I. RECONSTITUER UNE CAPACITÉ D'INGÉNIERIE TERRITORIALE
1. Le démantèlement de l'ingénierie d'État prive de nombreuses collectivités de l'expertise nécessaire pour créer des projets territoriaux cohérents
Toute politique d'aménagement du territoire digne de ce nom suppose de disposer des compétences nécessaires pour la concevoir et la mettre en oeuvre. Malheureusement, il est de plus en plus difficile pour les pouvoirs publics de trouver des compétences et leur capacité d'initiative s'affaiblit. Faute de moyens, l'État s'est progressivement désengagé de ses missions d'ingénierie publique de solidarité et d'expertise d'appui aux collectivités. Les services déconcentrés des ministères de l'équipement, de l'environnement, des transports et de l'agriculture (les anciennes directions départementales de l'équipement (DDE) et directions départementales de l'agriculture (DDA)), qui assuraient autrefois des missions essentielles de conseil et d'appui aux collectivités territoriales, ont été progressivement vidés de leur substance et les départements ont été contraints de compenser ce retrait de l'Etat.
La dernière Directive nationale d'orientation sur l'ingénierie de l'État dans les territoires, couvrant la période 2016-2018, confirme cette tendance. L'État n'apporte plus d'aide directe et les préfets ont pour mission de faciliter la mise en relation des élus locaux porteurs de projets avec les grandes agences publiques (Cerema, agences d'urbanisme, Anru, etc.) ou avec des entreprises privées d'ingénierie, notamment en mettant à disposition des acteurs locaux une cartographie de l'offre d'ingénierie publique et privée dans leur département. Comme le relève à juste titre Claudy Lebreton 39 ( * ) : « À l'heure actuelle, l'offre d'ingénierie de l'État est considérée comme peu sécurisante, oscillant entre reconversion (l'exemple du CEREMA a été cité plusieurs fois), sous-traitance (en référence aux nombreux mandats confiés à la Caisse des dépôts) et bricolage avec l'éparpillement des moyens en micro-projets ou programmes ».
Plus que jamais, le développement de l'ingénierie publique territoriale devient une condition nécessaire de l'autonomie des collectivités territoriales, et de leur capacité à concevoir et mettre en oeuvre des projets d'aménagement du territoire. Cela concerne bien sûr des domaines techniques comme l'urbanisme, l'équipement ou l'expertise scientifique, mais l'un des points les plus importants est l'ingénierie de projet. Il est en effet plus facile de trouver des ressources pour construire des infrastructures (routes, ronds-points, etc.) que pour mettre en place des processus (par exemple, un plan alimentaire). Or, même lorsque les collectivités font appel au secteur privé, la constitution d'un partenariat robuste suppose, en amont, un travail considérable de définition des cahiers des charges.
2. L'État doit organiser les conditions d'une juste répartition des moyens d'ingénierie entre les territoires
En raison du coût élevé de l'ingénierie, il existe une véritable fracture entre les collectivités. Seules celles d'une certaine taille - régions, départements et EPCI/communes les plus importants - ont réellement les moyens de se doter de personnels d'encadrement et d'ingénierie en nombre suffisant. Les petites collectivités n'ont quant à elles pas les moyens de s'appuyer sur une réelle capacité d'expertise, ni en interne faute de personnel, ni en externe faute de crédits pour financer les bureaux d'étude.
Dans les faits, les capacités de management public sont ainsi concentrées aux deux tiers dans un millier de collectivités, contre 46 000 environ aux moyens humains plus limités 40 ( * ) . À cet égard, la logique des appels à projets de l'État est particulièrement délétère, car elle met directement en concurrence les territoires. Elle favorise le creusement des inégalités territoriales, dans la mesure où les EPCI les moins intégrés et les communes les plus isolées ne disposent pas de l'ingénierie et des ressources nécessaires pour y répondre, sauf à faire jouer d'autres mécanismes (mutualisations intercommunales de fonctions, rôle subsidiaire des services déconcentrés de l'État). Il devient donc indispensable que les nouveaux EPCI qui se constituent s'attachent à développer prioritairement leurs propres capacités d'ingénierie - en coordination avec la région -, ce qui légitimerait d'autant leur rôle auprès des maires concernés.
En parallèle, l'État doit assumer ses responsabilités au-delà de la seule facilitation de l'ingénierie d'accompagnement. Une remise à niveau des capacités d'ingénierie qui peuvent être proposées aux communes rurales ou aux périphéries urbaines s'impose, afin qu'elles puissent engager les actions nécessaires à la valorisation de leurs atouts. La rationalisation des moyens se heurte aujourd'hui à la nécessité de maintenir les capacités encore existantes dans les directions départementales des territoires (DDT) et au sein de l'administration centrale.
À cet effet, le groupe de travail préconise la création d'un « guichet unique de l'ingénierie publique » qui aurait pour mission d'organiser et de coordonner la mise à disposition de l'ensemble des compétences disponibles et d'orienter les territoires vers les acteurs les plus compétents. Cette initiative prolongerait ainsi les expériences actuellement menées, qui consistent à mobiliser les corps d'inspection de l'État pour aider les collectivités sur des problèmes spécifiques. Dans le contexte budgétaire actuel, l'objectif n'est pas d'accroître les effectifs de la fonction publique, mais de s'appuyer opportunément sur des redéploiements permis par l'allègement de ses tâches de gestion (qui ont vocation à être progressivement assurées par les régions) dans certains organismes comme le CGET (300 agents), le Cerema 41 ( * ) (3 100 agents) ou l'IFFSTAR 42 ( * ) (1 100 agents).
Par ailleurs, le fonctionnement d'un tel guichet unique suppose d'introduire davantage de souplesse dans la gestion des cadres et de fluidité entre les fonctions publiques. Les collectivités et l'État faisant désormais jeu égal dans de nombreux domaines, notamment ceux associés à l'aménagement du territoire, le groupe de travail préconise la mise en place d'un parcours de formation commun pour les futurs gestionnaires et manageurs publics. À cet effet, la fusion de l'Institut national des études territoriales (INET) et de l'École nationale d'administration (ENA) constituerait assurément un facteur d'efficience pour le service public et un signal fort pour nos territoires : d'une part, ces deux écoles se caractérisent par une proximité géographique et pédagogique qui rend légitime une rationalisation des moyens ; d'autre part, leurs missions sont relativement similaires pour peu que l'on s'éloigne de positions convenues sur les différences entre administrateurs territoriaux et civils ou entre fonction publique territoriale et fonction publique de l'État.
Proposition : S'appuyer sur le binôme EPCI-région pour reconstituer une capacité locale d'ingénierie et faciliter l'accès aux ressources et conseils de l'État par un guichet unique. Proposition : Fusionner l'INET et l'ENA et introduire davantage de fluidité entre les fonctions publiques pour accroître les capacités de management de projets territoriaux. |
* 39 « Une nouvelle ambition territoriale pour la France en Europe » (mars 2016) - Rapport de la mission sur l' « Aménagement du territoire : refonder les relations entre État et collectivités territoriales », conduite par Claudy Lebreton (p. 42).
* 40 « La réduction des inégalités territoriales : quelle politique nationale d'aménagement du territoire ? » - Avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE) présenté par Paul de Viguerie, décembre 2013.
* 41 Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement.
* 42 Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux.