d'inversion de la courbe et de redémarrage.
Au reste, les politiques de long terme n'ont d'effets qu'au long terme. À cet égard, je crois que tous les acteurs du logement doivent se demander comment réussir à raccourcir la durée moyenne des effets des efforts en matière de logement.
La question de la régulation des marchés fonciers et immobiliers est difficile. Elle se présente dans tous les territoires où le foncier est contraint, donc dans tous les outre-mer, du fait de leur géographie. La fluidification doit être un objectif premier. Il faut lutter contre la rétention foncière et utiliser tous les outils du droit de l'urbanisme pour permettre aux élus locaux de mobiliser le foncier dont ils ont besoin dans leurs politiques d'aménagement, pour leurs projets de logements, d'équipements publics ou d'installation d'entreprises. Les EPF peuvent être mobilisés.
La récente discussion du projet de loi de programmation relatif à l'égalité réelle outre-mer au Sénat a permis d'avancer sur la question des titres de propriété. Je pense notamment à la résolution des indivisions, au coût du titrement et aux procédures d'usucapion. Certaines de ces mesures ont été actualisées pour l'ensemble des territoires et d'autres, sur le seul territoire de Mayotte.
L'enjeu de la mobilisation foncière est un sujet de long terme. Nous y travaillons depuis plusieurs années. Ce travail porte ses fruits, lentement mais sûrement. Le projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer a permis d'améliorer encore la capacité à mobiliser le foncier public pour les projets de logements. Selon nous, l'une des perspectives d'amélioration de la gestion du foncier a trait à la question du temps et, par conséquent, à celle de la taille : on pourrait peut-être aller plus vite en s'exerçant sur des opérations d'aménagement plus petites, du type « dent creuse », et en réfléchissant aux orientations d'aménagement.
Sur le fond, la difficulté est importante. Elle est connue, mais un certain nombre de dispositifs nouveaux qui ont été mis en place devraient permettre de faire avancer les choses.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Hier, nous étions en visioconférence avec la Polynésie française. Beaucoup de critiques ont émergé sur l'intercommunalité, sur les relations entre les collectivités et le gouvernement local, la constitution des domaines initiaux des communes. Les communes se plaignent d'avoir très peu de foncier. Les relations ne sont pas forcément au beau fixe, même si les représentants du gouvernement assuraient le contraire. Avez-vous été sensibilisés à ces difficultés ?
Ma seconde question a trait à l'Epfa de Mayotte. Tout à l'heure, nous avons assisté à une levée de boucliers des élus mahorais, qui contestent la gouvernance retenue par l'État. Si les choses commencent ainsi, cet outil risque de ne jamais travailler pour le développement de Mayotte ! Avez-vous été sensibilisé à cette problématique ? Les élus se plaignent de ne pas pouvoir s'exprimer convenablement.
M. Antoine Karam, rapporteur . - Mon collègue rapporteur vient de mettre l'aiguille là où ça fait mal. Toutes les interventions qui ont eu lieu, toutes les questions qui ont été posées, tous les mécontentements qui se sont exprimés lors des rencontres que nous avons organisées depuis maintenant plusieurs mois montrent que les réponses ne peuvent être que politiques. Elles appartiennent aux responsables politiques, c'est-à-dire aux gouvernements successifs, quels qu'ils soient.
Le foncier est un sujet que je connais bien, puisque j'ai présidé la région Guyane pendant dix-huit ans et que j'ai été conseiller général pendant trente ans. Tous les jours, dans nos territoires, il se passe quelque chose devant France Domaine ou devant la préfecture... Hier encore, des agriculteurs originaires d'Iracoubo sont descendus dans la rue ; voilà trente ans qu'ils attendent désespérément le titre foncier leur permettant de travailler leurs terres !
La question de la gouvernance de l'Epfam a été au coeur du débat que nous avons eu avec les représentants de Mayotte ce matin. Les Mahorais ont pris l'exemple de la Guyane. Combien d'années a-t-il fallu pour que l'on comprenne que la gouvernance ne peut appartenir qu'aux responsables politiques ? Que l'on duplique à Mayotte ce qui s'est passé il y a vingt ans en Guyane montre que l'on n'a pas tiré toutes les leçons.
Nous prenons acte de l'installation de l'OIN en Guyane. Dans un communiqué, l'association des maires de Guyane vient de protester contre cette installation. Cela dit, l'OIN était bien attendu !
Aujourd'hui, nous réclamons partout la rétrocession du foncier pour les collectivités, pour ceux qui en ont besoin, notamment les agriculteurs. Or, certains n'attendent pas de manière très disciplinée qu'on leur rétrocède du foncier : les migrants - la Guyane en a accueilli 15 000 de plus en 2016, soit presque une fois et demie de plus que Calais - occupent et squattérisent, ce qui avive les tensions.
Malgré tous les efforts qui ont été consentis pour améliorer la situation, le débat est loin d'être fermé. On ne peut pas mettre un cautère sur une jambe de bois. La question est fondamentalement politique.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Je souscris complètement aux propos de mes deux collègues rapporteurs. J'ai été membre, pendant presque une décennie, d'un établissement public foncier. Cet outil local ne peut pas réussir si les collectivités ne se l'approprient pas. L'établissement public foncier fait un travail absolument extraordinaire dès lors qu'il est porté par les acteurs locaux. Je mesure la difficulté qui sera la nôtre si les collectivités ne se l'approprient pas à Mayotte, ce que les auditions de ce matin me laissent redouter.
Par ailleurs, le problème ne réside pas dans le manque de foncier, mais dans sa valeur et la non-maîtrise de l'indivision. Je pense notamment au développement économique et à l'agriculture. Il est absolument indispensable que ces difficultés soient résolues. C'est un préalable ! L'incertitude et les prix exorbitants entravent le développement économique. Les difficultés en matière de propriété rendent les investissements extrêmement longs. Tous les projets agricoles ont échoué. Les importations ne cessent de croître alors que, localement, les terres incultes permettraient de créer des richesses !
Il faudrait coupler la politique de développement et de modernisation de l'agriculture et d'installation d'agriculteurs, quels que soient les types de production, avec la reconquête et la stabilité foncière, qui ne passe pas forcément par la propriété - cela peut aussi passer par le fermage, la stabilité de la location.
M. Alain Rousseau . - Nous partageons complètement ce point de vue. Je crois qu'il y a unanimité pour dire que, sur le plan foncier, la sécurité juridique, qui est si essentielle au développement économique, rural et urbanistique, fait défaut outre-mer. Avancer sur cette question est une condition essentielle du développement des collectivités ultramarines. Depuis deux ans, de nombreuses initiatives ont été prises et de nombreux textes ont été adoptés en ce sens.
Comme l'a dit Monsieur Karam, la situation en Polynésie comme la gouvernance de l'Epfa de Mayotte ou la rétrocession de foncier en Guyane sont des questions évidemment politiques.
S'agissant de la Polynésie, oui, nous sommes informés du fait que la construction d'un travail coopératif entre le gouvernement et les collectivités est difficile. Le haut-commissaire travaille à arrondir les angles et à faire avancer les choses. Cependant, la direction générale des outre-mer ne peut agir directement sur cette situation, qui est vraiment très spécifique à cette collectivité.
Mme Karine Claireaux . - Le même problème qu'en Polynésie française se pose à Saint-Pierre-et-Miquelon. Chez nous, cette difficulté est directement liée au statut. En effet, il a été décidé que le conseil territorial serait propriétaire de quasiment tout le foncier, ce qui pose un réel problème aux communes. Je plaide pour une révision du statut qui permette aux communes d'avoir les moyens de travailler, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Le foncier est un des éléments de cette évolution. Sur ce plan, les collectivités régies par l'article 74 de la Constitution sont à peu près toutes dans la même situation.
M. Alain Rousseau . - La loi prévoit que l'Epfa de Mayotte est un établissement public de l'État, avec pour conséquence notamment que le directeur général est nommé par l'État.
Je suis d'accord avec vous, Monsieur Gremillet : sans appropriation par les acteurs locaux, l'Epfa ne fonctionnera pas. Toutefois, cette décision n'est pas une nouveauté du décret : c'est ce qui a été voté au Parlement, voilà déjà un certain temps. Un peu de pédagogie permettrait à chacun de s'y retrouver.
L'Epfa est bien un établissement qui a vocation à servir l'ensemble de la population. Les collectivités seront représentées à parité au sein du conseil d'administration. Dès lors, la crainte de se retrouver marginalisé me paraît infondée.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Quid de la présidence de l'Epfa ? Pourquoi ne pas entendre, comme en Guyane, qu'il puisse être élu parmi les membres du conseil d'administration sans obligatoirement être désigné parmi les représentants de l'État ?
M. Alain Rousseau . - Un administrateur d'État est tout à fait capable d'entendre les attentes locales et de les mettre en oeuvre.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - En théorie, Monsieur le directeur général.
M. Daniel Gremillet, rapporteur . - Souvent, la présidence est détenue par un élu et la direction par un fonctionnaire. Il est dommage que cette formule équilibrée n'ait pas été retenue pour l'Epfa de Mayotte. Je pense que l'on gagnerait beaucoup à faire évoluer les choses en ce sens. Au reste, un accord sur ce point me paraît possible.
M. Alain Rousseau . - Il convient de rappeler que, dans un premier temps, l'EPF n'aura pas de ressources propres. Ses ressources émaneront de l'État.
Cela dit, on sent bien que ce choix ne peut être qu'une étape. Tant mieux si elle est brève ! On pourrait envisager, sur cette question de la présidence, que l'EPF rentre dans le droit commun dès qu'il percevra des recettes fiscales.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Si elle figurait dans la rédaction définitive du décret, je pense qu'une telle ouverture serait bien accueillie localement.
M. Stanislas Cazelles . - J'entends ce que vous dites, mais la loi du 14 octobre 2015 d'actualisation du droit des outre-mer, la loi dite « Adom », a prévu que le président serait choisi parmi le collège des administrateurs de l'État. Le décret ne peut donc pas disposer autrement.
On peut essayer de proposer une évolution, mais nous sommes contraints juridiquement. D'ailleurs, le Conseil d'État a bien vérifié que la loi et le décret étaient exactement sur la même ligne !
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Certes mais cela montre simplement qu'il nous faut trouver un véhicule législatif...
Je vous propose de passer au second volet de notre audition afin de faire le point sur les préconisations de la délégation sur la gestion du domaine de l'État et sur le titrement et l'indivision.
M. Alain Rousseau . - Pour ce qui concerne les domaines public et privé de l'État, je peux vous rendre compte de plusieurs évolutions intéressantes.
Votés dans le cadre de la loi Adom, le transfert, au 1 er janvier 2021, de la zone des cinquante pas géométriques et la disparition des agences dédiées se feront au bénéfice de la collectivité unique de Martinique ou de la collectivité régionale de Guadeloupe.
Ce transfert ne se fera pas sans transition. Grâce à un vrai travail de fond, les collectivités, en récupérant ces terrains, disposeront d'un document stratégique d'orientation très contraignant en matière d'aménagement et de mise en valeur. Il y aura ensuite un rapport sur l'état des cessions et des enjeux d'aménagement. Ce mouvement, envisagé depuis déjà de nombreuses années, se fera à un horizon maintenant assez proche et permettra à la Guadeloupe et à la Martinique de maîtriser un outil essentiel à leur développement.
Pour Mayotte, le processus n'est pas engagé. Le contexte est très différent. Il s'agit, pour l'instant, de créer l'outil. Vous savez que le vote du projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer, qui devrait intervenir prochainement, devrait aboutir à un renforcement de la décote, permettant la vente aux propriétaires qui occupent des terrains appartenant à l'État.
Comme vous le savez, le transfert du domaine forestier permanent à la Guyane est un sujet politique.
M. Antoine Karam, rapporteur . - Encore un sujet qui fâche !
M. Alain Rousseau . - Non : encore un sujet qui va aboutir !
M. Antoine Karam, rapporteur . - Je l'espère !
M. Alain Rousseau . - La discussion sur le niveau du transfert a lieu en ce moment. Les collectivités guyanaises bénéficieront d'un dispositif d'exonération des frais de garderie dus à l'Office national des forêts (ONF) pour une durée de trois ans.
En ce qui concerne les voies juridiques de sanction des atteintes au domaine public maritime, les services de l'État sont mobilisés. Ils sont d'ailleurs plusieurs à pouvoir intervenir, en lien avec le parquet. L'enjeu est évidemment considérable. Il convient de noter qu'en Nouvelle-Calédonie ce domaine est transféré aux provinces qui ont la responsabilité de sa gestion.
Pour ce qui est de la bonne gouvernance entre les parcs nationaux, l'ONF, les communes, notamment à La Réunion et en Guyane, il nous semblait que l'une des réponses aux difficultés, qui sont objectives, était de faire vivre le comité consultatif des forêts d'outre-mer. Ce dernier, créé récemment, vise précisément à ce que soient trouvés des accords intelligents pour la gestion de ces espaces. Pour l'instant, nous n'avons pas envisagé d'évolution de la gouvernance. Il s'agit de faire avec ce que l'on a et de permettre que les différentes instances travaillent mieux ensemble.
L'indivision et le titrement ont fait l'objet de discussions approfondies dans le cadre du projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer ; notamment pour établir la commission de l'urgence foncière (CUF), proposition importante de votre dernier rapport.
M. Jean-Pierre Balcou, sous-directeur des affaires juridiques et institutionnelles . - À Mayotte, chacun est bien conscient de la nécessité d'une commission de l'urgence foncière, devant laquelle les possesseurs de terrain pourront faire valoir leur occupation des lieux, souvent très ancienne, et obtenir des actes de notoriété. L'intérêt de ce travail partagé entre l'État, le département, les acteurs locaux et un certain nombre de personnes qui représentent les anciens dispositifs de régulation juridique en matière de foncier ne fait aucun doute. Je rappelle que, à Mayotte, plusieurs sources traditionnelles de droit peuvent se croiser.
