II. UNE MISE EN COHÉRENCE DES OBLIGATIONS EN MATIÈRE DE PROTECTION SOCIALE
La mise en place d'un cadre fiscal simple et sécurisé pour les particuliers utilisant des plateformes collaboratives ne peut se faire sans une articulation avec les règles existantes en matière sociale .
Le groupe de travail propose donc quelques ajustements afin de garantir la sécurité juridique de ces nouvelles activités, tout en préservant les recettes des régimes de sécurité sociale, et sans remettre en cause les grands équilibres actuels des règles de protection sociale - s'agissant par exemple des règles applicables aux micro-entrepreneurs par rapport aux travailleurs indépendants, du montant des cotisations et contributions sociales, des droits ouverts, des obligations sectorielles etc.
Sans présumer de telles évolutions, qui dépassent largement l'objet du présent rapport, demandent un débat national et ne relèvent pas de sa compétence, le groupe de travail estime en effet qu' il est possible, à droit quasi-constant, d'offrir aux utilisateurs des plateformes un cadre fiscal et social cohérent, sécurisé et sans distorsion de concurrence ni pertes de recettes fiscales .
A. UN CRITÈRE SIMPLE ET UNIQUE POUR DISTINGUER LES PARTICULIERS DES PROFESSIONNELS
1. Une présomption de non-affiliation à la sécurité sociale lorsque les revenus sont inférieurs à 3 000 euros par an
Dans la mesure où l'abattement de 3 000 euros proposé en matière d'impôt sur le revenu vise à tenir compte, de façon forfaitaire et simplifiée, du caractère non professionnel des revenus perçus, il apparaît logique que ces mêmes revenus ne soient pas considérés, en matière sociale, comme relevant a priori d'une activité professionnelle et requérant une affiliation au régime social des indépendants (RSI).
Par cohérence avec le volet fiscal, le groupe de travail propose donc d'instituer une présomption de caractère non-professionnel des activités exercées via des plateformes en ligne qui produisent un revenu annuel brut n'excédant pas 3 000 euros - soit 250 euros bruts par mois, ou 60 euros par semaine.
Le choix d'un « seuil social » aligné sur le seuil proposé en matière fiscale est cohérent avec la recommandation n° 24 du rapport de l'IGAS, c'est-à-dire « clarifier et aller vers l'harmonisation des critères de professionnalité entre les différentes branches du droit ». Cette proposition répond donc elle aussi au principe de clarté et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.
L'approche par seuils, quoique peu répandue à ce jour, est aussi recommandée par la Commission européenne dans sa communication du 2 juin 2016 intitulée « Un agenda européen pour l'économie collaborative » : « Aux fins de la réglementation des activités en question, les particuliers qui proposent leurs services via des plateformes collaboratives sur une base occasionnelle et entre pairs ne devraient pas être automatiquement considérés comme des prestataires de services professionnels. La fixation de seuils (éventuellement sectoriels) en deçà desquels une activité économique serait traitée comme une activité non professionnelle entre pairs peut constituer une approche adéquate 67 ( * ) »
La fixation d'un seuil permettant de clarifier la distinction entre particuliers et professionnels serait non seulement une avancée pour les utilisateurs des plateformes, mais aussi :
- pour les plateformes elles-mêmes, qui seraient dès lors largement libérées de la charge - et du risque juridique, comme le rappelle l'exemple de Heetch (cf. supra ) - de fixer des seuils de leur propre initiative. Il s'agit là d'une demande de la très grande majorité des plateformes rencontrées par le groupe de travail. Le sujet est particulièrement important pour les places de marchés virtuelles où des particuliers vendent des objets « faits main » comme A Little Market ou l'allemand Da Wanda , ou pour les plateformes de petits services ou locations de biens entre particuliers ;
- pour les professionnels des secteurs « traditionnels » : là encore, cette demande a souvent été exprimée lors des auditions du groupe de travail, chacun ayant conscience qu'un critère clair, objectif et effectivement respecté serait dans l'intérêt de l'économie « physique » tout autant que de l'économie « numérique ».
L'institution d'un critère unique et de valeur législative permettant de distinguer les particuliers des professionnels en matière sociale, mais aussi en matière fiscale, pourrait le cas échéant servir de fondement à une série de clarifications sectorielles - par exemple en matière de droit de la consommation, de respect de normes sanitaires etc. Ces questions excèdent toutefois le champ du présent rapport.
