B. L'IMPOSSIBLE CONTRÔLE FISCAL
1. Une mobilisation insuffisante et des outils inadaptés à l'économie numérique
Face aux nouvelles formes d'échanges marchands permises par les plateformes en ligne, les outils traditionnels de l'administration fiscale apparaissent inadaptés.
Ses moyens, en effet, reposent sur le contrôle fiscal a posteriori , qui a du sens lorsqu'il s'agit de cibler un petit nombre de contribuables à fort enjeu, mais qui perd largement son efficacité dès lors qu'il s'agit de contrôler une multitude de contribuables, représentant chacun un enjeu modeste, mais collectivement important . Ceci dit, dans le cas des échanges entre particuliers sur des plateformes collaboratives, les pertes de recettes fiscales ne sont sans doute pas aussi importantes que dans le cas des petits vendeurs professionnels présents sur des places de marchés virtuelles ( marketplaces ), issus notamment de pays tiers, qui échappent largement à l'impôt sur les sociétés et à la TVA 45 ( * ) . De surcroît, les caractéristiques mêmes de l'économie numérique compliquent la tâche : utilisation de pseudonymes, changement d'adresse électronique, présence sur de multiples plateformes etc.
Principal outil du contrôle fiscal, le droit de communication , prévu à l'article L. 81 du livre des procédures fiscales (LPF), permet aux agents de l'administration d'obtenir les informations nécessaires auprès des tiers. D'une manière générale, celui-ci est exercée à l'égard des employeurs, des clients, des fournisseurs, ou encore des établissements teneurs de comptes etc. Dans l'économie collaborative, il a vocation à être exercé auprès des plateformes et des intermédiaires de paiement. Il souffre toutefois de deux faiblesses majeures :
- d'une part, il suppose au moins de connaître a priori l'identité de la personne visée , et si possible la question à poser, ce qui est par définition difficile dans le cadre de l'économie numérique ;
- d'autre part, il n'a pas de portée extraterritoriale , et s'expose donc à une fin de non-revoir de la part des plateformes situées à l'étranger.
Dès lors, la seule possibilité d'accéder aux informations consiste à passer par l'assistance administrative internationale - ce qui implique des procédures longues, auprès de partenaires dont le zèle est très variable, et qui par conséquent ne se justifient qu'en cas d'enjeux individuellement importants. Cette procédure est inadaptée à l'économie des plateformes en ligne et à sa multitude d'utilisateurs , et les auditions du groupe de travail ont permis de confirmer que l'administration ne considérait pas celle-ci comme une solution pertinente.
Au-delà des faiblesses propres aux outils traditionnels du contrôle fiscal, il apparaît plus fondamentalement que l'administration comme le Gouvernement tardent à se mobiliser sur le sujet , comme en témoignent notamment les débats sur le projet de loi de finances pour 2015, sur le projet de loi pour une République numérique, ou encore sure le projet de loi de finances rectificative pour 2016.
2. Un droit de communication non nominatif... mais toujours non applicable aux plateformes étrangères
Un progrès notable a cependant été permis par l'article 21 de la loi n° 2014-1655 du 29 décembre 2014 de finances rectificative pour 2014 , qui a institué un droit de communication portant « sur des informations relatives à des personnes non nommément désignées », codifié au deuxième alinéa de l'article L. 81 du livre des procédures fiscales.
Ce droit de communication « non nominatif » permet d'interroger les acteurs d'Internet (plateformes, tiers de paiement, opérateurs de fret express, etc.) sans connaître au préalable l'identité de la personne ou des personnes concernées. Par exemple, il permet de demander à une plateforme en ligne des informations sur « les personnes ayant vendu un bien X ou loué un bien Y au cours de de l'année 2016 et ayant perçu à ce titre plus de 3 000 euros ». La demande d'information peut ainsi porter sur leurs ventes, leurs clients, leurs transactions ou encore leurs fournisseurs etc.
Le décret n° 2015-1091 du 28 août 2015 précise que les informations demandées doivent être précisées par au moins l'un des critères de recherche suivants : situation géographique ; seuil exprimé en quantité, nombre, fréquence ou montant financier ; mode de paiement. La demande ne peut pas porter sur une période de référence de plus de dix-huit mois, celle-ci pouvant être éventuellement fractionnée.
Lors de l'examen en séance publique du projet de loi de finances rectificative pour 2016, le secrétaire d'État chargé du budget, Christian Eckert, a estimé que « le droit de communication non nominatif tel qu'il existe est très utile. Entre le 1 er septembre 2015 et le 1 er septembre 2016, nous avons engagé 105 fois ce droit en matière d'économie numérique . La procédure a concerné 40 entreprises intervenant dans la gestion de locations meublées louées, 26 entreprises gérant des plateformes électroniques permettant la mise en relation avec des taxis et véhicules de transport, notamment les VTC, 20 places de marché en ligne, 10 entreprises réalisant des prestations de transport de marchandises et de logistique, 7 entreprises offrant des services de paiement en ligne ou de transfert de fonds en ligne, et 2 entreprises collectant des revenus de la publicité en ligne pour les reverser à des personnes réalisant et publiant des contenus vidéo sur internet. D'ores et déjà, nous exploitons l'ensemble de ces données. Je tiens à votre disposition -- comme à celle du rapporteur général de la commission des finances du Sénat, qui m'avait interrogé à ce sujet -- les bilans, toujours en évolution, de ces opérations ».
Les éléments transmis au rapporteur général, membre du groupe de travail, confirment ces chiffres . D'après les auditions menées ultérieurement par le groupe de travail, il apparaît toutefois que ce droit de communication non nominatif n'a pas permis, à ce jour, de répondre aux défis posés par l'économie des plateformes en ligne. À tout le moins, sa mise en oeuvre est encore trop récente pour pouvoir en tirer un bilan en termes de recettes fiscales.
En réalité, le droit de communication non nominatif ne comble nullement la principale faiblesse du droit de communication « classique », c'est-à-dire son absence de portée extraterritoriale . Si certains des principaux acteurs de l'économie collaborative disposent aujourd'hui de filiales en France, et donc d'établissements stables, les contrats eux-mêmes demeurent conclus avec des sociétés établies hors de France, notamment en Irlande, au Luxembourg et aux Pays-Bas, de sorte qu'elles ne s'estiment pas liées par le droit de communication 46 ( * ) .
De fait, la plupart des grandes plateformes étrangères ont à ce jour refusé de répondre aux demandes de l'administration fiscale, alors que leurs concurrentes françaises, souvent plus modestes, se sont conformées à leurs obligations déclaratives.
En matière sociale, les URSSAF peuvent également mettre en oeuvre un droit de communication non nominatif , prévu sur le modèle de celui de la DGFiP par la loi n° 2014-1554 du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015. Il est toutefois soumis aux mêmes limites que celui de l'administration fiscale .
D'après les auditions menées par le groupe de travail, il serait envisagé de faire usage de ce droit de communication non nominatif pour contrôler le franchissement des deux seuils d'affiliation fixés par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2017, soit 7 846 euros pour les locations de biens meubles et 23 000 euros pour les locations de logements meublés (cf. supra ). Compte tenu des remarques qui précèdent, il est permis de penser qu'une déclaration automatique serait plus efficace.
* 45 Voir à ce sujet le rapport n° 691 (2014-2015), « Le e-commerce : propositions pour une TVA payée à la source », 17 septembre 2015, fait par Michel Bouvard, Thierry Carcenac, Jacques Chiron, Philippe Dallier, Jacques Genest, Bernard Lalande et Albéric de Montgolfier, rapporteur général.
* 46 Le seul moyen de contourner cet obstacle consiste à effectuer une « perquisition fiscale », ou visite domiciliaire, sur le fondement de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales, qui permet notamment de saisir les données auxquelles il est possible d'accéder depuis les serveurs des locaux visités - mais il s'agit là encore d'une procédure lourde, soumise à l'autorisation du juge, et donc inadaptée à l'éclatement des enjeux de l'économie collaborative.
Cette procédure est en revanche pertinente s'agissant de l'impôt sur les sociétés des plateformes elles-mêmes, afin de caractériser l'existence d'un établissement stable. Il s'agit toutefois d'un outil ponctuel, l'entreprise ayant intérêt à réorganiser sa structure juridique la suite d'une perquisition fiscale.