Le groupement d'intérêt public constitue certainement la bonne solution à terme. Jusqu'à présent, il n'a pas pu être mis en place. Le rapport sénatorial préconise la mise en place, dans un premier temps, de la Commission de l'urgence foncière. Nous y sommes très favorables. C'est pour cette raison que le Gouvernement a fait figurer ce dispositif dans le projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer. Encore une fois, il s'agit d'une première étape.
En ce qui concerne la prescription acquisitive, nous avons intérêt à ce que les règles permettant de constater les droits de propriété acquis par l'occupation soient les plus simples possible. Deux difficultés se posent sur ce plan. La première tient à la longueur de la période d'occupation paisible du bien : l'usucapion trentenaire est une loi d'airain de la prescription acquisitive. La seconde a trait au délai ouvert pour contester, soit dix ans après l'attribution du bien. Le projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer comporte une mesure qui réduit à cinq ans le délai de contestation de l'acte de notoriété, de manière à sécuriser les démarches.
Il faut trouver le point d'équilibre entre l'efficacité du dispositif et les garanties pour les personnes concernées. C'est pour cette raison qu'a été prévu un dispositif renforcé de publicité, de manière à rendre les choses les plus opérationnelles possible.
La durée trentenaire de l'usucapion est une règle d'or du code civil. Nous avons eu de longs échanges avec nos collègues du ministère de la justice à son sujet. Des arguments plaident en faveur de son maintien comme de sa suppression. Quoi qu'il en soit, la possibilité d'un régime spécifique, avec un délai raccourci, sur un territoire déterminé ne me paraît pas devoir être écartée. Dans la plupart des cas, les familles des personnes qui revendiquent la propriété d'une parcelle occupent celle-ci depuis le décret de 1911, voire plus tôt. Ce sont ces personnes que l'on cherche à protéger. Techniquement, on peut tout à fait concevoir un délai raccourci qui permette de simplifier le travail du ministère.
M. Guillaume Bourin, chef du bureau du droit privé et du droit des activités économiques et sociales . - Vous nous avez interrogé sur la définition d'un régime des baux, la mise en place d'un tribunal foncier écheviné et l'engagement d'un travail de formalisation de la coutume et de transcription dans un livre foncier à Wallis-et-Futuna.
Il ressort clairement de votre rapport que la Délégation sénatoriale attendait de l'État un rôle de moteur, d'aiguillon, de médiateur, plutôt qu'un rôle de décideur. De fait, l'intervention de l'État, en tout cas de la DGOM, ne peut pas s'exprimer autrement que par un travail d'accompagnement, décidé en concertation avec les autorités coutumières qui, en matière foncière, ont seules la compétence d'édicter des règles, notamment de formalisation de la coutume, et de régir la dévolution.
En revanche, l'État était compétent pour instituer une juridiction de droit local compétente pour trancher les contestations entre les citoyens régis par le statut de droit local. En réalité, en dépit d'un arrêté du 20 septembre 1978, cette juridiction de droit local n'a jamais été constituée dans les faits, en raison de l'existence, à Wallis-et-Futuna, de tout un système propre de régulation sociale et judiciaire qui passe par une phase de conciliation entre les membres des familles et par un éventuel recours devant les autorités coutumières. Ce recours, très organisé, peut remonter jusqu'au roi.
Autrement dit, le tribunal foncier de Wallis-et-Futuna qui pourrait, à l'image de celui qui existe en Nouvelle-Calédonie, être composé d'un juge de droit commun et de deux assesseurs coutumiers, ne paraît pas pouvoir fonctionner en l'état actuel de la société wallisienne sans entrer frontalement en conflit avec le mode coutumier de régulation des conflits.
M. Alain Rousseau . - Il me semble nécessaire, avant d'engager ce type de discussions, d'attendre qu'un certain nombre de conditions locales, touchant aux autorités coutumières ou au statut, soient réunies.
M. Guillaume Bourin . - Le tribunal foncier de la Polynésie a été institué par la loi Adom du 16 février 2015. Celui-ci n'est pas encore opérationnel, en raison de la discussion juridique qui s'est instaurée autour du commissaire du Gouvernement. Initialement prévu pour faciliter l'instruction des dossiers, celui-ci a fait l'objet de beaucoup de contestations, notamment au Sénat qui, par le vote d'un amendement au projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer, a estimé préférable de supprimer cette institution en raison des doutes sur son impartialité qui pourraient empêcher le tribunal de fonctionner correctement. La Chancellerie tire les conclusions de sa suppression et le tribunal foncier ne pourra exister que lorsque le projet de loi sera adopté définitivement.
Il n'empêche que l'État s'est beaucoup investi sur les affaires de terre en Polynésie française. Ainsi, en septembre 2014, il a conclu un contrat d'objectifs avec la cour d'appel. Depuis lors, trois magistrats, contre un auparavant, s'occupent, au sein du tribunal de première instance, des affaires foncières en Polynésie française.
Le tribunal foncier occupera un bâtiment spécifique dédié, d'ores et déjà sorti de terre. Il pourra également, comme le code de l'organisation judiciaire le permet, tenir des audiences foraines, conformément à un souhait de la Délégation sénatoriale.
L'annonce de la création du tribunal foncier a engendré une hausse des demandes de partage judiciaire. Elle a provoqué un effet d'appel d'air, les Polynésiens pensant pouvoir régler des litiges larvés grâce à cette nouvelle institution. On a ainsi noté une augmentation de 58 % des saisines du tribunal, qui ont été portées à 140 en 2016. Je précise que ces saisines ont été assez bien prises en charge par l'effectif supplémentaire de magistrats, de telle sorte que le stock d'affaires en attente n'a pas augmenté en première instance - contrairement à ce qui s'est passé à la cour d'appel qui n'a pas bénéficié de postes nouveaux.
M. Jean-Pierre Balcou . - Le rapport de la Délégation sénatoriale préconisait également une unification de la compétence en matière d'indivision au profit de la Polynésie française. Le droit des successions et des libéralités relève de la compétence de l'État, sauf en ce qui concerne les successions en déshérence. Le droit des obligations et des contrats, de même que la matière foncière, relève de la compétence de la Polynésie française. Est-ce que cette difficulté peut être tranchée sur le plan juridique ? On ne peut pas tracer une ligne de partage exacte entre d'un côté le droit des successions et des libéralités et, de l'autre côté, le droit de la propriété foncière. Quant à l'indivision, selon sa nature, successorale ou conventionnelle, elle dépendra tantôt de l'État, tantôt de la Polynésie française. Seconde difficulté : si l'on voulait aller dans le sens de l'unification des compétences, seul le législateur organique pourrait répartir à nouveau les compétences entre l'État et la Polynésie française. Il me semble difficile en l'état actuel de la loi organique d'aller plus loin.
M. Guillaume Bourin . - Je veux juste apporter une précision au sujet de la volonté des sénateurs d'unifier les compétences en matière d'indivision conventionnelle et successorale. Comme cela vient d'être souligné, cela relève de la loi organique. Mais un autre aspect de la question, c'est l'articulation du code de procédure civile polynésien avec le code civil français en matière de successions. Les deux dispositifs s'enchâssent mal. Le curateur sur successions vacantes est une création du Pays, mais son périmètre de recours ne correspond pas à la vacance telle qu'elle est définie par le code civil. Une voie moyenne serait le recours au mandataire successoral, qui existe aussi en Polynésie française, mais dont les pouvoirs en réalité ne suffisent pas à régler les successions. S'il peut représenter les héritiers, même ceux qui sont inconnus, à un moment donné il faut sortir de la succession par le partage. En Polynésie, me semble-t-il, les possibilités juridiques de réforme ne sont pas aussi ouvertes qu'à Mayotte. Il faut trouver des solutions dans les moyens que l'État et la Polynésie elles-mêmes peuvent consacrer à la recherche des héritiers et dans la généalogie.
J'en viens maintenant à la proposition de fermer l'action en annulation du partage successoral à l'héritier qui a été omis au bénéfice d'une action en indemnité. Cette possibilité présentée par le rapport de la Délégation sénatoriale avait séduit le Gouvernement, qui a déposé un amendement lors de l'examen du projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer pour introduire ce dispositif. L'héritier omis ne pourrait pas demander l'annulation du partage, ce qui impliquerait de retirer les lots et une remise en cause complète du partage. Il serait indemnisé en valeur. Le Gouvernement avait estimé que si la question des indivisions multigénérationnelles était prégnante en Polynésie française, elle se posait également sur l'ensemble du territoire, de telle sorte qu'il avait estimé que limiter la fermeture de l'action en annulation aux Polynésiens contreviendrait au principe d'égalité des citoyens devant la loi. Son amendement au Sénat visait donc l'ensemble du territoire. La commission des lois du Sénat a déclaré cet amendement irrecevable au motif qu'il n'avait que peu de rapport avec l'objet du projet de loi.