Proposition n° 2 Instituer un critère simple et unique permettant de distinguer, en matière sociale, les particuliers des professionnels. Celui-ci prendrait la forme d'une présomption de non-affiliation à la sécurité sociale pour les utilisateurs de plateformes en ligne dont le revenu annuel est inférieur au seuil de 3 000 euros, identique au seuil proposé en matière fiscale. |
Plus précisément, le groupe de travail propose d'instituer un « seuil plancher d'affiliation » au régime social des indépendants (RSI) , permettant de garantir aux particuliers gagnant moins de 3 000 euros par an via des plateformes en ligne qu'ils ne sont pas tenus de s'affilier au RSI et de payer des cotisations et contributions sociales à ce titre - alors qu'aujourd'hui, le moindre service proposé via une plateforme ou le moindre objet vendu sur Internet sont susceptibles d'entraîner l'affiliation au RSI au premier euro, le paiement des cotisations et contributions sociales, de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et des taxes consulaires, ainsi que l'assujettissement aux diverses obligations sectorielles.
Il convient de souligner qu'un tel « seuil plancher » :
- n'interdirait pas de s'affilier à la sécurité sociale même en-deçà de 3 000 euros bruts par an , si l'utilisateur estime que son activité présente un caractère professionnel, ouvrant droit à des prestations sociales. Le « seuil plancher » revient seulement à « libérer » les simples particuliers de subtiles questions de doctrine et de procédures administratives qui seront toujours trop complexes au regard de la modestie des enjeux ;
- n'obligerait pas non plus à s'affilier à la sécurité sociale au-delà de 3 000 euros bruts par an : lorsque ce seuil est franchi, c'est bien le droit commun qui s'appliquerait, c'est-à-dire l'appréciation au cas par cas par l'utilisateur lui-même, le cas échéant sous le contrôle de l'URSSAF et du juge, du caractère professionnel ou non de l'activité exercée, notamment au regard du bénéfice net dégagé ou encore des autres activités exercées le cas échéant par ailleurs. Il s'agit bien d'un « seuil plancher », et non d'un « seuil plafond » - ce dernier ayant été fixé à 7 846 euros pour les locations de biens meubles ou 23 000 euros pour les locations meublées par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2017 (cf. infra ).
La proposition du groupe de travail : un « seuil plancher » en complément des « seuils plafonds » d'affiliation à la sécurité sociale
(Proposition) |
(Droit non modifié) |
(Droit non modifié) |
0 €/an à 3 000 €/an |
au-delà de 3 000 €/an |
au-delà de 7 846 €/an
au-delà de 23 000 €/an
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Affiliation
Sauf décision volontaire de s'affilier au RSI, l'utilisateur n'est pas considéré comme un travailleur indépendant. |
Affiliation
Dès lors que l'activité est considérée comme ayant un caractère professionnel, le droit commun s'applique. |
Affiliation
NB : il n'existe aucun « seuil plafond » pour les ventes de biens et les prestations de services. |
Les seuils sont exprimés en recettes brutes annuelles provenant de l'ensemble des activités exercées par l'intermédiaire de plateformes en ligne. Il ne s'agit pas de « tranches » d'imposition.
Source : commission des finances du Sénat
Le dispositif proposé par le groupe de travail prend en compte le cas particulier des utilisateurs de plateformes en ligne qui sont par ailleurs déjà affiliés au RSI en tant que travailleurs indépendants . Dans ce cas, les revenus qu'ils tirent de plateformes en ligne, si ceux-ci demeurent inférieurs au seuil de 3 000 euros bruts, seraient présumés constituer des revenus non professionnels, sauf s'ils proviennent d'activités de même nature que leur activité professionnelle « principale », en lien direct avec celle-ci, ou exercées avec les mêmes moyens. On distinguerait ainsi deux types de cas :
- les activités non liées à l'activité principale : un artisan boulanger qui loue par ailleurs son logement personnel sur une plateforme en ligne lorsqu'il part en vacances ne verrait pas les revenus tirés de cette location pris en compte pour le calcul de ses cotisations et contributions sociales ;
- les activités liées à l'activité principale : en revanche, un vendeur d'objets « faits main » présent à la fois dans un magasin physique et sur une place de marché virtuelle ( marketplace ) verrait l'ensemble de ses revenus pris en compte pour le calcul de ses cotisations et contributions sociales.
En l'espèce, le groupe de travail estime qu' il n'y a pas lieu de limiter l'application de ce critère aux seules activités dont les revenus font l'objet d'une déclaration automatique . Il serait conforme à l'intérêt général que celui-ci trouve à s'appliquer à l'ensemble des activités exercées à titre accessoires par des particuliers via des plateformes en ligne.
2. Un critère sans effet sur l'égalité de traitement et l'exigence de concurrence loyale entre les professionnels
L'introduction d'un seuil d'affiliation à la sécurité sociale pour les utilisateurs de plateformes en ligne constituerait une mesure inédite, qui ne va pas sans soulever certaines interrogations, notamment au regard du principe d'égalité. En effet, aujourd'hui, un travailleur indépendant qui réalise un revenu très faible, voire qui est déficitaire, n'en est pas moins tenu de s'affilier à un régime de sécurité sociale .
À l'issue des auditions et analyses conduites ces derniers mois, le groupe de travail estime toutefois que la solution proposée est la plus pertinente, pour des raisons de fait et de droit .
Tout d'abord, il n'y a aucune remise en cause du principe selon lequel tous les travailleurs indépendants sont, par définition, affiliés à un régime de sécurité sociale , et ceci qu'ils exercent ou non leur activité via une plateforme en ligne. Le seuil proposé ne vise donc en aucun cas à « exonérer » certains travailleurs indépendants de cette obligation, mais bien à fixer une règle simple - et de surcroît facultative - pour distinguer le travailleur indépendant, c'est-à-dire le professionnel, du simple particulier qui conduit son activité en tant qu'amateur ou à titre accessoire.
Ainsi, la nouveauté ne porte pas sur le principe d'un passage du statut de particulier à celui de professionnel, puisque cette question s'est toujours posée et se pose encore, mais sur les critères de ce passage : à des critères complexes, anciens et largement ignorés, il est proposé de substituer - ou plutôt d'ajouter, sous forme de garantie ultime - un critère simple et adapté à un monde où les échanges entre particuliers sur Internet sont devenus massifs, standardisés et traçables en temps réel, et où les utilisateurs comme les plateformes et l'administration ont besoin de sécurité juridique.
D'ailleurs, les seuils d'affiliation de 7 846 euros et 23 000 euros institués au 1 er janvier 2017 , obligatoires, répondent à un besoin similaire de tracer simplement la frontière entre particuliers et professionnels. À cet égard le seuil d'affiliation facultative proposé par le groupe de travail est plus flexible et laisse davantage de marge d'appréciation à l'utilisateur.
Par conséquent, et à l'instar de son volet fiscal, la mesure proposée n'introduirait aucune distorsion de concurrence entre les professionnels . En effet, dès lors qu'ils sont affiliés à un régime de sécurité sociale, par leur propre choix ou à titre obligatoire après franchissement du seuil « plafond », les utilisateurs des plateformes en ligne sont bien soumis aux cotisations sociales sur l'ensemble de leurs revenus , c'est-à-dire dès le premier euro gagné, et considérés comme des travailleurs indépendants de droit commun. Le seuil d'affiliation - plancher ou plafond - n'implique en aucun cas une exonération des revenus inférieurs , mais constitue un « seuil d'alerte » à partir duquel il est présumé que l'ensemble des revenus constitue des revenus professionnels.
En d'autres termes, aucun artisan, commerçant ou prestataire de services ne bénéficiera d'une « prime » au passage par une plateforme en ligne plutôt que par des moyens traditionnels dès lors qu'il exerce en tant que professionnel et qu'il est affilié à ce titre à la sécurité sociale.
3. Vers d'autres « seuils sociaux plafonds » à terme ?
Si le groupe de travail propose de fixer un « seuil social plancher » aligné sur le « seuil fiscal » de 3 000 euros, afin de garantir qu'un revenu non imposable à l'impôt sur le revenu ne puisse pas entraîner par ailleurs une affiliation au RSI, cela n'est pas exclusif d'une réflexion sur la mise en place d'autres « seuils sociaux plafonds » , en complément de ceux fixés en loi de financement de la sécurité sociale pour 2017 pour les locations de logements meublés (23 000 euros) et les locations de biens meubles (7 846 euros).
Toutefois, à ce stade, il ne semble pas opportun de proposer de nouvelle mesure.