M. Jean-Pierre Balcou. - La Délégation sénatoriale préconisait également la sanctuarisation de la jurisprudence locale du partage par souches. Souvent, les indivisions n'ont pas été réglées depuis deux ou trois générations. Les coindivisaires sont particulièrement nombreux et difficiles à repérer sans qu'ils soient nécessairement conscients de leurs droits. La cour d'appel de Papeete a développé une jurisprudence que je qualifierai de constructive, qui consiste à dire que, à défaut de pouvoir opérer un partage individuel, il sera opéré un partage par souche en déterminant les droits pour une communauté de coindivisaires, à défaut de pouvoir déterminer les droits de chacun de ces coindivisaires. La Cour de cassation a cassé à de multiples reprises ce type de décision de la cour d'appel de Papeete. C'est une question récurrente car la cour d'appel persiste. Les premières conclusions de la Commission Pastorel rejoignent la préconisation de la Délégation sénatoriale qui milite pour une reconnaissance législative de la jurisprudence de la cour d'appel de Papeete. Nous examinons ce point attentivement avec la Chancellerie.
Il y a une difficulté, c'est celle de la représentation de cette masse indivisaire qui n'est pas structurée, à la différence d'une copropriété d'immeuble, par exemple. On est en présence d'un groupe dont les limites sont indéterminées. La règle générale en matière civile, c'est celle de l'unanimité, qui est purement hypothétique dans les faits. C'est une question difficile à résoudre.
M. Guillaume Bourin. - Je reviens sur cette argumentation. La difficulté, c'est que la cour d'appel de Papeete prend un représentant par souche a minima . L'immeuble doit être partagé entre les différentes souches, ce qui soulève plusieurs objections.
Tout d'abord, qui nous dit qu'un membre de la souche n'a pas des arguments à faire valoir qui justifieraient de donner une part plus importante des biens à sa souche ? Dès lors, est-il réellement légitime qu'un autre membre de la souche le représente dans l'action en partage, sous prétexte que l'on a du mal à le trouver et qu'il existe trop d'assignations à délivrer ? Cela pose un véritable problème en matière de respect des droits de la défense.
Ensuite, le mode de partage par souches ne fait que décaler le problème : à l'intérieur même d'une souche, il existe en effet des subdivisions de souche qui pourront à nouveau demander un partage judiciaire.
Enfin, compte tenu de cette règle de droit civil selon laquelle nul autre que soi-même n'est meilleur juge de ses intérêts, le fait de se faire représenter par une personne qui ne détient aucun mandat soulèvera des difficultés juridiques de nature supra-législative.
J'en arrive à la préconisation qui figurait dans votre rapport, à savoir la possibilité d'une dévolution intégrale des immeubles aux collatéraux privilégiés en l'absence d'héritier ou d'ascendant privilégié. C'est le cas du conjoint survivant qui, en principe, recueille tous les biens compris dans la succession des ascendants directs du défunt. Si le défunt n'a pas d'enfant, ses frères et soeurs issus d'un même auteur commun, au sens du droit, ont le droit de récupérer - on a parlé d'un droit de retour mais il s'agit bien en réalité d'une forme de dévolution - la moitié des biens en nature qui procéderait de la succession du conjoint défunt.
Votre proposition a été reprise dans le rapport Pastorel. Il y est précisé que le fait de ne pas recourir à un tel mode de partage successoral suscitera de nouvelles indivisions, en particulier entre les frères et soeurs du défunt et le conjoint survivant et, surtout, avec les enfants du conjoint survivant qui doivent recueillir la moitié des biens.
La Chancellerie qui a expertisé votre rapport a considéré que l'objectif consistant à éviter des conflits successoraux violents n'était pas propre à la Polynésie française et ne justifiait pas de donner davantage de droits aux fratries polynésiennes. Estimant que l'on remettait en cause la promotion des droits du conjoint survivant, la Chancellerie s'est montrée très réservée à l'égard de la recommandation du Sénat.
M. Jean-Pierre Balcou . - La question suivante porte sur l'attribution préférentielle du logement qui pourrait être un moyen d'atténuer largement les conflits successoraux. Le rapport sénatorial pointait en particulier les difficultés nées de la condition de cohabitation avec le défunt dès lors que la succession initiale, non réglée, remonte à trois générations. Le tirage au sort du logement entre indivisaires, seule solution aujourd'hui reconnue, est douloureuse. C'est pourquoi nous avions envisagé un amendement au projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer en concertation avec la Chancellerie. Mais cette disposition dépasse le cadre de l'outre-mer et n'a pas pu prospérer.
M. Guillaume Bourin . - S'ajoute à cela une autre difficulté que vous ne méconnaissez pas : vous proposez d'abaisser les règles de majorité pour la gestion des indivisions, mais vous savez également que les indivisions sont pléthoriques et que l'on ne peut pas toujours déterminer le nombre exact des indivisaires. Comme on ne dispose pas de méthode pour calculer cette majorité, on pourra toujours l'abaisser tant qu'on veut, mais le compte n'y sera pas.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Je vous remercie pour ces précisions.