S'agissant des deux seuils existants en matière de location de biens meubles et immeubles , ceux-ci sont justifiés dans leur principe car, en leur absence, il n'existe aucun critère permettant de distinguer clairement les revenus du patrimoine d'une part, et les revenus d'activité d'autre part. Quant au niveau de ces seuils, il serait prématuré d'en tirer un bilan dès aujourd'hui , et a fortiori d'en proposer une modification, alors que l'écosystème des plateformes en ligne a besoin de stabilité et de simplicité juridique. On rappellera par ailleurs que le seuil de 23 000 euros applicable aux locations de courte durée a l'avantage d'être aligné sur un régime existant.
S'agissant des seuils d'affiliation pour les autres activités , c'est-à-dire les ventes de biens et les prestations de services, il ne s'agit pas de distinguer entre revenus d'activité et revenus du patrimoine, mais entre des revenus d'activité justifiant, ou non, un statut de travailleur indépendant (un « métier »).
À cet égard, si la fixation de seuils d'affiliation obligatoires pour ces activités ne semble pas poser de problème de principe, la question de leur « juste » niveau demeure à ce jour ouverte . Les deux seuils existants sont en effet exprimés en recettes brutes, mais en réalité, la nature commerciale s'apprécie mieux au regard du revenu net. Or les charges déductibles peuvent être extrêmement variables s'agissant des ventes et des services . Dès lors, deux pistes, imparfaites, pourraient être explorées :
- soit la fixation de seuils exprimés en recettes nettes , ce qui permettrait de « saisir » avec plus d'exactitude la nature professionnelle de l'activité exercée, mais rendrait le dispositif d'ensemble moins lisible et imposerait des contraintes comptables et administratives sans doute trop lourdes aux utilisateurs de plateformes collaboratives ne percevant qu'un modeste complément de revenu ;
- soit la fixation de seuils exprimés en recettes brutes , ce qui pourrait être envisagé par analogie avec le régime micro-fiscal.
Une telle évolution semble ceci dit prématurée à ce stade , d'autant que le seuil « plancher » de 3 000 euros proposé ci-dessus aurait en tout état de cause la vertu de garantir le caractère non professionnel des activités les plus modestes.
Le groupe de travail propose donc, dans un premier temps, de maintenir les seuils d'affiliation obligatoire en matière de location de biens meubles et immeubles fixés récemment, et de ne pas fixer pour l'instant de seuils d'affiliation obligatoire pour les ventes de bien et les prestations de services.
4. Vers un statut social du travailleur collaboratif à terme ?
La mission de l'IGAS préconise de créer « un statut ultra-simplifié du micro-entrepreneur collaboratif » (recommandation n° 26) : sous réserve de son signalement auprès du RSI, tout particulier pourrait réaliser une activité occasionnelle ou accessoire en-deçà d'un plafond de 1 500 euros par an de revenus collaboratifs réalisés sur des plateformes en ligne. À l'instar du micro-entrepreneur, il acquitterait alors un prélèvement libératoire à l'impôt sur le revenu, aux prélèvements sociaux et aux cotisations sociales , qui pourrait être soit forfaitaire, soit proportionnel. Aucune autre formalité ni affiliation ne serait exigée, au-delà d'un signalement auprès du RSI.
Si une telle piste relève d'un débat national qui excède le cadre du présent rapport, on peut toutefois relever que l'IGAS propose également de réserver le bénéfice de ce statut aux seules activités exercées via des plateformes en ligne , sans que cela semble constituer une atteinte disproportionnée au principe d'égalité : « l'acquittement d'un prélèvement libératoire pour les revenus occasionnels et accessoires dans le cadre de ce régime de micro-entrepreneur collaboratif, alors que ces revenus restent souvent non-déclarés dans l'économie physique, pourrait être avancé comme l'un des motifs d'intérêt général justifiant de traiter de manière différenciée ces revenus au plan fiscal et social ».
À terme, la présomption du caractère non professionnel des activités non salariées produisant un complément de revenu inférieur à 3 000 euros par an pourrait même avoir une portée générale, non limitée aux activités sur les plateformes en ligne . Mais là encore, il s'agirait d'une réforme de grande ampleur, consistant à créer soit une exonération générale, soit un statut « ultra-simplifié » de micro-entrepreneur, ce qui ne saurait se faire sans un débat national. Cette hypothèse n'est donc pas étudiée dans le cadre du présent rapport.
* 67 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et a Comité des régions, « Un agenda européen pour l'économie collaborative », 2 juin 2016.