Je rebondis sur le dernier point abordé, celui des règles de majorité allégée. Pas plus tard qu'hier, la commission des lois du Sénat a adopté une disposition qui va dans le même sens, dans la proposition de loi visant à favoriser l'assainissement cadastral et la résorption du désordre de la propriété notamment en Corse. Alors, je veux bien que l'on invoque le principe d'égalité, mais nos territoires d'outre-mer se trouvent précisément dans une situation d'inégalité. Avant de parvenir à une convergence vers le droit commun, il faut aménager une période de transition courte et provisoire, inventer de nouvelles règles pour alléger le contentieux foncier et tenter de sortir de ces imbroglios. En effet, à droit constant, c'est impossible !
Votre argument selon lequel ce type de disposition présente un risque d'inconstitutionnalité ne tient plus, dès lors que l'on observe que le dispositif n'est pas destiné à bouleverser les règles du code civil mais à trouver une solution provisoire pour dénouer les litiges. C'est ce qui s'est passé lorsque l'on a créé la commission de révision de l'état civil (CREC) à Mayotte. Dans un domaine aussi sensible que celui du droit au nom, on a fini par adopter des règles allégées pendant une période limitée, afin de sortir de l'impasse.
Je vous entends lorsque vous nous dites qu'il faut poursuivre les discussions. Mais, dès lors que le projet de loi relatif à l'égalité réelle outre-mer a été défendu par le ministère des outre-mer, je déplore le fait qu'il ne nous ait pas été possible d'avoir des échanges directs avec la Chancellerie. En effet, c'est ce que vous venez de nous expliquer : ce sont la Chancellerie et le ministère des finances qui n'ont pas voulu changer de position par rapport à certaines de nos propositions. Dans ce cas, il aurait été préférable de nouer un dialogue avec la Chancellerie et de présenter des contre-arguments aux arguments qu'elle avance, car nous n'en manquons pas !
Vous nous avez également indiqué qu'était créée la Commission de l'urgence foncière que nous appelions de nos voeux. C'est à la fois vrai et faux dans la mesure où seul le nom de la commission est conforme à ce que nous proposions. Nous voulions créer une structure à l'image de la CREC : elle aurait été présidée par un magistrat qui aurait rendu des décisions opposables par la suite et aurait travaillé en collaboration avec les cadis, c'est-à-dire les anciens notaires de Mayotte, ceux qui en détiennent la mémoire juridique. Alors, certes, en tant qu'agents du conseil départemental, ils pourront éventuellement être appelés à siéger au sein de la CUF si le département le souhaite. Seulement, il me semblait tout à fait naturel de demander que les cadis participent au dispositif directement et en leur qualité propre, et non de façon détournée et baroque comme représentants du département.
Quant au groupement d'intérêt public (GIP), si les textes le prévoient, il n'a pas été mis en place dans les faits. Or, au fondement de la CUF, il y avait justement cette idée de réaliser des audiences foraines et de se rendre sur place pour faire un état des lieux des possessions et des usages. C'est ainsi que l'on parviendra à régler en très peu de temps les problèmes.
En ce qui concerne la ZPG, le renforcement de la décote à 80 %, qu'on a présenté comme une avancée, est à mes yeux un recul. En effet, alors qu'auparavant tout pouvait se faire par décret, y compris la décote totale, la fixation d'un plafond dans la loi empêchera désormais que l'on aille au-delà de 80 %.
Il faut bien avoir à l'esprit que les propriétaires coutumiers de la ZPG, si leur situation n'est pas régularisée, ont pour seule perspective d'être expulsés pour occupation sans droit ni titre ! Quel Gouvernement prendra ce risque ?
Dans la situation actuelle de blocage, on ne peut même pas percevoir des impôts sur ces parcelles, alors que restituer ces zones conformément au traité de 1841 ne serait que justice.
Au demeurant, on peut prévoir un garde-fou en prévoyant l'impossibilité de revendre pendant, par exemple, vingt ou trente ans. Il faut sortir du blocage actuel, qui conduit à un manque à gagner de plus de 50 millions d'euros d'impôt foncier, en menant à son terme la régularisation foncière.
Ce travail incombe à l'État, parce qu'il aurait dû être réalisé avant la décentralisation, la réforme fiscale et la départementalisation. En réalité, tout a été fait à l'envers ! Et on demanderait à des Mahorais qui y vivent depuis toujours de payer leur parcelle ? Je n'en vois aucun qui paiera le moindre centime pour quelque chose qui lui appartient.
Au total, on est bien loin du compte, et même des mesures présentées comme des avancées se révèlent, à l'analyse, très décevantes. Notre délégation avait préconisé tout autre chose.
M. Alain Rousseau. - Nous partageons tout à fait votre philosophie : face à la situation exceptionnelle que connaissent Mayotte et, à un moindre degré, les autres territoires ultramarins de la République en matière de désordre foncier, il faut trouver des solutions particulières.
Nous avons plaidé cette cause au plan interministériel et obtenu des avancées, alors que la Chancellerie avait au départ des points de vue éloignés des nôtres. Vous considérez que nous sommes au milieu du gué, je l'entends. D'autres étapes viendront peut-être.
À situation exceptionnelle, dispositif exceptionnel pour, à terme, revenir dans le droit commun. Pour tenir cette ligne de conduite, la voie est étroite, car nous devons nous heurter à certains principes du code civil qu'on nous a présentés comme intangibles, même si nous avons pu les faire évoluer ponctuellement, sans oublier le principe constitutionnel d'égalité de traitement. Les mesures exceptionnelles doivent être prises dans des limites temporelles, pour ménager les principes.
Au demeurant, le compromis auquel on est arrivé est aussi un compromis parlementaire.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Il s'agissait d'amendements du Gouvernement.
M. Alain Rousseau . - Oui, mais il y a eu un débat parlementaire.
J'ai bien entendu votre position au sujet de la décote. Cette situation peut en effet paraître étonnante, même si les sommes en jeu sont réduites - c'est du moins ce que nous avons cherché à obtenir, étant entendu que la gratuité totale ne paraissait pas possible dans le cadre du débat interministériel. Il ne s'agit pas d'un recul, mais bien d'un pas en avant, qui sera peut-être suivi d'autres.
M. Stanislas Cazelles . - Je tiens à préciser que la CUF a un pouvoir de décision : c'est elle qui donne les titres de propriété. Il y a là une révolution institutionnelle en matière foncière, qui correspond précisément à ce que demandait le rapport parlementaire.
La seule différence, c'est qu'elle n'est pas présidée par un magistrat, mais par une personnalité qualifiée qui présentera presque les mêmes garanties et sera soumise à l'obligation de déclaration d'intérêts, afin d'assurer son équidistance par rapport aux uns et aux autres.
Cette commission pourra tenir des audiences foraines et collaborer avec les cadis. Le fait qu'elle décide permettra le règlement d'un certain nombre de difficultés.
À partir de 2020, elle sera remplacée par le GIF. À terme, en effet, il faut un système mieux organisé qu'une commission, qui n'a pas la personnalité morale et contre les décisions de laquelle le contentieux est toujours un peu fragile. C'est donc une étape, mais une étape qui apporte quelque chose.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - Si je me souviens bien, le texte du Gouvernement prévoit que la CUF se prononce sur des actes de notoriété, pas sur des actes de propriété. La différence est de taille. Or, c'est sur les actes de propriété qu'il y a lieu de se prononcer. Je répète qu'il ne s'agit que d'une étape, avant le retour au droit commun, que les Mahorais ont toujours voulu. Encore faut-il assurer une transition !
M. Stanislas Cazelles . - Nous réexaminerons la rédaction, mais, pour moi, la CUF peut constater l'occupation et établir l'acte de notoriété, qui devient titre de propriété.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - C'est là qu'entre en jeu la qualité juridictionnelle de la décision. Qu'il y ait une décision, c'est la moindre des choses, mais il faut considérer sa qualité juridictionnelle. Or, un acte de notoriété n'a vocation à devenir acte de propriété que s'il n'est pas contesté ou, lorsqu'il est contesté dans les formes prévues, s'il aboutit à une décision passée en force de chose jugée. Chaque élément de la CUF que nous avions conçu est important. Un acte de notoriété n'est pas un acte de propriété.
M. Guillaume Bourin . - La CUF est une étape sur le chemin de l'attribution de titres de propriété. Il reste encore du chemin à parcourir. Un travail interministériel a eu lieu sur le sujet et le ministère des outre-mer a pesé de tout son poids en faveur des intérêts de Mayotte. Au terme de ce travail, la CUF est ce qu'elle est, assez éloignée de ce que souhaitaient les parlementaires. Mais peut-être cette étape est-elle nécessaire pour que l'on puisse aller plus loin, notamment en mettant en place un tribunal forain.
M. Thani Mohamed Soilihi, président, rapporteur coordonnateur . - À terme, il faudrait qu'un tribunal forain soit mis en place. Je sais, Monsieur le directeur général, que vous avez mené un beau travail de lobbying . J'aurais bien aimé être en face des représentants de la Chancellerie pour leur répondre !